- 1 Je souhaite sincèrement remercier Michèle Dupré pour sa relecture attentive et ses commentaires. Je (...)
« Il n’y a rien que l’homme soit capable de vraiment dominer : tout est tout de suite trop grand ou trop petit pour lui, trop mélangé ou composé de couches successives qui dissimulent au regard ce qu’il voudrait observer. Si ! Pourtant, une chose et une seule se domine du regard : c’est une feuille de papier étalée sur une table ou punaisée sur un mur » (Latour, 1987, 90)1
- 2 En respectant la règle l’accord de majorité, j’utiliserai le féminin tout au long de cet article po (...)
1La photographie est décrite comme une méthodologie balbutiante en sociologie française (Papinot, 2017). Bien qu’elle soit peu visible dans les ouvrages classiques de méthodologie en sociologie, les sociologues qui souhaitent la mobiliser dans leurs travaux de recherche auront pourtant à faire face à un état de l’art déjà bien balisé (Meyer & Papinot, 2017 ; Maresca & Meyer, 2013). C’est notamment le cas de l’entretien de photo elicitation (Harper, 2002) dont il s’agira d’examiner dans cet article la mise en place dans le cadre d’un entretien collectif (Haegel, 2005) avec une équipe de professionnelles2 d’une unité éducative de milieu ouvert (UEMO) de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Si les débats sur l’utilisation méthodologique des photographies lors de recherches en sciences humaines ont déjà été documentés (Péquignot, 2008), cet article illustrera comment des photographies, prises par un photographe, d’une journée de travail d’une équipe d’éducatrices offrent une nouvelle perspective pour ces dernières d’analyser le travail en acte (Bidet & Borzeix, 2006). En mettant en lumière des gestes et des postures, je fais l’hypothèse que la photographie rend possible une critique du travail technique nécessaire pour requestionner, de manière positive, les routines professionnelles (Sennett, 2010).
- 3 Le collectif Cravat, piloté par Estelle Bonnet est composé d’un photographe (David Desaleux), d’une (...)
2Cet article prend appui sur un travail réalisé avec un collectif de recherche nommé Cravat3 qui s’est intéressé au vêtement de travail comme prisme des normes, des interactions et de la division du travail. La méthodologie, détaillée dans un autre numéro de cette revue (Bonnet & al., 2022), s’est construite sur l’articulation d’un travail interdisciplinaire entre un photographe, des sociologues et des juristes et a permis d’investir huit terrains différents (bouchers au Maroc, éducatrices de la Protection judiciaire de la jeunesse, Meilleurs apprentis de France en cuisine, musicien d’orchestre, sages-femmes, travailleurs de l’industrie chimique, travailleurs multisitués).
3J’exposerai dans une première partie, les temporalités dans lesquelles se sont agencées les premiers échanges entre le sociologue, le photographe et les éducatrices de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) afin de réaliser la journée de prise de vue d’un service évoluant sur des activités en intérieur et en extérieur. Dans une seconde partie, je développerai les enjeux de la conduite d’un entretien collectif mobilisant des images pour s’intéresser aux accords et aux désaccords d’un groupe donnant ainsi la possibilité de refaire parler le métier (Ravon, 2012). L’entretien basé sur les photographies a rendu visible des pratiques peu questionnées comme les rapports de genre à travers le vêtement au travail ou l’appropriation des différents espaces au sein du service. Je conclurai en montrant comment l’image peut être saisie de différentes manières par les professionnelles comme autant de traces des activités individuelles et collectives du travail. Partant du postulat que les situations de travail analysées sont complexes (Morin, 2014), l’image peut, comme l’évoquait Bruno Latour au sujet des techniques d’inscription, d’enregistrement ou de visualisation des sciences modernes, permettre d’aplatir certaines réalités pour mieux les questionner (Latour, 1987).
- 4 Les Meilleurs apprentis de France en cuisine, les travailleurs de l’industrie chimique, les boucher (...)
- 5 Extrait de la réponse à l’appel à projet, APIC, 2018.
- 6 « Le travail éducatif contraint en milieu ouvert dans la prise en charge pénale des mineurs. Regard (...)
- 7 Chaque terrain dispose de plusieurs photographies sélectionnées par le photographe, le sociologue e (...)
