1Je voudrais ici déployer une réflexion sur une enquête ethnographique filmée, réalisée pendant deux ans dans une petite usine de l’industrie mécanique à Vierzon, afin de montrer que l’étude du fonctionnement de ce type d’usine n’a pu se faire que par une immersion approfondie et des enregistrements audiovisuels précis des opérations techniques. C’est au cours des nombreux tournages que gestes et paroles ont pris tout leur sens dans un système technique plus large.
2Après avoir filmé des témoignages d’anciens ouvriers insuffisamment éclairants sur leur travail, cette enquête me semblait nécessaire. Bien que ces récits donnèrent lieu à la réalisation d’un site internet1 permettant de thématiser et d’analyser les discours2 ils ne suffisaient évidemment pas à reconstituer de manière exhaustive les opérations du travail et l’ambiance des usines qui, pour certaines, sont toujours actives depuis la seconde guerre mondiale. Je souhaitais donc prendre pour objet, le travail d’aujourd’hui, dans une usine racontée au passé. Montrer cette usine dans cette ville jadis emblématique3 de l’industrie, dont le déclin s’accélère dans les années 1960, et qui, dans les années 1990 voit toutes les grosses unités disparaître et les ateliers disséminés en périphérie. En effet, après m’être imprégnée des témoignages du cœur de la vie industrielle, j’eus le sentiment que cette dernière avait disparu, augmenté par une vision pessimiste des médias4 laissant entendre que la ville était sinistrée. « Illusion d’usines » (Rancière, 2003) nous met en garde, les archives du monde ouvrier ne sont pas la réalité, particulièrement lorsqu’elles subissent de nouvelles formes d’exposition ou d’écriture. Les écritures sur le monde ouvrier, sont des enjeux de luttes, d’expression d’une classe (Vigna, 2016).
- 5 Industrie du caoutchouc pour fabrication de pièces automobiles
- 6 La Berrychonne de Mécanique, devenue LBM Société Nouvelle.
3La petite industrie mécanique est invisible, et ça fait bien longtemps qu’on ne voit plus les ouvriers (Comolli, 2000). Les films ou les écrits du monde ouvrier concernent essentiellement l’usine où l’on travaille à la chaîne, l’usine pleine de chefs d’ateliers, les grands sites industriels emblématiques des luttes sociales, plus rarement, les petites entreprises pourtant encastrées dans l’économie industrielle. C’est pourquoi, après avoir filmé dans la plus grosse usine robotisée de Vierzon (Hutchinson devenue Paulstra5), j’ai choisi de filmer la LBM6, une petite usine en fonctionnement depuis 1946, qui connut son heure de gloire dans les années 1970 avec plus de cent cinquante salariés et qui aujourd’hui n’en emploie plus que sept. Transformée en SCOP dans les années 1980, elle a su résister à la délocalisation de la production. Pendant deux années, je suis allée régulièrement filmer le travail de conception des machines.
4À la LBM on fabrique des presses hydrauliques depuis 1946. Des machines-outils indispensables aux usines Renault, SEB, Rolex et bien d’autres pendant les années 1960 et 1970. Que serait l’industrie sans la presse, dénommée aussi « le marteau de l’industrie », une machine-outil qui sert à emboutir, sertir, aplanir, compresser ? Aujourd’hui, à la LBM, on ne fabrique plus des presses standards à la chaîne mais des machines spéciales à destination des grands groupes, essentiellement des équipementiers automobiles.
- 7 L’Usine nouvelle, 6 septembre 2021.
- 8 Les Échos, mars 2014.
5Les constructeurs français de machines-outils sont désormais surnommés les « derniers Mohicans7 », tant il est vrai que « les dernières niches françaises résistent, essentiellement dans la fabrication de machines dites spéciales, faites sur mesure8 ».
Figure 1. La machine 12 256, une presse trois colonnes destinée à riveter les embrayages de camion
©Nadine Michau
- 9 L’industrie mécanique est le premier employeur dans le secteur de l’industrie en France (602 000 em (...)
6Aussi après avoir constaté que le travail de ces salariés de l’industrie mécanique, pourtant importante en France9, reste dans l’ombre des travaux documentaires, ou littéraires, j’ai eu envie d’aller voir de près. Le désintérêt pour la fabrication des machines est d’ailleurs noté par les auteurs de Vies de mécaniciens au motif que « la machine (est) destinée à d’autres industriels, et non à être un objet de consommation comme la montre […] » (Marti & al., 2005). Les hommes de la LBM portent pourtant autant d’attention à leur machine qu’un horloger à ses montres. Ils ont fait de la relation aux savoir-faire une priorité, luttant pour conserver une façon de travailler accompagnant leur mode vie qu’ils défendent machine après machine, car leur avenir n’est assuré que dans la prochaine commande. Leur travail se rapproche aujourd’hui davantage de l’artisanat ; la parole est au cœur d’un travail bien loin d’être automatisé, s’appuyant sur des ajustements et des négociations techniques permanents. Rares sont pourtant les enquêtes réalisées sur cette frange d’entreprises prises en étau entre l’artisanat et l’usine. C’est donc en filmant la parole en situation que j’ai découvert les enjeux techniques et les rapports sociaux de travail.
