1Août 2023. Sur le chantier du site archéologique des Bossats, à Ormesson (Seine-et-Marne, France), les fouilleurs entament leur quatrième et dernière semaine de travail. Six ans sont passés depuis ma dernière visite des lieux et dix à compter de ma dernière ethnographie. Des sondages, des tranchées, des défrichages et de nouvelles zones découvertes et fouillées ont largement modifié le paysage avec les années et résultent d’une pratique extensive particulièrement intense. En 2009, cinq sondages manuels ont été effectués. Ils ne couvraient alors qu’une surface de 16 m2. En 2022, les rapports de fouille en comptabilisent plus d’une centaine avec un volume de sédiment décapé estimé à 500 m3.
2Comme chaque année depuis quinze ans, ce chantier réunit une vingtaine de bénévoles qui se forment aux méthodes de terrain et à la Préhistoire. Ce matin-là, il s’agit de mon premier jour sur le site. C’est aussi le cas pour Isabelle, une archéologue du CNRS qui accepta que je la suive toute la journée avec ma caméra, tout comme je l’avais fait dix ans plus tôt. J’allais donc pouvoir marcher à nouveau dans ses pas et enregistrer ses moindres faits et gestes durant toute sa journée de travail.
3Mon ethnographie de chantier reprit du service aux aurores. Il était 6 h 30 quand nous avons été conduites dans la camionnette chargée du matériel avec deux autres fouilleurs qui, comme nous, voulaient profiter d’une visite. À notre arrivée en contrebas du chantier, la première équipe du matin dont nous faisions partie eut ainsi le privilège d’un environnement désert et silencieux pour visiter le site aux côtés du responsable des opérations, Pierre Bodu. En remontant le chemin de la parcelle, je découvris, stupéfaite, un chaos de blocs de grès hauts de plusieurs mètres. Il était littéralement sorti de terre. De cette partie du site, je ne conservais en mémoire qu’un sous-bois ombragé et encombré de broussailles d’où l’on n’apercevait aucun bloc apparent. Avant même de nous en approcher, une dizaine d’entre eux surplombait toute la zone et s’enfonçaient en profondeur dans le sol (fig. 1).
4Nous passons un lourd portail métallique qui sécurise les lieux et avançons sur un chemin large de plus de deux mètres, totalement défriché. Isabelle se dit impressionnée du changement majeur que représente le travail dans cette zone. Jamais elle n’aurait pensé que les quelques pointes de blocs affleurant la surface encombrée du sous-bois camouflaient un tel relief. Une fois au bord de l’un d’eux, les explications du responsable de chantier affluent. Il résume avec technicité les détails des dernières années d’exploration dans cette partie ouest : réalisation de sondages, creusement de tel et tel couloir, découverte d’un niveau de paléo-incendie, ouverture vers le nord pour comprendre l’extension du niveau, passes de vérification, etc. Je retiens ébahie que le lie de sable blanc qui se trouve quelques mètres plus bas sous mes pieds est devenu le niveau du sol : un sol archéologique daté de 110 000 ans BP et attribué à l’Homme de Néandertal. Isabelle reste concentrée sur le paysage rocheux qui nous fait face. Puis, elle reconnait soudainement une coupe devant elle, mais précise qu’elle lui paraît avoir reculé de son emplacement initial. Elle comprend alors que les blocs qu’elle voit là n’étaient pas apparents au moment de sa visite l’an passé.
5C’est précisément à cet endroit qu’Isabelle fouillera durant les prochains jours. P. Bodu distribue les quelques consignes associées aux découvertes qu’elle pourrait faire. La zone dans laquelle elle commencera à travailler sera facile à fouiller, car il s’agit de sable ne comportant pas de matériel archéologique. Ça devrait aller vite selon lui, l’objectif étant de finir assez rapidement, c’est-à-dire pour le lendemain soir. Descendre les niveaux de ces carrés lui permettra d’évaluer toutes les potentialités de ces zones avant de sonder plus profondément l’année prochaine ce qui s’y trouve. Il termine la visite en ajoutant : « On les imagine bien se balader là les Néandertaliens ».
Figure 1. Un chaos rocheux sorti de terre, site des Bossats (août 2023, Ormesson, France)
© Gwendoline Torterat
6Sur un chantier de fouille, le sol et le sous-sol constituent la principale source d’où proviennent les données des archéologues et elle est tout autant non renouvelable qu’énigmatique. Creuser le sol sans savoir avec certitude ce qu’il contient est à l’origine des découvertes matérielles et des connaissances sur le passé que ces professionnels en tirent. Par la même occasion, la dégradation qu’ils imposent à leur contexte primaire est irréversible et tout retour en arrière est impossible. Un niveau archéologique, quand il est fouillé, est effectivement soumis au risque de destruction engendré par l’activité même de la fouille. Le paysage existant avant le chantier disparaîtra en tant que tel une fois celui-ci terminé. C’est une simple question de temps. Quant aux vestiges qui seront extraits du sol pour être analysés et conservés, il faut pouvoir rester attentif et se mettre d’accord face aux aléas qui surviennent tout au long de la journée. Deux interrogations me viennent alors. Comment saisir concrètement les manières de gérer quotidiennement ce risque dans le cadre de ce travail spécifique ? Et de quelle manière conserver et restituer la part non documentée de ce qui a définitivement disparu après le passage des archéologues ? C’est pour y répondre que j’ai choisi de filmer le travail effectué sur divers chantiers de fouille à partir d’une méthodologie combinant vidéofilature et entretiens d’explicitation.