4Le collectif Cravat cherchait à questionner le vêtement au travail comme prisme d’analyse des normes, de la division du travail et du genre dans différents univers professionnels4 en « accordant une place centrale à la photographie, afin de rendre visible, pour le milieu académique, mais aussi pour un public plus large, les différentes facettes du travail que le vêtement permet de décrypter5 ». Le collectif ayant décidé d’investir des terrains déjà connus des sociologues afin d’en faciliter l’accès au photographe, j’ai proposé d’investir le terrain de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sur lequel je terminais mes derniers entretiens au sein d’une unité éducative de milieu ouvert pour un autre projet de recherche6. Le collectif Cravat avait dès le début statué sur la forme que prendrait la restitution de ce travail, à savoir une exposition d’images et de textes rendant compte des différents regards disciplinaires7 sur l’objet étudié. Cette partie s’attachera à revenir d’une part, sur les conditions de production des données photographiques réalisées dans un univers professionnel que je considère comme « sensible » au regard des thématiques sur l’enfance en danger qui constitue le cœur d’activité des éducatrices. Il s’agira de décrire les coulisses permettant de rendre possible la production d’images du travail en proposant d’étudier le vêtement au travail dans un univers professionnel où il n’y a pas de « tenue de travail » exigée. Elle s’attachera à revenir d’autre part, sur les éléments de contexte ayant rendu possible l’acceptation par l’équipe d’éducatrices de réaliser avec elles un entretien collectif autour du vêtement au travail en partant de photographies qui seraient réalisées au sein de leur service, pendant une journée de travail par un photographe professionnel. Dans la mesure où l’entretien collectif « permet à la fois l’analyse des significations partagées et du désaccord. En choisissant de recueillir du discours dans le cadre d’un groupe, qui plus est dans le cadre d’un groupe partageant une expérience ou une identité commune, on peut, en toute logique, privilégier l’analyse de ce qui est partagé (ou de ce qui ne peut pas l’être) dans le groupe. L’entretien collectif permet d’accéder au sens commun, aux modèles culturels et aux normes » (Haegel, 2005, 24). Si le vêtement allait constituer le principal prisme pour débattre des normes du travail de ces éducatrices, les photographies joueront quant à elles un rôle plus important dans l’émergence d’accords et de controverses sur d’autres sujets plus larges comme l’organisation du travail.
5Le terrain d’un service éducatif de la PJJ avait une position singulière au sein du projet Cravat pour lequel des terrains sur les cuisiniers, les bouchers, les sages-femmes ou encore l’industrie chimique étaient envisagés. Ces professions font rapidement résonner l’image du vêtement de travail (de la tenue d’apparat à la tenue de protection) là où je proposais un terrain où il n’y a pas de « tenue de travail » à proprement parler. Les activités de la PJJ, l’accompagnement de mineurs suivis par la Justice, pouvaient également constituer un frein à l’accès du photographe car pour l’équipe de professionnelles de l’unité éducative, la place de l’image (le fait de prendre des photos mais également de les restituer dans un autre contexte comme celui de l’exposition) paraissait sensible et difficile à mettre en place. En effet, la direction de la PJJ fait partie du ministère de la Justice et a pour objectif « l’insertion et l’éducation des mineurs en conflit avec la loi mais aussi la protection des mineurs en danger8 ». Une unité éducative de milieu ouvert9 (UEMO) est composée d’éducatrices (dix dans l’unité où nous avons pris les photographies), d’une assistante sociale, d’une psychologue et d’une cheffe de service dont le rôle est de coordonner et de rendre compte au magistrat de « la totalité du parcours d’un mineur ou jeune majeur, dans le respect de l’action des autres services, établissements et institutions10 ». Les éducatrices d’une structure de milieu ouvert reçoivent les jeunes au sein de l’unité de milieu ouvert, dans leurs bureaux à un rythme variable suivant l’évolution du suivi (pouvant aller de plusieurs fois par semaine à une fois par mois). Elles peuvent également, si besoin, réaliser des visites au domicile des mineurs, accompagner les mineurs au tribunal ou chez des partenaires (personnels soignants par exemple) pour des rendez-vous spécifiques. Ainsi, les situations où l’enfant est en danger (santé ou développement physique, sécurité, moralité, éducation ou développement intellectuel, affectif ou social11) ou celles pour lesquelles un suivi pénal est envisagé pour une infraction12 sont autant de situations où imaginer prendre des photos peut s’avérer compliqué en termes d’autorisations, des jeunes et de leurs familles ou d’inconfort pour les professionnelles pouvant être perturbées par le photographe (lorsque les éducatrices sont par exemple amenées à réaliser des entretiens avec des mineurs sur des sujets comme les agressions sexuelles).
- 13 Le vêtement de travail : normes, différenciations, négociations. Consortium de Recherche Autour du (...)
- 14 Mathilde Julien, maître de conférences en droit privé, Lyon 1, CERCRID.
