1Dans le cadre de la formation en travail social et médico-social, les formateur-es et chercheur-es mènent des recherche-actions dans lesquelles les étudiant-e-s sont initié-es à la recherche. En tant qu’attachée de recherche à l’IRTS (Institut régionale en travail social) PACA et Corse, photographe et doctorante en anthropologie audiovisuelle – à IDEAS (Institut d’ethnologie et anthropologie sociale), Aix-Marseille Université —, la photographie et le film sont pour moi des médias pré-textes et tisseurs de liens. Ils offrent la possibilité de questionner l’altérité, ainsi que de garder une trace visuelle et matérielle de ces rencontres.
2Depuis une douzaine d’années, je m’appuie sur les images pour que les (futur-e-s) travailleur-es sociales réfléchissent, seul-es ou en groupe, sur leur posture professionnelle et aux enjeux éthiques qui se jouent dans la relation éducative avec des personnes accompagnées. Pour ce faire, je m’inspire de la technique du Photolangage® (avec des coupures de magazines). Pour les amener à réfléchir davantage sur leur positionnement professionnel, je les confronte aussi à des images d’elleux en situation de travail ou en représentation d’eux-mêmes.
3L’objet de cet article consiste précisément à montrer en quoi l’entretien d’autoconfrontation de vidéos et photographies « permet de cerner le développement de l’agir » (Laurens, 2015) des autoconfronté-e-s « sur leur milieu et sur eux-mêmes » (Clot, 2008).
4Autrement dit, en quoi cette méthode – dans la formation et la recherche – fait émerger une réflexion sur son « soi professionnel » (Chamla, 2010, 64), et de manière générale sur l’« identité narrative » (Ricoeur, 1990) des (futur-es) travailleur-es sociaux et des enquêté-es.
5L’ambition de cette recherche par l’image est d’une part, de proposer une co-analyse entre observé-e-(s) et observateur(s) pour préserver des mésinterprétations (Boubée, 2010), et d’autre part de se distancier en décentrant son regard sur soi et sur l’Autre (Portal, 2012). De mon côté, ces méthodes contribuent à reconnaître la personne photographiée ou filmée comme experte de sa propre expérience, de son vécu sensible (Paul, 2004 ; Boubée, 2010).
6Dans l’article je m’appuierai, en tant que formatrice en travail social et ethnographe en devenir, sur des images issues de mon terrain professionnel et son réseau. Le parti pris est de décrire l’évolution de l’usage et des méthodes de l’image, comme outil de réflexion collaboratif sur la posture professionnelle de travailleurs sociaux. Cette évolution s’appuiera sur trois expériences professionnelles, qui marquent trois moments clés de mon parcours universitaire, et trois manières d’utiliser l’image dans la recherche-action. Ces trois expériences s’articulent autour de mon cheminement universitaire : avant mes études en anthropologie audiovisuelle, pendant le master 1, puis en première année de doctorat. Au fur et à mesure de mon parcours, j’ai expérimenté différentes manières de pratiquer l’autoconfrontation. Le processus réflexif s’ouvre sur l’autoconfrontation simple avec la photographie comme outil d’analyse professionnelle dans la relation éducative. Les réflexions se poursuivent avec deux autres expériences d’autoconfrontation croisées par le film, un outil d’analyse sur la posture de travailleurs sociaux. La dernière partie s’attachera à une autoconfrontation croisée plus aboutie.
- 1 Extrait de l’appel à contribution de l’article ci-joint.
7Les analyses des méthodes et usages s’appuient entre autres sur les réflexions de l’analyste du travail, Yves Clot, mais sans pour autant reproduire stricto sensu sa méthode. Ces expériences d’enquête sont autant de points d’appui pour mesurer « les effets induits de ce que faire parler à partir de ces images montrées veut dire », d’une part pour les participant-es, et d’autre part pour la production de « connaissance sur l’objet de l’enquête1 ».
8En 2017-2018, l’équipe pédagogique de la formation d’éducateur-es jeunes enfants de l’IRTS PACA et Corse m’a invitée, en tant que photographe et formatrice indépendante, à contribuer bénévolement à une recherche-action. Celle-ci portait sur l’accueil et l’accompagnement des jeunes enfants de parents migrants. Les objectifs étaient de :
- Contribuer à la construction et au partage d’informations et de connaissances sur la question de l’accueil et de l’accompagnement des jeunes enfants (0-3 ans) de parents migrants, demandeuses d’asile et réfugiées
- Recueillir et analyser des données relatives aux modalités d’accueil et d’accompagnement de ces jeunes enfants en France, et plus particulièrement en PACA.
- Analyser les effets de pratiques d’accueil et d’accompagnement des jeunes enfants sur les trajectoires des familles
- Engager une réflexion sur la place et le rôle de l’éducateur de jeunes enfants et des structures d’accueil de la petite enfance sur le sujet
- Favoriser, soutenir et faire valoir les possibilités, les effets et les potentialités de l’accueil et de l’accompagnement de ce public à travers la construction d’outils et/ou de supports. (Recherche – IRTS – Formations en Travail Social – Provence Alpes – Cote d’azur – Corse – Marseille – Digne – Manosque [irts-pacacorse.com]).
9En parallèle et en marge, j’y ai coordonné la recherche-action-image2. « La finalité d’une recherche-action consiste en une implication réciproque des acteurs dans la recherche et des auteurs dans l’action, afin d’induire un rapport actif et co-construit aux savoirs et à la réalité » (Jonas, 2017).
