- 1 En termes de chiffre d’affaires (jeux vendus).
1Dans les imaginaires, les loisirs et le travail sont cloisonnés voire antinomiques. Pourtant, tout comme dans la sphère professionnelle, dans nombre de loisirs il s’agit de développer des savoir-faire et des compétences dans l’optique d’améliorer ses performances. C’est le cas du premier loisir en France : les jeux vidéo1. À ce sujet la littérature est édifiante et montre comment ils sont vecteurs d’apprentissages (Berry, 2012), de transmission de savoirs et d’enrichissement des connaissances. Les processus d’apprentissages passent par un indéniable travail de répétitions, d’essais-erreurs (Triclot, 2012 ; Boutet, 2012) où il s’agit de perfectionner son style de jeu en incarnant des rôles avec de nombreuses fonctions et activités. C’est particulièrement le cas pour les jeux en ligne multijoueur·euses qui sont structurés par des modes de fonctionnement très proches des nôtres hors ligne : système monétaire, échanges, commerce, professions (Zabban, 2009, 2011), à cela près qu’ils mettent en scène des univers fictionnels. Il n’est pas encore possible, à ma connaissance, de voler à dos de dragon ou de posséder des armes magiques, mais commercer, fabriquer des biens et interagir avec autrui, tout comme dans nos quotidiens, est courant dans les univers en ligne. Cet article se propose d’analyser les activités vidéoludiques durant le temps de jeu au prisme du genre et des images.
- 2 Les gameuses de la population prise en compte dans cet article (25) jouent en moyenne trois heures (...)
2Cet article s’appuie sur une ethnographie de ces mondes par le biais de l’analyse des pratiques d’une population de gameuses de jeux vidéo. Ce terme définit une longue expérience2 de jeu caractérisé par des habiletés techniques combinée à une aisance à naviguer dans ces mondes et à en comprendre leurs ressorts. Les jeux vidéo en ligne sont le principal loisir de ces femmes qui y adonnent tous les jours au sein de collectif composés de personnes de confiance. Les jeux pris en considération sont tous en ligne et multijoueur·euse·s. Plutôt que de se centrer sur un titre en particulier, le parti pris de cette enquête conduite de 2012 à 2018, a été de suivre les pratiques là où elles se jouent. En effet, elles sont dépendantes des sorties, des nouveautés et il apparaissait donc réducteur de cantonner à un seul jeu au risque d’en perdre leurs évolutions. Ainsi cette enquête suit les migrations de jeu des femmes où les principaux titres évoqués vont du célèbre World of Warcraft (WOW) à League of Legends (LoL). Si ces jeux ont en commun de se jouer en équipe, d’incarner des rôles prédéfinis par le dispositif, ils se distinguent par les moyens d’agir et des fonctions proposées desquelles dépendent des activités.
- 3 Plusieurs entretiens ont été réalisés par enquêtées. Ils comprennent des récits biographiques et d (...)
- 4 1 736 heures d’observation de 2012 à 2018.
- 5 Les captures d’écran issues de parties des enquêtées et produites par elles sont identifiées par l (...)
3Les données travaillées dans cet article sont principalement issues d’entretien3 (74) et d’observation4 aux domiciles de vingt-cinq gameuses. La démarche consistait à participer le plus possible à la vie des enquêtées afin d’analyser l’ensemble de leur ’environnement de jeu. Il s’agit de comprendre les pratiques le plus finement possible. Prendre le temps de regarder, de comprendre, de suivre nécessite de passer de longs moments sur un terrain s’étalant sur six années. Le manque de représentativité du genre et les pistes proposées par certains travaux spécialisés autour des femmes et des masculinités (Cassell et Jenkins, 1998 ; Gray, Voorhees et Vossen, 2018 ; Lignon, 2015) motivent notre volonté d’accorder une réelle attention à ces problématiques. Les données prises en compte ici s’intéressent aux pratiques quotidiennes. Outre les données déjà mentionnées, l’article s’appuie également et majoritairement sur des captures d’écran issues des parties de jeu et produites par les enquêtées elles-mêmes5. C’est par le travail des images que l’analyse s’opère en cherchant à décortiquer les activités, les fonctions, les rôles de chacune et chacun. Partir de l’étude de tous ces paramètres selon une perspective genrée permet d’adopter un nouveau regard sur l’activité de jeu. Dans cette perspective, la première partie se centre sur les mécanismes de jeu et les places différenciées des gameuses et des gamers. Ensuite, le passage autour de la notion de care vidéoludique qui repose sur le concept du même nom appliqué au secteur professionnel et à la sphère domestique (Molinier, 2013) propose, lui aussi, de dévoiler une grande part du travail invisible des gameuses dans les collectifs de jeu. Enfin, deux portraits de femmes inscrits dans la critique et le détournement viendront clore cet article. Ils permettent de pointer d’autres chemins possibles pour les femmes et les minorités de genre dans la pratique des jeux en ligne.