6Pour sa part, le collectif Cravat s’engageait dans une recherche dont l’objectif était de prendre comme objet de recherche « le vêtement de travail, traité, non de manière synchronique ou diachronique pour en comprendre les évolutions, mais comme un analyseur qui cristallise des normes et des contraintes (sociales, institutionnelles, juridiques), une division du travail, des parcours dans la carrière, des interactions au travail ou encore des esthétiques13 ». Le collectif avait à cœur de mettre en avant une méthodologie pluridisciplinaire en faisant collaborer des sociologues, des juristes et un photographe professionnel ayant déjà réalisé des recherches avec des sociologues (Desaleux & al., 2011). C’est ce croisement des regards par le prisme du vêtement au travail qui a rendu possible la construction de notre objet de recherche, le vêtement de travail dans un univers professionnel sans vêtement de travail. Ainsi, le regard de juriste apporté par notre collègue Mathilde Julien14 sur les éducatrices de la PJJ a permis d’identifier un élément caractéristique du vêtement au travail dans cet univers professionnel et révélateur de nombreux débats, souvent vifs au sein des équipes :
Laïcité et vêtements neutres des professionnel-les
Le vêtement des éducateur-trices ne fait pas l’objet de dispositions spécifiques, à la différence d’autres personnels de la justice, tels les magistrat-es dont le costume d’audience est réglementé. Cependant, comme fonctionnaires, les agents de la PJJ sont soumis, dans l’exercice de leurs missions, à un devoir de neutralité qui découle du principe constitutionnel de laïcité, règle d’organisation de l’État et de ses rapports avec la/les religion-s. Pour les éducateur-trices, l’interdiction du port de signes religieux ostensibles ou de tenues vestimentaires affichant les convictions religieuses garantit liberté de conscience et égalité de traitement des enfants ou jeunes mineur-es qui leur sont confié-es par l’autorité judicaire. Une tenue neutre pour ne pas influencer, pour ne pas signifier de différence, pour accueillir quelle que soit l’appartenance culturelle ou religieuse. Une exigence de neutralité dans la relation éducative au service de la protection de l’enfance vulnérable, y compris de l’enfance dite délinquante. Mathilde Juliena
a. Texte issu de l’exposition « CRAVAT » : https://web.msh-lse.fr/cravat/exposition_le_travail_sous_toutes_ses_coutures/
7En effet, en analysant la réglementation interne, aucune note officielle ne régit strictement la tenue vestimentaire des professionnelles de la PJJ lors de l’accompagnement des jeunes. Si les éducatrices ont déclaré dans l’entretien « se sentir libres de s’habiller comme elles veulent », elles n’en restent pas moins conscientes des significations portées par les vêtements. Pendant l’entretien collectif, toutes s’accordaient ainsi à dire que la manière de s’habiller ne devait pas être un frein à la relation éducative.
Photo 1. Éducatrice allant au tribunal
Source : David Desaleux
8Interrogées à ce sujet, des éducatrices commentent la photo 1 comme étant un bon exemple de cette liberté de s’habiller, y compris pour se rendre au tribunal. En contrepoint, celles ayant travaillé en centre fermé ou en foyer diront que le jogging peut être plus pratique qu’une robe ou qu’une jupe pour se déplacer et intervenir dans des situations de violence au sein d’un groupe de jeune. Toujours selon ces éducatrices, le jogging peut également être utile pour créer une certaine proximité relationnelle avec les jeunes en reprenant des codes vestimentaires partagés. Aurélia Mardon (2010) reprenant le travail précurseur de Colette Guillaumin (1992) avait déjà développé la manière dont « le vêtement participe ainsi à la fabrication du marquage sexué des corps et contribue à la division sexuelle du travail, inégalitaire entre les sexes » (Mardon, 2010). Cette apparente liberté de s’habiller sera subie quand une éducatrice dira, ou s’entendra dire, qu’il est préférable de s’habiller de manière dite « neutre », en évitant les tenues dites trop féminines. Ces dernières peuvent être perçues par certains collègues ou jeunes comme « provoquantes » et conduire à des remarques sexistes ou à caractère sexuel, voire dans de plus rares occasions, à des agressions physiques. L’entretien collectif jouait ainsi son rôle dans les échanges autour des photos qui, sans tenue de travail, permettait aux éducatrices de débattre des normes concernant l’influence des vêtements au travail. Mais plus largement, les photographies permettaient de questionner en quoi les vêtements pouvaient constituer un frein ou un facilitateur dans la relation éducative.
9Je souhaite revenir ici sur deux éléments qui peuvent participer à l’accueil que je considère favorable des chercheurs sur le terrain de la PJJ et qui ont pu avoir une influence positive sur l’accueil du photographe.
