Portrait de Cornelia Eckert
Sylvaine Conord. Alors, explique-nous ton métier d’anthropologue au Brésil, ta longue carrière et l’usage de l’image dans tes travaux tout au long de cette carrière.
Cornelia Eckert. Tout d’abord, merci beaucoup pour cette invitation, Sylvaine Conord. Et je fais aussi la connaissance de Christian, je vous remercie beaucoup. Je suis ravie de vous revoir et de faire connaissance, et de parler un peu de ma trajectoire qui fait justement la rencontre entre l’anthropologie du travail et l’anthropologie avec les images, ou anthropologie appelée visuelle. Tout d’abord, j’ai fait une maîtrise sur des mineurs de charbon dans le sud du Brésil, dans une ville appelée Charqueadas (et aussi Arroio dos Ratos, RS, Brésil). Là nous sommes dans l’année 1981 jusqu’à l’année 1985. À ce moment-là, la maîtrise durait quatre ans. J’ai fait mes recherches sur le terrain pour ma maîtrise dans cette ville de Charqueadas (à 60 km de la capitale du Rio Grande do Sul, la ville de Porto Alegre où j’habite), sur le processus du travail, sur les conditions de vie des mineurs de charbon. À cette époque, les mineurs travaillaient au sous-sol. J’ai réalisé une recherche sur le travail en sous-sol, mais je ne pouvais pas faire de photo.Je vais commencer à parler de la manière dont la photographie est entrée dans mon travail de maîtrise (« Les hommes de la mine, identité et représentation du travail ») et doctorat (« Une ville autrefois minière »), concernant l’histoire des mineurs de charbon à Charqueadas (Brésil) et à La Grand-Combe (France). Pendant mon travail de maîtrise, j’ai pris des photos avec l’appareil photo de mon père. C’était un très ancien Kodak, et j’ai utilisé des films en noir et blanc. J’ai fait des photos surtout sur la vie quotidienne mais aussi quelques photos sur les sites de travail en surface. Et puis beaucoup de photos sur la fête de Sainte-Barbe, la sainte des mineurs de charbon. C’est une procession qui a lieu le 4 décembre. J’ai pu suivre cette procession pendant trois ans. Ces photos sur la procession, sur la fête de Sainte-Barbe, sont dans le chapitre 2, sur l’histoire de Arroio dos Ratos, la première ville où l’on a exploré le charbon (près de Charqueadas, qui au début n’était qu’un port pour transporter le charbon). Et, dans ce chapitre, je raconte l’histoire de la croyance en la Sainte-Barbe. Et puis les photos sur le quotidien, je les ai mises à la fin de la thèse. La thèse faisait à peu près 500 pages. Et j’ai fini par mettre les photos à la fin, ce qu’aujourd’hui je ne ferai plus jamais. J’ai même écrit un article à ce sujet : « Plus jamais de photos en annexes ». Ensuite j’ai fait un doctorat en France, de 1987 à 1992. Tout d’abord, je voulais continuer mes études au Brésil, me consacrer davantage à l’histoire d’Arroio dos Ratos au xixe siècle, mais mon directeur de recherche, Antoine Prost, m’a dit qu’il valait mieux avoir fait une expérience de terrain en France. À l’époque j’ai lu le travail de Rolande Trempé sur les mineurs de Carmaux (1848-1914), et j’ai découvert dans une note de bas de page, la ville de La Grand-Combe, parce que j’étais justement en train de chercher une ville qui était née du charbon. Et La Grand-Combe, dans les Cévennes, a été justement fondée par cette compagnie de La Grand-Combe, avec le même nom. Après un an à étudier le français à Vichy et à Paris, j’ai commencé à vivre à La Grand-Combe. Pendant ces quatre années, j’ai fait des allers-retours réguliers entre Paris et La Grand-Combe. Et là, j’ai eu la chance d’avoir un appareil photo grâce au Cofecub, c’est une institution française qui finance la recherche avec plusieurs pays comme le Brésil. Avec cet appareil photo, j’ai pu travailler pendant tout mon terrain à La Grand-Combe. Et justement, je commence ma thèse en racontant qu’il faut prendre trois ou quatre trains en partant de Paris : un TGV, très rapide, et puis la qualité des trains change jusqu’à arriver à La Grand-Combe. Bien sûr je voulais faire un film, c’était mon rêve, mais je n’ai pas réussi à acheter du matériel pour faire des films.Les images ont été très importantes pour moi, pour nous, comme groupe de recherche, au Brésil. Nous avons fondé un groupe qui s’appelait Groupe d’études d’anthropologie symbolique en 1982. Et pourtant, pour nous, l’image, la théorie de l’image avec Gaston Bachelard, était déjà très importante. Je lisais Bachelard tout le temps pour ma thèse de doctorat. Mais je ne connaissais pas la discipline de l’anthropologie visuelle. Dans mes études, j’ai fait d’autres disciplines, mais pas de l’anthropologie visuelle. Je ne sais même pas si cela existait à cette époque-là à Paris V – je crois que à l’EHESS oui, mais un peu plus tard avec Marc Piault. Donc voilà. J’ai fait tout mon terrain à La Grand-Combe sur la mémoire colletive de cette dernière génération de travailleurs en sous-sol. Parce que les mines étaient en train de fermer depuis les années 1980 et surtout 1990, même la ville changeait parce que la plus grande partie des mineurs étaient partis pour d’autres coins en cherchant du travail. Donc j’ai travaillé avec cette dernière génération de vieux mineurs, leurs familles de différentes nationalités : des Français, des Espagnols, des Polonais, des Africains bien sûr, des Portugais. Il y avait un peu de tout dans cette ville. En ce qui concerne les photos, pendant mon terrain, on développait les photos par courrier et on recevait ensuite les tirages papier. Donc tout le temps, je faisais des photos et je retournais sur le terrain avec des copies que je donnais aux personnes avec lesquelles j’avais fait ces entretiens. C’était un contre-don. Et de cette manière-là, j’expliquais un peu plus l’importance pour moi d’avoir cette image prise soit au travail, soit dans la ville, soit dans la maison même, dans les jardins. Des maisons avec des jardins c’était très important pour les mineurs…
Sylvaine Conord. Est-ce que tu leur faisais faire des commentaires sur les images que tu rapportais du terrain ?