7L’enquête anthropologique d’où cette étude est tirée est réalisée sur plusieurs chantiers-écoles historiques dédiés à la Préhistoire, en France. Attribués à une archéologie dite « programmée », ces chantiers de fouille correspondent à des projets de recherche de longue durée menés indépendamment des travaux d’aménagement du territoire. Ils sont organisés par des archéologues du CNRS, des universités et, plus rarement du ministère de la Culture. Ils représentent également les principaux pourvoyeurs d’étudiants en archéologie en France qui se destinent à devenir professionnels. À l’inverse, les opérations de fouille qui nécessitent d’intervenir en urgence sont confiées aux spécialistes d’une archéologie dite « préventive » ; un contexte qui impose ses propres compromis professionnels et dont il ne sera pas question ici.
8Le site d’Ormesson (Île-de-France, France) est un chantier programmé parmi ces dizaines d’autres ouverts chaque saison. J’y ai construit ma première ethnographie durant huit mois non consécutifs entre 2012 et 2015. Je participais alors aux campagnes estivales de fouille qui réunissaient en moyenne une vingtaine de bénévoles venus se former au terrain et aux techniques de fouille. Pour une majorité d’entre eux, ils étaient étudiants et la participation à un chantier de fouille pendant cinq semaines était un prérequis pour finaliser leur formation diplômante en archéologie. Au cours de ces différentes campagnes, j’ai observé comment le travail des archéologues se déroulait quotidiennement sur le chantier. Je me suis intéressée à la manière dont les activités s’organisaient, les connaissances étaient transmises, les traces archéologiques interprétées dans les interactions, les traces du passé replacées dans un paysage en trois dimensions. Étant par ailleurs formée au cinéma documentaire et à l’anthropologie visuelle, ma méthodologie s’est tournée dès 2013 vers un dispositif mêlant l’observation participante et l’écriture filmique. Mon intention première était ainsi de suivre au plus près le processus de mise en péril des sites archéologiques dès lors que les premiers vestiges étaient à l’air libre, tout en conservant – c’est une dimension essentielle – les procédés de transformation du sol et du sous-sol qui avaient été définitivement remaniés par la fouille.
9Cette année-là, à Ormesson, l’objectif était donc de développer et affiner une approche qui émanait de ces besoins spécifiques à l’enquête. Je filmais d’abord en continu, durant des journées entières de travail, en suivant un fouilleur un jour, un autre le lendemain, sans arrêt. Les dizaines d’heures de vidéos obtenues étaient réintroduites auprès d’eux pour visionnage avant la mise en place de longs entretiens d’explicitation. Cette procédure méthodologique a été reproduite dix ans plus tard à Ormesson avec les mêmes acteurs, car l’occasion de revenir sur les fouilles pour les filmer s’est simplement présentée. Pouvoir analyser le travail sur un chantier à dix ans d’intervalle est une opportunité rare dans ces contextes professionnels où les durées des opérations se comptent davantage en mois qu’en décennies. Cet article est donc dédié à la présentation analytique d’une méthode filmique et réflexive. Il décrira dans un premier temps le cadre de références dont cette méthode hérite. Dans un second temps, j’aborderai les spécificités de cette approche du travail de chantier par le film, tout en dégageant quelques pistes de réflexion autour de la notion de risque.
10L’adoption de la caméra par les sciences humaines et sociales fut plongée, dès ses débuts, au cœur même de leur plus importante controverse concernant l’objectivité des connaissances scientifiques. Ce nouvel outil allait-il être en mesure de les fournir ? En mettant l’accent sur le détail à l’arrêt comme preuve, il semblait pouvoir montrer pour démontrer. C’est en tout cas autour de sa valeur instrumentale que deux grandes tendances se sont dessinées, l’une misant sur l’image du travail comme une donnée naturelle et l’autre sur le travail de l’image comme un acte de construction. Cela étant, une telle vision dualiste cernée par le spectre du positivisme ne rend pas compte des influences réciproques entre ces deux tendances, en particulier pour étudier le travail dans sa dimension processuelle.
11L’intérêt de décrire des temps continus comme des journées entières fut initialement soulevé dans le champ de la sociologie, de la psychologie et de l’ergonomie. Les premières techniques d’enregistrement cinématographique du travail ont été conçues par Franck B. Gilbreth (1868-1924). Elles inspireront les analyses systématiques des mouvements et des temps de travail à partir des années 1940 (Barnes, 1942). Dans le domaine de la psychologie écologique, les techniques dites d’échantillonnage temporel se développèrent dès la fin des années 1950, en particulier grâce à des enregistrements de journées entières. Filmer des séquences d’action permettait alors de catégoriser des comportements et de quantifier les durées de réalisation de tâches types (Barker, 1955, 1968 ; Mintzberg, 1968). L’un des objectifs était d’éviter au chercheur un découpage préétabli des activités quotidiennes qu’il souhaitait analyser. « Des échantillons de comportement arbitrairement limités sont comme la page que l’on arracherait d’un livre » (Barker, 1955, 199). Dès la fin des années 1970 et de manière tout aussi précurseur, les premières recherches en psychologie culturelle et cognitive de Blandine Bril se basaient sur le suivi quotidien de certains acteurs durant des journées entières. S’inspirant des travaux pionniers des psychologues Beatrice B. et John W. M. Whiting, elle se démarquait alors nettement de leur méthodologie par échantillonnage qui était toujours à cette époque, la plus courante dans ce domaine (Whiting, 1975 ; Bril, 1986).
