1Dans les deux contributions qui suivent, Arnaud Pierrel d’une part, Nadia Lamamra et Barbara Duc d’autre part, rendent compte de campagnes de communication sur l’apprentissage en entreprise conduites récemment en France et en Suisse. Le premier s’interroge sur Une campagne d’affichage en trompe-l’œil et les secondes à propos [D]es lendemains qui chantent de la formation professionnelle suisse. Toutes les deux questionnent fort justement les enjeux symboliques de la mise en scène politique de l’apprentissage.
2Le constat est d’autant plus judicieux que dans chacun de ces pays, l’apprentissage en entreprise occupe une place singulière.
3En Suisse, il est la formation professionnelle majoritaire, et ce depuis sa revalorisation au tout début du XXe siècle (Bonoli, 2012), loin devant la formation en école des métiers (équivalent des lycées professionnels français) ; au point que l’expérience helvétique est considérée comme un modèle (Lamamra, Moreau, 2016), à l’instar de l’Allemagne (Granato, Moreau, 2019). Pour autant, l’engouement pour la formation professionnelle, et plus particulièrement l’apprentissage, est plus prononcé dans la partie germanophone de la Suisse, que dans ses parties latines (Suisse romande, Tessin) (Meyer, 2018). Dans ce dispositif historique, un changement majeur a eu lieu à partir des années 1990 : la création des Hautes écoles spécialisées, puis de nouveaux diplômes (Maturité professionnelle, Attestation de formation professionnelle (AFP)) ont permis de créer une filière professionnelle vers le supérieur, ce qui redistribue les cartes en matière de filières de formation (Kriesi et Trede, 2018). Des passerelles sont ainsi promues entre la formation professionnelle secondaire et supérieure, qui participent de l’illusion d’une filière complète qui permettrait aux mêmes jeunes d’aller du diplôme historique qu’est le certificat fédéral de capacité (CFC) au Master.
- 1 Cet objectif de 500 000 apprentis est formulé dès la loi quinquennale pour l’emploi du gouvernement (...)
4En France, la situation est différente puisque la formation professionnelle des futurs ouvriers et employés a longtemps été dominée par la voie scolaire, notamment dans les années d’après Seconde guerre mondiale (Pelpel, Troger, 1993 ; Lembré, 2016). Mais, depuis les années 1980, face notamment au développement d’un chômage juvénile endémique et à la montée en puissance de l’idéologie de l’entreprise formatrice (Tanguy, 2016), les politiques publiques ont impulsé une réorganisation de l’apprentissage en entreprise pour lui donner une légitimité nouvelle, puis engagé des dispositifs visant à son essor. Après une première loi en 1971 qui clarifiait le statut d’apprenti et donnait à l’apprentissage et ses centres de formation d’apprentis (CFA) une valeur équivalente en dignité à la voie scolaire (Kergoat, 2010a), celle de 1987 (dite loi Séguin) sera centrale : elle autorise l’apprentissage pour tous les diplômes professionnels et techniques, y compris dans l’enseignement supérieur (Pierrel, 2017) et permet aux jeunes apprentis de faire se succéder plusieurs contrats d’apprentissage, jusqu’à 25 ans, laissant accroire un décloisonnement et donc l’existence d’une filière apprentie qui, partant du CAP pourrait conduire jusqu’au diplôme d’ingénieur, à l’instar du CFC, voire de l’AFP, qui pourrait conduire au Master en Suisse. Depuis, chaque gouvernement y va de sa politique de promotion de l’apprentissage en entreprise, principalement par l’intermédiaire de déréglementations et d’aides financières apportées aux entreprises accueillant des apprentis, avec, en France, un objectif récurrent, mais jamais atteint depuis plus de 20 ans qu’il est formulé : atteindre le seuil symbolique des 500 000 apprentis1.
5Dans les deux pays, les politiques publiques impulsent également des campagnes de communication récurrentes. En Suisse, c’est le Secrétariat d’état à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI), l’instance fédérale en charge notamment de la formation professionnelle, qui depuis quelques années orchestre des opérations de promotion. En parallèle, les associations professionnelles, les représentants du patronat initient leurs propres campagnes en faveur de l’apprentissage, de même que certaines grandes entreprises qui signalent les places d’apprentissage vacantes et les « carrières » possibles par cette voie.