Figure 2. Échanges autour de la bride
©Nadine Michau
7Les situations de coopération technique mettent particulièrement en avant l’expression de la parole, tandis qu’elle est plutôt absente dans les moments informels, parce que les salariés n’ont rien de particulier à se dire, « la parole vient à manquer » (Baratta, 2000). Mohammed travaille à l’automatisation des machines, Valentin à la conception au bureau d’études, Jésus au SAV, Patrice à la commande de pièces, Dominique au montage, et Laurent, c’est le patron qui supervise le tout et s’occupe de la relation commerciale. Après un premier entretien avec le patron de l’usine – ce sera le seul – je fus rapidement amenée à filmer dans l’atelier, et j’eus d’emblée le sentiment d’entrer dans une histoire intime. J’ai choisi de filmer directement sans faire d’entretien au préalable avec les autres salariés. Cette petite usine-atelier est habitée par une longue histoire de luttes sociales, que de nombreuses photos et coupures de journaux viennent rappeler, tout comme les photos des magnifiques machines ayant fait le prestige de l’usine. L’événement mémorable pour tous, et régulièrement rappelé, fut l’occupation de l’usine pendant six mois en 1982 et sa transformation en SCOP. Puis en 2000, après un nouveau dépôt de bilan la création d’une nouvelle SCOP dirigée par le patron d’aujourd’hui. Laurent mettra son engagement communiste au service de l’entreprise. Il n’a jamais licencié un ouvrier et systématiquement gardé ceux qui souhaitaient rester. La question de l’emploi sur le territoire a toujours été pour lui une priorité. Les sept salariés, dont certains travaillent ensemble depuis presque trente ans, ont acquis des automatismes. Leur travail a pourtant changé : ils ne coulent plus les pièces pour fabriquer les machines mais ils assemblent des composants qu’ils commandent au fur et à mesure. À chaque tournage, c’est en interrogeant les objets anciens qui nous entouraient que j’obtiendrais quelques bribes de l’histoire de l’usine : une vieille machine, de vieilles affiches, des outils prenant la poussière. Ma manière d’être partout sur le terrain, souvent en conversation pendant les tournages m’a permis d’en apprendre beaucoup. Je naviguais sans cesse entre les bureaux et la machine. Dans une usine désormais silencieuse propice aux échanges. L’espace de travail ne ressemble en effet plus guère à celui d’une usine, ou bien c’est une usine dans laquelle il ne resterait que quelques espaces occupés par le travail manuel, entourés d’une infrastructure qui se serait arrêtée dans le temps. Seule devant la machine avec le monteur, les échanges sont largement facilités. Je filmerai très souvent Dominique à la machine qui me parlera le plus de l’usine. Il travaille à la main pour fixer les composants de la machine sur le bâti. C’est l’attention de Dominique au montage qui servira souvent de support à la compréhension des détails du fonctionnement de l’usine.
Figure 3. Dominique fixe le bloc hydromécanique sur la tête de vérin de la machine
©Nadine Michau
8Très souvent les sept salariés se retrouvent devant une machine pour tenter de résoudre un problème. Le film permet d’entrer au cœur des échanges (Lallier, 2009), afin de saisir les différences de conception du travail, les différents acquis de chacun, sans avoir à poser de questions. Le premier jour de tournage, Valentin et Mohammed, les deux cadres des bureaux, rejoignent Dominique le monteur devant une presse : ce jour-là, une avancée métallique disgracieuse du bâti est en jeu, que chacun commente en cherchant des solutions techniques. Le bâti, c’est l’ossature en tôle très épaisse qui va porter tous les éléments mécaniques de la machine, et c’est l’esthétique de cette dernière qui les anime à ce moment-là. « Faut qu’elle nous plaise à tous », me dit Dominique, le monteur. « Tu peux pas envoyer une machine comme ça », lui oppose pourtant Valentin. La machine imposante, surélevée sur une estrade métallique, semble dicter la conduite de chacun. Tous réunis devant elle, ceux des bureaux et ceux de l’atelier, ils discutent, sans que je puisse vraiment discerner qui fait quoi. Il y a quelque chose d’organique dans cette scène. L’assemblage de la machine semble cristalliser toute l’organisation du travail, fruit d’une chaîne devenue en grande partie manuelle. Toute l’organisation de la fabrication a l’air de tenir entre les mots, les gestes, les matériaux et les outils dans une improvisation permanente. La solution a été trouvée. Dominique reprend seul le réglage avec la montre et tombe dans l’axe du