- 1 Il convient de préciser ce qui distingue la méthode de la vidéofilature de celle couramment désigné (...)
- 2 Traduit par l’auteur à partir de la version originale suivante : « […] to acknowledge and describe (...)
12À partir des années 2000, une méthodologie propre à la filature, et plus spécifiquement à la vidéofilature1, s’est consolidée grâce aux sciences de l’information et de la communication, à la sociologie des organisations et dans les sciences managériales. Elle est aussi familière pour des approches ethnométhodologiques, en particulier en linguistique interactionnelle (Mondada, 2006 ; Haddington, Keisanen, & al., 2014). Le chercheur suit alors un individu sur de longues durées au cours de la journée en le filmant sans interruption. Sur le principe, je retrouve dans ces travaux l’idée qu’un ensemble d’événements difficile à prévoir devient plus accessible de cette manière, tout comme certains détails insaisissables autrement (McDonald, 2005). Par ailleurs, cette méthode analytique a pris le même tournant que la sociologie et l’anthropologie contemporaines attachées à l’étude de nouveaux collectifs hybrides. Elle permet effectivement d’intégrer les différentes entités non humaines avec lesquelles certains acteurs sont amenés à interagir au cours de leur activité (Cooren & Malbois, 2019). Cette lecture a particulièrement ciblé les enjeux propres au travail dans les organisations, comme dans le secteur humanitaire ou hospitalier (Bruni, 2005 ; Cooren & al., 2007). L’observateur cherche alors à « connaître et décrire la manière dont ces entités s’incarnent, se matérialisent ou se réifient diversement dans des situations variées, à travers l’espace et le temps2 » (Cooren & Malbois, 2019, 4).
13Quelle qu’en soit la portée analytique, la vidéofilature a ainsi une longue histoire commune avec l’étude du travail. Elle a navigué entre toutes les disciplines des sciences sociales tout en produisant des résultats contrastés selon les dimensions privilégiées par ses utilisateurs. Sa malléabilité en fait donc un outil qui dépasse largement la seule fonction d’objectivation à laquelle il peut trop rapidement être réduit. Il reste néanmoins à démontrer ce que son adoption peut apporter de plus, comparé à un suivi des activités qui ne serait pas outillé d’une caméra, mais simplement d’un carnet et d’un crayon. L’une des principales raisons tient à l’usage dialogique qu’il est possible d’établir entre le film et les acteurs filmés. C’est un type de pratique aujourd’hui répandue et, sous l’angle participatif, il prolonge l’implication des acteurs dans le processus de recherche tout en renforçant la co-construction de l’image.
14Plusieurs dispositifs méthodologiques utilisent les matériaux issus de la vidéofilature pour réintroduire la réflexivité à certaines étapes clefs de la recherche. Elles s’inspirent des techniques d’entretien déjà mises en place en sciences sociales dans les années 1960 par le biais des images nommées les photo-elicitation ou talking pictures interviews (Collier, 1967). Les chercheurs enclenchent des enregistrements vidéo ou des cassettes audios, montrent des photographies, présentent des instruments de musique ou d’autres objets, dans le but de susciter des réactions (Heusch, 1960 ; Stone & Stone, 1981 ; Pauwels, 2010). Ces retours sur acteurs se sont généralisés grâce à la popularisation de l’usage de la vidéo en sciences sociales à partir des années 1980. En étant placés face à certaines images, les participants sont alors encouragés à parler de tout ce qui leur paraît pertinent. Cela permet de recueillir des informations ne pouvant pas être obtenues avec des questions directes comme c’est le cas lors d’un entretien semi-directif. Ces nouvelles données peuvent être utilisées pour lancer une piste de travail sur laquelle le chercheur voudrait réfléchir.
