© Clara Ruestchmann, Saint-Denis (juillet 2023)
1Tiré d’une série de photographies prises à l’occasion d’un terrain dans le Grand Paris sur les œuvres d’art produites en contexte architectural, ce cliché rend compte d’une étape de travail dans la conception d’une œuvre pérenne. Deux hommes, un artiste et un professionnel du bâtiment, passent leurs doigts sur une sculpture composée de cylindres de béton colorés au sein desquels sont incrustés des objets plus ou moins reconnaissables, collectés par l’artiste dans le quartier où elle sera implantée (vieux jouets, morceaux de plastique, etc.). Conçue pour être installée au sein d’une aire de jeux, espace régi par un ensemble de normes et de législations, cette œuvre fait ici l’objet d’une expertise de la part d’un contrôleur technique travaillant pour un bureau d’étude spécialisé dans les aires de jeux. Cette photographie de terrain laisse alors entrevoir les gestes professionnels multiples pratiqués au contact de ces œuvres par un ensemble d’acteurs souvent peu visibles, dans le cas présent les acteurs de la construction et du BTP.
2L’image montre ce contrôleur vérifiant l’adéquation de l’œuvre aux normes constructibles : pas d’ouvertures de plus de 8 mm pour ne pas se coincer les doigts, pas d’éléments saillants pour ne pas se couper, pas d’incitation à escalader, etc. Il manipule les différents cylindres, touche, vérifie sensoriellement que l’objet est sécuritaire sans jamais avoir recours à un autre outil que ses mains qui mesurent et savent reconnaître des aspérités jugées dangereuses pour un usage par des enfants : « On touche pas les choses pareil », me glisse à l’oreille un membre de l’équipe artistique présent lors de cette intervention en juillet 2023. Par cette vérification sensorielle, le contrôleur oriente la matérialité de l’œuvre via un certain nombre d’arbitrages visant à garantir sa conformité face aux législations en vigueur : des cylindres devront être retirés, des éléments saillants devront être polis, etc. Parcourant ainsi la matière, il déploie un geste technique expert au cours d’une « opération stratégique » (Lemonnier, 2010, 54) nécessaire à la poursuite du processus qui contribue à donner à l’œuvre définitive son apparence formelle finale.
3L’intervention de ce professionnel technique rend compte, en outre, d’une forme de mise à distance de l’artiste au cours de ces opérations stratégiques. Lors de ces dernières, l’artiste se « dividualise » (Adell & Klotz, 2015, 26) en de multiples acteurs aux compétences spécifiques qui participent à des opérations précises externalisées ; dans le cas de cette sculpture, plusieurs professionnel-les sont ainsi intervenu-es au cours des différentes étapes, parmi lesquel-les des ingénieurs, un maître verrier, des maçons, etc. Comme me le dit l’artiste : « D’habitude c’est ma main qui décide, mais là c’est celle d’un autre » (mai 2023). J’ai ainsi choisi cette image qui montre les mains de ces deux hommes car elle exprime la passation de l’expertise qui existe, de la main de l’artiste à celle du contrôleur.
4La photographie comme pratique d’enquête lors des journées passées aux côtés des artistes, conduit finalement à rendre compte de l’intervention de corps professionnels dont les gestes demeurent peu documentés et peu visibles en ce qu’ils ne sont que rarement consignés dans les archives de la fabrique artistique ; et rarement considérés comme faisant partie du processus artistique, y compris pour les acteurs les pratiquants (ici les professionnel-les du BTP). Ces gestes tendent le plus souvent à disparaître au profit de ceux de l’artiste, dans un contexte où la valorisation de « l’unicité » de l’acte créateur (Buscatto, 2008) amène à nier le caractère éminemment collectif du travail artistique et de la « chaîne de coopération » auquel contribue un large réseau d’acteurs aux côtés du ou de la créateur-ice : producteur-ices, fabricant-es, artisan-es… (Becker, 2010). Ethnographier en photographiant le travail de ces professionnel-les permet ainsi de donner à voir un ensemble de pratiques et de gestes peu visibles qui sous-tendent la création artistique et qui donnent à l’œuvre sa matérialité.