1À la suite des numéros 3 et 8 de la revue qui s’intéressaient aux usages des images dans l’enquête de terrain et aux différentes façons de faire de la recherche filmée sur le travail, nous poursuivons ici notre questionnement sur la démarche de recherche en interrogeant plus spécifiquement le statut de ces données d’enquête produites lorsque le chercheur fait parler du travail à partir d’images que ce soit avec les méthodes de la photo-elicitation interview (PEI) de l’autoconfrontation, des itinéraires photographiques (Petiteau & Renoux, 2018) ou d’autres usages combinés des images photographiques ou filmiques pour faire parler les enquêté-e-s. Il s’agit d’interroger les démarches d’enquête en sciences sociales visant à susciter des commentaires, des récits, des paroles d’enquêtés décryptant des images qu’elles soient celles de ces derniers, du chercheur, d’un professionnel de l’image l’accompagnant ou de toute autre source. Ce numéro vise donc à questionner ce que faire parler à partir d’images veut dire, ce que cela fait à l’enquête, ce que cela engendre dans la relation enquêteur-enquêté-e-s, quel est le statut de ce type de données d’enquête ? Il repose sur des analyses réflexives sur ces techniques d’enquête visant à questionner non seulement leurs apports et limites d’un point de vue épistémologique et méthodologique mais aussi leurs spécificités pour la connaissance des mondes du travail.
2La photographie comme support d’entretien constitue sans doute une technique d’enquête aussi vieille que la pratique de prises de vue sur le terrain elle-même. Ira Jacknis signale en effet que Franz Boas fit commenter certaines de ces photographies dès son expédition de 1886 auprès des Inuits (Jacknis, 1984). Faire parler à partir d’images fixes ou animées est désormais devenu une pratique courante dans les enquêtes en sciences sociales, et plus uniquement dans les sciences sociales anglo-saxonnes. Désignée comme « feedback interview » (Caldarola, 1985), « Talking pictures interview », « photo interview » (Bunster, 1978), ou le plus souvent « photo-elicitation interview » (Collier, 1967), Douglas Harper en donne une définition de base en disant qu’elle consiste à introduire une ou plusieurs photographies (prises ou non par le chercheur) au cours d’un entretien de recherche afin de les faire commenter par la personne interviewée (Harper, 2002, 13). Elle vise « l’accès aux significations pour les personnes interviewées de l’objet photographié, d’où il vient, à quoi il sert, mais aussi quels éléments manquent dans l’image ou quelle image manque dans la série » (Harper, 1986, 25), de sorte qu’elle institue d’emblée la production des données à partir d’une confrontation de points de vue entre enquêteur et enquêté (ou preneur et récepteur d’images) sur le référent réel saisi par la photographie.
3C’est John Collier qui, dans son ouvrage Visual Anthropology: Photography as a Research Method, va présenter de façon pionnière les avantages de la méthode dans un chapitre qui y sera entièrement consacré et intitulé « Interviewing with Photographs » (Collier, 1967, 46-66). Comme on l’a déjà analysé précédemment, l’argumentaire de l’auteur repose sur un postulat général de plus-value intrinsèque du recours à la photographie dans l’entretien de recherche, comme dans la démarche de recherche globale (Papinot, 2007, 2024). Ainsi, comme il est souvent de règle avec les ouvrages qui souhaitent promouvoir une méthode nouvelle, la contribution importante de John Collier au développement de l’usage de la photographie en sciences sociales s’est construite sur un contournement de toute analyse critique, que ce soit par rapport à la dynamique de la relation enquêteur-enquêté-e-s ou aux effets induits de la construction sociale de l’image dans la production des données de l’enquête, qui, on le sait depuis les travaux inauguraux de Pierre Bourdieu, procède d’un « univers du photographiable » (Bourdieu, 1965) éminemment situé socialement. Cet impensé épistémologique des effets de la construction sociale des images photographiques dans l’enquête constitue fréquemment depuis un des points d’achoppement des réflexions méthodologiques sur cette technique d’enquête, tant l’illusion de transparence de l’image et ses déclinaisons présumées de “concrete point of reference” (Harper, 1986, 25) sont aussi anciennes que persistantes. Il est donc toujours d’actualité de rappeler que la photographie comme le film ne font référence au « concret » que de manière distanciée, indirecte, par le biais d'un médium qui peut, selon les contextes, se faire oublier comme tel ou se manifester dans toute l’incongruité de sa construction sociale, comme Christian Papinot a pu l’éprouver lors d’enquête de terrain auprès de travailleurs du transport à Madagascar (Papinot, 2007) ou d’ouvriers de l’industrie en France (Papinot, 2017). Car montrer une photographie ce n'est pas seulement montrer un référent réel. C'est d'abord et avant tout une production culturelle qui résulte de choix relatifs à l’intentionalité du photographe au moment de la prise de vue, choix s’exprimant à travers des codes et conventions de construction éminemment datés et situés socialement. Le fait que les images soient produites par les enquêtés n’élude pas non plus la réflexion sur les effets induits de cet outil méthodologique sur ce qui se dit dans l’échange avec l’enquêteur (Bigando, 2013) et les effets induits sur la dynamique de la relation d’enquête (Conord, 2000, 2007 ; Papinot, 2014).