10J’ai commencé par présenter le cadre d’intervention et les objectifs aux neuf professionnelles (animatrices d’éveil, auxiliaires de puériculture et éducatrices jeunes enfants) souhaitant y participer. Avec leur smartphone, elles ont photographié les enfants, dont elles sont référentes, dans leurs activités et interactions quotidiennes. Ensuite, chacune a réalisé un premier tri de ses images. Par exemple, s’il y avait plusieurs photographies de la même activité, elles ont sélectionné ce qu’elles évaluaient comme les plus pertinentes, tant au niveau de la qualité de l’image que de l’intérêt pour l’action figée. Dans un second atelier, chacune (en m’y incluant, puisque prenant également des photographies) présentait ses photographies aux autres participantes. La sélection finale a été collectivement discutée selon les images les plus révélatrices de l’accompagnement dans la singularité de l’enfant. Le fait de voir des « ça-a-été » (Barthes, 1980) significatifs permet de poser un regard autre, distancié et en miroir, sur la spécificité de l’enfant et sa manière d’être dans la relation à l’autre. Il en est de même pour la professionnelle, photographe et photographiée qui se voit en train d’être à l’autre. La photographie était dans ce cadre un outil intrinsèque à la recherche-action-image, de manière à enrichir et à éclairer la réflexion des professionnelles engagées sur ce projet.
11Pour ce faire, il a fallu transformer le regard des professionnelles de la petite enfance en capacité d’analyse sur leur posture professionnelle et les accompagnements auprès de jeunes enfants dont elles ont la référence. Ainsi en passant par l’expérience photographique, elles ont pu saisir autrement la singularité de chaque enfant issu du parcours migratoire dans ce contexte de socialisation, la crèche.
12Le parti pris de demander aux professionnelles volontaires de réaliser elles-mêmes les photographies répondait donc à un double objectif : inscrire la photographie dans la démarche collective de la recherche-action-image en leur permettant, d’une part de produire des représentations visuelles qu’elles avaient elles-mêmes investies et qui les concernaient (Jonas, 2017) ; d’autre part de porter un regard distancié sur leur pratique professionnelle.
13Autrement dit, l’image peut-être assez révélatrice de ce qu’est l’enfant dans la relation à l’Autre, dans un parcours où l’enfant a pu subir des traumas directement ou indirectement transmis par ses parents. Et quelquefois de manière très significative comme avec la photographie présentée ci-dessous.
14La direction de la crèche avait en amont fait remplir une autorisation de droit à l’image aux parents et leur avait expliqué mon intervention. Lorsque les parents déposaient ou venaient chercher leur(s) enfant(s), il m’arrivait de les croiser, avec mon appareil à la main, et d’échanger avec eux sur ma démarche de photographe.
15Les photographies réalisées durant cette recherche-action-image avaient ensuite été accrochées au mur dans les couloirs de la crèche. Les parents et toutes les professionnelles pouvaient alors librement échanger sur les photographies des enfants en activité et/ou en interaction. Quelques temps après l’exposition, je suis retournée à la crèche pour présenter le diaporama monté. J’ai enregistré les analyses spontanées de chacune des participantes, lorsque je leur restituais individuellement la séquence qui la concernait directement ((auto)portrait d’elles et photographies des enfants dont elles avaient la référence). En terme de méthodologie, il s’agit de l’autoconfrontation simple, où la participante se confronte à ses images dans la relation éducative en présence de la chercheuse.
Image 1. Photographie extraite de la recherche-action-image
©Amandine Suñer, 2018
16D’après une photographie que j’ai prise, la directrice adjointe de cette crèche analysait l’évolution de la relation éducative avec D. qu’elle accueillait. Son discours était éclairé par les réactions de sa mère face à cette photographie. La mère avait vu la photographie affichée dans le couloir et avait alors échangé avec la directrice-adjointe sur ce qu’elle y lisait.
La photo où elle me tend son nounours, sa mère m’expliquait que D. était très proche de son nounours et elle le quittait que très rarement et quand sa mère a vu cette photo elle a réagi et elle m’a dit : « ça y est D. ici elle vous dit qu’elle vous fait confiance alors moi aussi je suis confiante ici et j’apprécie de laisser D. à cette équipe dans ce lieu ». D. a mis un an ici là à me faire confiance et à me témoigner de cette confiance et sa mère également.
17L’autoconfrontation, distanciée par l’éclairage de la mère, met en lumière l’objet « transitionnel » (Winnicott, 1969), qui accompagne l’enfant dans son processus d’individualisation. « Un des buts de l’autoconfrontation est la co-analyse observateur [la mère]/observé [la directrice adjointe]. On peut admettre que la méthode possède la propriété de préserver des mésinterprétations […]. L’autoconfrontation pourrait donc être le moyen de dépasser les limites du cadre expert-novice. » (Boubée, 2010). Ce qui est intéressant ici c’est que, dans cette démarche, la photographe n’est pas « l’experte », a contrario elle s’efface même, préférant laisser verbaliser la directrice adjointe sur la co-analyse de l’image avec la mère de l’enfant photographiée. On pourrait même dire qu’une mise en abîme s’opère puisque la directrice adjointe reprend la réflexion de la mère, lorsque celle-ci s’exprime sur l’évolution et les enjeux de la relation éducative.
18Ce qui se joue plus spécifiquement ici, c’est la confiance doublement accordée par la mère et l’enfant (sur un an) à l’équipe éducative, à travers ce geste de tendre le doudou (« nounours »), alors gage de confiance.
- 3 Terme emprunté à Karine Espiñeira lors d’un échange à propos de ma démarche qu’elle qualifia de « p (...)