piston. Valentin qui, à côté de lui, serre les colonnes de la grosse presse, est de nouveau interpellé par Dominique gêné par un dépassement d’une tôle sous le plateau. Valentin répond qu’elle a dû être mal découpée : « En oxycoupage c’est pas précis. » Dominique dit « qu’il s’en fout » et qu’il va piéter le plateau. Valentin réaffirme son désaccord : « Tu peux pas lancer une machine comme ça. » Dominique qui a résolu son problème d’axe nie l’autre problème, il s’adresse alors à Valentin : « Qu’est-ce que tu veux faire ? » et Valentin répond : « Il y a quelqu’un qui va la meuler je pense. » « Il est fou ! » renchérit Dominique. Valentin part se renseigner au bureau, mais Dominique avance sans tenir compte des remarques de Valentin « Ah, il a pas l’habitude, j’ai vu pire que ça », me dit-il. Valentin demande à Patrice du bureau de constater le problème, et Dominique commence alors à s’énerver : « Et les gars je redémonte pas le plateau, il est centré ! » On sent dans cet échange verbal différentes conceptions du travail, mais aussi des formes de hiérarchie et d’habitudes dans les manières de faire ensemble. Chacun veille sur son territoire de travail. Plus tard Mohammed l’automaticien trace en l’air des lignes avec ses mains, tentant d’expliquer aux autres ce qu’il a dans la tête. Patrice propose de faire un trou pour déplacer un pressostat. Dominique contredit Mohammed pendant qu’à quelques mètres de là, Jésus, en charge du service après-vente, forme une jeune stagiaire mécanicienne du lycée technique de la ville à la réparation d’une machine. Patrice et Dominique échangent quelques blagues, on finit par s’entendre et chacun se remet au travail.
9J’ai pu filmer tous ces échanges de l’intérieur malgré la tension qui s’exprimait entre eux, la caméra n’avait pas l’air d’être une gêne. Les enjeux professionnels et les rapports sociaux prenaient largement le dessus sur ma présence. J’arrivais donc à rester au cœur de l’interaction et à faire de longs plans, des plans qui ne trouveront pas toujours leur place dans le film monté mais dont la transcription écrite me servira à l’analyse et à l’écriture.
10À ce moment-là je perçois que les discussions autour des machines brouillent les lignes de partage de la division du travail. Tout le monde semble polyvalent et capable d’intervenir sur le poste de l’autre, mais je comprends que ce n’est pas en interrogeant chacun sur son métier que je vais rendre compte véritablement de la subtilité de leur rôle dans cette dramaturgie de la technique. Les entretiens auraient trop vite fait de remettre de l’ordre, de contredire ou de masquer ce qui se passe vraiment. C’est là aussi que j’ai senti que le rôle essentiel de la caméra, elle qui va se glisser dans les interstices entre les gestes et la parole, dans ce qui a le plus de mal à se dire sans interprétations hâtives. J’ai donc décidé pour la suite des tournages d’être au plus près d’eux et d’enregistrer toutes leurs discussions, leurs négociations pour ruser avec la fabrication de la machine qui, bien que sa conception dépende d’une procédure, est aussi une suite de bricolages et d’ajustements infinis. Je choisis alors de filmer le processus de fabrication complet d’une grosse presse commandée par Valéo, destinée à emboutir les embrayages de camion.
11Les discussions commencent au bureau devant le logiciel de Valentin qui dessine la machine. J’ai passé beaucoup de temps à écouter les discussions entre le patron et Valentin devant le dessin industriel et je me rends vite compte que Dominique le monteur interprète certains détails de conception à sa manière et tente de contourner ce qui dans le dessin ne lui convient pas, ou simplement ce qu’il n’aime pas faire. Il m’explique que Valentin, jeune dessinateur, a tendance à privilégier l’esthétique de la machine, or il pense que la cartérisation empêchera son montage et démontage. Dominique me dira souvent : « Valentin, il se rend pas compte il me dessine des choses que je peux pas monter. » Valentin est un jeune homme qui sort d’un BTS de conception industrielle, mais qui n’a pas, selon Dominique, les bases en mécanique.
12Tout ce qui pose problème au montage, la caméra l’enregistre et oblige en quelque sorte chacun à se justifier, chacun commente, approuve, désapprouve et surtout on sent très vite que le travail tient fortement sur des formes d’entente et de compromis. On y voit comment la communication technique est tout entière tournée vers l’efficacité et le fonctionnement de la machine, ainsi que le montre Claire Flécher (2023) autour de la machine du cargo.