15Des entretiens d’autoconfrontation sont toutefois rarement envisagés pour être réalisés à partir des vidéofilatures de journées. Cela s’explique en raison des difficultés à mobiliser les acteurs sur plusieurs dizaines d’heures d’images à regarder. Ainsi, je n’ai pas fait le choix d’échantillonner mes vidéos journalières en proposant, par exemple, le visionnage de séquences particulières que j’aurais sélectionnées au préalable. Mon objectif était de décortiquer chaque journée de vidéofilature en les considérant pleinement. J’ai donc privilégié des entretiens d’explicitation. Cette méthode d’enquête peu utilisée pour le film – et encore moins pour des durées aussi longues – met l’accent sur la manière dont une situation se déroule et transforme celui qui les vit au fur et à mesure. Le psychologue Pierre Vermersch en pose les bases méthodologiques dès 1980. Il propose à la personne une remise en situation en passant par la verbalisation de l’action dans sa continuité détaillée. Son objectif est de revenir à la source d’inférences fiables, retrouver les raisonnements qui étaient déployés durant cet épisode, identifier les buts réels, repérer les savoirs théoriques dans la pratique, etc. Ce qu’aucun observateur ne peut décrire à partir de la vidéofilature, l’individu filmé, lui, y parvient grâce à ce type d’entretien. Il se remémore par exemple certaines des sensations qu’il ressentait lorsqu’il était suivi. L’action passée est donc à nouveau présente en pensée. « C’est un moment où la situation passée est plus présente pour le sujet que la situation actuelle d’interlocution » (Vermersch, 1994, 49). Au cours des entretiens d’explicitation, le vocabulaire y est descriptif, précis et relié à des connotations sensorielles. Le chercheur doit réussir à produire des relances adaptées qui permettent de canaliser l’individu vers les multiples dimensions procédurales des actions qu’il a réalisées, qu’il s’agisse du vécu sensoriel, émotionnel et affectif ou du vécu de la pensée, c’est-à-dire les composantes aperceptives de l’activité. Il est possible d’y accéder en demandant par exemple : « Comment tu sais que tu sais ? » Un point essentiel démarque mon approche de celle du psychologue P. Vermersch qui affirme devoir laisser de côté l’usage de la vidéo en raison de sa lourdeur d’exploitation. Il préfère ainsi mener l’entretien en ne tenant compte que des traces d’activités que l’individu garde en mémoire, sans l’aide d’enregistrements extérieurs.
- 3 Ces spécialistes affirment avoir développé leurs méthodes à contre-courant de ce qui se faisait en (...)
16Ce point technique distingue sa conception de remise en situation des premiers essais d’autoconfrontation développés en ergonomie à la même époque, dans les années 1980, par L. Pinsky et Theureau (1987a, 1987b)3. Un premier niveau de l’entretien d’autoconfrontation veille à questionner l’individu sur les modalités sensorielles et émotionnelles des expériences enregistrées et un second demande à l’individu un retour plus analytique sur son vécu. Cette verbalisation peut être effectuée à l’aide d’éléments d’ordre matériel (observations écrites, enregistrements sonores ou vidéos). L’intérêt de ce type de retour à partir du film est également souligné par les praticiens du Pov filming. « Les actions qui peuvent paraître étranges à première vue s’expliquent souvent par les conséquences considérables qu’elles peuvent avoir sur l’organisation globale ou l’expérience passée du sujet. Les situations peuvent être plus complexes que visibles, car chaque détail est lié à de nombreux problèmes tout au long du cycle de vie du système » (Lahlou, 2009, 124).
17Un certain guidage de la part du chercheur est par ailleurs important dans cette démarche, auquel cas, les prises de paroles de l’interviewé présentent le risque de rester formelles, abstraites et distantes. L’individu s’exprime en effet en s’appuyant sur le savoir qu’il détient sur son action et qu’il découvre dans une forme d’immédiateté. Les subtilités risqueraient de s’envoler en faveur de temporalités trop englobantes et généralistes. Afin de permettre à l’individu de retrouver les raisonnements déployés au moment de l’action, les buts réels, les savoirs théoriques dans la pratique, ses ressentis émotionnels, etc., je privilégie les vidéofilatures et m’en sers pour qu’il vive et ressente une seconde fois à travers l’œil de la caméra ce qu’il avait déjà vécu et ressenti une première fois. Cette réitération du flux temporel d’une expérience passée à partir du visionnage de la vidéo rend possible l’expression d’une tout autre prise de parole, un intermédiaire entre l’entretien d’autoconfrontation et d’auto-explicitation.
- 4 Les prénoms ont été modifiés par souci d’anonymat.
- 5 À raison d’une douzaine d’heures de travail par jour effectuées sur le chantier, la totalité des vi (...)
18En 2013, j’ai adopté la vidéofilature sur le chantier d’Ormesson pour trois travailleurs qui avaient des rôles et une expérience professionnelle bien différents, dont Isabelle sur qui je m’appuie en particulier pour cet article4. Des plans-séquences issus de plusieurs jours non consécutifs ont ainsi été obtenus en suivant chacun d’eux5. Il m’a d’abord fallu leur expliquer la méthode de la vidéofilature et ma démarche, à la fois concernant l’anonymat et la non-diffusion des images sans leur autorisation ainsi que l’attitude qui allait être la mienne – théoriquement en retrait et silencieuse durant plus d’une dizaine d’heures à les scruter derrière l’écran de mon appareil. Chaque jour et pour chacun d’entre eux, le rapport à la caméra devait se rétablir en se renégociant amicalement.