19Le rapport de confiance est ce qui fondamental dans toute relation, qu’elle soit éducative ou ethnographique. La confiance se construit dans une temporalité propre à chacun-e. Elle se renforce, en outre, quand l’éducateure et le/la chercheur-se adopte une approche « précautionneuse3 », d’autant plus si l’enquêtée est photographiée ou filmée.
20Dans ce cadre, la mère avait subi des traumas et restait très méfiante vis-à-vis des autres. Elle était très présente et participait activement aux activités parents-enfants que la crèche proposait pour renforcer aussi le lien professionnelles-parents. Au début, c’est parce qu’elle souhaitait observer les professionnelles à qui elle confiait son enfant et dont elle avait peu confiance. Je l’ai croisée durant un des goûters participatifs organisés par la crèche. Je l’observais à mon tour – quelquefois à travers ma lucarne – et dans son comportement je constatais qu’elle faisait dorénavant confiance à l’équipe. Ainsi elle laissait son enfant vaquer à ses occupations, sans veiller sur elle constamment. L’enfant revenait de temps en temps vers sa mère mais aussi vers les professionnelles. De plus, elle jouait avec d’autres enfants présents.
21Pour revenir à la photographie ci-dessus, ce qui est plutôt inhabituel dans le rapport experte-novice, c’est que la mère soit l’observatrice et la directrice adjointe soit l’observée. En effet, de manière plutôt convenue, l’experte est l’observatrice et a contrario, a priori la novice l’observée. L’inversion des rôles, ordinairement attribués, permet encore plus une horizontalité dans l’analyse de la relation éducative (Portal & Jouffray, 2019).
22Malgré maintes démonstrations scientifiques – comme dans l’argumentaire présenté ci-dessus –, les données iconographiques ne sont pas encore assez valorisées comme matériaux de production de connaissances, un peu comme à l’instar des sciences humaines et sociales et des sciences dites « dures », dont le comparatif hiérarchique résiste encore. Les images produites dans la recherche-action et leur autoconfrontation pour faire parler du travail par les professionnelles de la petite enfance, n’ont pas été suffisamment comprises comme matériaux légitimes au service de la recherche-action par l’équipe de recherche. Ceci dit, je ne leur jette pas la pierre, puisque n’étant à cette période pas dans une posture de chercheuse, je n’ai pas pris le temps de faire valoir leur contribution dans la recherche-action menée. La méconnaissance de la valeur des images et des apports de l’autoconfrontation de photographies m’a amenée à conduire cette recherche-action-image en marge de la recherche-action.
23La question du statut des données visuelles ne est donc pas toujours clairement identifiée et valorisée dans une enquête de terrain ethnographique. Néanmoins, elles le sont de plus en plus avec notamment la contribution de l’anthropologie (audio)visuelle, initiée par Jean Rouch, et aujourd’hui avec le développement des méthodes participatives.
24Début 2020, j’ai co-réalisé un court documentaire (Ce n’est qu’un début, 15 minutes, 2020) à la demande d’un étudiant de troisième année éducateur spécialisé de l’IRTS PACA et Corse, Ludovic Lachat, qui menait alors son stage de responsabilisation dans un CADA (Centre d’accueil de demandeurs d’asile). Vanessa Roche, une ancienne étudiante et fraichement diplômée du DEES (diplôme d’état d’éducateur spécialisé) y exerçait depuis quelques mois. De mon côté, je venais d’entreprendre un master en anthropologie visuelle et numérique à Aix-Marseille Université et commençais à me sensibiliser à la démarche de recherche ethnographique.
25De par la distance dans le temps (trois ans plus tard), le retour réflexif sur la posture éducative des deux éducateures, à ce moment-là avec les personnes accompagnées est alors d’autant plus distancié. Elles y font référence à l’évolution de leur manière d’être en relation avec les personnes accompagnées en CADA sur ces trois ans. Grâce aux séquences du court métrage, ils se remémorent les accompagnements avec les trois personnes suivies filmées.
26Vanessa Roche et Ludovic Lachat (co-réalisateur) échangent sur leur pratique, mais aussi sur les mises en tension éthique, en accord avec l’association dans laquelle il et elle travaillent, mais en décalage avec les injonctions de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration). Pour ce dispositif, j’ai choisi de leur laisser interrompre le court métrage lorsqu’il et elle le souhaitaient (en actionnant elleux-mêmes la barre d’espace de l’ordinateur). Il et elle commentaient et échangeaient spontanément sur leur positionnement professionnel et leur évolution, ainsi que sur les affects qui les traversaient. L’activité réflexive était à la fois de l’ordre de l’« hétéro-confrontation » (Astier, 2001) et de l’autoconfrontation croisée. L’« hétéro-confrontation » permet de se « regarder faire avec les yeux du “métier” et de regarder le métier avec d’autres yeux » (Clot, 2005), tandis que l’autoconfrontation croisée fonctionne grâce au regard du pair et aux regards croisés entre pairs.
27Je précise que l’autoconfrontation croisée n’est pas stricto sensu la méthode utilisée de Clot lors de la clinique de l’activité, mais une adaptation de celle-ci. Même s’il s’agit de deux sujets/chercheur/images du collègue, celle-ci n’est pas filmée, les commentaires sont seulement enregistrés. De plus la première phase de l’autoconfrontation simple (sujet/chercheur/images) n’a pas été conduite. Enfin, il n’y a pas de troisième et dernière phase, à savoir l’analyse collective par les pairs pour « retravailler, avec le collectif professionnel associé, les questions de métier mises en évidence dans les analyses » (Kostulski, Clot, Litim & Plateau, 2011). Dans cette expérience d’autoconfrontation croisée distanciée, ce qui m’intéressait plus particulièrement c’était de croiser les regards entre pairs avec une double prise de recul par « le regard de l’autre [et] le regard sur l’autre » (Rouanet, 2001), et par la mise à distance temporelle.