4L’offre actuelle en matière d’aventure vidéoludique est foisonnante. Le panel d’activités proposé dans les jeux est difficilement délimitable tant le champ des possibles laissé aux joueur·euses est grand. Si ce dernier peut donner le vertige, dès lors que l’on regarde du côté des jeux en ligne multijoueur·euses, certains rôles et types d’action sont néanmoins récurrents. Les spécialisations proposées dans ces univers se distinguent en plusieurs types de domaine dont dépendent autant de manières de jouer et donc d’occuper son temps de jeu. Trois grandes catégories de rôles émergent : des rôles frontaux en première ligne des combats, d’autres inscrits dans l’autonomie et d’autres, en retrait, opérant à distance. Il est important de noter qu’il n’est souvent pas possible de transgresser la position occupée par le personnage incarné. Elle peut toutefois varier en fonction des parties ou de l’avatar choisi (possibilité d’en avoir plusieurs) et se détermine à la création du compte. Lancer une partie en guerrière ne vous condamne pas à manier le glaive pour toujours, il est tout à fait possible d’expérimenter d’autres postes selon les choix laissés par le dispositif joué. Néanmoins, dans le quotidien des pratiques, une spécialisation dans un type de domaine est observable avec un rôle/personnage davantage plébiscité par les joueur·euses. Cette focalisation sur un poste de jeu se justifie par le temps nécessaire au développement des habiletés et in fine à la maitrise d’une position de jeu qui sous-tend un investissement temporel important. Si pour les jeux les plus anciens, à l’image de World of Warcraft où le temps de jeu est très élevé, il n’est pas rare de voir plusieurs personnages de haut niveau développés occupant des rôles différents, un type de position reste préféré à une autre par les joueur·euse·s. Elle correspond souvent au premier personnage créé/incarné. De la place campée dépendent certaines actions et manières de jouer qui font rythmer les expériences vidéoludiques et être au cœur de la définition de son expérience.
- 6 Appellation du jeu signifiant personnage. Dans LoL, au contraire des MMORPG (jeu de rôle en ligne (...)
5Même si le jeu est le même, son appréhension et l’éventail des activités varient en fonction du rôle incarné. Les trois types de positions décrites plus haut (frontales, autonomes et de soutien) engendrent donc des manières de jouer différenciées. Pour les rôles les plus frontaux avec des personnages à haut capital de vie, l’optique principale est de développer la force et la résistance afin d’encaisser au mieux les attaques et de pouvoir rendre les coups le plus efficacement possible. Les connaissances, les métiers et les armes associés à ce type de rôle sont en lien avec ces besoins. Nous retrouvons des univers marqués par le métal, la forge et un équipement imposant. Majoritairement masculin ce type de personnage se distingue visuellement par la lourdeur de son équipement. Le triptyque de champions6 du jeu League of Legends ci-dessous (image 1. Virilité et champions) montre la carrure, la musculature surdéveloppée, les larges épaules de ce type de rôle. Nous retrouvons également l’aspect imposant des armes, ici plus grandes que les protagonistes. Les graphismes de ces trois exemples traduisent la virilité de ces spécialités de jeu au corps-à-corps, le registre guerrier et les performances physiques au service de design quasi caricaturaux.
Image 1. Virilité et champions
Sources : illustrations disponibles en ligne. Illustration 1 : personnage de Garen https://leagueoflegends.fandom.com/wiki/Garen/LoL (consultée en janvier, 2023), illustration 2 : Renekton : https://leagueoflegends.fandom.com/wiki/Renekton/LoL (consultée en janvier 2023), illustration 3 : Urgot : https://leagueoflegends.fandom.com/wiki/Urgot/LoL (consultée en janvier 2023).
6Ayant une grande force de frappe, ils sont logiquement le plus souvent responsables des dégâts les plus hauts voire des morts infligées à l’équipe adverse. L’essentiel du temps de jeu consiste à attaquer au corps-à-corps et à défendre son territoire avec des actions qui sont directement visibles sur l’avancement des scores. Les positions autonomes rejoignent les premières dans leurs stratégies directement offensives. Cette famille de rôle opère de façon plus furtive avec la mise en place de tactiques de jeu à long terme ou encore de dégâts infligés dans la surprise et la rapidité. Bien qu’intégrée dans le collectif et jouant majoritairement avec les partenaires de jeu, cette position se distingue par sa part d’autonomie et de moment en solitaire. La furtivité, la maitrise des déplacements et de l’environnement de jeu sont au centre des compétences de ces rôles. Enfin, les positions qualifiées de à distance agissent à l’arrière des combats. Elles sont loin des ennemis et consistent généralement à prendre soin de ses coéquipier·ères en gardant un œil constant sur les différentes jauges vitales de l’équipe et les améliorer en cas de besoin. Ces fonctions nécessitent une vigilance permanente et une très bonne vision générale du jeu. Cette assistante sanitaire constante peut-être complétée par quelques dégâts infligés à des adversaires mais cela reste une part très faible des attendus de ces rôles. Ici c’est la magie et les moyens d’action distants qui vont être privilégiés avec des fonctions intrinsèquement dépendantes du groupe.