13Si on sent une forte coopération verbale à la base de la coopération technique, on y décèle aussi des non-dits, des tensions, que certaines questions sur la manière de travailler ensemble, n’éclaireront pas, car certains gestes machiniques, entendus par tous ne se disent plus depuis longtemps. Les désaccords techniques, esthétiques, on l’a vu, obligent chacun à des compromis parfois difficiles à accepter : « Avec certains je m’entends pas sur certaines idées… le problème, c’est que chacun en gros on va discuter mais chacun entend ce qu’il veut, ça me hérisse », dit Valentin. Leur point de vue éclaire leur conception du travail, et cela particulièrement entre les deux générations de travailleurs, les plus anciens et les plus jeunes. La caméra est le bon instrument pour lever le voile sur un certain nombre de pratiques qui autrement ne se diraient pas, ainsi que Delphine Corteel l’a montré pour le travail en îlot (Corteel, 2001).
14On sait, depuis les travaux d’André Leroi-Gourhan, que suivre une chaîne opératoire complète, c’est déceler les rapports sociaux, comprendre les relations entre les hommes, entre les hommes et la machine. Pour cela, le processus doit être suivi de près car les enjeux n’apparaissent qu’au fil de la fabrication. On décèle par exemple à travers des phrases comme : « Valentin, il comprend pas », que ce dernier (arrivé à vingt-deux ans au bureau d’études) n’a pas du tout la même manière de voir les choses que l’ancien monteur. Dominique recourt à de nombreux bricolages comme par exemple sa fabrique des rondelles « maison ». Le dévoilement des manières de faire de chacun prend du temps, et la parole advient au fur et à mesure, les mots prennent sens en situation ; les agacements finissent par se dire. Il me fallait regarder le travail au plus près, dans une forme de communication qui ne soit pas forcément celle du langage, mais qui le fasse advenir, considérant que la technique est un langage avant tout.
15En filmant, chacun m’apprend sur soi et compare son savoir au savoir de l’autre : « Moi j’aurais pas fait ça comme ça. » La caméra me permettait d’approcher au plus près des salariés sans que la distance proxémique avec eux soit intenable. En restant le plus près de mes enquêtés, en les écoutant parler de leur raison d’agir, en liant le signe et les explications, les justifications où la sphère du discours et la sphère de l’action ne sont pas séparées. Ainsi je pouvais m’accroupir sous un plateau de presse, ou grimper sur un escabeau pour mieux voir une opération technique complexe et enregistrer la parole de Dominique se parler à lui-même, il y eut aussi ce jour où Jésus se confia à moi sur le fonctionnement du SAV et sa précarité : « Les jeunes veulent plus mettre les mains dans le cambouis, je ne trouve personne pour me remplacer », et nous pûmes échanger sur le problème du recrutement dans le secteur de la mécanique.
16La panne au moment de l’essai de la machine fut particulièrement révélatrice des rapports sociaux de génération. Mohammed l’automaticien met sereinement en route la machine en m’expliquant « Il faut que le plateau descende sur les colonnes et tape pour compresser, le tout avec une force hydraulique (pression de 500 tonnes). » Dominique surveillant le fonctionnement lui hurle d’arrêter l’essai. La cuve qui contient l’huile se met à fuir, visiblement la panne est engendrée par une erreur de cote d’un composant. Laurent sans le dire explicitement sait que Valentin a dû commettre une erreur sur son ordinateur, et au moment de reprendre le dessin avec lui il évoque devant la caméra l’évolution de la situation d’apprentissage des jeunes :
En 1982, ceux qui allaient en BTS bureau d’études c’était les meilleurs élèves, sur une promotion de vingt-cinq on était trois quatre à y être allés, après il y en a qui sont passés en automatisme, en productique, en fabrication mécanique et on avait trois ans (seconde T1, première, terminale) de dessin industriel, de mécanique, d’ateliers. On avait des maths, de la physique. Aujourd’hui, un jeune qui fait par exemple fac de médecine, il échoue, il fait une deuxième année en psycho, il n’a rien, il demande à être en BTS productique (CPI) et on l’accepte. Le gars il a aucune base de mécanique, il a rien, rien, rien ! Donc le niveau n’est pas le même. Là Valentin n’a jamais fait de mécanique par exemple, mais de l’électronique.
17La caméra a ainsi servi de support aux ressentis, interprétations, justifications.
Figure 4. Laurent, le patron, accompagne le dessinateur et le forme
©Nadine Michau
18Aimer monter et démonter est en général la première « pulsion » du mécanicien. « Faire et défaire c’est l’art de la mécanique », aime dire Dominique. Chevrolet, grand mécanicien en son temps, a commencé sa carrière en montant et démontant des vélos (Layaz, 2021). Dominique, dans ses heures hors travail, restaure de vieilles motos. Il me confie à propos de son père couvreur :
Quand il voulait qu’on lui foute la paix, il avait des grosses caisses à outils, des clés anglaises, des machines énormes tu vois, il faisait aussi de la plomberie… et ben dans la cave il sortait ça de dessous l’établi et on jouait avec ça avec mon frangin… et quand on le faisait chier, il nous donnait des marteaux, des pointes et des bouts de bois, et on plantait des pointes, et tu vois, me dit-il devant la machine, moi j’aime bien monter des trucs comme ça.