Cornelia Eckert. Oui, tout à fait ! Ils étaient très contents. Parfois je faisais même de nouvelles photos avec la personne que j’avais interviewée. J’ai quelques photos comme ça. Mais c’était très important pour moi qu’ils puissent comprendre pourquoi j’avais pris ces photos. Et cette seconde copie était très importante pour moi aussi pour leur demander des photos anciennes de leurs albums personnels. Et c’était très intéressant parce que c’était dans les moments où j’étais invitée pour dîner ou pour déjeuner, ou alors pour continuer l’entretien d’une manière plus informelle. Il y avait des couples qui m’avaient même invitée pour aller au théâtre, pour des fêtes. Et ce qui était intéressant, c’est que c’était quasiment toujours après avoir rendu cette photo. C’est vrai qu’il y a eu des situations où la femme… je demandais par exemple : « Est-ce que je peux faire des photos de votre chambre ? » On me répondait : « Non, non merci. C’est très intime. » Parce que j’étais intéressée à l’idée de connaître comment leur maison était agencée. Presque tout le monde vivait désormais dans les anciennes maisons de fonctionnaires, plus nobles, car les maisons des ouvriers étaient vétustes. Celles-ci ont été démolies dans les années 1993-1994, après la fin de ma thèse. Peut-être quatre quartiers ont été rasés comme ça. Bien sûr, j’ai fait des photos des anciennes maisons des ouvriers que j’ai publiées dans la revue Photoethnographique, dans la même revue où tu as publié Sylvaine, et là j’ai quelques photos des anciennes maisons, des casernes des mineurs de charbon à l’origine. Et donc j’étais intéressée pour connaître un peu mieux les différents genres de maison des ouvriers. Mais, c’était plus difficile de faire les photos à l’intérieur des maisons.
1. Casernes des mineurs du charbon. La Grand-Combe, France
Photo de Cornelia Eckert 1988
2. Madame Couderc, épouse de mineur du charbon, montre comment utiliser le charbon de bois sur la cuisinière
Photo de Cornelia Eckert. La Grand-Combe, France, 1988
3. Tour de la mine d’extraction du charbon fermée.
Photo de Cornelia Eckert. La Grand-Combe, France, 1989
4. Jeux de pétanque. Sociabilité masculine
Photo de Cornelia Eckert. La Grand-Combe, France, 1989
5. Le marché tous les mercredis et samedis matins, sur la place Jean Jaurès au centre-ville à La Grand-Combe
Photo de Cornelia Eckert. La Grand-Combe, France, 1990.
6. Sociabilité masculine sur la place Jean Jurès. Au fond l’église au centre-ville
Photo de Cornelia Eckert. La Grand-Combe, France, 1990.
7. Entretien avec M. Helio, un cheminot à la retraite qui conserve des photographies et des documents de l'ancienne administration ferroviaire. En utilisant la méthode de photo-élicitation, ces images ont été présentées dans un travail de conclusion de cours en sciences sociales à l’UFRGS de Porto Alegre par l'étudiant Lucio Lord, supervisé par moi. Porto Alegre, RS, Brésil
Photo de Cornelia Eckert, 2000
J’ai fait pas mal de photos. Ma thèse comprend trois volumes. L’histoire de la mine se décline en quatre cycles de temps : le temps de la compagnie, le temps de la nationalisation, le temps de la crise et du désenchantement, et, finalement, le temps du réenchantement. Dans le troisième volume que j’ai fait : c’est seulement des images, des cartes, des cartes postales et des photos que j’ai faites. Il y a deux genres de photos : des photos que j’ai prise sur le terrain et celles que j’ai achetées (ce sont des anciennes photos) ou que j’ai photographiées dans des documents, c’est très intéressant. C’est très particulier en France que les Maisons de photographie ont ce genre d’archives dans lesquelles on peut acheter ces photos. J’ai utilisé aussi des périodiques qui parlaient de la démolition, des bâtiments originels de la compagnie. La table des matières de ce tome 3 a suivi la même thématique, la même logique que la partie écrite, mais seulement avec des images. Et là, à cette époque, on n’avait pas encore les images numériques. Donc ce tome existe de cette manière matérielle. Bon, je n’ai pas fait de film à La Grand-Combe, mais j’étais quand même intéressée d’en faire un film. Quand je suis arrivée au Brésil, j’ai soutenu en 1992. En 1994 j’ai fait un film au Brésil sur la fête des mineurs, pas la Sainte-Barbe, cela s’appelait la « fête de la saudade », c’est la fête de la nostalgie. Une fête de retrouvailles pour les mineurs retraités et leurs familles, à une époque où la mine que j’ai étudiée dans les années 1980 était déjà désactivée et fermée. C’était mon premier film avec l’équipe d’Anthropologie visuelle (Navisual).Il faut que je vous raconte : je reviens donc en 1992 au Brésil. Et il y avait un laboratoire d’anthropologie sociale dans mon université, et dans ce labo, un projet d’anthropologie visuelle. La seule personne qui coordonnait ce projet, c’était un étudiant de premier cycle qui s’appelle Nuno Godolphim, maintenant cinéaste à Rio de Janeiro. Et les noms des coordinateurs du laboratoire étaient Ruben Oliven, Ondina Leal et Ari Pedro Oro. Mais il n’y avait qu’un étudiant qui faisait tout seul l’administration et l’animation du projet appelé Anthropologie visuelle. Quand je suis arrivée, il était en train d’organiser la première journée d’anthropologie visuelle, avec une subvention de notre gouvernement ici (Fapergs). Et dans cette première journée, il a invité des anthropologues visuels comme Fernando de Tacca de Campinas (Unicamp, São Paulo), professeur dans un cours de doctorat de communication (Multimedia). Dans ces cours-là, il y avait de grands anthropologues-photographes, comme Etienne Samain. Donc il a invité ces professeurs-là. Et aussi un autre grand anthropologue-photographe brésilien appelé Milton Guran, qui a fait une thèse sur les Agudás, c’est-à-dire les Brésiliens au Bénin. Il a été en Afrique, faire un film sur des Brésiliens qui sont rentrés