4Ce numéro interroge donc les conditions réelles de production de ces données d’enquête engendrées à partir des commentaires d’images en invitant à déconstruire ces présupposés qui ont la vie dure (Papinot, 2024), comme l’assertion selon laquelle montrer des images de leur milieu contribuerait nécessairement à impliquer les enquêté-e-s dans l’échange par la présentation de photographies les concernant (Schwartz, 1989, 151) ou celle affirmant qu’un tel dispositif réduirait nécessairement l’asymétrie de la relation d’enquête (Trépos, 2015). En sciences sociales, il est toujours prudent d’éviter tout postulat mécanique de cet ordre en veillant encore et toujours à l’analyse réflexive des conditions de production des données d’enquête pour s’en prémunir. De nombreuses questions relatives à cette méthode se posent en effet comme le souligne Douglas Harper : combien de photos pour une interview ? Quelles photos, qui les prend ? (Harper, 2002, 159). Comment les introduire, avec quelles questions ? Les multiples choix d’investigation offerts par la photo interview déterminent en effet un contexte et un mode de relation intervieweur/interviewé-e qu’il est nécessaire d’interroger.
5Ce numéro d’Images du travail, Travail des images propose donc un panorama riche de dispositifs méthodologiques variés et de retours réflexifs sur ces expériences d’enquête mobilisant ces images fixes ou animées comme supports pour faire parler sur les mondes du travail. Ils interrogent leurs effets induits en contribuant ainsi à sortir d’un certain angélisme sur le recours à cette technique d’enquête. Qu’est-ce que faire parler à partir de ces images montrées veut dire ? Quelques pistes de réflexion intéressantes sont explorées dans ce numéro en parcourant d’abord les différentes manières de faire parler les enquêté-es sur leur activité de travail à partir d’images en fonction de leur mode de production : images prises par le ou la chercheur-e bien sûr mais aussi, par les enquêté-es ou par un-e professionnel-le de l’image. Le numéro explore également une gamme variée de modes de production des commentaires d’images à différents moments de l’enquête depuis ceux qui interviennent dès la prise de vues jusqu’aux différentes façons de faire parler des images produites…
6Un des premiers enseignements des contributions de ce dossier est que les images produites suscitent de la réflexivité sur leur travail de la part des enquêté-es. Ainsi la présence de la caméra dans la technique de vidéofilature, que Gwendoline Torterat a utilisée sur des chantiers de fouille archéologique, a engendré des « verbalisations simultanées au cours d’action qui (lui) étaient adressées directement ou indirectement, comme des pensées-tout-haut spontanées ». C’est également ce qui se passe avec la présence de la caméra en usine pour Nadine Michau où les dilemmes autour du montage d’une machine-outil de presse hydraulique incitent chacun à justifier ses choix. La caméra permet cette approche au plus près des acteurs sans pour autant perdre une mise à distance nécessaire. À la consultation des images les enquêtés sont également incités à porter ce regard distancié sur leur pratique professionnelle en situation d’autoconfrontation comme dans le cas des employées de la petite enfance enquêtées par Amandine Suner mettant en exergue leur compétence professionnelle dans la construction de la relation de confiance avec les enfants de migrants accueillis. C’est aussi ce retour réflexif qui alimente l’exercice pédagogique proposé par Anne-Laure Le Guern en demandant aux enseignant-es débutant.es en formation de prendre eux-mêmes une photographie de leurs débuts dans le métier, de la titrer et d’écrire un commentaire qui précise les intentions poursuivies lors de cette prise. L’exercice leur permet ainsi de donner à comprendre quelques points saillants de leur socialisation professionnelle. Ainsi, pour l’une, c’est l’autorisation d’entrée dans la salle des professeur-es, espace qui lui était interdit en tant qu’élève, qui marque ce « passage à travers le miroir » (Hughes, 1958) des débuts du métier. Pour une autre, c’est