19Quelle que soit la rigueur avec laquelle j’ai « tenu » mon cadre, il fallait toujours compter sur des imprévus quotidiens et renoncer à une posture fluide et constante. De la simple panne de batterie qui pouvait amputer la journée de quelques minutes aux silences intentionnellement prolongés pour ne pas tout lui faire dire, j’ai dû faire avec ce qui était filmé et surtout, laisser tourner tant que la journée de travail passée sur le chantier n’était pas terminée. Dans la plupart des travaux utilisant cette méthode, le chercheur filme seul et suit la mobilité d’un acteur en restant le plus en retrait possible. Des équipes de tournage très réduites, généralement une personne au cadre et une autre au son, sont envisageables. De nouvelles techniques de captation se sont également développées, comme le point of view filming et les caméras subjectives (e.g. Pink, 2015). On en retrouve les principes dans les travaux pionniers de Saadi Lahlou issus du champ de la cognition distribuée et des environnements augmentés. La particularité de ces suivis filmiques est d’adopter en priorité le point de vue subjectif de l’individu filmé grâce à des caméras miniaturisées fixées au front des acteurs (e.g. Lahlou, 1999 ; Skinner & Gormley, 2016). La part du hors-champ des images obtenues est alors plus importante, à la faveur d’un cadrage des activités resserré, constant et dynamique sur ce que regarde l’acteur au cours de sa journée. Les conséquences de la présence d’un observateur extérieur sont également réduites.
20Toutefois, vouloir être le plus discret possible ne signifie pas en nier les effets inéluctables sur les situations. Quoique cette question m’ait souvent été posée pour la vidéofilature, ce que je produis de plus et d’inattendu en tant chercheur filmeur ne doit ni être problématique ni être occulté dans le dispositif de recherche. Ces conséquences sont même une donnée supplémentaire dès lors qu’elles agissent sur la situation et les interactions que nous filmons. La réflexivité dans les enquêtes utilisant l’audiovisuel est toujours une question centrale puisqu’elles soulignent les dimensions construites des images (Ruby, 2000). L’important est donc de mettre pleinement à profit sa subjectivité comme un instrument de recherche à part entière. Cela signifie devoir concrètement tenir compte des interactions que sa présence génère au cours de la vidéofilature et les intégrer comme toute autre donnée ethnographique.
21Dans mon cas, ma présence favorisa certaines verbalisations simultanées au cours d’action qui m’étaient adressées directement ou indirectement, comme des pensées tout haut spontanées. Elles venaient s’ajouter aux interactions « naturelles » et se fondre à ce qui n’était pas provoqué par ma présence. Parfois, j’étais même interpellée, comme pour témoigner d’un fait ou d’un événement vers lequel je devais modifier mon angle de vue. Ces effets de recadrage produits au moment de la vidéofilature ont principalement mis l’accent sur des imprévus considérés par les acteurs comme ayant une valeur mémorielle. Parmi eux, j’ai ainsi resserré mon cadre sur des découvertes inattendues ou je l’ai prolongé pour des interactions jugées importantes par la personne que je suivais, consciente du caractère déterminant de ces journées filmées pour les années à venir.
22La campagne annuelle de fouille terminée, j’ai d’abord visionné une première fois les vidéofilatures. Malgré des durées contraignantes, j’ai également demandé à chacune des personnes filmées de regarder ses propres journées avant de se revoir pour un entretien d’explicitation – et non d’autoconfrontation comme je l’ai précisé. Isabelle s’était montrée très coopérante dans cette tâche, une condition requise pour pouvoir obtenir des réponses longues et argumentées aux questions que j’avais préparées à partir de mon visionnage. Au cours de l’entretien, il était frappant qu’Isabelle mette l’accent sur un ensemble de moments critiques qui se sont déroulés quand je la filmais. Ces moments correspondaient à la manifestation de risques pour le sol archéologique, en particulier lors du premier jour de campagne, lorsque ce dernier était mis à nu par l’activité de pelletage mécanique. Je montrerai dans la partie suivante comment cette méthodologie m’a finalement permis d’accéder aux formes inattendues et discrètes du risque tel qu’il caractérise les espaces du travail en contexte de chantiers.
23Pour le secteur de la recherche scientifique en archéologie, les possibilités d’enquêter et de filmer le travail durant plusieurs années sur un seul et même chantier sont rares puisque particulièrement dépendantes du cadre professionnel dans lequel le chercheur évolue. Il y a alors tout intérêt à étendre mes analyses aux autres acteurs du travail de chantier, un contexte qui, globalement, fut moins investi par les sciences sociales, au profit des recherches menées dans les grandes entreprises. Dès lors que les premières enquêtes sociologiques sur les chantiers dans le bâtiment et les travaux publics (BTP) furent réalisées en France dans les années 1980 par le Plan construction (Germe, 1984), l’habitude fut d’étudier séparément le monde de la science d’un côté (archéologues, géologues, etc.) et celui de l’industrie de l’autre (terrassiers, maçons, géotechniciens, ferrailleurs, etc.). Dans le second cas, la sociologie, l’ergonomie et la psychopathologie ont montré que la gestion et la prévention des risques professionnels sont au cœur du travail dans le bâtiment (Dodier, 1986 ; Bergamini, 1995 ; Duc, 2002 ; Cru, 2014). Cela inclut par exemple celle des risques physiques, comme l’exposition au bruit, les risques mécaniques liés aux mouvements répétitifs, etc. Les activités respectives menées dans les secteurs des travaux du bâtiment et du génie civil ainsi que celles de la recherche archéologique partagent des traits communs : la nature de l’activité du projet, la dépendance à des facteurs écologiques (contraintes du sol, météo ou aléa économiques), et la constitution d’une équipe temporaire impliquant différents métiers. Ces trois caractéristiques entraînent de nombreuses conséquences sociales pour les travailleurs, à commencer par le fait de devoir constamment s’adapter lorsqu’ils font face à des imprévus. Comme le récent ouvrage collectif réunissant sociologues du travail et anthropologues le montre bien, il convient d’ouvrir encore davantage ces questions à la multiplicité des contextes : chantiers navals, de montage d’exposition artistique, forestiers, souterrains, sous-marins, etc. (Rot, 2023). Pour saisir les différentes facettes communes à ces pratiques, le chantier est abordé de son démarrage jusqu’au repli des activités.