7Dans la première vague de l’enquête (2012 à 2015), la majorité de la population jouait à des MMORPG d’inspiration médiévale fantastique et fantasy. Les choix menant à la création du premier personnage, restant par la suite le principal, sont de diverses natures mais présentent des similarités. L’attrait esthétique pour l’avatar donnant accès à certains types de personnalisation est souvent évoqué : « au début j’avais envie de jouer un perso plus brut mais ils étaient trop moches, j’ai préféré une elfe c’est tellement plus beau » (Jade joueuse de WOW). Le moment de la fabrication de ce dernier est un souvenir marquant pour les gameuses qui passent de longues heures à peaufiner les traits de celle qui sera leur compagne pendant des années de jeu. Même si l’étendue des possibilités en termes de personnalisation n’est pas la même selon les jeux, ce travail du détail requiert une réflexion importante chez les joueuses avec comme leitmotiv l’intention de se distinguer par la beauté de leur incarnation.
- 7 trois gameuses sur vingt-cinq ne jouent pas des personnages à distance. À noter que les jeux en qu (...)
8Cette minutie du pixel se retrouve par la suite dans leurs manières de jouer et le sens du détail qui caractérisent leurs pratiques de jeu, nous y reviendrons. À quelques exceptions près7, c’est dans les positions à distance que nous retrouvons les femmes de notre population. Elles incarnent des magiciennes, des sorcières ou d’autres personnages dotés de pouvoirs magiques puissants. Les stéréotypes alliant les joueuses à certains types de personnages et rôles plus en retrait de l’action directe semblent ici se confirmer. Nonobstant, il est très limitant de s’arrêter à ce constat quantitatif qui semble déterminer les places de chacun et surtout de chacune. En effet, si des travaux soulignent l’engouement des joueuses pour les activités de care (Kendall, 2011 ; Turkle, 1994), leur affection pour les rôles de soin, d’enchantement et de soutien (Berry, 2009) interroge les origines des placements des femmes dans les collectifs de jeu.
9C’est durant la deuxième phase de l’enquête (2015-2018), marquée par une migration de jeu, que l’aspect quasi naturel des attributions des placements dans le collectif se révèle plus discutable. Si précédemment leur position était motivée par des critères personnels, le changement d’univers vidéoludique impose aux femmes de camper certaines positions. Ce point est particulièrement observable pour le jeu League of Legends où elles sont automatiquement reléguées au poste de support, aussi centré sur le soin, qui s’avère être le moins plébiscité par leurs coéquipiers de jeu. Cette attribution se fait sans consultation préalable. Il n’y a pas ici de volonté individuelle d’adopter ce rôle qui est décrit comme le plus ingrat. Les gameuses justifient ce début de carrière de support comme une filière choisie par défaut et avant tout pour rendre service au collectif.
En fait, c’est simple, personne ne voulait jouer support, du coup je m’y suis collée (entretien avec Cpa)
C’était pour jouer avec Harid (pseudo d’un autre joueur) et il restait que ça honnêtement, tu sais comme au collège quand on te choisit en dernier, qu’il reste que toi et le gros asthmatique sur le banc (entretien avec Opi)
Je prends le poste que personne ne veut, c’est plus simple (entretien avec Avav).
10Au contraire des postes de magiciennes et de soigneuses qui peuvent être des premiers choix, ceux de support apparaissent nettement comme les moins enviés et exclusivement féminins (dans les collectifs comptant au moins une femme). Mais comment s’explique un tel désintérêt pour ces rôles ? Il faut se pencher sur les ressorts genrés des formes de compétitions, des métriques de jeu et les activités concrètes pour comprendre ce désamour en détaillant le temps de jeu qui leur incombe.
11Quel que soit le jeu multijoueur·euse·s, des points communs se retrouvent dans la manière d’occuper l’espace et dans les actions au cœur des temps quotidiens de jeu. L’appréhension et l’occupation de l’espace ne sont pas les mêmes en fonction des positions occupées dans le collectif. Les gameuses se retrouvent généralement à distance et donc à l’arrière de l’action et ne font pas face aux adversaires. Cette ségrégation spatiale révèle le caractère moins actif de leurs rôles qui ne consistent pas directement à influer sur l’objectif à atteindre mais plutôt à assurer les arrières du collectif. Lors des combats elles ne portent que rarement les coups fatals et pratiquent un travail du clic qui passe essentiellement par de l’assistance aux partenaires de jeu. Cette dernière prend des formes multiples. Chez les magiciennes, soigneuses et sorcières, de longs moments sont consacrés à la gestion des items magiques afin de parer aux éventuels besoins du collectif : achat/vente, cueillette, chasse, apprentissage, préparation. Ce travail s’effectue en amont des combats et nécessite de la patience et de la minutie ainsi qu’une connaissance fine des mondes jusque dans leurs moindres recoins.