10Le premier élément de contexte sociohistorique tient à la manière dont a été pensée la construction même de l’éducation surveillée, ancêtre de la PJJ, en 1945. Si l’idée d’une école professionnelle s’est rapidement mise en place, on retrouve, dès 1947, des documents proposant l’idée de réunir dans le même lieu une école de formation et un centre de recherche (Yvorel, 2014). S’il a fallu officiellement attendre 1958 pour que le centre de recherche et l’école soient réunis en un même lieu à Vaucresson, le principe d’associer la recherche15 et la formation professionnelle a toujours été constitutif de la construction de l’identité des éducatrices de la PJJ. Aujourd’hui, le service de recherche de l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ), qui depuis 2008 s’est délocalisé à Roubaix, existe toujours au sein des locaux de l’école et reste actif dans la production de connaissances scientifiques16. Les futures professionnelles formées côtoient donc des chercheurs et des chercheuses de différentes disciplines (principalement droit, sociologie, histoire, et science de l’éducation et plus récemment criminologie) tout au long de leur formation. Sans idéaliser les rapports historiques et « complexes17 » qu’entretiennent les champs de la recherche et du travail social (Jaeger, 2011), je fais l’hypothèse que cette histoire peut jouer un rôle facilitateur dans l’intervention des chercheurs auprès des milieux de pratique. Ces éléments de contexte n’enlèvent en rien la difficulté pour le chercheur à se confronter à une organisation d’État, le ministère de la Justice, « sous emprise institutionnelle » (Weil & al., 2021) nécessitant de ne pas sous-estimer les différentes étapes bureaucratiques d’accès au terrain jusqu’à l’obtention officielle du document attestant l’autorisation donnée au chercheur d’enquêter (Darmon, 2005). Parallèlement à cette histoire, dans les années 1950, les assistantes sociales américaines vont amorcer un travail autour de l’analyse de leurs pratiques (Moreau Ricaud, 2007) qui s’étendra plus largement dans les années qui suivent aux métiers du travail social. Une traduction concrète de ces liens est la faculté des éducatrices de la PJJ, tout comme beaucoup de travailleuses sociales, à analyser leurs pratiques (Chouinard & Caron, 2015 ; Fablet, 2004). Qu’il s’agisse de réunions de situations éducatives ou d’autres espaces d’analyses de la pratique, le retour réflexif (Schön, 1994) sur la pratique est une activité connue et régulièrement pratiquée.
- 18 Extrait de la réponse à l’appel à projet « le travail éducatif contraint en milieu ouvert dans la p (...)
11Le second élément ayant pu faciliter la mise en place de l’entretien collectif basé sur les photographies tient à la participation des éducatrices et de la direction de l’unité éducative à un travail d’enquête que je réalisais dans ce service depuis deux mois avant d’intégrer le collectif Cravat. Cette recherche interrogeait « les pratiques de gestion des récidives et de manquements, inscrites dans la trame des journées ordinaires de travail, au moment même où se présentent les situations problématiques, pour chercher à capter les hésitations et contournements qu’elles suscitent, les éventuelles controverses qu’elles alimentent, et les décisions auxquelles elles donnent lieu18 ». La préparation nécessaire à l’entrée sur le terrain (présentation de l’intérêt de la recherche, implication des professionnels, temps de restitutions) avait donc déjà été réalisée. Ces premiers contacts m’ont permis par la suite de réaliser des entretiens individuels, mais également des temps d’observations plus spécifiques (réunions d’équipe, temps informels (repas du midi, cafés), des rendez-vous au tribunal, des rencontres avec les mineurs au sein du service ou à l’extérieur, des appels téléphoniques auprès des mineurs, de leur famille ou des partenaires professionnels). L’enquête de terrain auprès de cette équipe aura duré au total deux mois pendant lesquels j’ai pu être présent entre un et trois jours par semaine.
12Le temps pris pour présenter les « arguments, le plaidoyer pour le droit scientifique à l’observation doivent être pesés car ils ont des conséquences pour la suite de la démarche » (Peneff, 1992) et participe, comme l’a bien expliqué Jean Peneff (1992), à la « confiance du milieu » accordé au chercheur.
13C’est donc auprès de cette équipe que j’ai fait la proposition d’un travail complémentaire basé sur l’analyse de la pratique professionnelle par le prisme du vêtement au travail. Le sociologue, ses questions, ses centres d’intérêt, ses techniques d’enquête et sa temporalité étaient bien identifiés par les éducatrices et leurs hiérarchies (responsable d’unité et directrice). Ce temps de présence et les multiples possibilités offertes d’expliquer le travail du sociologue a certainement participé à construire une confiance avec les enquêtés permettant ainsi de progressivement « définir un contrat social à partir de la définition commune des cadres sociaux de l’expérience de recherche. Le sociologue passe du temps sur son terrain à parler, regarder, repréciser ce qu’il fait, ce qu’il aimerait faire et ne pas faire, à se re-présenter de différentes façons » (Roulleau-Berger, 2004, 265). C’est la construction de cet « espace affinitaire », c’est-à-dire « où les identités ne se défient pas mutuellement » (Roulleau-Berger, 2004, 266) entre chercheur et praticien que je souhaite visibiliser ici. C’est dans ce contexte que nous avons pu imaginer et préparer, avec le photographe, un dispositif réflexif impliquant sa présence au sein de la structure pendant une journée de travail où il pourrait librement naviguer.