Le chantier a pour caractéristique de disparaitre lorsque le résultat attendu du travail est atteint. Cette évanescence invite à être attentif aux temporalités de l’activité et à sa spatialité. Les enjeux mis en évidence dans le travail de chantier […] sont ici exacerbés : les prises de risque, l’engagement de la responsabilité, la co-construction de la confiance en soi et en l’autre, les enjeux d’évaluation, de valorisation et de réputation, etc. […]. Loin d’être des « scories » du travail, elles en constituent la trame au quotidien (Rot, 2023, 7).
24Travailler dans l’incertain semble être une caractéristique commune à l’ensemble des contextes de chantier. Mes travaux font par ailleurs un pas de côté avec les recherches qui appréhendent d’abord cette incertitude sous l’angle organisationnel, c’est-à-dire via le contexte socioéconomique du secteur et l’organisation de la production. Grâce à l’enquête ethnographique, je prends le parti de saisir le « chantier travaillé » (Six, 2016) en privilégiant les dimensions corporelles du travail (Pillon, 2014). Comme le note d’ailleurs G. Rot, « sur le chantier, tout est geste […]. Il faut aussi en permanence inspecter, contrôler, vérifier, car souvent […] les nouvelles opérations recouvrent celles qui viennent d’être réalisées » (2023, 7). Afin de dépasser la logique technico-économique, il faut donc pouvoir rendre compte des dimensions incarnées des activités pour des travailleurs qui doivent s’adapter à un environnement en constante évolution, souvent instable et parfois même hostile. Les chantiers, quels qu’ils soient, changent sans cesse, tant dans leur reconfiguration du travail que dans celle de la matérialité qu’ils explorent et transforment. Il s’agit là d’une caractéristique centrale du travail que je retrouve sur les chantiers de fouille : le sol est appréhendé par les archéologues comme un milieu vivant.
25Les vestiges qu’ils extraient et les sols archéologiques qu’ils détruisent au fur et à mesure créent une dynamique propre. Pour un archéologue, l’histoire organique d’un sol est aussi celle du risque de la destruction partielle ou totale de son histoire archéologique. Et l’altération réciproque et constante entre histoire organique et histoire archéologique intervient déjà en amont de l’activité de fouille. Elle dépend d’interactions complexes entre les matériaux qui eux-mêmes sont liés aux processus constants de la pédogénèse. Le caractère vivant d’un sol est donc à la fois ce qui a permis aux vestiges de se conserver pendant des milliers d’années, mais c’est aussi ce qui ne cesse de les transformer en les altérant doucement. Ces deux aspects rythment l’activité de fouille par un cortège d’épreuves plus ou moins difficiles à résoudre. Le point de rencontre de ces deux histoires correspond à la toute première épreuve d’une longue série d’événements où sol et vestiges seront variablement mis en péril par l’activité de la fouille. Il s’agit de l’exposition d’un sol à l’air libre et, comme nous allons le voir, du dévoilement des premiers niveaux archéologiques par décapage.
26La première des épreuves qui soumet le site à l’air libre dans le travail de fouille se rapporte aux activités de décapage. Elles sont soit manuelles et outillées de houes, pelles et pioches, ainsi que de truelles dans une moindre mesure. Depuis 2012, les fouilles extensives du chantier d’Ormesson correspondent à l’ouverture de surfaces de plusieurs dizaines de mètres carrés, ce qui nécessite l’usage d’une pelleteuse dont la taille varie de 6 à 22 tonnes. Pour le premier cas, l’engin est utilisé pour le décapage de niveaux difficiles d’accès, comme dans l’espace du sous-bois décrit en préambule. Pour le second cas, la pelleteuse est employée pour le décapage de larges épaisseurs de sédiments. Quelles que soient les circonstances, les machines permettent d’atteindre plus rapidement les niveaux archéologiques laissés en l’état l’année précédente. Elles sont également adoptées pour sonder le potentiel archéologique de nouvelles zones. Leur intervention est surtout programmée durant les premiers jours de campagne, puis au moment de recouvrir le site afin de le protéger pour l’année suivante. Pendant près de deux mois et comme pour les chantiers du BTP, les sols seront donc soumis à toutes sortes d’aléas naturels ainsi qu’à des événements causés par les activités de cette équipe de professionnels.
