Image 1. Écoles de pêche, EAM et EMA, lycées professionnels maritimes : 115 ans d’histoire de l’enseignement maritime en France
1L’enseignement maritime offre un cas exemplaire de l’éclatement de l’enseignement professionnel et de la reproduction de cette situation dans les travaux scientifiques qui s’y intéressent. Bien que le phénomène ait une origine institutionnelle ancienne, en raison de la tutelle exercée par différentes administrations sur les enseignements professionnels, il reste prégnant, que l’on pense à l’enseignement agricole géré par le ministère de l’Agriculture, aux écoles de travail social dirigées par le ministère des Affaires sociales, aux lycées professionnels par le ministère de l’Éducation nationale ou encore, et en l’occurrence, aux écoles maritimes dépendantes du ministère en charge de la Mer.
2Les études que Denis Biget a consacrées depuis quelques décennies à l’enseignement maritime en France, et plus particulièrement à l’enseignement professionnel des pêches maritimes, montrent pourtant l’intérêt de celui-ci pour une réflexion plus générale sur les enseignements professionnels et leur place dans la société. Cet enseignement des pêches maritimes est analysé au prisme d’une « anthropologie historique » dont se revendique l’auteur, dans le sillage de la réflexion de Geneviève Delbos et Paul Jorion sur la transmission des savoirs menée à partir de données ethnographiques relatives à des métiers de la mer comme la petite pêche, la saliculture et la conchyliculture (Biget, 2007 ; Delbos & Jorion, 1984). Cette démarche qui donne, de fait, une plus grande place que chez Delbos et Jorion à la dynamique historique, l’amène à recourir à des sources documentaires diversifiées : documents d’archives, photographies, témoignages. L’analyse de documents conservés à l’écomusée de l’île de Groix et dans les archives publiques ou privées s’ajoute à des entretiens.
3Le projet de Denis Biget se retrouve dans le livre publié en 2010 chez un petit éditeur indépendant, et dont le titre ne reflète pas suffisamment l’intérêt. Tout en reprenant l’idée du parcours chronologique depuis le congrès de Saint-Malo de 1895, envisagé comme point de départ de l’enseignement des pêches maritimes malgré les cours ou des modalités d’apprentissage sur le tas qui existent déjà à cette date (par exemple pour la formation des mousses : Lathuile, 1996 ; Américi, 2002), l’auteur assume son empathie pour ce milieu de l’enseignement maritime dans lequel il évolue en tant que personnel d’un lycée professionnel maritime. L’avant-propos reconnaît le risque d’un ouvrage « empreint de nostalgie ». Il défend surtout la nécessité d’éclairer « ce que furent mais aussi ce que sont les sociétés littorales », en interrogeant les représentations sociales qui font trop souvent – et déjà à la fin du XIXe siècle – des « communautés d’hommes et de femmes qui vivent de la mer […] des groupes de gens, courageux certes, mais irrationnels, travaillant selon des pratiques archaïques » (p. 9). S’intéresser à l’enseignement professionnel maritime et à son ambition de moderniser des métiers jugés traditionnels revient, pour Denis Biget, à réfléchir aux multiples formes de l’adaptation des sociétés littorales à la mondialisation économique et sociale. Comme Delbos et Jorion, Biget situe la transmission des savoirs au plus près de la transmission du travail ; néanmoins, à la différence de ses prédécesseurs, en partant d’une institutionnalisation de la formation – dont il souligne trop peu qu’elle cohabite avec d’autres institutionnalisations parfois plus anciennes –, il repère une formalisation des savoirs indissociable d’une définition en actes et évolutive des métiers de la pêche.
4Afin de dévoiler ce monde de l’enseignement professionnel maritime, Biget mobilise près de 300 images pourvues chacune d’une légende. Ce choix correspond au projet éditorial d’un ouvrage destiné à un public large. Toutefois, il reflète aussi la place accordée par l’auteur aux documents. Parmi ces images, le lecteur découvre aussi bien de (très) nombreuses photographies de documents d’archives que des photographies anciennes ou contemporaines de la préparation du livre prenant pour sujets les écoles, leur équipement, leurs élèves. Dans le premier cas, celui des photographies de documents d’archives, l’auteur tend à s’effacer derrière des documents proposés comme autant de preuves de l’histoire de l’enseignement professionnel maritime : il faut lire le texte qui accompagne la photographie d’un courrier à en-tête de l’École municipale de pêche et de navigation élémentaire de Concarneau, daté du 2 octobre 1952, et qui accompagne l’envoi au maire de la ville de la liste des élèves inscrits et des résultats obtenus (non reproduits), pour deviner l’intérêt que donne D. Biget à ce document : il atteste des conflits de pouvoir sur ce type d’école, entre tutelle municipale et contrôle du ministère de l’Éducation nationale (p. 38). Les photographies des locaux et des bateaux-écoles, révélatrices de la vétusté ou de la précarité et de la spécificité des conditions de formation, renvoient à de tout autres considérations. Elles s’inscrivent dans une histoire matérielle de l’enseignement professionnel et de ses lieux qui permet d’effectuer des comparaisons avec d’autres spécialités d’enseignement professionnel.
5Les élèves et les personnels sont également très présents. Les clichés de groupes sacrifient à la photo de classe, tandis que des photographies en gros plan permettent de donner une place à l’apprentissage des gestes techniques, à l’image de ce « cours de matelotage avec M. Louis Guere, instructeur pont à l’EAM de Concarneau », où l’on découvre un enseignement individuel du maître à l’apprenti dans les années 1960 (p. 129). La vie des élèves est soigneusement illustrée et démontre, si besoin était, combien l’enseignement professionnel maritime représente un processus de socialisation, à l’image de cette scène montrant un apprenti avec ses parents juste avant l’embarquement à l’école d’apprentissage maritime de Boulogne-sur-Mer (p. 135). L’illustration de moments officiels (décorations, inaugurations) s’inscrit davantage dans la chronique des établissements ; elle documente cependant la manière dont les métiers de la pêche structurent, jusqu’à une époque récente, ces sociétés littorales.
6Envisagé avec réticence par les patrons pêcheurs à la fin du XIXe siècle, en particulier dans sa dimension théorique traditionnellement cantonnée à une élite d’officiers (Voir notamment les ouvrages de Michel Vergé-Franceschi et d’Hélène Vencent ou encore les travaux relevant de l’histoire des sciences et des techniques, comme ceux de Guy Boistel), l’enseignement professionnel des pêches maritimes propose une lecture stimulante de l’évolution de métiers dont l’apprentissage fut longtemps vu comme exclusivement empirique (Cochard, 2016), lecture qui demanderait à être mise en perspective avec les formations aux métiers de la marine marchande. D’une grande richesse documentaire, cet ouvrage sur l’enseignement professionnel maritime se lit aussi, essentiellement en creux, comme une proposition méthodologique sur la manière d’aborder l’enseignement professionnel. Aux témoignages et aux entretiens (évoqués dans l’avant-propos mais guère restitués en tant que tels) ou à une approche fondée sur les textes réglementaires, sont ici préférés des clichés qui, dans leur diversité et sans prétention à l’exhaustivité, confrontent les représentations sociales aux traces qui, dans le passé et dans le présent, montrent l’importance de cet enseignement.