28Je vais reprendre les échanges des travailleurs sociaux à propos d’un suivi d’une des personnes, une jeune femme enceinte (prénommée M.), demandeuse d’asile.
Image 2. Entretien lors de la préparation à l’OFPRA entre M. et Vanessa Roche, éducatrice spécialisée, janvier 2020. photogramme extrait de Ce n’est qu’un début
©Amandine Suñer (2020)
Vanessa : Ça c’est les moments du boulot d’éducs en CADA, que j’aime pas. Mon annonce elle est violente, en même temps je ne peux pas lui mentir, je suis obligée de lui dire la vérité. Ça ne me plaît pas. En plus M. – enfin on travaille, j’espère tous en tant qu’éducs avec de l’affect, parce que sinon il faut faire un autre boulot – je sais d’avance que je vais devoir le lui dire, mais je la vois en plus et elle me fait mal au cœur, mais je ne peux pas lui mentir et lui dire que c’est pas moi qui peut décider. Malheureusement c’est l’OFII qui est bien au-dessus de moi, qui a son mot dire. Et malgré tout ce que je peux faire, c’est l’OFII qui restera décisionnaire. Et ça c’est vraiment dur, oui c’est vraiment dur.
Ludo : On est vraiment au croisement de ce qui est imposé au niveau légal, mais en fait c’est l’OFII qui oriente les personnes, qui peut exclure et qui peut mettre fin au CMA, aux conditions matérielles d’accueil. Les orientations on en est pas maître, et en même temps on travaille au contact direct des personnes, qui ne sont pas que des numéros AGDREF, AGDREF ce sont des numéros étrangers. […] Nous on a la personne en face et c’est hyper compliqué de les mettre face à des exigences et des obligations.
Vanessa : et c’est ce qui tiraille l’éthique en fait, parce qu’on est là pour les personnes, pour les accompagner, pour essayer de respecter au mieux leur projet mais en fait on n’en est pas maître. C’est compliqué quand on travaille en CADA, ce genre de situation.
29Plus tard, dans le film, Vanessa évoque l’accompagnement à la deuxième échographie de suivi de grossesse de M.
Image 3. Vanessa photographiant pour M. l’échographie de son fœtus sur le moniteur de contrôle. Photogramme extrait de Ce n’est qu’un début
©Amandine Suñer (2020)
Vanessa : Je lui dis qu’elle est émue, mais je crois que je le suis autant qu’elle en fait. Même là encore je le suis [pleure et rire à la fois].
Ludo : Ça a été un moment intense. J’ai partagé aussi à distance. C’est des moments qu’on partage aussi au quotidien. Là c’est une jeune femme enceinte pour la première fois. L’accompagnement au CADA ça va dans tous les extrêmes, les émotions les plus positives comme les plus négatives. C’est l’engagement vers l’altruisme.
Vanessa : M. je l’ai accompagnée beaucoup, sur toute sa grossesse, et sur tous les moments de sa demande d’asile, avec tous les côtés juridiques, avec les côtés hard que ça représente, mais aussi tous ces moments de joie et de bonheur. Moi j’étais émue et c’est pour ça que je fais ce boulot, c’est pour ça que je fais ce boulot. Oui y a des moments super difficiles mais alors y a des moments c’est, tu vis pas à leur place mais y a quand même quelque chose de toi, tu vois ce que je veux dire. Tu le vis un peu par procuration.
Ludo : Oui en tant qu’éduc tu es le premier repère des personnes.
Vanessa : On est dans des références individuelles. Souvent les personnes ont eu des parcours de rue assez complexe et quand ils arrivent en CADA, ils se posent et ils te rencontrent, ça peut prendre du temps pour lier, créer du lien et de la confiance. Parfois ça peut être très rapide.
30Les deux éducateur.es spécialisé-e-s expriment comment il et elle composent avec les injonctions paradoxales de l’OFII et leurs missions d’accompagnement. Ces mises en tensions bousculent leur éthique et leurs affects (Dumont, 2010 ; Marpeau, 2018 ; Rouzel, 2018). Elles les contraignent à se positionner et se réajuster dans leur engagement professionnel face aux demandeur-es d’asile accueilli-es.
31L’autoconfrontation sur un film monté interroge les limites de la verbalisation des éducateur-es qui sont de fait guidé-e-s par des choix de montage. Toutefois, même si j’ai monté des séquences, il n’en reste pas moins de vrais moments vécus enregistrés dont le discours reste fidèle aux enquêté-e-s. Et c’est d’autant plus assuré, quand le co-réalisateur est un-e des deux professionnelle-s interrogé-es et qu’il est par conséquent garant de la véracité des propos.
32L’autoconfrontation (à partir d’images figées ou en mouvement) est donc un outil pour d’une part faire verbaliser spontanément les travailleur-es sociales sur leur agir, et les réajustements possibles, et d’autre part pour apporter des compléments d’information. En d’autres termes, ce support peut-être à la fois andragogique et une méthode d’enquête, qui a fait ses preuves, notamment en sciences humaines et sociales. Cependant il ne peut fonctionner que si la personne se reconnaît dans les images produites et montrées.