Figure 2. Premiers moments d’ouverture du site et dégagement de la terre de labour, site des Bossats (août 2013, Ormesson, France)
© Pierre Bodu
27Août 2013. C’est le premier jour sur le terrain et ma caméra est tournée vers Isabelle qui patiente aux côtés des autres fouilleurs. La pelleteuse de 22 tonnes vient d’arracher le premier mètre d’une terre arable stérile qui avait déjà servi à reboucher le niveau archéologique présent dans le sous-sol (fig. 2). P. Bodu est accompagné du géomorphologue, tous deux casqués et visages baissés au-dessus d’un sol qui se découvre à chaque nouvelle passe. Le plan large de mon appareil me permet de filmer Isabelle qui les observe attentivement tout en restant en retrait, par sécurité. Les deux hommes traquent le moindre indice archéologique qui risquerait de se trouver sous le godet de la pelleteuse, qu’il soit en os ou en silex. Aussitôt que le premier mètre de terre est retiré, P. Bodu fait un signe d’arrêt de la main. Un morceau de bâche bleu apparait. Il annonce que le sol archéologique vient d’être atteint. Il faut donc passer au décapage manuel. L’équipe de fouilleurs peut se mettre au travail afin de nettoyer le sol, c’est-à-dire évacuer la terre qui se trouve au-dessus de la bâche et en libérer le niveau archéologique.
Figure 3. Premiers moments d’ouverture du site du point de vue de l’équipe de fouilleurs, site des Bossats (août 2013, Ormesson, France)
© Gwendoline Torterat
28Au cours de l’entretien d’explicitation, Isabelle s’arrête sur ce passage filmé. Mes images en continu me permettent non seulement de pouvoir appréhender la scène principale autour de la pelleteuse, mais aussi l’ensemble des interactions en périphérie. Le silence est suspendu à l’activité de décapage et toute l’équipe doit attendre pendant plusieurs heures que cette étape à risque soit passée (fig. 3). Seul P. Bodu, insiste Isabelle, peut donner son feu vert. Il impose le rythme du travail et, plus encore, le temps d’attente qui correspond pour lui et ses deux collègues à un temps d’action. Isabelle me dit ressentir « une énergie électrique en ce début de campagne et précisément le jour de l’ouverture du sol à la pelleteuse ». Ce caractère grisant n’apparaît pas à l’image et je ne me serais probablement pas arrêtée sur la description de cette scène si Isabelle n’y avait pas pointé les enjeux de son point de vue. Voici un extrait de l’entretien d’explicitation dans lequel elle les détaille :
Certains pourraient considérer ces étapes de travail comme de la routine parce qu’elles ne nécessitent pas de compétences particulières autrement que celles qui sont attendues sur le terrain. Mais ce sont aussi des moments importants. Il ne faut pas se rater ! La pelleteuse, c’est dangereux pour commencer. S’il y a un problème, si le pelleteur n’a pas de visibilité, on peut très vite se planter. Les yeux du pelleteur, ce sont les yeux de P. Bodu, car il ne faut pas qu’il entame le niveau archéologique. C’est donc un moment extrêmement important où le responsable de chantier est présent.
29Sur les chantiers, je comprends qu’il faut en permanence rester attentif, y compris comme me le confie Isabelle, lorsque les activités se déroulent de manière fluide et routinière. Ce jour-là, P. Bodu ainsi que son collègue sont en effet en première ligne d’un sol daté de plusieurs dizaines de milliers d’années qu’ils s’apprêtent à laisser à l’air libre durant plusieurs semaines avant de le recouvrir à nouveau. Du point de vue de la configuration du travail, il est intéressant de noter que le rôle de ces deux hommes s’apparente temporairement aux métiers dits « de support » qui, dans le secteur du BTP sont indispensables au déroulement des activités principales. Ils doivent contrôler et vérifier, ou encore sécuriser. Cette répartition est avant tout due au fait que les aléas sont fréquents. L’emplacement du niveau archéologique signalé par la bâche bleue peut par exemple avoir subi quelques remaniements en raison de la pédogénèse du sol. Un autre phénomène saisi par mes méthodes me permet de réfléchir à une seconde caractéristique commune entre les différents secteurs professionnels qui se trouvent sur les chantiers. La gestion des aléas est également à rapprocher de la question des rythmes de travail.
30En 2013, je m’étais fixée pour objectif de décrire minutieusement et dans son intégralité la première journée dédiée à l’ouverture du site d’Ormesson. Une scène assez brève avait retenu mon attention au moment du décapage manuel réalisé collectivement par les membres de l’équipe de fouilleurs (fig. 4). Cette scène s’inscrit dans la continuité du décapage mécanique précédemment décrit. Le groupe s’activait alors sur les niveaux au-dessus de la bâche bleue qui recouvrait encore le sol archéologique. Isabelle est interrompue dans sa progression du nettoyage, celui qu’elle réalisait rigoureusement à l’aide de sa truelle, le long d’une coupe. Tandis qu’elle était jusque-là absorbée à transmettre les gestes techniques jugés adéquats pour accomplir cette tâche, le responsable du chantier s’occupait en parallèle de la gestion du sédiment que le pelleteur ôtait juste à côté (première photographie en haut à gauche). Son intrusion vive contraste avec la scène à laquelle j’assistais alors. P. Bodu décide d’entamer la coupe avec la houe qu’il lance d’un coup sec au-dessus de sa tête avant de la frapper sur le sol pour décoller les mottes de terre. Le geste de la main de la jeune femme lui indique de s’arrêter (deuxième photographie en bas à gauche). Elle veut récupérer sa pelle posée juste à ses pieds. Isabelle regarde ensuite le chef de chantier agir (troisième photographie en haut à droite). Moins d’une minute plus tard, on l’y voit finalement repartir et rejoindre son poste initial, laissant Isabelle sans un mot. Elle observe l’état de la coupe, les sourcils redressés et le front plissé, visiblement troublée (quatrième photographie en bas à droite). Elle se remettra au travail et s’appliquera aux mêmes précautions : des actes lents à la truelle et une posture accroupie.
