Légende : Apprenti (à gauche) et formateur (à droite) en CAP menuiserie, mimant leur activité de travail. Expérimentation menée en 2018.
Crédit : G. Moreau
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2À l’image, deux personnes au sein d’un atelier de menuiserie, miment le montage-assemblage d’un tabouret. Le formateur (à droite de l’image) et l’apprenti, à ses côtés, réalisent la dernière étape d’une expérimentation menée dans le cadre d’une recherche sociologique sur la transmission des techniques et l’incorporation du métier artisanal. Face caméra, chacun reproduit, sans outil et sans matière, les différents gestes qui composent une tâche relativement banale lors d’une formation en CAP 1re année de menuiserie. Derrière la caméra, j’observe le rôle de chacun, l’engagement de leurs corps, les rythmes, les petits gestes et coups d’œil qui persistent même lorsque l’activité est mimée, extraite de sa réalité et de sa nécessité ; autant d’éléments qui, à leur manière, racontent le métier.
3Après avoir moi-même cherché à reproduire les gestes du menuisier au cours d’une formation professionnelle d’artiste mime, j’ai proposé à des menuisiers de s’essayer au mime. En 2018, je déploie une expérimentation auprès de huit artisans d’art, dans le cadre d’une recherche sociologique sur les enjeux corporels d’une transmission artisanale. Cette image présente l’une de ces rencontres entre le monde du mime et de l’artisanat. Le formateur et l’apprenti que nous voyons à l’écran ont passé une matinée à exécuter des gestes techniques en étant soumis à des variations engendrées par l’utilisation du mime : accélérer les gestes, réduire leur amplitude, travailler en modifiant les appuis au sol, agir sans l’outil, etc. L’étape du mime présentée ici clôt l’expérimentation et précède un temps d’entretien avec chacun, afin de recueillir à la fois leurs impressions sur l’utilisation du mime et sur le caractère corporel de leur activité.
4Les chercheurs et chercheuses qui, comme moi, se sont intéressés à la transmission des gestes artisanaux remarquent la difficulté qu’ont les professionnels à verbaliser leurs actions et leur savoir-faire. « Ce qui est acquis n’est pas conscientisé, [il y a] des sensations corporelles qui ne sont pas toujours faciles à verbaliser » (Marshall, 2012, 178-179). À la manière des danseurs étudiés par Sylvia Faure, les artisans, qui sont perçus et construits comme des travailleurs manuels, auraient ainsi « une manière de comprendre avec le corps qui se situe en deçà de la conscience et sans avoir les mots pour le dire » (Faure, 2000, 181).
- 1 Dans une approche généraliste, les travaux de Frederic B. Skinner (1958), Marguerite Altet (2013) o (...)
5En m’appuyant sur un corpus de recherche axé sur la pédagogie et l’apprentissage1, ainsi que sur le savoir artisan (notamment Schwint, 2002), j’ai choisi d’aborder la dimension gestuelle et corporelle d’une formation artisanale, en transposant mes acquis de mime à mon terrain d’enquête. Le geste technique devait alors intervenir comme un révélateur des représentations du métier et de la formation professionnelle. Trois phases distinctes et complémentaires ont structuré ma démarche : l'observation provoquée – soit une observation dans des situations fabriquées ad hoc et plus contrôlées (Bril & Lehalle, 1997) –, l'autoconfrontation vidéo et l'entretien semi-directif.
6La combinaison de ces trois étapes, toutes filmées, m’a amené à analyser une activité en mouvement tout en invitant les artisans à dépasser leurs discours professionnels habituels et à sortir de leurs « routines de métier » (Jourdain, 2014). L’outil du mime corporel s’est avéré être un détour par le vide : à l’image, le formateur et l’apprenti œuvrent sans matière, sans outil, sans établi sur lequel appuyer leur action ; seules deux silhouettes au milieu de l’atelier, renvoyées à l’outil le plus basique : le corps. À mon « top », devant la caméra, ils reproduisent, de mémoire, les gestes sur lesquels nous avons travaillé tout au long de l’expérimentation.
7D’un point de vue analytique, j’ai usé du mime de deux manières : d’abord, comme un outil d’observation des corps en action – l’image est réalisée en plan fixe afin de permettre de multiples visionnages puis, comparer l’action mimée à l’action habituelle, c’est-à-dire avec les outils, les matières et l’établi ; ensuite, le mime a agi comme un perturbateur des routines de métier des artisans. En leur demandant de mimer leur activité, certains gestes ou certains principes d’action ont été mis en évidence et mon œil de chercheuse a pu saisir des informations utiles à ma compréhension du processus de transmission d’un métier artisanal. L’image et la séquence présentées montrent par exemple des gestes de jugement du travail qui persistent sur l’étape mimée : le coup d’œil, la prise de recul sur l’action, le geste de contrôle du résultat, sont autant de petits gestes effectués par le formateur et l’apprenti menuisiers, même lorsqu’il n’y a ni matière ni outil. Ils sont constitutifs de l’activité, aussi bien d’un point de vue technique que social car ils reflètent une certaine éthique du métier (efficacité, goût de l’effort, sensorialité et relation à l’objet, entre autres).
8À mes observations des gestes artisanaux, ce sont ajoutés les discours fournis par les formateurs et les apprentis. De leur analyse, ressort le rôle fondamental de l’enseignant en tant que passeur de la culture artisanale ; au-delà des gestes techniques, les professionnels étayent les novices dans l’apprentissage d’un nouveau rapport à leur corps, celui-ci devenant outil de travail. Le formateur en menuiserie, que nous apercevons à droite de l’image, confie : « Il faut essayer d’avoir des postures et des mouvements en se servant de tout le corps. […] Commencer à penser le corps par les pieds, même si on travaille avec les mains et la tête. »
9Conscients du caractère physique du métier, les artisans encouragent fréquemment les apprentis à pratiquer une activité sportive et à prendre soin de ce corps via des étirements, des massages, etc. Par leurs démonstrations gestuelles et leurs conseils corporels, les formateurs modèlent les corps des apprenants, physiquement et socialement ; les façons de se tenir, de bouger et de penser son corps renvoient directement aux dispositions corporelles attendues par le groupe professionnel. À l’image, le formateur présente une aisance corporelle et un engagement physique clair tandis que l’apprenti tâtonne encore, avec des postures peu dessinées et des mains moins articulées que celles du professionnel.
10Au terme de l’expérimentation, il me semble qu’une telle application des techniques du mime auprès des artisans, eux aussi considérés, d'une certaine manière, comme « artistes du geste » et confrontés aux questions de transmission d’un geste immatériel, invite les chercheurs et chercheuses à se doter de nouveaux outils pour analyser le travail et ouvre la voie à une réflexion sur le rôle du corps à l’ouvrage. Le mime, initialement pensé comme une technique de l’acteur et de l’actrice, peut agir comme révélateur d’une certaine réalité sociale lorsqu’il devient un outil d’enquête, encadré et complété par d’autres outils de sciences humaines, le tout, formant une méthodologie hybride qui place les chercheurs et chercheuses dans une posture active et engagée.