33Dans ma recherche ethno-filmique en cours de réalisation, dans le cadre de mon doctorat « Trajectoires familiales des personnes trans. Transitions et parentés dans la France contemporaine », je pose comme problématique : Comment s’interrogent et se vivent, dans une expérience croisée, transidentité et parenté dans la famille et face aux institutions et professionnelles accueillant et accompagnant les personnes trans et leur(s) enfant(s) ?
34Un de mes axes de recherche concerne l’accompagnement de personnes trans et de leur famille, notamment en travail social. Je l’ai inscrit en partie dans un des modules que j’anime en tant qu’attachée de recherche à l’IRTS PACA et Corse. J’ai filmé deux interventions de manière à ce que « les trois phases de l’observation – l’observation participative, l’observation filmée et l’observation différée – vont s’enchevêtrer pour permettre [l’émergence d’] une représentation audiovisuelle co-construite » (Cesaro, 2012) avec les enquêté-es. Concernant l’intérêt et l’usage de cette méthode, mais aussi ses limites, filmer alors une initiation à la recherche collective comme point de départ d’un dispositif d’enquête sera une des pistes questionnées. Je m’attacherai à mesurer, comme dans toutes mes recherche-action-image, « les effets de la fabrication ou de l’usage de ces “données visuelles” sur les situations d’enquête » (Meyer & Papinot 2017, §5). Pour éclairer ce que produit ce dispositif d’enquête ethnographique sur les filmé-es, je vais présenter plus clairement sa mise en œuvre.
- 4 Le 9 février 2022, après 8 ans de lutte judiciaire pour Claire.
35J’ai demandé à Ali Aguado, puis à Claire (son prénom est anonymisé), – respectivement premier père trans et première mère trans4 reconnu-e-s juridiquement en France –, d’intervenir dans des ateliers d’initiation à la recherche collective (ARC), que je mène auprès d’étudiant-e-s de deuxième année en travail social (assistant-e-s en service social, éducateur-es spécialisé-es et éducateur-es jeunes enfants). Je précise que toustes deux ont des professions ancrées dans le champ de l’intervention (médico-)sociale, puisque le premier est directeur d’établissement social et médico-social, et la seconde est référente des luttes contre les discriminations (dont LGBTQIA+) dans une université.
36Dans son intervention, Ali a demandé dans un premier temps à quatre groupes d’étudiant-e-s de construire un guide d’entretien selon des propositions de situations professionnelles d’accompagnement social de parents trans. Dans un deuxième temps, il leur a demandé de jouer des saynètes d’après ces guides d’entretien. J’ai filmé toute la journée de l’ARC et j’ai monté, entre autres, une des quatre saynètes. Quant à l’intervention de Claire, j’ai choisi de monter les séquences en partie sur les réflexions des étudiant-e-s autour d’accompagnement en travail (médico-)social de personnes trans. Autrement dit de questionner les pratiques des travailleur-es sociales dans les structures où ils et elles ont mené les entretiens ainsi que leur posture en voie de professionnalisation dans une démarche éthique.
Images 4 et 5. Intervention d’Ali Aguado et étudiant-e-s, mise en situation le 28 novembre 2022 à l’IRTS PACA et Corse, Marseille Photogrammes extraits de la réalisation du film en cours dans le cadre du doctorat
©Amandine Suñer, 2022
37De ces deux journées de recherche collective, un premier montage d’une demi-heure a été monté pour le restituer aux étudiant-e-s du groupe (le 22 mars 2023), puis à Ali et Claire (le 4 avril 2023). Dans ma démarche, je tiens à présenter mon enquête filmique en cours de montage aux enquêté-e-s pour, d’une part m’assurer qu’il n’y ait pas de mésinterprétation et, d’autre part, pour recueillir leurs discussions (auto-)réflexives.
38La méthode de l’autoconfrontation croisée (non enregistrée) des images sur les pratiques en cours de professionnalisation, dans un cadre de recherche collective, a permis de faire parler les enquêté-e-s sur leur positionnement professionnel dans une situation spécifique (ils et elles ont évoqué « l’empathie », une « posture d’écoute » active, etc.). L’observation différée, par le film, a ainsi ouvert un espace de verbalisation sur leur agir (Laurens, 2015). De plus, ce recueil de données permet à la chercheuse-formatrice de co-analyser spontanément avec les apprenant-es un discours et une manière d’être dans la relation d’accompagnement. D’un point de vue de la formation et de l’enseignement supérieur, les étudiant-e-s « peuvent contribuer à développer leur réflexivité sur leur agir et les amener à le faire évoluer. » (ibid.) en fonction des échanges avec leurs pairs et les intervenant-es expert-es.
39En outre, le recours à l’autoconfrontation croisée (cette fois-ci filmée) fait produire chez les deux intervenant-es également des réflexions sur le développement de l’agir des apprenant-e-s et leur appropriation dans leur métier de travailleur-es sociaux (ibid.) Ali, lorsqu’il visionne le montage à propos d’une saynète d’un groupe est impressionné par les ressources des étudiant-es :
Je m’en souviens encore, parce qu’il y avait que quelques éléments [qui ont servi à monter leur guide d’entretien puis à jouer les saynètes]. Elles ont réussi, elles/ils ont réussi à créer une histoire tout à fait plausible, très proche des réalités des personnes trans. C’était hallucinant, même dans les rôles qu’ils et elles jouaient. Je ne sais pas d’où leur venait tout cet imaginaire ? Comme quoi pour les étudiants qui n’ont pas forcément, enfin là si dans ce groupe-là y avait une personne concernée, mais qui n’ont pas forcément accès à toute la littérature juridique, toutes les histoires de filiation qui ne se passent pas super bien ; y’avait une assez bonne vision des problématiques qui pouvaient se passer en centre de médiation.