Figure 4. Protection du sol archéologique (déroulement chronologique, de la photographie en haut à gauche à celle en bas à droite), site des Bossats (août 2013, Ormesson, France)
© Gwendoline Torterat
31Le décalage de ces deux actions de décapage manuel est significatif. Les gestes du responsable de chantier sont pressés et sa houe lui impose de se tenir debout. Il n’est pourtant pas question de saccage chez l’un et de surprotection chez l’autre. Ces deux techniciens chevronnés ont tous les deux une pleine conscience de la fragilité du sol archéologique. Lors de l’entretien d’explicitation, nous nous étions arrêtées sur ce passage filmé. Le sujet du rythme de travail est abordé par Isabelle ainsi que le fait de devoir s’accorder sur ce qui doit être fait pour protéger le sol malgré la part d’incertitude toujours inhérente aux activités de décapage :
Je pense que pour le chef de chantier, il y a l’excitation toute particulière de rouvrir son terrain. Et il faut aller vite. Pourquoi aller aussi vite ? On pourrait très bien travailler à un rythme différent. Je pense que le rythme est défini par celui que veut le responsable. C’est lui qui donne le tempo.
Figure 5. Filmer le travail d’Isabelle dix ans plus tard, site des Bossats (août 2023, Ormesson, France)
© Gwendoline Torterat
32Août 2023. Nous retrouvons Isabelle fouillant les niveaux de sable blanc au pied du chaos rocheux où nous l’avions laissée durant le préambule. Contrairement aux scènes précédentes, nous arrivons au terme de la campagne de fouille et le chantier doit être recouvert dans les jours à venir. Nous retrouvons P. Bodu, le responsable du site, qui exprime un certain empressement vis-à-vis de tâches qui devraient se terminer dans la journée, notamment finaliser la fouille et le démontage de centaines de pièces taillées en silex. Les laisser sur place risquerait de les endommager, au minimum de les déplacer au moment de recouvrir le site de sédiments. La nature de la matérialité est donc à nouveau en jeu, au même titre que pour les scènes qui se sont déroulées dix ans plus tôt. En effet, la configuration du sol archéologique accrédite les actions permises tout autant qu’elle les restreint. Elle autorise des gestes à la fois lents et pressés tout en imposant le fait qu’ils doivent rester le plus précis possible. Il faut pouvoir sentir la texture du sable fin sous sa truelle et ne pas endommager les coupes qui sont particulièrement friables. Le contexte est aussi un élément à prendre en compte, car Isabelle continue jusqu’au dernier moment à transmettre des explications aux fouilleuses avec qui elle collabore alors, en particulier sur la nécessité de rester attentif au sol et de s’y adapter pour maintenir sa vigilance, en prenant garde à sa posture, ses gestes et ses outils.
Figure 6. Fermeture du chantier d’Ormesson et recouvrement des sols de fouille avec des bâches de protection et du matériel de signalisation, site des Bossats (août 2013, Ormesson, France)
© Gwendoline Torterat
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33Questionner les fouilleurs à partir des longues vidéos retraçant leur journée de travail sur le chantier permet d’envisager l’analyse de ces contextes sous de multiples angles. J’ai privilégié ici les moments d’une campagne de fouille où le sol archéologique est, en se découvrant, soumis à toutes sortes de risques d’altération naturels et anthropiques. J’ai ainsi montré que ces derniers peuvent être saisis comme un processus avec lequel les travailleurs finissent par composer. La configuration du travail est tournée vers la distribution de certains rôles dédiés au contrôle du sol durant les épisodes de décapage mécanique, à la suite de quoi, l’étape du décapage manuel repose sur l’adoption d’un certain rythme qui nécessite un jeu de coordination et d’ajustement entre les acteurs.
34La méthodologie qui est proposée dans cet article permet de décrire finement ces enjeux, souvent routiniers et à bas bruit, qui composent les scènes de chantier. De plus, les dimensions co-construites des images que j’ai obtenues durant les vidéofilatures se sont traduites par un accès privilégié au sens caché de certains gestes et de certaines réflexions silencieuses des acteurs au moment où je me tenais près d’eux. Les entretiens d’explicitation ont alors permis de suivre le travail de construction des faits, mais également la façon dont les acteurs se débattent avec leurs doutes, leurs impulsions, leurs envies.