14J’ai décrit dans la partie précédente les éléments de contexte permettant d’expliquer en partie la relative facilité avec laquelle le photographe a pu prendre des photographies au sein de l’UEMO. Pourtant, cela ne s’est pas réalisé sans de nombreuses remarques questionnant l’utilité de ce travail. « Pourquoi enquêter sur le vêtement alors que nous n’avons pas de costume de travail ? » est une question régulièrement entendue tout au long de la présentation du projet de recherche. Travailler sur un objet qui n’est pas identifié par les enquêtés comme un objet légitime ou suscitant un intérêt pour la pratique professionnelle rappelle « l’ordre des priorités photographiables » (Papinot, 2007) présenté par Christian Papinot lors de son enquête sur les taxis-brousse à Madagascar. Il a été nécessaire de réaliser des ajustements sur le sujet traité pendant l’entretien collectif à partir de ce que les photographies montraient du travail pour tenter de rendre légitime la question du vêtement au travail. Si les premiers échanges de l’entretien collectif ont beaucoup porté sur l’organisation, la division et l’environnement du travail, c’est bien en passant par la photographie que le sociologue, le photographe et l’équipe de l’UEMO ont pu finalement produire des connaissances sur une expression souvent formulées par les professionnelles sur le « costume d’éducatrice ». Le vêtement est alors devenu un prisme d’analyse de situations du quotidien permettant de « refaire parler le métier » (Ravon, 2012).
15J’ai rencontré David Desaleux, le photographe, une première fois pour discuter de la manière dont nous allions tous les deux présenter le travail de Cravat à l’équipe de l’UEMO. J’ai ainsi pu lui parler de la recherche que je venais de réaliser avec l’équipe d’éducatrices et de la méthodologie mobilisée : une série d’entretiens individuels, des observations, la possibilité d’avoir suivi des éducatrices sur plusieurs jours et un temps de présence assez important sur le service depuis deux mois. Ce fut l’occasion de lui livrer mes premières impressions, mes premiers étonnements souvent accompagnés de quelques anecdotes. Ensemble, nous avons ensuite rencontré une première fois l’équipe de l’UEMO pour expliquer la démarche que nous souhaitions mettre en place autour de la question du vêtement au travail. Pour cela, David Desaleux se proposait de venir pendant une journée de travail pour naviguer, à son gré, au sein du service afin de réaliser différentes prises de vue. Ces photographies de l’activité du quotidien seraient ensuite imprimées et constitueraient le support d’un entretien collectif. À la suite de cette première présentation, l’ensemble des éducatrices présentes avaient annoncé vouloir participer à l’exercice mais avec différents degrés d’implication dans les photographies. Trois d’entre elles ne souhaitaient pas que l’on puisse voir leur visage, cinq d’entre elles avaient accepté que l’on puisse les photographier, y compris leur visage, si les photos ne servaient qu’à animer l’entretien collectif. Le reste de l’équipe était d’accord avec le fait que certaines photos puissent être utilisées dans le cadre de l’exposition du collectif Cravat en recueillant les autorisations de diffusion des images.
16J’avais fait le choix de laisser au photographe la latitude complète dans la sélection des images même si l’envie était très forte de lui indiquer quels endroits ou quels objets il serait, de mon point de vue, intéressant de prendre. Au final, le photographe a produit un total de 86 clichés qui seront tous imprimés pour fournir la base de travail d’une séance qu’il s’agissait de programmer quelques jours plus tard avec l’équipe d’éducatrices, la secrétaire, l’assistante sociale, la responsable d’unité, la psychologue de l’unité, le photographe et moi-même. David Desaleux commentera ainsi le travail qu’il a réalisé :
Regarder ensemble
Cette série d’images s’inscrit dans une démarche plutôt documentaire, à la manière du reportage classique en photographie. Il s’agit de mettre en avant une profession en montrant les différents temps qui composent la journée d’une équipe de la PJJ.
En amont, la discussion avec Cédric, le sociologue qui dispose d’une connaissance approfondie du terrain, est cruciale. Elle permet de ne pas photographier ce qui attire de prime abord, l’anecdotique ou l’exotique. Une fois sur place, je pars de ce que je connais déjà et je parle avec les éducateurs PJJ pour qu’ils me racontent leur manière de voir leur métier. Je leur demande comment ils le représenteraient. Cela donne la possibilité de faire connaissance, de s’apprivoiser, dans l’idée, ensuite, de me faire oublier pour laisser les situations classiques advenir. Délicat d’être dans un bureau de 6 m2 et de se faire oublier, mais le terrain étant déjà « déminé » par le sociologue, cela se met rapidement en place. À partir de là, le travail du photographe commence, un travail qui s’appuie sur ce que j’ai compris et ce que je m’autorise aussi d’accidents, en prenant ce qui me surprend, en oubliant aussi l’intellect pour composer, cadrer. Quant à l’édition, elle laisse de nouveau la place aux éducateurs puisqu’ils participeront au choix final des images. David Desaleux, photographea
a. Extrait de l’exposition photographique réalisée par le collectif CRAVAT.