au Bénin après l’esclavage. Et voilà, il a réalisé bon nombre de photographies. Nous avons fait connaissance et avons créé un réseau. J’ai dit que c’était super, parce que j’avais fait des photos dans ma thèse de doctorat, et que j’étais ravie de rejoindre ce groupe. Nuno m’a dit : « Mais, une fois que tu es ici et que tu es intéressée, tu seras la coordinatrice. » Je dis : « Moi ? » « Oui. On n’a personne, on est orphelins. Donc il faut que tu commences à coordonner ce groupe-là. » Donc je suis restée coordinatrice de ce groupe pendant plus de trente ans, en travaillant beaucoup. Peut-être, il faut le dire, nous sommes le deuxième groupe d’anthropologie visuelle au Brésil. Le premier était le Lisa, Laboratoire d’anthropologie visuelle et sonore dans l’université de São Paulo où la coordinatrice est Sylvia Caiuby Novaes. Elle est aussi coordinatrice de ce groupe depuis déjà plus de trente-cinq ans, peut-être quarante ans. C’est le premier groupe d’anthropologie visuelle du Brésil, le plus riche aussi, parce que São Paulo c’est quand même une ville riche. Et après nous, Carmen Rial a commencé aussi avec le groupe Navi, à Santa Catarina. Et aujourd’hui peut-être que nous avons environ trente ou quarante groupes d’anthropologie visuelle au Brésil. C’est-à-dire que chaque programme de doctorat a son centre d’anthropologie visuelle. Parfois c’est un grand groupe, parfois juste un ou deux anthropologues intéressés. Et aussi, les cours d’anthropologie et sciences sociales, ont aussi des centres de recherche en anthropologie visuelle ou alors en sociologie visuelle. Et c’est comme ça que j’ai débuté comme coordinatrice de ce noyau, Noyau d’Anthropologie visuelle (Navisual), qui est devenu un centre de recherche très important au Brésil et en Amérique latine.Deuxième temps de mon implication dans l’anthropologie visuelle comme coordinatrice : on a organisé, en 1996 je crois, la deuxième journée d’anthropologie visuelle. Il existait déjà l’organisation du festival international du film ethnographique à Rio de Janeiro, par Patrícia Monte-Mór, de l’université de Rio de Janeiro. Et après, lors du deuxième festival, revenait au Brésil, Clarice Peixoto, une anthropologue visuelle, qui avait été élève de Marc Piault à Paris. Elle avait soutenu sa thèse à Nanterre. Elle était très copine avec Patricia, donc elle a suggéré le nom de Marc Piault pour venir au festival. Marc Piault a été invité cette année-là au festival et j’en ai profité pour l’inviter aussi et donner des cours pendant quinze jours chez nous, dans le cadre d’un grand congrès international d’anthropologie visuelle que j’avais organisé dans le cinéma de notre université. Et en même temps j’avais invité Etienne Samain, qui est belge et qui est un photographe et un anthropologue visuel très connu chez nous. Il a été invité pour la partie photographie. Comme ça, dans un grand centre culturel de notre ville, j’avais organisé cet évènement entre photographies et films. Marc Piault est resté à Porto Alegre et a continué à donner ses cours chez nous, en montrant tous les films classiques de Jean Rouch et les films sur l’expédition française en Afrique. Et il nous a permis de faire des copies pendant la nuit. On faisait des copies pirates de ces films. Et c’est comme ça qu’on a eu la possibilité d’avoir une banque de données des films classiques d’anthropologie. Et c’est comme ça qu’on a débuté la discipline d’anthropologie visuelle aux différents niveaux de formation : de ce qu’on appelle la graduation, ce sont les premiers cours de sciences sociales pendant quatre ou cinq ans jusqu’au diplôme. La première discipline s’est développée en 1998 et ensuite aussi, s’est développée la discipline de l’anthropologie visuelle dans le doctorat et en maîtrise. Et Marc Piault a été quand même notre référence pour débuter l’anthropologie visuelle au Brésil. Son livre Cinéma et Anthropologie a été traduit en portugais, avec une préface que j’ai rédigé. Et on vient d’annoncer à la télévision de notre association brésilienne d’anthropologie que tous les cours donnés par Marc Piault à Marseille ont été traduits en portugais et avec des commentaires de tous les anthropologues brésiliens qui ont eu la chance de le rencontrer et de suivre ses cours au Brésil.J’ai parlé du festival à Rio et des journées d’anthropologie chez nous. Nous commençons à partir de ces deux évènements à publier des périodiques sur l’anthropologie visuelle et aussi des livres d’anthropologie visuelle, comme par exemple Imagem em foco édités par Patricia et par moi. Un autre périodique a été édité par Clarice Peixoto et Patrícia (Cadernos de Imagem). En 1997, j’ai également commencé à coordonner un autre projet d’anthropologie de l’image appelé Banque d’images et effets visuels avec ma collègue Ana Luiza Carvalho da Rocha. Mais maintenant il faut parler un peu plus du rôle de Marc Piault, mais aussi de Patrícia Monte-Mór et de tout le noyau de l’anthropologie visuelle au Brésil. Nous nous sommes mis ensemble dans l’association brésilienne d’anthropologie et on a demandé à créer une commission d’anthropologie visuelle. Ce comité réunissait des anthropologues représentant tous les groupes existants et, par la suite, les nouveaux groupes d’anthropologie visuelle qui se formaient. Monte-Mór a été la première coordinatrice de cette commission et ensuite moi j’ai été la deuxième coordinatrice de cette commission, qui aujourd’hui continue d’être importante. En 1996, nous avons commencé à mettre en place des prix récompensant des réalisateurs. Et depuis l’année 2002, des prix existent aussi pour la photographie. Et aujourd’hui, nous avons un prix pour le dessin, le film, la photographie et la production digitale. C’est le prix Pierre Verger. Nous avons donné ce nom-là parce que l’anthropologue français Pierre Verger a vécu à Bahia et a photographié la culture