6En France, l’État, et ses alliés en la matière comme les régions, les chambres consulaires ou encore les branches professionnelles développent une communication visant à réhabiliter un apprentissage en entreprise qui revient de loin. En effet, dans les années 1960, il était considéré comme condamné : il était ignoré par les experts de la planification et, comme le rappelle l’historien Antoine Prost, ce qu’on reproche alors à l’apprentissage est « l’ignorance des apprentis (2004, p. 639). Il est vrai qu’à l’époque « près d’un quart des apprentis ayant souscrit un contrat n’est inscrit dans aucun cours » et « moins de 40 % des présentés sont reçus à l’examen » (Kergoat, 2010a, p. 42).
7Pourtant, l’apprentissage affiche souvent les traces d’un passé glorieux, celui des corporations, du compagnonnage, du Tour de France, du bel ouvrage et du chef d’œuvre. Mais il s’agit là d’un artefact historique : l’apprentissage contemporain ne doit rien — ou pas grand chose — à cet univers, et s’inscrit en fait sur les brisées de la première grande loi de « démocratisation » de la formation en France : la loi Astier, votée en 1919 (Brucy, 1998). Cette réforme, même si elle sera inégalement appliquée (Pelpel, Troger, 1993), est ambitieuse : outre la création du CAP, un diplôme emblématique de la voie professionnelle (Brucy et al., 2013), elle institue l’obligation de cours professionnels pour tous les jeunes gens et jeunes filles de moins de 18 ans travaillant dans l’artisanat, l’industrie et le commerce. Souvent cours du soir, les cours « Astier » conçoivent en fait un système d’alternance entre travail et formation (Brucy, 2015), même si longtemps celui-ci n’a pas, ou peu, été pensé pédagogiquement. Il faudra en fait attendre la loi de 1971 pour qu’une pédagogie de l’alternance supplante ce qui n’était avant essentiellement qu’une formation pratique, sur le tas (Combes, 1986). Ce sont ces cours « Astier » qui seront le terreau de la création des CFA, donc de l’apprentissage contemporain en France, pas le compagnonnage, souvent mobilisé pour le revaloriser. Premier mirage, première illusion.
8Illusion encore que de croire qu’il suffirait d’un coup de menton politique pour faire de l’apprentissage le remède à toutes les difficultés d’insertion des jeunes. En effet, l’apprentissage n’est pas, en France, un « bien public » (Moreau, 2015) : tous ceux qui peuvent y prétendre n’y accèdent pas. En effet, l’entrée en apprentissage fonctionne à l’image du marché du travail, puisque les jeunes doivent préalablement à leur inscription en CFA trouver une entreprise qui les accueillera. Or ce marché dépend de l’offre des entreprises et de la sélection qui s’opère à cette occasion, laquelle est loin d’être neutre. Filles et jeunes d’origine immigrée sont nettement sous-représentés dans le dispositif. C’est également le cas en Suisse où les apprentis sont majoritairement des hommes suisses de milieu rural (Meyer, 2018). Les jeunes femmes subissent une double pénalité : moins nombreuses car cantonnées dans un nombre limité de métiers du fait de la forte sexualisation des professions dans le champ professionnel (Lamamra, 2016), elles sont « sur-sélectionnées » à l’entrée en apprentissage — la rareté des places qui leur sont réservées font qu’à niveau de diplôme préparé équivalent, les apprenties affichent à l’entrée en apprentissage un niveau scolaire plus élevé que les garçons —, et « sous-insérées » à la sortie du fait de l’affectation des métiers appris dans des segments du marché du travail féminin où prévalent souvent des contrats précaires et du temps partiel subi (Moreau, 2000). Les jeunes d’origine immigrée sont confrontés aux mêmes discriminations à l’embauche que celles qu’ils connaissent sur le « vrai » marché du travail (Imdorf, 2018), même s’il n’est pas interdit de penser, hypothèse non contradictoire, qu’ils candidatent moins pour entrer en apprentissage, les familles immigrées pensant plus souvent que l’école est la principale voie de mobilité sociale en France (Caille, 2007) comme en Suisse (OFS, 2016).