12Il n’est pas rare de consacrer des heures de jeu à la recherche d’une plante ou d’un parchemin permettant de soigner un sort handicapant. Cette attention à l’évolution des compétences de son avatar ne se remarque pas seulement dans sa force de frappe mais également dans la qualité de son équipement. À la manière d’uniformes et/ou de grades distinguant les individus, les vêtements et autres accessoires manifestent la distinction entre les joueur·euse·s en traduisant leur niveau en jeu. Elle reste pourtant informelle (non comptabilisée dans les scores). Les aspects que nous venons de voir (retrait de l’action, distinctions, nature du travail en amont des batailles, recherche de ressources, gestion) font des rôles à distance les positions les moins enviées dans les collectifs de jeu. Pourtant, une puissante sorcière/soigneuse/magicienne peut faire la différente lors d’un affrontement et ce type de profil est souvent recherché de par sa rareté : « j’ai dû me mettre en guilde, je recevais des requêtes, cinquante par jour, c’était du harcèlement » (Serindee, soigneuse de haut niveau).
13Cette richesse dans les actions en jeu, les pistes de personnalisation et les systèmes de distinctions sont absents du deuxième type de rôle à distance, désigné sous l’appellation « support » pour le jeu League of Legends. Comme l’étymologie du terme l’indique les supports sont essentiellement là pour épauler le jeu de leurs coéquipier·ère·s. Il s’effectue en écrasante majorité en duo et consiste à prendre soin de son acolyte en l’aidant à empiéter sur l’espace ennemi. L’autonomie et les initiatives ne sont pas au rendez-vous. Au contraire, il est attendu de rester à sa place, c’est-à-dire en arrière des affrontements en soutenant son duo quitte à se sacrifier si nécessaire. Si les positions précédentes sous-tendent de longues temporalités à affiner et à amasser, apprendre de nouvelles compétences, ici les positions, sont spatialement réduites : pas de place pour la flânerie ou l’exploration, champ d’action plus restreint. L’essentiel du temps de jeu est tourné vers son partenaire en cherchant au maximum à aménager sa montée de niveau : attaquer la vie d’ennemis mineurs générés par le jeu en laissant son partenaire les achever pour offrir un maximum de point, guérir les blessures, générer des sorts pour améliorer leurs compétences. Il est donc essentiel d’avancer avec prudence en gardant en permanence un œil sur les constantes de vie (énergie, barre de vie, santé) de ses coéquipier·ères. L’abnégation et le sacrifice sont intrinsèques à cette position de jeu. Trop développer les capacités de son propre personnage revient finalement à nuire aux intérêts du groupe et potentiellement le mettre en péril.
14La capture d’écran ci-dessous, issue d’une partie d’une des joueuses de notre échantillon, montre comment ce rôle en retrait se donne à voir dans l’espace. Nous retrouvons ici ce jeu en duo statique, à l’arrière et au service des autres membres du groupe de jeu. Le joueur protégé (pointé par la flèche blanche) est celui avec une cape rouge qui se dirige vers les ennemis. Au contraire de ses coéquipiers la gameuse (avatar au centre du rond blanc) reste en retrait de l’action offensive, ici les monstres rouges, en étant attentive aux jauges de vie de ses camarades.
Image 2. Jouer support : suivre et rester à l’écart
Source : capture d’écran réalisée par l’enquêtée Kiwa en 2018.
15Les postes à distance, comme nous venons de le voir, ont en commun de requérir de la réflexivité, de la prudence, un sens du retrait et de la minutie. Hors des choix individuels évoqués plus haut, à la manière des dactylographes décrites par Delphine Gardey (1998), ces types de qualités au travail et en dehors sont stéréotypés au féminin. Ce point peut en partie expliquer la spécialisation des joueuses dans ce domaine. De par leur système d’action ces rôles nécessitent une attention constante aux autres. Pour autant, cette dernière ne s’arrête pas à l’anticipation des besoins matériels et aux jauges de vie des camarades de jeu. Dès lors que l’on observe finement les parties en train de se faire, ce temps de jeu tourné vers les autres se donne à voir en dehors des stricts attendus ludiques. En fonction des prérogatives et actions qui leurs incombent, les systèmes de valorisations ludiques sont eux aussi différenciés. Néanmoins, les performances lors des combats restent la principale manière de mettre en avant son niveau et de le performer en jeu. Les pratiques des gameuses invitent justement à les prendre à rebours et à déconstruire ces façons d’aborder et de prendre en compte les temps de jeu. Prendre en compte le travail des femmes dans les jeux vidéo, au sens ludique du terme, force justement à sortir des paramètres habituellement relevés et surtout de leurs circonscriptions.