afro-brésilienne. Nous avons pu hériter de ces photos sur la communauté noire de Bahia. Du même niveau, nous avons une autre association très importante, parce que l’association brésilienne elle a son congrès tous les deux ans, et nous avons une autre grande association avec la sociologie et la science politique qui s’appelle ANPOCS. Et là aussi nous avons demandé une commission d’anthropologie, d’image et son. Parce que c’est trois disciplines, donc ce n’est pas de l’anthropologie seulement. Quoique l’anthropologie a été pendant plusieurs années la plus forte, la plus participative quand même. Mais peu à peu on a convié des sociologues et des politistes qui ont commencé aussi à travailler avec les images comme José de Souza Martins, qui est connu comme sociologue visuel. J’ai eu la chance de travailler avec lui, nous avons publié un livre ensemble, qui s’appelle L’imaginaire et le poétique dans les sciences sociales. Aujourd’hui, il a publié plusieurs livres de sociologie visuelle. Par ce réseau, nous avons créé une ligne de financement pour la recherche en anthropologie visuelle (chez CNPq). Je dis ça pour montrer comment l’anthropologie visuelle au Brésil est un réseau consolidé, en travaillant ensemble dans tous ces congrès, à tous ces niveaux, et de plus en plus au niveau de l’Amérique latine.Troisième temps, si je peux le dire comme ça, c’est ma propre recherche. Le Noyau de l’Anthropologie visuelle, c’est le centre d’anthropologie visuelle de notre programme de post-graduation et anthropologie sociale, ouvert à tous et à tous les niveaux, pour n’importe quelle personne – élève, professeur, chercheur – intéressée. Mais pour être chercheur CNPq (notre CNRS), il faut quand même avoir son propre projet. Alors là je commence à parler d’une recherche qui s’appelle Banque d’images et effets visuels. Je commence ou vous voulez parler un peu ?
Christian Papinot. J’aurais bien aimé que vous nous disiez un petit peu ce qui fait que l’anthropologie visuelle s’est aussi fortement développée dans tout le Brésil, par rapport à d’autres contextes – nous on connaît un peu plus le contexte français où il y a quand même beaucoup de réticences académiques, des freins à l’usage de l’image, et là à vous entendre, on a l’impression qu’au Brésil ça s’est développé très très vite, il y a eu un maillage important, un réseau important, et puis surtout un soutien institutionnel. Donc, j’aurais bien aimé que vous nous disiez un peu ce qui fait que le contexte du Brésil a été un contexte favorable au développement de l’anthropologie visuelle.
Cornelia Eckert. Tout à fait, Christian. La raison est attachée à la politique des programmes de post-graduation chez nous. Pour chaque programme, c’est très important d’avoir des lignes de recherche, qui recouvrent plusieurs thématiques. Mais de plus en plus, la thématique du visuel (de l’image) est devenue très importante. Donc il était très raisonnable pour chaque programme d’avoir aussi un noyau de recherche en anthropologie visuelle. Et c’est sûr, la production a débuté avec la connaissance d’ouvrages tels que ceux de Malinowski, Mead, Bateson, Pierre Verger, Jean Rouch, Mac Dougall, etc., etc. Mais de plus en plus, aussi la question éthique, la question esthétique avec des enjeux locaux, avec des thèmes liés à notre histoire nationale et locale. Et aussi la technique est devenue très importante avec des cours interdisciplinaires. Par exemple, j’ai toujours eu des élèves qui travaillaient dans mon équipe, qui venaient des beaux-arts, d’études de communication, de journalisme, d’histoire et d’anthropologie et de sociologie. Donc c’est un mélange d’intérêts qui, à mon avis, a participé à la qualité de l’anthropologie visuelle chez nous. Et je parle de moi et d’Ana Luiza, mais je crois que c’est à peu près le cas dans tout le Brésil. Et ce qui est fort aussi, c’est bien sûr ces festivals : le festival de Patricia à Rio, le festival de notre association, le festival de l’ANPOCS, ont donné de l’importance à la production de films ethnographiques, de photos et de dessins ethnographiques. Et la production est très sérieuse, mais le plus important chez nous, c’est l’enseignement. C’est le fait que nous avons eu des disciplines d’anthropologie visuelle très tôt. Chez nous à Porto Alegre, à Rio, à Florianópolis, Campinas, São Paulo, Natal, Recife, etc., c’était incroyable. Et de plus en plus, chaque lieu a commencé à faire des festivals locaux, des expositions. Il y a aujourd’hui des expos et des festivals un peu partout. Mais en tout cas, l’enseignement de la discipline d’anthropologie visuelle, c’était à mon avis ce qui a donné une qualité incroyable à l’anthropologie visuelle au Brésil. Je donne un cours de théorie et d’anthropologie visuelle en Amérique latine, c’est un cours qui a débuté l’année dernière. Les anthropologues du Chili et du Pérou ont des cours d’anthropologie visuelle très importants, mais dans les universités catholiques. Aussi au Mexique. Mais les Boliviens, les Équatoriens, les Colombiens, sont tous très étonnés de la richesse de l’anthropologie visuelle chez nous.Bien, je commence à parler du projet banque d’images. À côté du noyau d’anthropologie visuelle chez nous, ma collègue de recherche, Ana Luiza Carvalho da Rocha revient de son doctorat en anthropologie à Paris V. On a été collègues durant la maîtrise et en partie durant le doctorat, seulement Ana Luiza n’est pas professeure dans mon programme (PPGAS, UFRGS), elle est anthropologue technicienne. Quand elle revient, je l’invite pour travailler avec moi dans le labo, dans le projet d’anthropologie visuelle. Je dis : on peut faire un projet à nous, avec les financements « CNRS » (CNPq et Fapergs). À ce moment-là, il fallait justement avoir un projet pour être chercheur professionel, on appelle ça « chercheur productivité CNPq ».
Sylvaine Conord. Qu’est-ce ?