9Illusion encore que de penser l’apprentissage comme un tout cohérent à l’image de ce qu’il a peut-être été du temps où il ne permettait de préparer que le CAP en France ou que le CFC en Suisse. Les politiques de revalorisation ayant pris appui sur une diversification de l’offre des diplômes accessible par l’apprentissage ont généré un éclatement du profil social et scolaire des apprentis. Ainsi, plus on monte dans la hiérarchie des diplômes préparés, plus la part des enfants issus des milieux populaires décroit et plus celle des enfants originaires des catégories intermédiaires et supérieures s’accroit (Moreau, 2003 ; Rastoldo et Mouad, 2018). Les premiers sont cantonnés au niveau du secondaire et ont rencontré préalablement plus de difficultés scolaires que les seconds, concentrés dans le supérieur et dont la scolarité au primaire et au secondaire a été « conforme » : se dessine ainsi un apprentissage « du bas » et « du haut » (Kergoat, 2010b). Derrière cette hétérogénéité, se profilent des luttes sociales tant au niveau de l’usage que de la définition de l’apprentissage. De plus, en France, au niveau V et IV, la revalorisation en cours transforme l’apprentissage : il y apparaît en effet de moins en moins comme une voie alternative à la formation scolaire, tant son renouveau n’a été possible que par le renforcement de la forme scolaire dans le dispositif. En effet, pour les diplômes de niveau inférieur ou égal au baccalauréat, la réussite des apprentis à l’examen et la poursuite d’apprentissage à une niveau adjacent ou supérieur sont étroitement corrélées aux capitaux scolaires, même petits, préalablement accumulés au collège (Moreau, 2003). Non seulement l’apprenti n’est plus ce qu’il était, mais désormais, il ne se décline plus au singulier (Moreau 2013).
- 2 Cf. par exemple pour l’année 2016, Dares Résultat, n° 044. Voir également Bref Cereq, n° 271, 2010.
10Illusion enfin que l’apparente meilleure insertion professionnelle des apprentis. Si elle est avérée par les enquêtes en Suisse (Meyer, 2018) comme en France (Le Rhun, 2017), les résultats camouflent des effets de structure rarement évoqués. Le premier est lié à la sélection à l’entrée en apprentissage qui, on l’a déjà signalé, écarte filles et jeunes d’origines immigrées, lesquels sont les populations qui connaissent des taux de chômage les plus élevés du fait des spécificités du marché du travail. Le second est lié à l’effet d’autochtonie (Retière, 2003) dont les apprentis bénéficient dans leur insertion : une bonne partie d’entre eux sont en effet embauchés à la fin de leur contrat par leur maître d’apprentissage, et ce, sans être mis en concurrence avec d’autres demandeurs d’emploi. Ce « marché franc » génère de fait un avantage qui s’est construit lors de la formation : en amont avec la sélection à l’entrée en apprentissage ; pendant avec des taux de ruptures et d’abandons d’apprentissage élevés2 qui écartent souvent des statistiques d’insertion ceux ou celles qui n’ont pas été convaincus par le mode de formation, l’entreprise qui les formait ou le métier appris. Enfin, le fractionnement de l’apprentissage tel qu’il a été signalé précédemment avec un apprentissage « du bas » et « du haut » rend rare et difficile les trajectoires de promotion via l’apprentissage, le niveau baccalauréat opérant en France comme un « plafond de verre » pour les apprentis de niveau V et IV : en ce sens l’apprentissage fonctionne à l’instar de l’école dans les destinées sociales. Un mirage qui semble s’observer aussi en Suisse, où la segmentation se fait notamment entre formation professionnelle secondaire et formation professionnelle supérieure (Meyer, 2018), entre spécialités « masculines » et « féminines » (OFS, 2019).
11Dit autrement, en verso, l’image est moins belle qu’on ne le laisse souvent penser. D’où l’intérêt du travail de salubrité publique qu’est la déconstruction des images de communication et leur confrontation aux recherches en sciences sociales. Ce que font très bien les contributions à suivre d’Arnaud Pierrel pour la France et de Nadia Lamamra et Barbara Duc pour la Suisse.