17La littérature sur la sociologie visuelle nous apprend qu’il existe de nombreuses techniques de prises de vue, que le chercheur les prenne lui-même (qu’il maîtrise ou non les différentes techniques photographiques), ou qu’il fasse participer les enquêtés en leur donnant des appareils photos jetables (Michelin, 1998). Le collectif Cravat ayant mis au centre de sa démarche le regard croisé pluridisciplinaire, le choix a été fait d’intégrer la photographie comme discipline à part entière en sollicitant le regard d’un photographe professionnel. Les différents terrains sur lesquels David Desaleux a pu s’engager mettent souvent en avant le quotidien, l’ordinaire, la vie de tous les jours19. Cette spécificité du photographe retenu pour le projet ressort de ses expériences précédentes, notamment d’une collaboration avec des chercheurs lors d’une enquête sur la fonction publique d’État (Desaleux & al., 2011). La modalité de coopération alors retenue entre le photographe et les chercheurs insistait sur le fait que le « photographe ne vient pas en appui du sociologue ou de l’ethnologue, mais prend lui-même l’initiative de l’investigation ethnographique » (Desaleux & al., 2011, 3). En s’inspirant des travaux développés autour du concept de « photo elicitation » (Harper, 2002) lui et moi avons ainsi rapidement eu l’idée de mobiliser les photographies du quotidien des éducatrices comme support de discussion lors d’un entretien collectif. Le photographe apportant son regard lors de la réalisation des prises de vue. Détaché de l’idée de faire de « belles photographies » (Conord, 2002), son attention se portait sur le quotidien des éducatrices au sein des locaux de l’UEMO mais également à l’extérieur lors d’audiences au tribunal20 par exemple. L’objectif était de mobiliser des images du travail pour susciter la parole, initialement autour du vêtement au travail, en permettant aux professionnels de commenter les photos de leurs activités.
- 21 La consigne était de donner le numéro de la photo que les participantes voulaient commenter pour fa (...)
18Avec le photographe nous avons donné quelques consignes concernant l’entretien. Après un temps laissé à l’équipe pour regarder librement l’ensemble des photos, auparavant numérotées21, déposées sans ordre particulier sur la table, nous avons demandé aux professionnelles d’en sélectionner deux ou trois qui définissaient, selon elles, l’activité en milieu ouvert à la PJJ. Nous avons ensuite demandé que chaque participant s’approche de la table centrale pour y disposer les photographies retenues en les commentant. Il y avait une certaine effervescence lors de cette réunion. David Desaleux m’avait prévenu que les personnes photographiées étaient souvent très contentes de découvrir les photographies et souvent étonnées de redécouvrir leur lieu de travail.
- 22 Les prénoms ont été anonymisés.
Éducatrice du service : Alors voilà cette photo elle raconte bien les moments officieux, on échange ensemble ou alors on va au secrétariat, c’est notre repère pour déverser après un coup de téléphone. C’est très important. Je trouve que c’était assez représentatif et puis il y a Samia22 qui est au téléphone qui fait son travail avec les deux éducs qui échangent à côté.
Secrétaire du service (Samia) : *Rires* Ah je vous l’avais dit que vous venez toujours papoter pendant que je travaille. *Rires*
Responsable du service : Elle a des preuves maintenant ! *Rires* Extrait de l’entretien collectif autour des photos.
Photo 2. Rencontre
Source : David Desaleux
19Le statut de l’image, dont il ne s’agit pas ici de savoir si elle « dit la vérité » (Becker, 2007), se rapproche plus de celui de la preuve (Lavoie, 2017) qui permet de réinterroger une situation de travail en lui donnant un caractère nouveau. Pour l’éducatrice, c’est à la fois une manière de signifier que le travail éducatif ne se réalise pas qu’au bureau et que cet espace interstitiel reste vécu « comme un espace utopique qui se sépare du reste de l’institution, comme si un morceau de l’heureux temps des origines s’y trouvait fixé, et revécu hors temporalité. Des professionnels qui vivent dans les compromis imposés par les situations institutionnelles difficiles retrouvent, dans l’espace interstitiel, ce plaisir « archaïque » d’être ensemble » (Fustier, 2012, 88-89). Pourtant, la photographie permet également à l’éducatrice de réaliser, pendant qu’elle la commente devant le groupe, la gêne occasionnée par ces « moments officieux » d’autant plus qu’elle constate que la secrétaire est bien en train de travailler, recevant un appel téléphonique. Le regard du photographe sur une situation de travail spécifique donne ainsi la possibilité de refaire parler le métier en « mettant en concurrence » deux sphères professionnelles mais en rendant aussi visible la division spatiale du travail. Jusqu’où s’étend la zone d’activité de la secrétaire ? Son bureau fait partie d’un lieu particulier du service, c’est une zone d’accueil du public et une zone de passage pour les professionnelles. En débattant autour de cette photographie, l’équipe va discuter des frontières et des lieux communs nécessaires à la réalisation de l’accompagnement des mineurs et de leurs familles reçus au service.