16Prendre soin à distance semble être un leitmotiv caractérisant les pratiques des femmes des jeux en ligne. Toutefois, il est évident que la compréhension des habitudes et des temps de jeu ne s’arrête pas aux prérogatives prévues en amont par les dispositifs vidéoludiques. Une myriade de compétences, d’attendus, d’aménagements sociaux sont au centre des pratiques des joueuses. En effet, tout un travail logistique et social se fait en parallèle des missions et combats classiques des jeux. Jouer en collectif nécessite de cadrer et organiser ces temps. A minima, il est indispensable de gérer les horaires de connexion, de fixer des rendez-vous et de s’assurer que tous les rôles soient incarnés. Ces prérogatives de jeu et le travail d’organisation qui leur incombent sont en grande partie pris en charge par les femmes dans les équipes. Ces temps de coordination se font en amont des parties par téléphone, par SMS et via les logiciels de communication en ligne privilégiés par le groupe. Il n’est pas anodin de coordonner cinq à huit personnes quotidiennement pour pouvoir assurer l’activité de jeu. Cette gestion quotidienne, à côté des parties, prend du temps et requiert une excellente connaissance globale de l’ensemble des personnes qui composent l’équipe de jeu : rôles, préférences personnelles, affinités de jeu, calendrier de chacun et situations individuelles. Il s’agit de bien se souvenir de l’ensemble de ces paramètres avant de fixer les rendez-vous de connexion. Tous ces points ne sont pas pensés seulement dans une optique de rentabilité des habiletés des coéquipiers mais aussi afin de garantir la bonne entente générale, l’essentiel étant de « passer un bon moment ensemble ». L’image 3 du bureau de Kiwa illustre comment l’espace physique est pensé pour ces tâches de gestion. Les trois cercles rouges montrent des dispositifs communicationnels gérés en parallèle du jeu : messenger (Facebook), téléphone fixe et casque audio afin d’offrir un maximum de canaux en cas de besoin. À ces derniers s’ajoute un téléphone mobile (SMS) qui sert ici à prendre la photographie.
Image 3. Secrétariat vidéoludique
Source : capture d’écran réalisée par l’enquêtée Kiwa en 2019.
17Ces temporalités, cette gestion, l’appréhension du collectif et l’ensemble de ce travail organisationnel peuvent s’apparenter à une activité de secrétariat. À la manière des secrétaires (Burriaux, 2007) assurant la coordination administrative et sociale de nombre d’activités, les joueuses s’attellent, elles aussi, à garantir la qualité et la bonne marche des temps de jeu collectifs. Bien qu’indispensable, cet aspect social et de planification est très peu valorisé voire invisibilisé. Par exemple, il ne fait jamais l’objet de remerciements oraux ou écrits de la part des camarades de jeu. Cette charge n’est pas formellement imposée aux joueuses. Interrogées sur les origines de l’adoption du poste de secrétaire de l’équipe, elles mettent en avant l’aspect informel de cette attribution qui sans leur intervention est volontairement délaissée par les autres membres du groupe : « il fallait le faire » (Ana) ; « il faut bien que quelqu’un le fasse alors je m’y colle » (Idrill) ; « faut gérer tout ça sinon ça se fait pas » (Unav). Ces qualités d’organisation sont également mobilisées lors des évènements hors ligne. Les gameuses par exemple ont la charge de gérer les weekends consacrés à la cohésion de l’équipe : repas, lieux, activités. Tout comme les rôles à distance campés en jeu, nous retrouvons ici une adoption bon gré mal gré de positions délaissées par les hommes.
18À ce secrétariat vidéoludique, assuré sans congé ni rémunération, s’ajoute un conséquent travail quotidien émotionnel et psychologique. Ces longues temporalités passées avec autrui resserrent inévitablement les liens qui deviennent de plus en plus étroits qui font partie in fine des cercles relationnels proches. Cet environnement affinitaire et ces heures de jeu sont propices à la confiance et aux échanges autour des situations personnelles de chacun·e. Dans les équipes, le travail d’écoute constant et actif est assuré par les gameuses qui se définissent elles-mêmes comme les « psychologues » du groupe. À l’image de cette appellation faisant référence à la profession du même nom, elle recoupe une complexité dans la définition de cette fonction et ses paramètres d’exercice. L’écoute des camarades de jeu en est une part importante. Cette dernière se caractérise par une disponibilité constante à recevoir les récits qui vont du classique partage de la journée passée à des situations plus lourdes (conflits conjugaux, ruptures, maladies, décès). Ces moments de conseils, de confessions personnelles ne se font pas face à l’audience du groupe mais en aparté, à l’écrit, via des messages personnels ou à la demande des coéquipiers qui formulent le besoin de « séances privatisées ». Ils viennent s’additionner à l’ensemble des temps de jeu jusqu’alors listés où l’activité de jeu devient un prétexte à l’intimité des récits. À l’image de cette joueuse qui profite d’une session de jeu hors des moments collectif pour être, en parallèle de son activité de pêche, en pleine conversation avec un camarade de jeu. Cette session durera 2 h 30 pendant laquelle Luna pêche et fait, selon ses dires, des petites choses tout en écoutant et conseillant par l’intermédiaire d’un logiciel vocal un partenaire de son équipe au sujet d’un futur prêt immobilier.