Cornelia Eckert. C’est l’équivalent de votre CNRS. Pour avoir des financements pour la recherche, il y a ce centre national de la recherche scientifique. Il est rattaché au ministère de la Technologie, et pas à celui de l’Éducation. C’est pour ça qu’il y a de l’argent pour la recherche, même s’il n’y en a pas tout le temps. Donc on propose un projet pour créer une banque d’images sur la mémoire collective de la ville de Porto Alegre. Un projet sur mes intérêts de recherche et ceux d’Ana Luiza, en anthropologie urbaine. Donc je continue à étudier la mémoire du travail. Nous avons même réalisé des vidéos (https://www.ufrgs.br/biev/), mais aussi des montages sonores, dans un musée virtuel : avec des sons du travail, avec le son des entretiens et avec des films, montrant des travailleurs à tous les niveaux, avec aussi des entrepreneurs. Nous avons reçu de l’argent pour développer ce projet. C’était en 1997. Un projet tout à fait inédit, puisque nous proposions de créer un musée virtuel, de joindre l’anthropologie urbaine et l’anthropologie visuelle. Pour construire la banque, nous avons proposé de faire une ethnographie sonore, une ethnographie filmique, une ethnographie photographique, une ethnographique écrite et enfin, pour assembler tout ça, nous avons utilisé le langage digital et informatique. Nous avons donc développé un site et chaque image filmique, sonore ou photographique devait avoir toute son histoire au travers d’une fiche, d’une archive, qui retrace sa trajectoire. Ce qui nous a demandé beaucoup de travail. Depuis quelques années, l’informaticien que nous avons contacté pour travailler avec nous sur ce site fermé a disparu avec les codes de notre banque. La banque existe toujours mais elle est une banque fixe dans un ordinateur. Vous pouvez visiter le site, mais il a fallu tout recommencer à nouveau, au fur et à mesure.Vers 2000 nous avons créé le site Banque d’images et Effets Visuels sur une plateforme ouverte. Hélas nous avons surtout des informations en portugais. Nous avons cherché quelqu’un pour les traduire en anglais, mais on n’a pas poursuivi le projet. Nous avons également une revue qui s’appelle Iluminuras et une deuxième revue, où nous publions uniquement des photographies, qui s’appelle Fotocronografias. La plus anciénne c’est la revue Iluminuras. C’est un périodique sur l’anthropologie de l’image, l’anthropologie visuelle, l’anthropologie sonore et l’anthropologie urbaine. Je crois que nous n’avons que deux numéros sur l’anthropologie du travail. Justement, notre projet a aussi donné lieu à des cours sur l’anthropologie du travail, pour produire des images du travail. J’ai été chercheuse CNPq (CNRS) grâce à ce projet-là, impulsé par Ana Luiza et moi-même, avec une bonne équipe. Nous avons vingt-cinq ans de recherche et nous sommes justement en train de mettre toutes nos archives sur cette plateforme ouverte et gratuite. Cette plateforme est libre d’accès : tout le monde peut visiter le site et rechercher des informations. Les informations sont en train d’être reformulées, présentées d’une façon plus moderne, plus actuelle. Voilà pourquoi il existe chez nous un projet d’anthropologie de l’image.Concernant le Navisual (le noyau d’anthropologie visuelle), j’ai pris ma retraite et depuis 2019 nous avons une nouvelle enseignante qui est devenue coordinatrice et qui continue à travailler et à former des gens. Maintenant je fais partie des professeurs bénévoles.Bien, chez Navisual, nous avons une galerie d’exposition. Chaque année, nous développons des recherches surtout autour de l’ethnographie de la rue. Parce que l’ethnographie dans la rue est un projet méthodologique de la banque d’images et effets visuels. Ce projet méthodologique débuté à Paris en 2001 et je l’applique chaque année avec mes étudiants dans le Navisual. Nous faisons des expositions que l’on appelle des « récits d’images », comme par exemple ce catalogue que vous pouvez voir ici, avec des photos prises par des chercheurs du Navisual. C’est une recherche sur les interventions artistiques dans la ville de Porto Alegre. Toute l’année nous sortons, nous faisons des photos collectives, nous étudions une base théorique et bibliographique, pour développer un récit d’images. Celui-là, c’était un hommage à quelques anthropologues qui ont développé une réflexion épistémologique sur la méthode (Walter Benjamin, Michel De Certeau, Foote Whyte, Colette Pétonnet, Magnani, Silva, Campos, Eckert, Rocha, etc.). C’est-à-dire, des anthropologues ou des philosophes qui ont fait une analyse sur l’importance de l’observation flottante : il s’agit d’observer la ville, observer les modes de vie et les styles de vie. On a appelé cette exposition « Narrateurs urbains ». De la même manière, on produit collectivement des films : il y a des films qui ont reçu les prix Pierre Verger. Sinon aussi on fait des ateliers de dessins. L’année dernière on a fait des ateliers presque toute l’année pour montrer ensuite ces dessins dans les expositions dans notre galerie, ou alors pour participer à des prix d’anthropologie visuelle. Aujourd’hui les montages sonores sont moins mobilisés qu’il y a quelques années. Ce n’est pas de l’ethnomusicologie. On fait de l’ethnographie des sons. Mais il y a un déphasage technique en ce moment, il nous manque un peu d’argent pour acheter des équipements, des technologies plutôt actualisées pour faire de la recherche sonore.Bien, j’ai publié aussi ma thèse de doctorat en portuguais, mais pas les 1 000 pages. J’en ai fait une synthèse de 200 pages. J’ai publié aussi, dans ce livre, le tome avec des images. C’est le chapitre 5, il s’agit du travail sur la mémoire et la durée. Ce sont des photos en noir et blanc. Je n’ai pas eu la chance de publier en couleur.
Christian Papinot. J’aurais bien aimé vous entendre sur la question que vous avez évoquée tout à l’heure, c’est-à-dire : plus jamais de photos en annexes. Qu’est-ce qui vous a amené à ne plus recommencer cette expérience de mettre les photos en annexes ? Il y a eu une expérimentation à un moment, lors de cette thèse avec toutes les images en annexes.