20Un des apports majeurs du regard du photographe dans le travail réalisé avec l’équipe de professionnelles de l’UEMO tient à ce qu’il a rendu possible une remise en question des pratiques professionnelles par l’analyse de certaines scènes d’un environnement pourtant connu des éducatrices. J’ai montré dans la partie précédente que la rencontre entre les participants qui se joue autour des photos met en lumière la réflexivité des professionnelles du service dans l’analyse fine de leur travail en acte (Bidet & Borzeix, 2006), attentives qu’elles sont aux gestes, aux postures, aux corps ou aux objets rendant plus concret l’apport de l’entretien collectif de photo elicitation sur le travail collectif des images.
21En considérant que les activités nécessaires à l’exercice du travail social relèvent d’une pratique prudentielle (Champy, 2012) c’est-à-dire d’une activité où les savoirs professionnels sont mis en défaut dans un contexte d’incertitudes. Les éducatrices tentent de résoudre des problèmes singuliers et complexes en mobilisant notamment la « délibération auprès de groupes de pairs » (Vrancken, 2012, 29). Ici, le regard du photographe sur l’activité des éducatrices a permis à ces dernières de voir concrètement les effets directs de leurs pratiques et d’offrir une scène publique aux débats que ces situations pouvaient susciter. David Desaleux m’avait expliqué que les personnes photographiées éprouvaient souvent un certain malaise à se voir elle-même en image mais trouvaient plus facilement d’autres images de collègues comme point de départ des conversations professionnelles :
Photo 3. Dialogue
Source : David Desaleux
Photo 4. Entrée
Source : David Desaleux
Éducatrice du service Sarah (commentant la situation d’entretien entre une éducatrice et une jeune) : Et bien pour moi c’est ma collègue et sa jeune qui font écho. Cela exprime bien cet aspect-là de la relation éducative, les dossiers alignés avec cette photo, on voit bien la rencontre et puis en même temps, on voit bien la contrainte avec tous les documents, le bureau fermé. Et en même temps ces dossiers ils créent une barrière invisible, enfin maintenant elle est visible je la vois, mais en entretien je n’y pense pas. Dans certains entretiens avec les jeunes je veux créer de la proximité, parce que certaines histoires, elles ne sont pas drôles, très sordides, je ne veux pas mettre autant de distance et pourtant je me rends compte que je le fais de la même manière que ma collègue, sans vraiment avoir l’impression de le faire. Extrait de l’entretien collectif.
22La photographie peut donc être un outil puissant d’analyse de la pratique professionnelle pour rendre compte d’éléments peu visibles du quotidien et qui ne sont pas toujours saisis dans les échanges professionnels (que ce soit en réunion, en analyse de la pratique ou dans des échanges plus informels) :
Photo 5. Éducateur allant au tribunal
Source : David Desaleux
23L’entretien collectif a été l’occasion de visibiliser des pratiques peu questionnées comme le vêtement dont le sujet initial interpellait fortement les professionnels de par le fait qu’ils n’avaient pas de costume de travail. En reprenant la photo 5 d’un éducateur partant en toute hâte au tribunal avec ses dossiers sous le bras, un échange s’amorce sur les vêtements au travail mettant en lumière un lien pour les professionnelles entre les activités à réaliser et la manière de s’habiller :
Photographe : Mais même banalisé. Il y a quand même un jeu qui est de ne pas faire peur, mais ce serait le même jeu si vous étiez en uniforme, il ne se passerait pas la même chose avec les gens.
Éducatrice : *Rire*. Oui, on se ferait casser.
Sociologue : Mais qui avait dit d’ailleurs ça fait « éduc » sur la photo ?
Éducatrice : Ah bah c’est la psychologue.
Sociologue : Et du coup c’est quoi le costume d’éducs alors ? le costume d’éducateur.
Psychologue : Le sac, on peut mettre plein de choses dedans.
Éducateur : Oui mais ça, ça fait n’importe quel travail.
Éducatrice : Pour moi. Cela amène un impact sur nos habits mêmes si on ne s’habille pas tous de la même manière, il y a quand même des habits plus faciles à porter. Si on doit bouger, marcher, rencontrer des gens, on est rarement en minijupe ou des talons aiguilles.