Image 1 : Arrêt de bus « Gentilly Palais des sports », Nancy, juin 2016. Campagne d’affichage du FNCPA
©Olivier Simard-Casanova
12Au début des années 1990, le Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du Medef) plaide pour un « “juste à temps” pédagogique » (CNPF, 1993 : 127). Une dizaine d’années plus tard, l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) fait campagne pour un « bac mention emploi ». Au printemps 2016, au tour des chambres de métiers, via le Fonds Nationale de Promotion et de Communication de l’Artisanat (FNPCA), d’entonner l’antienne « anti-École », renouant avec leurs luttes de l’entre-deux-guerres pour l’autonomie de l’organisation de l’apprentissage artisanal (Brucy, 1998 ; Suteau, 2012).
13L’opposition des voies de formation se donne à voir sur l’affiche par la mise en miroir des deux phrases, ainsi que par le contraste des couleurs utilisées. Sans verser dans une sémiologie politique (le rouge à gauche, le bleu à droite), et conformément à la localisation en bord de route de ces affiches, le choix des couleurs peut se lire comme des panneaux de signalisation du carrefour de l’orientation entre voies de formation dans l’enseignement supérieur : danger voire sens interdit pour la fac ; sens indiqué voire obligé pour l’apprentissage. Le bleu-blanc-rouge d’ensemble évoque quant à lui le leitmotiv de cette campagne d’affichage, à savoir le chômage des jeunes comme mal français, alors que « la solution sous nos yeux » est à trouver en les tournant de l’autre côté du Rhin, puisque comme le dit un autre visuel de cette campagne d’affichage « Chez les jeunes français, il y a plus de chômeurs que d’apprentis ; chez les jeunes allemands, il y a plus d’apprentis que de chômeurs. »
14Cette campagne nationale d’affichage qui fleurit sur les arrêts de bus au printemps 2016 suscite, dès son lancement, des critiques de toutes parts (Conférence des Présidents d’Université, fédérations syndicales de l’Éducation nationale, Association nationale pour l’apprentissage dans l’enseignement supérieur [ANASUP]), relayées tant par la presse régionale (Dernières nouvelles d’Alsace du 2 juin 2016) que nationale (Le Monde du 7 et 15 juin, Libération du 8 juin). D’où qu’elles émanent, les réponses soulignent qu’il n’y a pas lieu d’opposer apprentissage et Université, celle-ci étant partie prenante du développement contemporain de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur (via les IUT, les licences professionnelles et masters). Elles se lancent surtout dans une querelle de chiffres sur le différentiel d’insertion professionnelle entre les voies de formation. Ce choix de cadrage de la polémique n’est guère étonnant, car ce différentiel d’insertion constitue l’un des critères principaux d’évaluation par les conseils régionaux des formations en apprentissage, celles-ci devant faire la preuve de « la plus-value de l’apprentissage » comme aiment à le dire les directeurs et directrices de CFA. La question est complexe, tant en raison de ce qu’il s’agit de mesurer (insertion à trois mois ? à six mois ? en CDD ? en CDI ? à niveau de qualification correspondant au diplôme obtenu ?) que du choix de l’instrument de mesure (chiffres bruts et agrégés, décomposés par spécialité de diplôme ou statistiques multivariées ?). Notamment, les modèles de régression logistiques sont censés cerner l’effet propre du passage par l’apprentissage relativement à la voie scolaire, en contrôlant l’effet de structure lié aux recrutements scolaire et social différenciés des voies de formation. En un mot, si les processus de recrutement en apprentissage, souvent drastiques dans la sélection qu’ils opèrent, conduisent à ne retenir que les candidats les plus prêts à l’emploi (Sarfati, 2014), comment s’étonner qu’il en soit – et encore, ni systématiquement, ni toujours significativement – de même à la sortie des formations ? C’est aussi dire que la mise en comparaison oublie qu’avant que la fac et l’apprentissage soient finis, il faut d’abord qu’ils commencent. Or la structuration de l’offre de places dans chacune des voies de formation obéit à des principes différents et si celle de l’Université se voit plus fortement régulée ces dernières années (Parcoursup, capacités d’accueil des filières, sélection en master), celle en apprentissage est sans commune mesure plus réduite et de surcroît strictement limitée par les offres d’embauche des entreprises et les flux conventionnés par les conseils régionaux.