Image 6. Autoconfrontation croisée des interventions d’Ali et Claire, entre Ali et Claire, le 4 avril 2023 Photogramme extrait de la réalisation du film en cours dans le cadre du doctorat
©Amandine Suñer, 2023
40La discussion se poursuit entre Ali, Claire et la formatrice-cinéaste-ethnographe :
Ali : Elles et il ont su décrire l’irrationnel dans cette disposition familiale.
Claire : En fait dans la confrontation des deux modèles, exactement comment ça se passe dans la vie.
Ali : Elles/il ont tout inventé, et ils ont même aussi un peu improvisé ?
Amandine : Oui parce qu’au dernier moment tu leur as dit : « Finalement ce n’est pas un simple guide d’entretien, mais vous allez devoir le jouer. » Ils n’avaient pas ça comme consigne au départ. Donc oui il y a une part d’impro.
Ali : Oui de jouer la réalité des autres, pour justement les mettre à une place d’empathie, dans les rôles de chacun en tant que futurs travailleurs sociaux, de c’est quoi d’être dans la peau de celui ou celle qui est en difficulté ou qui est traversé par différents enjeux même pour les comprendre.
41« On peut ainsi observer le lien entre formation et agir à partir des pratiques effectives repérées au fil des interactions et éclairées par les verbalisations » des intervenant-es (ibid.). Dans le cadre de notre recherche, l’agir des travailleur-es sociales, avec un langage spécifique où des actions mises en scène mais situées, caractérise un style professionnel dans le cadre d’un genre d’activité (Clot & Faïta, 2000 ; Clot, Faïta, Fernandez & Scheller, 2001).
42Dans un espace confiné et sécurisé, je cherche à obtenir que les travailleur-es s’interrogent sur ce qu’iels se voient faire et sur ce qu’iels disent, dans cette confrontation à soi et à l’autre (Clot & Duboscq 2010). Ainsi ils et elles développent de nouvelles compétences rétroactivement sur sa pratique en cours de professionnalisation. De cette manière, cette méthode contribue à participer à une recherche fondamentale de terrain au service de la formation participative. « Dans ce processus d’analyse, l’activité dirigée “en soi” devient [donc] une activité dirigée “pour soi” » (Clot & al., 2000). Il convient donc d’être attentive également à la singularité de la posture en voie de professionnalisation de chacun-e dans l’être-avec l’autre et l’être-avec soi, pour les soutenir dans le développement de la construction de leur identité professionnelle.
43L’autoconfrontation croisée, comme support à la construction identitaire professionnelle, est ancrée dans une histoire collective de métier. Elle est en ce sens un support « transpersonnel » (Clot, 2008). Les discours sur les postures professionnelles répondant à des conventions, et le vocable spécifique avec des termes et concepts de référence, s’inscrivent dans des attentes socialement situées. Ainsi, empruntant la bonne conduite à avoir en tant que travailleur-es sociales, chacun-e se fond dans ce qui est attendu du métier, en s’appuyant, entre autres lors de l’accueil de personnes accompagnées, sur les principes (pour reprendre mon exemple plus haut) de l’approche centrée sur la personne de Carl Rogers (1966) « empathie », « écoute active », « congruence », etc. Cependant les commentaires sont aussi discutés en fonction des partis pris de mon montage – donc l’intentionnalité sur ce quoi j’enquête –, qui aiguillent les autoconfronté-e-s à produire un discours dans une culture du métier ici, là et maintenant.
44Pour faire « corps de métier », dans l’autoconfrontation croisée, l’autre agit en miroir, dans le mimétisme même de l’être-avec et se forme ainsi une identité de métier spécifique. Certes, comme nous l’avons vu, l’autoconfrontation offre la possibilité de mobiliser ses ressources et potentiels, de manière à penser des situations de travail en feed-back, mais s’inscrit fortement dans des valeurs travail de la spécificité du métier du moment. Ainsi, « les individus “disposent de ressources préalables pour agir” qui ne sont pas “propres aux individus” mais qui relèvent d’“un processus fondamentalement collectif et culturel” (Filliettaz, 2005, 24). » (Laurens, 2015).
45« La technique des autoconfrontations semble privilégier une visée de connaissance de l’activité (Theureau, 1992) ou de formation et de recherche (Vermersch, 1994, 45) sur la visée transformative du discours et de l’activité ordinaire. » (Duboscq & Clot, 2010).
46Par la création du dispositif des autoconfrontations croisées, j’ai provoqué, en tant que chercheuse, l’activité dialogique rétroactive et réflexive entre participant-es pairs pour nourrir des débats d’éthique de métier en travail social.
47La première phase a été de recueillir les données visuelles, notamment en filmant des mises en situation et des récits de vie de Ali et Claire lors des interventions de chacun-e. La seconde phase a été de restituer un montage aux étudiant-e-s (à partir des images des deux ateliers de recherche collective).
48Le même montage a été montré ensuite aux deux intervenant-es. Cette dernière restitution a été filmée. Les observations filmées en atelier, restituées ensuite, offrent un espace d’autoconfrontation qui permet, comme je l’ai dit plus haut, non seulement d’apporter des éclairages supplémentaires sur ce qui a été dit – voire des réajustements quand le discours ne semblait pas assez clair – mais aussi de produire de nouvelles connaissances, ou du moins les affiner, sur l’objet de recherche.
49Par exemple Ali, reprend son explication sur la manière dont sont retranscrit sur l’acte de naissance de son enfant, les liens de filiation correspondant au genre réassigné.