19Dominique a acquis un langage de mécanicien très naturellement, et la parole a souvent été l’expression du clivage entre ceux qui auraient, comme je l’ai appelé, l’esprit mécanique et les autres, autrement dit, ceux qui sauraient faire et les autres. Marie-Noëlle Chamoux montre en effet que la force d’un savoir-faire est collectif, générationnel (Chamoux, 2010) et François Sigaut nous dit « l’apprentissage n’est pas seulement acquisition de savoirs, c’est l’acquisition d’une identité, celle des membres d’un groupe où ces savoirs sont reconnus et valorisés parce que partagés » (Sigaut, 2009).
20L’esprit mécanique s’énonce donc très clairement entre eux comme quelque chose qui relie les plus anciens depuis l’enfance, quelque chose que l’on possède de manière tacite et qui permet de s’entendre rapidement : « La mécanique c’est comme le vélo, ça se perd pas », disent-ils. D’ailleurs, dès qu’un problème surgit, on l’a vu, le clivage apparaît fortement entre ceux qui « sauraient » et les autres. Les mécaniciens ont leur jargon, et les dessinateurs, déjà à l’époque du bureau d’études, étaient raillés pour leur méconnaissance de la mécanique.
21On les surnommait facilement les « dessineux », ainsi que je l’ai entendu de la bouche de Jean-Pierre, un ancien de LBM, et que je retrouve dans ma lecture de François Bon dans son ouvrage Sortie d’usine : « Ou bien viennent là-bas un dessineux plus un type du contrôle c’est une affaire de loupé […] bien sûr faut que ça retombe sur le quidam en fin de piste qui n’y est pour rien […] » (Bon, 1982). Évidemment se joue là aussi un rapport de classe entre les cadres des bureaux d’études (les cols blancs) et les ouvriers de l’atelier. Un clivage aujourd’hui renforcé par le fait que, dans les formations en production industrielle, la partie atelier est très réduite, ce qui est nouveau par rapport à l’enseignement technologique des années 1960. De plus, certains jeunes n’ont jamais bricolé, jamais eu un marteau ou une perceuse en main. « Aujourd’hui, m’explique Laurent, vous pouvez faire une licence pro dans le domaine de la mécanique sans avoir tenu un bout de ferraille dans les mains… c’est une catastrophe. »
22Les anciens reprochent généralement aux nouvelles générations de techniciens ou d’ingénieurs d’être bons en informatique mais de ne plus avoir « l’esprit mécanique », de ne pas employer la même langue. On assiste dans le film à une discussion entre Dominique et Mohammed qui constatent que l’ordinateur fait faire des erreurs de cotes aux jeunes qui ne savent plus dessiner à la main. Le mécanicien devrait être celui qui comprend « machinalement » le lien entre un dessin, une machine théorique et la machine concrète, qui se projette sur une matière, qui sait traduire un plan. « Comprendre une machine, écrit Simondon, c’est envisager les éléments qui matériellement constitueront l’objet technique » (Simondon, 2012). Toutefois, s’il est plus facile de projeter des formes dont on a incorporé la matière, le poids, la consistance, cela ne suffit pas, et la connaissance mécanique n’est applicable qu’à la suite d’apprentissages formels, scolaires nécessaires à la bonne traduction et transmission d’un savoir-faire empirique. Il ne suffit pas d’avoir mis les mains dans le cambouis pour savoir fabriquer une machine.
23Dans le film s’expriment les deux formes de pratiques dans les chaînes opératoires qu’avait définies André Leroi-Gourhan :
[…] qui dépendent du degré de machinalisation des chaînes, séquences ou opérations : les unes, spécialement apprises, ou intégrées par une pratique très fréquente, s’opposant à d’autres plus rares, ou exceptionnelles, qui demandent une mobilisation de la conscience technique – et font plus largement appel au langage (oral ou écrit) pour transmettre, le moment venu, la mémoire du groupe (Leroi-Gourhan, 1964, 164-166). » (Balfet, 1991)
24Pas de mécanique sans intellectualiser la pratique, sans conscience créatrice. Le langage, le dessin, on l’a vu, sont essentiels à l’entente technique et à la fabrication de l’objet.