- 3 Avec un brin d’ethnocentrisme, nous pourrions sur ce thème également rétorquer au slogan du FNPCA q (...)
15Sociologiquement, l’essentiel est ailleurs que dans le trompe l’œil de cette querelle de chiffres et des considérations techniques qu’elle soulève : le slogan du FNPCA et l’encre qu’il a fait couler partagent comme impensé de réduire les diplômes à leur valeur d’échange sur le marché du travail3. Or les diplômes ont aussi une valeur symbolique, leur certification par l’État, ce qui signifie que l’apprentissage n’est jamais seulement « contre l’École », mais aussi nécessairement « tout contre », pour copier la belle formule de Michel Amiot (1986). Ils possèdent aussi une valeur d’usage, qui se rapporte à la mise en pratique des savoirs et savoir-faire transmis dans la vie de tous les jours, la fierté retirée de l’obtention de tel ou tel diplôme et ses usages sur le « marché de la sociabilité quotidienne » (Passeron, 1982 : 578). Gageons que le malaise suscité par les affiches du FNPCA chez les élèves, les apprentis ou les étudiants attendant leur bus ne procède pas seulement d’un calcul d’homo economicus quant à leur insertion professionnelle, mais aussi de l’intuition bien fondée que leur engagement dans les études, quelle que soit la voie de formation, a d’autres ressorts que l’horizon du marché du travail.
Image 2 : Campagne FORMATIONPROFESSIONNELLEPLUS, SEFRI
- 4 En Suisse, la formation professionnelle supérieure ne consiste pas uniquement en une formation de n (...)
16En 2015, le Secrétariat d’État à la formation, la recherche et l’innovation (SEFRI), en charge de la formation professionnelle en Suisse, initie une campagne de promotion de la formation professionnelle supérieure4 en montrant les carrières qu’elle rend possibles après l’obtention d’un diplôme professionnel de base, le certificat fédéral de capacité (CFC), éventuellement complété par une maturité professionnelle (diplôme comparable au baccalauréat professionnel en France). Réactivée chaque année, cette campagne est particulièrement visible dans l’espace public, se déclinant notamment en affiches grand format dans les rues et en autocollants sur les vitres des bus. Elle cherche à rendre les carrières en formation professionnelle visibles et insiste sur l’idée que la formation professionnelle de base, symbolisée par son diplôme, le CFC, offrirait des possibilités de poursuites de formation vers le supérieur et corrélativement permettrait des formes de mobilité sociale.
- 5 Les différentes affiches de cette campagne peuvent être vues sur le site du SEFRI : https://www.ber (...)
17Les images de la campagne sont toutes construites sur le même principe : deux métiers, celui de départ et celui d’arrivée, sont symbolisés par un objet (vêtement, outil, pièce manufacturée) ayant entre eux une proximité graphique ou thématique, qui crée une apparente proximité sémantique. Cette association vise à interpeller le public, tout d’abord par l’humour – dialogue entre les alliances de la bijoutière et les menottes de la policière ou entre le blaireau du coiffeur et la tête d’autruche du biologiste –, pour dans un deuxième temps l’amener à imaginer des reconversions professionnelles inattendues mais présentées comme possibles5.
18Qu’il y a-t-il derrière cette apparente proximité ? Dans la première image retenue ici, le discours est médiatisé par des objets symboliques renvoyant au statut professionnel et social des individus concernés : la chaussure de sécurité de l’ouvrier du bâtiment cohabite ainsi avec la chaussure bateau de l’entrepreneur. Les promesses sont diverses : tout d’abord, celle d’une sortie du travail d’exécution, marqué par la pénibilité physique et, dans le cas présent, par les conditions parfois extrêmes du travail en plein air ; celle, ensuite, de la sortie du salariat et du statut qui en découle ; enfin, celle d’une mobilité sociale, d’un changement de classe. Il ne s’agit ainsi pas uniquement de grimper dans la hiérarchie – devenir chef de chantier –, mais bien d’embrasser un statut d’indépendant, de patron d’une entreprise du bâtiment. Les chaussures bateau attestent, non seulement de l’éloignement du quotidien de chantier, mais encore d’une mobilité sociale, ce modèle étant largement associé aux milieux bourgeois.