Cornelia Eckert. Cette idée d’écrire cet article, que j’ai publié dans un périodique scientifique uruguayen d’anthropologie m’est venue quand j’étais la directrice de recherche d’une doctorante très intelligente qui a fait sa thèse sur les fêtes de famille. En tant que professeure de sociologie visuelle depuis des années, j’enseigne toujours la valeur de l’image, la valeur de la photo par exemple ou de la figure au milieu du texte. Et cette fille ne voulait pas. J’ai même proposé un autre tome. J’ai plusieurs étudiants qui ont fait un tome qu’avec des images. Mais elle ne voulait pas : elle a mis ses images en annexes. J’ai dit : je vais accepter parce que c’est votre choix. Et lors de sa soutenance, les professeurs ont dit : je ne comprends pas, vous êtes élève de Cornelia Eckert et vous avez mis toutes vos belles photos en annexes. C’est vrai qu’elle a fait un film et que le film est un chapitre. Il y a beaucoup de chapitres en film ici chez nous. Et depuis, j’étais ennuyée de cette situation et je me suis dit : il faut que j’écrive là-dessus. Parce que j’écris tout le temps avec Ana Luiza : on écrit tout le temps à deux. Une de nous commence à écrire et l’autre finit. Donc j’ai proposé un article qui s’appelle « Plus jamais en annexes » et je raconte notre trajectoire, soit du Navisual soit de la Banque d’image, pour montrer l’importance que l’image doit avoir comme élément de la démonstration dans le texte. Dans le texte principal et non dans une annexe. Je reviens tout juste d’une conférence d’anthropologie en Argentine, j’ai retrouvé un ancien étudiant qui m’a dit : « J’utilise ton article, il est très efficace pour mettre en situation la différence entre figure dans le texte avec une force interprétative et narrative et figure isolée, illustratif, dans une annexe. » C’est justement pour prendre en compte l’autonomie de l’image dans un texte et en quelque sorte, une esthétique ethnographique. Ce n’est pas une nouvelle stylistique, mais c’est une écriture créative avec une force d’imagination, qui peut avoir plusieurs formes de présentation. Ça peut être un récit d’images, ça peut être un dialogue entre texte et image, ça peut être des recherches d’archives en dialogue aussi avec des images actuelles, ça peut être un chapitre qu’avec des images en photo, ou même des photos en films : c’est un photo-film. Cela devient de plus en plus important chez nous. C’est important de vous dire qu’on vient de faire un film sur la mémoire du travail à Porto Alegre. Nous avons fêté vingt-cinq ans de recherches à la banque d’images et c’était les 250 ans de notre ville. Donc on a revu toutes les images d’archives, des entretiens, des photos et même des illustrations. Comment pourrais-je le dire en français ? C’est montrer la mobilité des figures dans les films. Regarder les mobilités à l’intérieur de la photo : on peut entrer dans la photo, on peut sortir de la photo, on peut donner du mouvement à la photo. Vous avez un nom spécifique pour ça ?
Sylvaine Conord. Diaporama sonore, c’est un montage d’images fixes, qu’on filme en mouvement ou en zoom et auquel on rajoute du son : des passages d’entretiens, de la musique… Et ça produit ce qu’on appelle un diaporama sonore. C’est un format court, de 20 minutes en général. C’est assez court.Cornelia Eckert. Notre film était un peu plus long (https://youtu.be/4ALOkFldtQw?si=pnsoQiZG0FC4SRB5) parce qu’il a été offert pour fêter l’anniversaire de la ville, il fait à peu près 40 min. Vous pouvez le voir, même si vous ne comprenez pas le portugais. Mais c’est dédié à la mémoire du travail dans la ville, donc pour nous c’est une espèce de musée virtuel de la mémoire du travail. Et toutes ces photos font partie de notre banque d’images. Notre banque d’images a toujours trois grandes catégories thématiques, et dans ce cas-là la catégorie c’est le temps, la mémoire du travail, et la durée. Le rythme temporel, Bachelard, c’est pour nous un concept très important pour travailler la mémoire du travail. Donc ma thèse c’est la dialectique de la durée, et aussi bien sûr, un peu la théorie de l’identité, avec Levi-Strauss et d’autres anthropologues (comme Louis Dumont, p. e.). L’identité relationnelle, à cette époque-là, c’était très important : l’identité à partir de la théorie de la valeur de Dumont. C’était mes deux axes théoriques pour ma recherche. Et c’est toujours aussi important pour monter ce musée virtuel. Mais je ne sais pas si j’ai répondu à Christian sur mon article. Peut-être que je peux le traduire en français et vous l’envoyer.
Sylvaine Conord. Ah oui, ce serait très bien. Je m’en servirais pour mes étudiants, parce qu’ils mettent systématiquement les photos en annexes, c’est une bataille pour leur faire intégrer les images dans le texte.
Cornelia Eckert. Il faut dire « Non plus jamais ça », ça attire l’attention. Plus jamais ça.
Sylvaine Conord. Je vais en revenir simplement – parce que tu as bien répondu à toutes les questions qu’on avait prévues il me semble – mais je reviens sur la thématique de notre numéro sur l’image comme support d’entretien. Tu nous as dit dans un mail que tu avais beaucoup utilisé cette méthode mais que tu ne l’avais pas publié sous forme d’article. Est-ce que tu pourrais nous donner quelques exemples ? Qu’est-ce que tu penses de cette idée de « faire parler les images » ?