Ali : Quand j’explique la façon dont a été rédigé l’acte de naissance de S., je me disais mais ce n’est pas du tout clair en fait. Enfin, tu vois j’arrive pas à trouver les bons termes. Est-ce qu’ils ont vraiment compris ce que j’ai dit ? Pour moi c’est clair j’ai l’acte de naissance de S. en tête, j’ai la façon dont il est rédigé, la façon dont c’est accordé qui montre qu’on est deux hommes à l’état civil, mais qui jamais ne dit que nous sommes des pères. Et là je me rends bien compte que je le dis mieux.
50L’intérêt méthodologique de la restitution du film en cours de réalisation, du côté de l’expert, permet alors de repréciser des éléments du discours choisis pour le montage et par là même de s’assurer de la transmission juste des informations aux spectateur-es.
51Toutefois, concernant les limites de ce dispositif, il me semble que l’autoconfrontation croisée entre intervenant-e-s et étudiant-e-s enquêté-e-s aurait produit des analyses collectives plus approfondies sur la posture éthique des futurs travailleurs sociaux mis en situation. Ensemble dans une séance de restitution des saynètes, tous les enquêté-e-s professionnel-les et étudiant-e-s auraient croisé leurs regards. Ils auraient ainsi repris le vocable spécifique, la connaissance du cadre légal dans les établissements sociaux et médico-sociaux, les procédures et les positionnements professionnels. Cette séance aurait correspondu à la dernière phase de méthodologie de Clot.
52Par ailleurs, au-delà de la méthode de l’autoconfrontation et plus généralement dans la logique narrative de la recherche filmique, ces données visuelles partagées sont une manière de transmettre les difficultés des parcours judiciaires des personnes trans, en s’appuyant sur leurs savoirs expérientiels pour comprendre les évolutions du cadre juridique, politique et social en France ces vingt dernières années. Ali et Claire poursuivent ainsi, par leur voix, un acte pédagogique voué, avec ces autoconfrontations, non plus seulement aux participant-e-s apprenant-e-s, mais aux spectateur-es. Cette méthode d’enquête contribue fortement à « la circulation des connaissances » et invite le ou la spectateur-e, comme « être autonome » à se questionner (Lendaro, 2020). Toutefois pour lui offrir cet espace suffisamment auto-réflexif, il est nécessaire de créer des respirations dans le film, pour que chacun-e puisse absorber les informations et les penser seul-e, dans un premier temps lors de la projection. Chacun-e est libre ensuite d’échanger avec les autres spectateur-es, et si présent-e-s avec les enquêté-e-s, pour comprendre la complexité des parcours de transition, d’autant plus lorsqu’iels sont parents, en France en 2024.
53Diffuser la réalisation en cours m’a permis également de m’assurer à ce que ce soit suffisamment compréhensible et accessible aux spectateur-es. Lorsque j’ai par exemple restitué le premier montage à des étudiant-e-s de l’atelier, une apprenante absente à l’intervention de Claire, me fit remarquer que la séquence avec Claire n’était pas assez intelligible. Celle-ci était accentuée de plus par son absence à l’image (puisqu’anonymisée). Lors de la projection du deuxième montage (en incluant les autoconfrontations croisées d’Ali et Claire et de la restitution de l’entretien de leur avocate) à la journée d’étude « Penser l’accompagnement des personnes LGBTQIA+ en travail social » à l’IRT PACA et Corse (le 16 mai 2023), j’ai eu les mêmes retours d’un salarié qui n’était pas présent aux ateliers. J’ai bien perçu les limites d’un tel dispositif de recherche filmique auprès des spectateur-es. Sensibilisé-e-s à la formation en travail social, les spectateur-es ont mieux compris la première partie, à savoir l’intervention dans les ateliers de recherche collective. Pour la deuxième partie de ce montage, c’est-à-dire la restitution filmée d’Ali et Claire avec leurs échanges sur les séquences des ateliers montés, les spectateur-es perdaient le sens narratif. Le fil conducteur ne leur était pas aussi limpide. Avoir aussi le retour des spectateur-es permet de réfléchir à ce qu’on veut montrer et dire et de faire des choix narratifs aussi pour une meilleure compréhension et accessibilité de l’enquête.
54Ces retours me permettent de réajuster mes choix de montage pour rendre le plus intelligible possible la recherche. Cependant, l’objectif n’est pas que ce soit accessible au public le plus large possible, auquel cas je risquerais de tomber dans la vulgarisation du discours avec un objet purement pédagogique.
55« La compréhension du chercheur est donc mise à l’épreuve collective de la restitution et du droit de regard des participants aux projections. » (ibid.). Toutefois le droit de regard concerne avant tout, pour ce qui est de ma démarche éthique, les personnes enquêté-e-s.
56Dans ma manière de procéder à la recherche ethno-filmique, je rassure les personnes filmées en leur indiquant un droit de regard contributif à l’enquête. Le gain de confiance commence par ce choix méthodologique. Pour cela je restitue toujours avant diffusion aux enquêté-es ce que j’ai monté.