l’envahissement du travail de préparation des cours le soir sur son temps et son espace personnel qui constitue la dimension marquante de ses débuts dans la profession. Les matériaux ainsi rassemblés éclairent de façon plurielle ce moment singulier de la socialisation professionnelle. Ils donnent à voir en particulier ce dilemme autour de l'identification progressive avec le rôle d’enseignant et l'installation dans la dualité entre le modèle idéal qui caractérise la valorisation symbolique de la profession et le modèle pratique qui concerne les tâches ordinaires. La production de données intéressantes peut aussi naître à partir d’images qui pourraient sembler anecdotiques, comme dans l’article de Cédric Verbeck, ce moment de pause des éducatrices de la PJJ photographiées à proximité du guichet d’accueil de la secrétaire. Cette image leur fait prendre conscience en visionnant la scène qu’elles empiètent sur le territoire professionnel de l’employée. Les commentaires sur l’image font ainsi émerger quelques enjeux autour de la division spatiale qui est aussi une division sociale du travail.
7Faire ou montrer des images c’est susciter une confrontation d’« univers du photographiable » (Bourdieu, 1965) et à ce titre c’est un dispositif qui invite les enquêtés à proposer leur propre définition de l’objet. Il y a rarement adéquation entre la définition de l’objet proposée et celle qui est perçue par les enquêté-es. De la production de données d’enquête intéressantes peut cependant surgir même (surtout ?) si la personne observée ne se reconnaît pas complètement dans les images réalisées. Aussi, lorsque les images sont produites par l’équipe de recherche, la présence de la caméra offre l’occasion aux enquêtés d’exprimer directement ce qui vaut (aurait valu) à leurs yeux d’être saisi par l’image, ce que Gwendoline Torterat appelle entre autres des « effets de recadrage ». Elle fut ainsi incitée à modifier son angle de vue afin de témoigner d’un fait ou d’un événement afin de mettre « l’accent sur des imprévus considérés par les acteurs comme ayant une valeur mémorielle » dans leur activité de fouille.
8Un enjeu corolaire est lié au fait que produire des images, c’est inévitablement construire des spectateurs potentiels de celles-ci, un cadre de réception aux contours souvent flous mais qui déborde largement l’interaction d’enquête. Le ou la chercheur-e est alors confronté-e à des enjeux de représentation inévitables et les malentendus possibles quant au statut des images, oscillant entre documents de travail et moyens de communication. Dans leur article issu de leur recherche sur le monde agricole et l’activité de sélection de maïs, Lucile Garçon et Nathalie Couix expliquent ainsi que certains agriculteurs choisis pour être filmés se sont sentis investis d’un rôle d’ambassadeurs du groupe auquel ils appartenaient, parlant à la première personne du pluriel et « s’efforçant d’être exemplaires dans la sélection qu’ils mettaient en œuvre au cours de la campagne, changeant parfois leurs habitudes pour donner à voir des techniques spectaculaires ou des résultats attendus ». Les commentaires ont pu porter sur ce que les images donnaient à voir des collectifs. Les effets de profilmie sont bien entendu inévitables et se révèlent parfois précieux à analyser en ce qu’ils peuvent donner à voir par exemple un peu de l’idéal du métier, comme lorsque les agriculteurs qui vont être filmés « s’empressent de récolter une parcelle ayant souffert du gel ou de la sécheresse avant l’arrivée de la chercheuse chargée de filmer, ne gardant que quelques rangs relativement préservés pour la caméra ». Là où il s’agissait par Lucile Garçon et Nathalie Couix de permettre l’expression de manières de faire minoritaires pour la sélection des variétés de maïs, c’est plutôt du conformisme qui fût produit lors des ateliers d’autoconfrontation collectifs. À la condition donc d’accepter d’être surpris par ce qui advient en ayant recours à l’image pour faire parler du travail, ces techniques d’enquête peuvent receler un réel potentiel heuristique et ouvrent des perspectives méthodologiques intéressantes.