Image 4. Pêche et conseils immobiliers
Source : capture d’écran réalisée par l’enquêtée Luna en 2015.
19Il n’est pas rare qu’une des femmes de notre population consacre quelques heures par semaine à ce travail d’écoute destiné aux joueurs de leurs équipes. Il s’étend au-delà de ces séances en duo avec la prise de nouvelles fréquentes des épisodes de vies et leurs différents rebondissements. Cette volonté d’attention au bien-être de chacun médié par les dispositifs numériques se rapproche des résultats sur la bonne marche et l’entretien des liens familiaux (Pharabod, 2004). Ces temps consacrés aux coéquipiers de jeu peuvent parfois sortir du cadre ludique et faire irruption hors ligne :
On frappe à la porte, pourtant Matho m’affirme qu’elle n’attend personne. Nous partageons une petite appréhension. Elle demande qui se trouve derrière. « C’est Édouard. » Elle lui ouvre immédiatement, soulagée. Elle le fait entrer dans son salon en lui indiquant ma présence. Il me salue brièvement. Je comprends très vite que la situation est compliquée : une rupture amoureuse, un déménagement à la hâte, des affaires qui manquent au jeune homme et une impossibilité d’aller chez son ex-conjointe qui refuse de lui ouvrir sa porte. Après avoir rassuré Édouard, Matho me demande si l’on peut écourter la séance d’observation. En regardant son téléphone resté en mode silencieux elle constate que son coéquipier de jeu a tenté de la joindre à plusieurs reprises (SMS, appels). En me raccompagnant, elle me confie que ce type de situation est fréquent et qu’elle est réputée pour ses conseils et ses qualités de médiatrice (Notes de terrain chez Matho).
20Lors de la séance d’observation suivante Matho me confie avoir chamboulé son emploi du temps en le mettant au service des besoins de son camarade de jeu, avec une longue discussion difficile s’étalant jusqu’au début de soirée. Ce récit d’observation, qui vient littéralement faire irruption dans les données, montre la disponibilité constante propre à cette fonction de « psychologue » du groupe.
21Les parallèles autour de l’attention décrits dans la première partie consacrée à la description des rôles sont flagrants. Néanmoins, si les premiers relèvent directement des fonctions prévues par le dispositif ou encore sont nécessaires à la logistique du collectif, les activités que nous venons d’évoquer débordent largement du cadre du jeu. L’assurance du bien-être du groupe et son entretien semblent être des prétextes à un travail de soin informel et gratuit. Dans cette perspective, l’ensemble des rôles dans lesquels les joueuses évoluent dans leur quotidien de jeu renvoie à la notion de care dans sa perspective professionnelle. Et ce, à la manière de la définition proposée par Patricia Paperman (2011) autour de son acception plus généraliste : (le travail du care) « ce dernier est alors limité au travail et le lot des positions subalternes et à la part de sale boulot qui est aussi mise à distance des positions supérieures, auxquelles sont attribuées les fonctions nobles ».
Le genre demeure central dans ces manières de séparer les professions nobles des métiers moins nobles, de distinguer les métiers qui requièrent des compétences professionnelles de ceux qui au contraire, nécessitent des savoir-faire sans qualité ils sont, de ce fait, naturalisables comme des activités de femmes (ibid., 56).
22Ainsi, le care vidéoludique recoupe lui aussi des activités non valorisées (gestion, rôles délaissés) et cristallisées (peu d’évolutions possibles) comme le montre la migration présente dans nos données. Les positions les moins nobles et les moins légitimes, les fonctions d’écoute et de coaching sans nécessité directe avec le jeu et sans contrepartie font des joueuses les uniques prestataires de ce travail informel qui semble, tout comme dans certains secteurs professionnels (Cresson et Gadrey, 2004), assigné aux femmes. Bien qu’il puisse faire l’objet de gratifications ponctuelles (remerciements), celles-ci demeurent sans commune mesure avec les savoir-faire et le temps alloué à ces activités. Les femmes assurent dans l’ombre l’alchimie du groupe par ce travail de care vidéoludique constant et chronophage : en amont, pendant et après les parties.
23L’invisibilité de tous ces moments consacrés à autrui n’est pas seulement sociale. L’absence de reconnaissance de ce care vidéoludique se reproduit également dans les métriques des jeux. Si le travail du care et ses multiples emplois sont très peu valorisés dans la sphère professionnelle, le domaine des loisirs n’échappe pas, lui aussi, à la force de ces mécanismes. Les scores comptabilisés à la fin des échéances communes (combats, fin des parties) sont affichés aux yeux de toutes personnes ayant participé et incarnent les principaux référentiels de distinction des actions de chacun·e. Le nombre d’ennemis tués et les dégâts infligés demeurent les actions les plus valorisées dans ces comptages finaux désignant ainsi les meilleur·e·s joueur·euse·s. La capture d’écran de Kiwa ci-dessous, tirée d’une fin de partie de League of Legends, illustre cette importance centrale des rôles offensifs : la joueuse, dans son rôle de support, focalisé donc sur autrui, se retrouve avec les statistiques le plus basses de son équipe (Équipe 2, première ligne, score final : 9 366), tous paramètres confondus.