Cornelia Eckert. Oui, comme je te disais, dans les années 1980, je n’avais pas conscience que je faisais de l’anthropologie visuelle et que c’était une méthodologie très importante. J’avais suivi un cours d’histoire à l’université et pour moi la photographie avait valeur de mémoire. Et aussi, pour moi c’était une pratique de réciprocité, de rendre quelque chose à mes enquêtés. Et en même temps, faire comprendre ce que je faisais, ce que c’était que faire de la photo. Ou avoir des photos d’archives aussi et parler de photos d’albums ou de photos prises par moi. Au moment de mon doctorat (1987-1992), il y avait beaucoup de mineurs de charbon qui avaient des photos anciennes. Certains m’en ont prêtées et j’ai pu faire des copies et parler aux mineurs de leurs photos. Mais en ce qui concerne les photos que j’ai prises lors de mes recherches sur le terrain, c’était plutôt cette pratique de réciprocité que j’ai développée : donner en retour ce que je faisais au cours de ma recherche. Déjà quand j’ai soutenu, il y a eu des mineurs je crois, une famille, qui est venue à la Sorbonne pour la soutenance. Les mineurs ont dit à mon directeur de recherche, qui discutait de la résistance pendant la guerre, et ils ont dit : « Non Cornelia tu as raison. » En plein milieu de la soutenance. Et puis ils ont fait des entretiens avec moi, à la radio, dans les journaux locaux. J’ai donné les trois tomes pour la bibliothèque et pour le musée du charbon à La Grand-Combe. Mais c’est vrai que cette méthodologie… j’ai donné un cours et ce n’était pas forcément une idée à moi. Je pense que c’était plutôt une idée de ma collègue Ondina Leal, qui a fait un premier chapitre photo dans sa maîtrise au Brésil, sur une telenovela, sur une série dans les années 1980, et elle a fait des photos sur la manière dont les gens voyaient la télévision, sur la réception de cette série. Et cette photo-là, elle l’utilisait pour parler avec les gens, pour savoir ce qu’ils pensaient de cette photo : est-ce que cette photo disait quelque chose pour eux ? Et elle a créé un récit photographique dans sa thèse qui a été publié. Et puis un de nos étudiants qui s’appelle Eduardo Achutti, a proposé de faire des photo-ethnographiques. Il a fait sa maîtrise avec Ondina Leal et sa thèse avec Jean Arlaud. Donc la photo-ethnographique, ça veut dire : faire un récit en photos, est de faire entendre la « voix » des gens, à travers l’image.Et ces photos sont toujours créées, pas d’une manière collaborative, mais en parlant surtout avec des gens. Et lui aussi donne la photo à la personne qu’il a rencontrée et ensuite, il prend en photo cette réception, lorsque la personne a cette photo dans sa main. Il fait beaucoup de portraits qu’il donne à la personne et il lui dit : tu aimes le portrait ? Oui oui, c’est génial. Et il reprend une deuxième photo avec l’acte de réception. Je ne sais pas si c’est vraiment ce qui t’intéresse, comme forme de réciprocité ou de discussion, mais je crois que nos élèves ont beaucoup développé ce genre de propositions. Même cette fille qui a mis ses photos en annexes, elle a tout le temps, dans sa thèse, travaillé avec des photos des familles, elle a demandé des photos de famille et de fête, et tout le temps, les entretiens étaient basés sur les photos et les fêtes de famille. Elle a beaucoup de photos sur lesquelles on voit que les personnes ont l’album photo dans leurs mains et qu’ils parlent à partir de l’album de la famille. Aussi avec la mémoire du travail, on travaille beaucoup à partir d’anciennes photos ou de photographies qu’on a prise sur d’anciennes compagnies, d’anciennes rues, et on parle avec les gens à partir de ces photos. J’ai pris quelques photos dans ce genre d’interview, où je suis en train de montrer la photo et la personne parle à partir de cela. Je n’ai pas filmé mais j’ai ce genre de photos. Quelques-uns, comme Eduardo Achutti, utilisent beaucoup cette manière de faire. Ou alors, une autre forme de réciprocité, c’est de faire des expositions et d’inviter tous les interviewés pour l’expo. On fait ce qu’on appelle une exposition dialoguée. Une expo pour parler avec les interviewés. Et là on filme. Pour avoir cette situation de réciprocité, de retour. C’est très intéressant le résultat. Et parfois, on fait non seulement un récit photographique, mais aussi l’installation : par exemple des articles du travail, un objet… C’est très spontané, très naïf, mais quand même, on fait des efforts pour travailler avec des esthétiques dans les installations. Parfois on fait des ateliers de montage avec des professionnels qui sont toujours très disponibles chez nous.Mais c’est vrai qu’il faut parler un peu de Jean Arlaud. Donc Eduardo Achutti a fait sa thèse avec Jean Arlaud. Et nous avons eu la chance, en 2001, de faire un post-doc avec Jean Arlaud. C’est Achutti qui nous a parlé de Jean Arlaud : il nous a dit « Écoutez, ce monsieur il est fabuleux, il est incroyable. Il faut venir en France et faire un stage avec lui, parce que c’est super et justement il a un film sur la ville de Paris magnifique, Ici il n’y a pas la guerre ». Et il nous a reçus justement quand il finissait son travail à Paris VIII. Il prenait sa retraite. Il changeait pour créer le Phanie (Centre de l’Ethnologie et de l’Image). Il nous a reçus, mais il donnait encore quelques ateliers, donc on a pu suivre quelques ateliers sur le terrain et on a beaucoup appris avec lui : comment filmer, à propos du cadrage, la caméra comme un sujet d’observation. Bien sûr qu’il y avait beaucoup de Jean Rouch dans ses cours, mais il y avait aussi quelque chose de très Jean Arlaud. Il est venu deux fois chez nous et nous avons fait un petit film entretien avec lui, qui s’appelle Le cinéma c’est une danse. Ce qui nous a beaucoup appris, c’est qu’il proposait de faire du film ethnographique avec une approche éthique. Cette façon de filmer a été pour nous très importante et ça continue toujours. J’ai toujours cet entretien avec Jean Arlaud pour pouvoir montrer la différence entre filmer, monter, fictionnaliser ou alors, filmer avec cette valeur éthique, de réciprocité, d’amitié et de solidarité, qui était très importante chez Jean Arlaud. Beaucoup de nostalgie de notre maître. (https://www.youtube.com/watch?v=-kNbZbeAKns)
Sylvaine Conord. C’est pour cela que je m’entendais très bien avec Jean Arlaud, parce qu’entre photo et film, il y avait vraiment des points communs, dans la manière d’aborder un terrain et même dans sa manière d’être avec nous.