Figure 5. À la pause-café on règle des éléments techniques
©Nadine Michau
25« Les activités langagières constituent les moyens par lesquels le savoir est conservé sous forme de contrainte portant sur les types d’actions et les interprétations possibles » (Gumperz, 1989) et se nichent souvent à l’intérieur de la pratique. C’est donc pour documenter ces interstices, ces agencements techniques et langagiers souvent peu visibles que je filme depuis toujours dans mes enquêtes car je me sens plus à l’aise qu’en observation directe, une posture qui ne me convient guère pour voir et entendre de près les choses et sentir les subjectivités à l’œuvre. Toutes les formes d’observations qu’accompagne mon corps à la caméra pourraient se révéler, ou impolies ou étranges, tandis que le pacte tacite de l’observation filmée avec mes enquêtés me permet une plus grande mobilité du regard sans qu’ils en soient surpris ou gênés. Je ne dis pas que l’observation ne me convient pas, mais selon la précision que j’accorde à celle-ci, j’aime qu’elle soit médiatisée, sans doute par peur d’une trop grande proximité avec mes interlocuteurs, mais aussi pour voir ce que je ne verrai pas autrement. J’ai fait de la caméra une sorte de prothèse qui me permet de regarder et d’entendre ce qui m’entoure, les films m’accompagnent dans l’écriture comme pour m’assurer de rattraper le visible et d’interroger, selon la formule de Merleau-Ponty (1979), « Ce que le visible doit à l’invisible. » J’ai depuis longtemps fait le choix de filmer et écrire. Par ailleurs, la description/transcription littéraire des faits sociaux est un exercice parfois frustrant. J’ai souvent été débordée par l’écriture des faits sociaux, les mots me manquaient ou n’avaient pas la force que j’aurais aimé leur donner – tout le monde n’a pas la précision d’un Julien Gracq dans sa manière de nous faire sentir la chair de ce qu’il regarde. La frustration de ne pas dire assez bien ce que je vois, peut-être aussi parce que je le vois mal, je pourrai peut-être dire aujourd’hui, pas en assez gros plan, cette frustration donc, mêlée à mon attirance pour le cinéma m’ont assez vite orientée vers l’idée que filmer le réel pouvait mener à une autre forme de perception et d’écriture de celui-ci. Ici, convaincue que c’est au cœur des entrailles de la machine que se tient le secret du fonctionnement de l’usine, le film me semblait nécessaire, l’outil et la matière étant des accès privilégiés aux forces sociales. Simondon nous a prouvé que « ce qui réside dans les machines c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structure qui fonctionne » (Simondon, 1958, p. 13). Par ailleurs la caméra est un instrument d’écoute formidable, comme je le dirai plus loin, les échanges de regards à travers elle permettent une attention conjointe très forte. Il y a de part et d’autre de la parole un engagement dans le film qui ouvre à l’élaboration d’une parole qui sinon n’aurait pas été là, ou aurait été autre.
26Filmer la parole au cœur de la compréhension technique, permet de déceler une façon d’agir performative, et la caméra permet d’en mesurer sa place et son agentivité. Je filme si près des salariés que l’on regarde ensemble les mêmes choses et qu’ils s’expriment à travers cette relation spéculaire, de sorte qu’ils n’hésitent pas à pointer ce qu’ils aimeraient que je vois et comprenne, la caméra fait office de lien où je te vois, et tu me vois te voir.
27Ainsi l’échange de nos regards est important pendant le tournage, déterminant des formes d’intention à m’expliquer ; des regards accompagnants, je me sentais parfois comme une alliée. Les salariés se parlent également souvent tout haut à eux-mêmes et en direction de la caméra, ainsi Dominique faisant ses calculs de tuyauterie au-dessus de la presse à haute voix pour ne pas s’y perdre. Régulièrement il guide la caméra comme si c’était lui le filmeur dans les coins de la machine où seule je n’aurais pas osé aller par peur de gêner. La parole devient exposition dans un second temps, après l’action.
28C’est en filmant des journées entières auprès d’eux que la parole trouvait sa place librement, qu’ils racontaient aussi bien l’histoire de l’usine que ses problèmes techniques : « Tu vois ces machins-là, me disait Dominique, ils viennent de Turquie maintenant c’est du pas cher » évoquant alors les délais de livraison et la qualité des composants dus à la délocalisation des pièces, ou encore à un autre moment « Tu vois les gars là avant (il me montre du doigt un ancien café) il y avait cinquante calvas et cinquante cafés sur le comptoir, ils avalaient ça et ils entraient en courant à l’usine. » J’avais à chaque fois l’impression, et surtout avec le monteur Dominique, que j’ai le plus filmé, d’être dans une sorte de bulle, ou tout ce qui se passait entre nous prenait une forme et était conservé. Tout au long de l’enquête, des paroles spontanées, argotiques ont pu émerger, ajoutant une qualification sensible à ce milieu de la machine-outil : « Nous, on fait des racassons, des machines que personne ne veut faire. » Des propos empreints d’une certaine fierté, mais aussi d’amertume que l’existence du film aurait pu un moment venir apaiser, en inscrivant leur nécessité. À mon grand étonnement pourtant le film abouti ne semblait pas compter pour eux, moins que sa réalisation. Ils ne m’ont jamais demandé à se voir à la suite d’un tournage et ont attendu que le film soit terminé. J’avais le sentiment que ce qui se passait pendant le tournage semblait toujours du passé sur lequel on ne revient pas. Ils n’en parlaient même pas entre eux à l’usine, confirmant encore l’idée de Comolli « Filmer le travail c’est filmer contre le cinéma » (Comolli, 2000), c’est faire autre chose que du cinéma, c’est chercher à comprendre.