Image 5. Quand les statistiques reflètent le sacrifice
Source : capture d’écran réalisée par l’enquêtée Kiwa en 2019.
24Les positions les plus nobles et les plus prisées dans les jeux en ligne ne sont pas simplement dues aux actions qu’elles proposent mais sont aussi en lien avec les paramètres calculés par les systèmes de jeu. Les heures passées à ranger l’inventaire de la guilde ou à écouter un camarade se plaindre de ses collègues de travail ne sont pas comptabilisées par ces mêmes métriques de jeu. Cette absence totale de prise en considération des aspects plus sociaux démontre à quel point les systèmes de valorisation vidéoludique sont construits au masculin. Si le care met en avant des qualités affiliées au féminin (l’écoute, l’attention à autrui, le travail de gestion logistique et humaine) les jeux vidéo en ligne ne pensent que très peu le travail humain pourtant essentiel à la pérennité du temps consacré à l’activité vidéoludique. Ce lourd poids des déterminismes de sexe cantonnant les femmes à certains types de positions, de fonctions délaissées et peu enviées n’est pas inscrit dans la fatalité. D’autres chemins sont possibles. Certaines refusent consciemment de s’inscrire dans ces schémas reproduisant les stéréotypes de genre et proposent d’agencer autrement leur quotidien de jeu.
25Jouer en ligne avec un collectif stable composé d’une écrasante majorité d’hommes ne laisse que très peu de marge de manœuvre pour les joueuses dans le choix des rôles à jouer ou des fonctions à assurer. Pour autant, certaines (3 sur 25) décident de ne pas s’insérer dans les interstices qui leurs sont cédés par les joueurs. Elles sont profondément critiques à l’égard du modèle du care vidéoludique que nous venons de décrire et déploient une réflexivité autour des rôles réservés aux femmes dans les équipes de jeu : « j’ai essayé de jouer dans une guilde, tout le monde me racontait ses problèmes, moi je suis pas là pour ça » (Serindee) ; « Y’a beaucoup de sexisme quand tu joues qu’avec des hommes, quand on jouait y’avait trop de compétition c’était tendu » (Ava), « pas vivable, c’était le bordel, je suis pas une bonniche » (Acha). Quels sont donc les différentes options pour les femmes qui cherchent d’autres possibles de jeu dans une pratique qui reste dominée par les hommes ? Certaines explorent, bricolent et empruntent d’autres chemins. Nous allons évoquer deux portraits de joueuses qui ont justement choisi de rompre avec le destin vidéoludique qui leur était proposé dans les jeux en ligne multijoueur·euse·s.
26Un des ressorts qui apparaît comme le plus évident est de créer son propre collectif de jeu. Toutefois, cette tâche est plus dure qu’il n’y paraît. Surtout les premiers temps, être à l’origine d’un groupe et en être la cheffe entraîne un grand nombre de responsabilités. Ces dernières découragent généralement les joueuses de tenter l’aventure. En effet, être la leader d’un collectif sous-tend un lourd travail de gestion : ressources humaines, conflits, entrées et sorties. La responsabilité et la réputation du groupe incombent également à la personne qui en est à l’origine. Cette dernière doit assurer la vie en collectivité et trancher en cas de désaccord ou de plainte. Si la posture de médiatrice est campée avec plaisir par les joueuses, celle de juge prononçant des exclusions irrévocables ne l’est pas. Malgré les pressions de ce rôle et ce travail de gestion Acha a créé son propre collectif, qu’elle a nommé « les glee » en référence à la série TV éponyme mettant en scène un groupe d’adolescents ayant en commun d’être à côté des normes.
J’ai créé « les glee », c’est les rejeté·e·s ceux dont personne ne veut comme dans la série. J’ai fait ça parce que, si tu veux, j’avais pas le choix en gros. C’était plus possible dans mon équipe et avec une autre joueuse qui est lesbienne, ils (les autres membres de son ancienne équipe) parlaient tout le temps sur notre dos et on pouvait pas jouer comme on voulait. On allait faire quoi ? Arrêter ? Non ! J’ai créé un groupe Facebook du coup et monté une team, maintenant on est une quinzaine et on joue tranquille du coup. (…) C’est du boulot. Genre, gérer le groupe du coup, organiser les entraînements, les entrées heureusement que je suis au chômage et que ma fille est à la crèche sinon je ne pourrais pas en fait (…) Chez les glee si t’es différent, tu peux rentrer, le seul truc c’est de se moquer de personne (entretien avec Acha).