Cornelia Eckert. Nous avons, depuis une année, un nouveau réseau d’anthropologie visuelle, Amérique latine ; c’est plutôt Mexique et Brésil, mais aussi Colombie, Uruguay et Argentine. Il y a des chercheurs dans ce réseau et un congrès spécifique mais aussi pour rejoindre le Mexique et le Brésil et là nous avons beaucoup d’échanges en sociologie visuelle.
Christian Papinot. Moi j’aurais juste une toute petite question de curiosité par rapport à l’expérience de terrain en France, parce que ça devait être une expérience un peu de décentrement par rapport au Brésil. En fait, est-ce qu’il y avait des choses qui vous ont surprise dans le rapport à la photographie, à l’image, pendant votre terrain sur cette ville minière en France ? Y a-t-il eu des photographies refusées ou des choses qui surprenaient vos enquêtés ? C’est juste une question de curiosité, parce que c’est vrai que c’est une expérience quand même sans doute un peu déconcertante, de faire un terrain de thèse à l’étranger.
Cornelia Eckert. Oui c’est vrai que c’était un défi. Je ne savais pas si j’allais aller jusqu’à la fin de cette expérience, mais mon directeur de recherche m’avait dit : « Il faut aller aux Cévennes, les gens sont très ouverts, très sympas, tu vas être très bien reçue. » Et c’est vrai que j’ai eu des expériences d’amitié absolument incroyables. La fille qui m’a reçue chez elle, c’était une technicienne agricole, elle ne me connaissait pas du tout, et je suis restée chez elle trois mois. Elle disait : « Si tu es intéressée pour faire ta recherche ici, viens chez moi. » Elle m’a reçue sur le quai de la gare et c’est comme ça que je suis arrivée, je suis allée chez elle et elle m’a soutenue durant toute cette période.Par rapport à la photographie. D’abord, il y a quelque chose de très différent chez vous : c’est la valeur que les photographes et les maisons de photographie ont par rapport aux anciennes photos. La reproduction des anciennes photos est possible et tu peux acheter ces photographies facilement pour la recherche. Alors qu’ici, au moins à Porto Alegre (Brésil) il y a des collections de photo d’histoire qui sont privées et tu n’arrives pas à avoir la copie de ce genre de photos. Donc c’était quand même quelque chose qui m’a facilité la tâche, qui m’a permis de connaître d’anciennes photos de la compagnie de La Grand-Combe qui n’étaient pas forcément dans les bibliothèques. Deuxièmement, et c’était très intéressant, il y avait beaucoup de mineurs avec des photos anciennes, des photos de famille et des photos sur le travail. Parfois il y avait même des chambres comme si c’était un minimusée, avec des photos, des expos, des objets. Une espèce de culte de cette profession, une espèce de deuil par rapport à la disparition de cette profession. C’est quelque chose qui m’a beaucoup passionnée. Et puis c’était intéressant aussi, comme ils étaient très séduits que je fasse des photos sur « la mémoire », surtout parce qu’ils savaient que dans deux ou trois ans, beaucoup de maisons et de bâtiments allaient être détruits. Donc ils me disaient : « Fais cette photo-là, c’est très important, je crois que ça ne va pas durer. Fais attention à ce quartier-là, il faut faire des photos parce que je suis sûr que ça va disparaître. » Tout ça était discuté par les politiciens locaux, mais ils savaient que c’était menacé. Je n’étais plus là quand ils ont détruit ces quartiers, mais j’ai pu voir des photos dans le journal local que j’ai quand même reçu.Et puis la question de ces photos comme une manière de s’approcher, de réciprocité, qui m’a toujours intéressée. Bien sûr je n’ai jamais fait de photos directement en entrant dans la maison. C’est après la deuxième, la troisième interview, que je demandais si je pouvais faire des photos. Déjà, la première personne que j’ai interviewée, moi j’étais très timide, il me dit : « Vous pouvez entrer. » Je disais que j’étais un peu nerveuse, qu’il fallait que je fasse rentrer mon appareil. Et lui, il souriait, il me disait : « Je suis très habitué, j’ai fait déjà deux films sur La Grand-Combe avec National Geographic.é Je lui ai dit : « Vous êtes connu. » Ils étaient habitués à être pris en photo, à être filmés, à être dans les journaux français. Ça, j’étais aussi étonnée. Bon finalement, ce que je pourrais dire, c’est qu’ils étaient tous très intéressés à l’idée d’avoir des photos, nouvelles ou anciennes, parce qu’il y avait un mouvement pour un musée du Charbon, tout un débat autour de ça. La question c’était : Est-ce que je vais donner mes photos pour le musée ou je vais les garder pour moi ? C’était une question éthique un peu compliquée. Et ce monsieur-là qui est venu à ma soutenance, il me disait : « C’est important de faire des donations pour le musée, des objets, des photos, pour qu’il puisse raconter une histoire collective. » Donc c’était très intéressant aussi. En ce qui concerne les photos refusées… il était un peu difficile de faire des photos avec des jeunes, surtout dans les communautés arabes. C’était très compliqué. Peut-être parce qu’ils étaient plutôt stigmatisés très facilement. C’était très facile de parler avec les jeunes, dans la rue tout ça, avec les quatre bises, on rigolait là-dessus, mais pour faire des photos avec des jeunes gens c’était compliqué. Je n’ai pas beaucoup de photos avec les jeunes gens. J’ai plutôt des photos en famille. Donc là c’est une espèce de refus de ne pas avoir son image pour raconter l’histoire locale. Et la dernière chose à dire, Christian, c’est justement quand je finissais ma thèse, il y a eu un artiste de bande dessinée qui a raconté l’histoire de La Grand-Combe en bande dessinée. En fait c’était ma thèse. Il a écrit ma thèse en bande dessinée et il devrait avoir aussi le titre de docteur, parce que la synthèse était incroyable. C’est l’importance aussi du dessin pour raconter des histoires. Je ne sais pas faire du dessin, mais faire de l’anthropologie visuelle avec du dessin, c’est intéressant. C’est pour cela qu’on fait beaucoup d’ateliers autour du dessin.[Mots de fin]