29L’enchaînement des plans au moment du tournage correspondait à une concaténation des regards, des regards internes à l’événement, topiques (Desgoutte, 2003), et des regards externes à l’événement produisant un langage fragmenté, phatique. L’image dans ces moments-là devenait une sorte de support pour accueillir nos sensations, créer un lieu de rencontre, une syntaxe entre eux et la caméra. Émergeait également un langage didactique, l’image dépassant alors l’évènement de la relation. Il y a plusieurs catégories d’images comme l’écrit Jean-Paul Desgoutte (2003) :
Un mode constatif qui manifeste l’accord des partenaires ; un mode que nous qualifierons d’expressif qui correspond à l’interprétation que chaque partenaire fait pour son propre compte, en fonction de sa « culture » ou de la finalité de son engagement, et un mode que nous qualifierons d’impressif qui correspond à l’interprétation que chaque partenaire suppose être de son interlocuteur.
30Il ne s’agit évidemment pas nécessairement d’expression orale. La caméra retient parfois la parole, mais la relation corps filmant/corps filmé offre des informations précieuses. Le spectateur se trouve pris dans un jeu intersubjectif, qui oblige le cinéaste à construire un point de vue adapté à ce qu’il découvre.
31J’ajouterai que la parole s’extériorise davantage car elle est recueillie par une « étrangère » non technicienne, il n’y a donc aucune gêne à dévoiler ses bricolages et une volonté plus forte de se faire comprendre. Je sentais bien que l’expression orale des difficultés était parfois due à ma présence, s’autorisant à commenter à haute voix les dysfonctionnements, ou blaguant de manière à exposer leurs relations, leurs différences. Au moment de la panne ils ont en effet tous fait quelques blagues pour dédramatiser le problème, et éviter de stigmatiser le collègue qui avait commis l’erreur. Pourtant c’est finalement sorti : « T’en a fait une belle là ! » ou bien : « heureusement qu’il y a plus le concours de la couille d’or ! »
- 10 Bernard Ganne est chercheur sociologue et cinéaste. Directeur de recherche émérite au CNRS, et spéc (...)
32J’avais choisi de filmer seule afin d’être au plus près d’eux, une proximité, pensais-je, qui pouvait réduire nos différences car au début, enquêter à l’usine avec ma caméra ne me mettait pas à l’aise. L’usine, qui, si l’on en croit les ouvriers-écrivains demeure une terre étrangère tant que l’on n’y a pas travaillé, l’usine d’abord étudiée par les intellectuels qui s’y établissent, qui l’étudient de l’intérieur nous renvoie une sorte d’illégitimité, probablement encore plus lorsque l’on est la seule femme dans une usine de mécanique dans laquelle on ne travaille pas. L’usine, cette « irréalité » comme le note Leslie Kaplan dans son entretien avec Marguerite Duras (Kaplan, 2020). J’avais pourtant en tête le travail de Gilles Remillet (2009) et ses films sur les fonderies d’Alès. Seuls films à ma connaissance (à l’exception des travaux de Bernard Ganne10) qui aient tenu compte très rigoureusement de chaînes opératoires de fabrication, et je tenais comme lui à entrer dans le regard et le murmure de chacun, m’approcher des pensées à voix haute, des réactions, des mains de ces sept hommes. Chaque tâtonnement, chaque hésitation, chaque parole prononcée devant une difficulté signe une manière de faire, une conscience technique et une créativité au travail. Une pratique de groupe organique impliquant la moindre des capacités de chacun, les formes verbales et non verbales de coopération. Du bureau d’études à la sortie de l’usine, le processus de fabrication d’une machine est loin d’être une suite réglée d’opérations où chacun arriverait à l’instant T sur la machine pour en avancer l’assemblage. Accroupie avec ma caméra sous un geste de serrage de rondelle, je vois mieux, j’accompagne le corps, la respiration du travailleur, son agacement, sa dextérité et son langage qu’il s’adresse parfois seulement à lui-même. J’entre à l’intérieur du bricolage infini nécessaire au bon fonctionnement de la machine et j’écoute. « On n’a pas le choix que de trouver des solutions pour que ça fonctionne », répètent-ils tous sans arrêt comme pour conjurer le sort. J’accède à la syntaxe entre les opérations, aux formes de coopération, aux gestes profondément incorporés, ceux qui surgissent machinalement et ceux qui demandent réflexion, essai, expérience. Doucement, je mesure mieux ce qui fait la raison d’être de l’entreprise et sa force dans la fabrication de ces machines si spéciales, sa place dans une filière