57Ainsi Claire, souhaitant préserver son anonymat, a signé un droit de reproduction et de diffusion de l’enregistrement uniquement de sa voix (étant déjà passé à une émission de radio, elle m’a autorisée à ce que je l’enregistre durant son intervention et la restitution). Une enquête ethno-filmique peut préserver l’anonymat si on use de stratégies (pas d’image de l’enquêté-e, voire modification de sa voix, effets visuels avec, par exemple un effet « bande-dessiné » pour estomper les indices, etc.). Pour pallier les représentations visuelles de Claire, j’ai alors filmé des étudiant-es à l’écoute de l’intervention et lors de leurs échanges. Ces dernier-es avaient également signé un contrat de droit de reproduction et de diffusion, en acceptant d’être filmé-es. Mais là encore j’ai dû négocier avec quelques-un-es, et pour les moins à l’aise j’ai évité qu’elles apparaissent dans le champ de la caméra respectant ainsi leur souhait. Tout dépend de leur rapport au tiers caméra, et par extension aux spectateur-es, potentiels obserateur-es inconnu-es : certains sont très à l’aise et ne se rendent même plus compte de la présence de la caméra, d’autres, a contrario, malaisé-es d’être filmé-es mais absorbé-es par les récits de vie, les connaissances juridiques et expérientiels, et les interactions oublient l’objet d’enregistrement ; d’autres encore n’arrivent pas à s’y extraire restant sous l’effet de la « caméra de surveillance », adoptent des gestes « profilmiques » (France de, 2006), c’est-à-dire auto mis en scène. Autrement dit la présence de la caméra induirait des attitudes différentes que d’ordinaire, en se sachant filmé-es. Je rejoindrai Baptiste Buob lorsqu’il précise qu’il conviendrait mieux « de parler d’effets “transfilmiques” plutôt que “profilmiques”, des effets engendrés par la médiation filmique pour ce destinataire invisible plutôt que des effets engendrés pour le film » (Buob, 2017).
- 5 Cette réflexion a été présentée par Florence Weber, à l’occasion de la journée d’étude, « Quel aven (...)
58Par le contrat signé et tacite (ce qui est discuté avant, pendant et après le tournage), je propose un droit de regard aux personnes concernées du montage réalisé au fur et à mesure de la recherche. Cette démarche précautionneuse je ne la perçois pas comme une auto-censure – comme cela a pu m’être rapporté, voire reproché – mais comme une opportunité pour faire avancer ma recherche dans un espace de négociation (Weber, 2019)5. Autrement dit, en reprenant le discours d’Annalisa Lendaro (2020) :
L’intérêt de la démarche est à mon sens double : d’une part, cela revient à prendre au sérieux le devoir de restitution des résultats de l’enquête et à traduire en actes une certaine éthique du travail de chercheur ; d’autre part, cet usage du film contribue à déclencher une discussion collective sur les choix des réalisatrices (d’interprétation d’énoncés d’autrui, de restitution à l’image de situations, etc.) qui peut permettre non seulement d’affiner la compréhension des phénomènes déjà étudiés précédemment, mais aussi de favoriser l’émergence de nouvelles pistes de recherche.
59À cette étape de la recherche, le film est un outil d’enquête « en train de se faire » (ibid.) qui permet de garder une trace matérielle des observations et entretiens, mais également de faire verbaliser les enquêté-e-s sur leur propre posture, geste et discours en apportant des (micro-)réajustements et des précisions.
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60La recherche ethnographique (audio-)visuelle s’appuie dans cet article sur des travailleur-es sociales qui accompagnent des personnes dans des parcours migratoires et de transition. Dans ces expériences d’enquête, la relation entre observé-es et observateur et/ou entre éducateur.es et accompagné-es est également questionnée. En effet, nous avons vu dans les trois situations de travail et/ou de formation analysées ici, que la relation de confiance (avec un contrat si ce n’est signé, au moins tacite), dans une relation d’enquête comme relation sociale, est déterminante pour qu’un travail de co-élaboration s’engage.
61Dans les observations participantes filmées, je fais partie du système à observer lorsque j’adopte un point de vue emic (avec entre autres comme marqueur, la présence de ma voix dans les films) et a contrario etic, lorsque je m’extrais du groupe observé. L’intérêt de ces co-reflexions pour la chercheuse et formatrice (attachée de recherche) en travail social, c’est que chacun-e puisse jouer un rôle dans la construction de savoirs élaborés ensemble (Girardot-Pennors, 2020). Dit autrement, par le dispositif mis en place notamment avec les autoconfrontations croisées, c’est proposer un espace de réappropriation pour construire du commun dans une « anthropologie partagée » (Rouch, 1968).
62Les productions culturelles résultent des échanges menés en amont avec les enquêté-e-s, de leurs récits et gestes pendant les prises de vues ainsi que de leurs commentaires lors des autoconfrontations collectives des séquences filmées et des photographies. Ce sont des réflexions collectives produites tout au long du processus iconographique. Tous les choix partagés et quelquefois discutés, voire débattus, « s’expriment à travers des codes et conventions de construction éminemment datés et situés socialement » (Conord & Papinot, 2023), que ce soit auprès de la culture des métiers en travail social ou plus spécifiquement sur les accompagnements éducatifs de parcours migratoire ou de transition, dans la France contemporaine.
63Dans une mise en perspective, il s’agit aussi d’interroger plus généralement « le processus de recherche comme travail » (Buob & Géhin, 2020) dans lequel formation, « réalisation et recherche participent d’un même mouvement » (Maillol, 2012 ; Meyer & Papinot, 2017). Le statut de ces données visuelles croisées aux discours des enquêté-es sur leur agir participe à une « mise en réflexivité de la pratique scientifique » (Charvolin, 2017). « La pratique photographique ou filmique peut contribuer indirectement ainsi à la compréhension de l’objet, comme les effets induits par l’introduction d’un dispositif de prise de vue, qui peuvent se révéler très riches d’enseignement sur le monde professionnel étudié. » (Meyer & Papinot, 2017).