Image 3 : Campagne FORMATIONPROFESSIONNELLEPLUS, SEFRI
- 6 La notion de mobilité de genre permet, en référence au rapport de classe, de penser la hiérarchie p (...)
- 7 La littérature sur les parcours de minoritaires (femmes entrant dans des formations ou des métiers (...)
- 8 Selon l’office fédéral de la statistique, la situation dans la profession en 2018, soit le cumul de (...)
19La deuxième image retenue ici met en correspondance deux types d’outils : le large pinceau de la peintre en bâtiment et ceux plus fins de la restauratrice d’art. Si la proximité sémantique est tout de suite évidente, elle ajoute une nouvelle perspective, celle des mobilités de genre6 (Guichard-Claudic, Kergoat et Vilbrod, 2008). La campagne du SEFRI a, en effet, porté une attention particulière aux parcours féminins, pour inciter les femmes à poursuivre leur formation dans le supérieur. Certaines affiches laissent ainsi entendre un « allant de soi de la mixité » dès lors qu’on atteindrait le supérieur, proposant ainsi une transgression de genre7 – de bijoutière à policière, d’esthéticienne à instructrice de fitness. L’affiche qui promet à la peintre un avenir de restauratrice relève d’un autre registre puisque la transgression a déjà eu lieu en formation professionnelle initiale (en Suisse, malgré une avancée en mixité, le métier de peintre en bâtiment est encore très masculin8). La poursuite vers le supérieur et le métier de restauratrice d’art apparaît dès lors être comme une réassignation de genre, une remise en conformité entre sexe et métier. La mobilité sociale et symbolique (vers un métier socialement et culturellement valorisé car artistique) ne serait-elle possible qu’au prix d’une réassignation dans un métier féminin ?
20Ainsi, si dans le premier cas, la promesse est celle d’une sortie de classe pour les hommes, dans le second, on pourrait parler de « ré-entrée » de genre en ce qui concerne les femmes. Tout laisse à penser que, dans le contexte helvétique, il est difficilement envisageable de faire une double mobilité ascendante, de classe et de genre. Plus encore, la mobilité sociale et/ou symbolique (vers un métier socialement et culturellement valorisé, car artistique) ne semble possible pour les femmes qu’au prix d’un reclassement de genre. Par ailleurs, aucune affiche ne propose une transgression de genre aux hommes.
21La promesse de mobilité professionnelle, sociale et symbolique mise en image par cette campagne de promotion révèle au final quatre éléments. Premièrement, une relégation du CFC a une simple fonction de tremplin, un diplôme propédeutique (Lamamra et Moreau, 2016). Il perd ainsi l’une des caractéristiques qui a participé à sa reconnaissance et à son succès : être en premier lieu un diplôme d’insertion dans l’emploi, auquel est associée une évolution professionnelle possible. Ce changement de paradigme est confirmé par le texte d’accroche « Les Pros vont de l’avant », qui valorise la poursuite de la formation dans le supérieur et la formation tout au long de la vie. Deuxièmement, une occultation des facteurs influençant les parcours de formation. En effet, la poursuite vers un brevet ou une maîtrise, ou encore une haute école spécialisée est socialement marquée. Ainsi, la nationalité, le sexe et le niveau de formation des parents influencent la possibilité ou non de faire de telles carrières (OFS, 2018c). La campagne participe donc de l’illusion d’une filière complète, où l’on commencerait par un CFC pour finir avec un master ou un doctorat. Si la perméabilité du système rend de tels parcours théoriquement possibles, ils sont statistiquement peu probables. En troisième lieu, certains des métiers promis répondent davantage à un effet de style (le comique de situation créé par la mise en dialogue des deux images) qu’à une possibilité de carrière réelle, les postes de restauratrices d’art, par exemple, restant relativement rares. Enfin, il faut relever une invisibilisation du caractère particulièrement ségrégué des filières de formation (de la formation professionnelle initiale à l’université ou dans les hautes écoles spécialisées, voir OFS, 2018a, b) et du marché du travail suisses. Les personnes, hommes et femmes, optant et se maintenant durablement dans des filières majoritairement occupées par des personnes de l’autre sexe restent en effet minoritaires (OFS, 2018a, b).