complexe. Comment les machines achetées par les grands groupes industriels ne sont rien de moins qu’une cristallisation de formes humaines. Michel Faucheux montre que le récit est ce qui fait advenir la technique (Faucheux, 2005). Je souhaitais montrer que le montage de ces énormes machines industrielles relève d’un travail manuel d’assemblage dont je n’aurais pas soupçonné l’existence, un travail qui se rapproche de la création, de l’artisanat et dépend fortement d’une dimension « sensible des savoirs produits en situation » (Grosjean, 2014). La parole y joue un rôle central, et la caméra a joué un rôle dans son existence, car en général elle est tue. Si ce travail d’observation filmé est efficace, peut-être pourrait-on dire comme Béla Balázs : « Lorsque le réalisateur assemble les plans de détail dans un certain ordre afin d’obtenir un effet déterminé dont notre raison saisira le sens, il procède exactement comme un monteur assemblant des pièces détachées pour en faire une machine destinée à produire un certain travail. » J’ai choisi de monter le film comme un « drame technique ». Le film, tout comme la machine, doit « fonctionner », et laisser les paroles essentielles qualifier le travail. Les caractéristiques « superficielles du langage sont souvent d’une importance considérable pour repérer ce qui est important dans une interaction ». (Balázs, 2011)
33La chaîne manuelle, nous l’avons vu, est une suite d’aléas et chacun doit s’ajuster en permanence à la tâche de l’autre. En suivant avec la caméra le trajet des doigts qui décèlent une goutte de peinture desséchée qui gêne la planéité d’un plateau de presse, on accède à l’infiniment petit d’un travail industriel aux apparences grossières, on bascule du côté du geste artisan, des manières de faire et de la difficulté à articuler les opérations de fabrication entre les hommes.
34Si Christian Papinot et Michaël Meyer (2017) soulèvent l’impensé épistémologique de l’usage de la photo élicitation, je voudrais ici soulever l’impensé épistémologique de la question des échanges verbaux et non verbaux à travers une caméra, du geste cinématographique performatif. Filmer, en anthropologie visuelle, c’est d’abord un acte relationnel, c’est créer un espace de projection entre la caméra qui matérialise le lien entre travail et paroles, qui les objective, les expose.
35Je voulais également essayer de prendre au sérieux ce qu’Éric Chauvier dans les pas de Fabian (2017), constate dans notre discipline (ce qui bien sûr n’est pas toujours le cas) : « le déni d’un temps partagé » (Chauvier, 2017) entre l’observateur et les témoins. Partager une enquête en train de se constituer, retrouver les éléments de compréhension de la relation enquêteur-enquêté afin d’analyser plus finement tout ce qui constitue un plan, un échange. Il s’agit presque d’engager la conversation au sens où John Gumperz l’entend : « Tout locuteur indique de façon directe ou implicite, la manière dont un énoncé doit être interprété et montre par ses réponses, verbales et non verbales comment il a interprété l’énoncé d’un autre locuteur ». (Gumperz, 1989) Quand on filme, il faut du temps, le temps du travail, le temps de la parole qui survient au hasard.
36Il ne faudrait toutefois pas oublier que filmer ne nous assure pas de voir et d’entendre. Ainsi que le souligne très justement Michèle Perrot à propos d’enquêtes ouvrières : « On peut enquêter et ne rien voir » (Perrot, 2012). Filmer n’est pas forcément voir, c’est faire émerger du sens, de la parole, des démonstrations, et de fait on peut très mal voir, très mal entendre, et très mal filmer si notre point de vue n’est pas sûr, aussi l’anthropologue doit-il se considérer modestement comme un chaînon sémantique.
37Ce qui m’a motivé dans cette enquête d’anthropologie visuelle c’est la tentative d’être à l’écoute de la part du social dans la machine, part souvent invisible et indicible si encastrés que sont techniques et pensées : « Si technique et langage sont produits par le même processus mental, nous devons ajouter aussi qu’ils s’enveloppent l’un l’autre en un emboîtement d’artefacts et de mots. » (Faucheux, 2005). Je me suis comportée à la manière d’une observatrice ayant traversé les événements ordinaires de l’atelier en les filmant, afin de livrer des interprétations possibles. Non pas qu’avec l’enregistrement vidéo j’accéderais à une réalité ou une vérité plus fine, mais à autre chose dont l’écrit ou le langage peine à rendre compte
Figure 5. Laurent, le patron, prépare le festin de la Saint-Eloi dans l’usine
©Nadine Michau