Éducateur : Alors moi je fais quand même un effort vestimentaire quand je sais que je vais au tribunal et suivant qui je vais rencontrer un juge en tribunal pour enfants, par exemple, c’est quelque chose d’assez solennel pour moi dans ma pratique, voilà la juge en tribunal pour enfants. Elle est avec sa robe. Les avocats en robe du coup, je me dis que l’éducateur fait aussi partie de ce décorum du tribunal.
Éducatrice Moi je réfléchissais surtout aux chaussures, notamment pour les foyers où il y a besoin de courir souvent soit après des jeunes pour plein de choses différentes. Mais là suffit il y avait une vraie réflexion sur les chaussures pour ne pas avoir mal aux pieds, pour courir. Après en milieu ouvert, c’est un peu moins le cas sauf pour les visites au domicile du jeune (VAD) sauf pour quelques VAD ou tu peux prévoir de rester tout habillé avec les vêtements amples, les chaussures et que ça ne craint pas forcément le sale non plus. … on en a fait des VAD « où ça colle » aussi, où l’appartement est vraiment très sale.
24La conduite de cet entretien collectif mobilisant des images a favorisé la réflexivité professionnelle d’une manière que les méthodologies précédemment utilisées avec cette équipe n’ont pas pu permettre. La scène ainsi constituée a laissé aux enquêtées la possibilité de participer au processus de recherche (Bigando, 2013) mais également à l’analyse fine des situations de travail du quotidien et à l’émergence de controverses (Lemieux, 2007) afin d’en débattre collectivement lors de l’entretien. Pour Jean-Louis Fabiani « il s’agit toujours de créer les conditions permettant de prendre à témoin, voire de constituer en ressource le public d’un débat » (Fabiani, 2007, 50). La production et l’analyse d’images du quotidien au travail permettent de lutter contre ce que Cyril Lemieux nomme les automatismes en situation professionnelle23, c’est-à-dire les situations où l’expérience professionnelle, les savoirs techniques, les normes, les procédures et les routines peuvent provoquer des accompagnements inadéquats si ces situations ne sont plus discutées collectivement.
*
25L’objet de cet article était de revenir sur l’apport de l’image dans l’analyse que des professionnelles de l’accompagnement de mineurs suivis par la justice pouvaient avoir de leurs pratiques. J’ai essayé de montrer que les photographies du quotidien de l’activité, prises par un photographe professionnel, apportaient une dimension heuristique dans la compréhension d’une activité professionnelle. J’ai également insisté sur la place du photographe sur l’ensemble de la démarche. Au-delà des images qu’il a pu réaliser afin de produire 86 clichés, sa présence pendant l’entretien collectif a permis de rendre visible le discours sur les photographies traduisant certaines expressions professionnelles en images comme cette invitation que David Desaleux expose à l’équipe : « Alors moi je voulais juste revenir sur une phrase que j’ai beaucoup aimée qui pourrait peut-être résumer votre travail, c’est “faire adhérer à la contrainte” ”adhérer et contrainte”. Si j’avais à faire une image où quelques images ça serait peut-être à partir de cette phrase que je partirai comment faire ça en photo, ça reste une bonne question dans le travail que l’on fait ensemble. »
26En s’intéressant au vêtement, les analyses des situations de travail par l’équipe d’éducatrices ont montré que l’image peut ainsi avoir une fonction révélatrice de preuve de l’existant (Trépos, 2015) comme dans la situation de l’accueil du secrétariat favorisant le débat entre les professionnelles. Étudiant comment les pratiques d’écriture s’opèrent dans le travail scientifique, Bruno Latour développe l’idée que ces inscriptions participent d’abord à convaincre. « Les inscriptions par elles-mêmes ne suffisent pas à expliquer le développement cognitif des sciences et des techniques ; elles le peuvent seulement lorsqu’elles améliorent d’une façon ou d’une autre la position du locuteur dans ses efforts pour convaincre » (Latour, 1987, 84). Les photographies ont permis aux éducatrices de se voir en train de travailler et les caractéristiques de l’entretien collectif ont fourni un très bon outil pour faire émerger des échanges sur le métier et sur les activités nécessaires aux accompagnements éducatifs. Lorsqu’Everett C. Hugues analysait le travail des infirmières (Hugues & Chapoulie, 1996), il soulignait l’importance de reconnaître le travail des autres acteurs impliqués dans la réalisation des tâches qu’elles doivent accomplir. Cet article a tenté de montrer l’intérêt de la photographie pour donner la possibilité à un collectif de travail de matérialiser certaines postures professionnelles afin de favoriser l’émergence de controverses professionnelles et ainsi participer à entretenir un rapport réflexif aux activités de travail.