27Cet extrait d’entretien explicite l’important labeur échéant à la personne qui dirige le collectif s’immisçant dans les temporalités accordées normalement au travail salarié. Sa situation de demandeuse d’emploi et le mode de garde de sa fille en bas âge permettent à Acha d’allouer du temps à ces missions. Il est intéressant de voir que la principale motivation de cette initiative vient du sexisme et de l’homophobie présents dans l’équipe précédente. Jouer dans sa propre équipe et dicter ses propres règles apparaissent être le seul moyen pour Acha et son amie de continuer sereinement leurs pratiques entourées de personne qui partagent les mêmes valeurs. L’étendard « être différent » est significatif de cette recherche de diversité peu présente dans les groupes préexistants. C’est l’accès à des positions de pouvoir, ici cheffe et créatrice d’équipe, qui ouvre d’autres modèles et pratiques plus inclusifs et moins stéréotypés.
- 8 Dans certains jeux, comme c’est le cas pour cet exemple, afin de pouvoir bénéficier de nombreux av (...)
28Outre la direction d’un groupe avec ses propres règles et valeurs, il est possible de jouer à un jeu multijoueur·euse·s en étant… Seule. Tout comme Acha, Serindee est la cheffe de sa propre guilde. Toutefois, il est impossible pour quiconque de l’intégrer. Lassée du démarchage insistant des équipes, de la fonction de psychologue imposée et après quelques expériences en groupe peu concluantes, cette joueuse a choisi de détourner le dispositif de jeu prévu pour jouer à plusieurs afin d’être enfin seule. Mais comment jouer en solo dans un groupe dont on est la seule membre ? Après de nombreuses réflexions sur les solutions envisageables et souhaitant continuer sa pratique par affection pour le jeu, Serindee achète informellement une équipe abandonnée (sans membres actifs) à vendre8. Après le versement d’une coquette somme d’argent, les droits lui sont octroyés et elle devient seule décisionnaire de ce groupe avec en bonus un espace de stockage conséquent (matériel, positions, ingrédients…). Elle est donc l’unique adhérente de sa propre équipe de jeu et en verrouille sciemment l’accès. Son personnage ainsi, quoique seul, n’apparait plus sans bannière (plus disponible pour une mise en groupe). Le démarchage de ses compétences de soigneuse de haut niveau cesse et elle n’est plus contrainte d’interagir avec les autres joueur·euse·s. Ce détournement du système de mise en groupe est le seul observé chez notre population et reste peu commun.
29Serindee ne partage donc pas son temps de jeu volontairement et selon ces dires elle « se suffit à elle-même ». Cette autosuffisance se fait au prix d’une polyvalence obligatoire à la fois de son personnage ainsi que ses habiletés, capacités et compétences. En effet, Serindee développe son avatar de manière à avoir à dépendre d’autrui le moins possible. Par exemple, cas rarissime, sa soigneuse a des grandes capacités de défense avec un équipement pensé pour encaisser un maximum de coup en cas d’attaque. Et pour cause, elle ne peut pas compter sur le soutien de ses coéquipier·es. Lors des combats où la mise en groupe est obligatoire, Serindee joue avec des personnes choisies aléatoirement par le dispositif, ce qui garantit une protection moins inconditionnelle. Le détournement, l’autoformation, le développement de compétences complémentaires sont au centre de la pratique de Serindee. Cette autonomie se construit au prix de longues heures passées à peaufiner son personnage, notamment à la forge – spécialisation rarement plébiscitée chez les soigneur·se·s – pour créer des armes les plus solides possibles. Sur la capture d’écran ci-dessous (image 5), Serindee améliore et répare un plastron (bouclier). Cette séance d’observation, où la gameuse cherche avec acharnement à obtenir l’alliage de matériaux le plus robuste, a duré 3 heures.
Image 6. Des heures à la forge.
Source : capture d’écran réalisée par l’enquêtée Serindee en 2016.
30Ces deux itinéraires de gameuses mettent en avant des positions d’outsider de genre, en référence à la notion beckérienne (Becker, 1985) et à sa perspective de transgression, nées de la critique du système de position existant et proposé aux femmes qui jouent. Ils mettent en avant la nécessité de proposer son propre chemin face au peu de flexibilité des modèles de jeu en présence et aux discriminations qu’ils occasionnent. Il s’agit de s’inscrire dans le détournement pour Serindee ou d’oser prendre en charge des positions rarement adoptées par les femmes pour Acha. Dans ces deux cas, il y a rupture avec les rôles dominants et attendus des joueuses. Cette posture d’outsider de genre semble se faire au prix d’un travail autonome, dense et inscrit dans la polyvalence.
31Ajuster la focale sur les pratiques des joueuses des jeux en ligne multijoueur·euse·s permet d’enrichir les connaissances déjà existantes sur ce type d’appréhension de cet univers à plusieurs niveaux. Nous retrouvons ici les notions d’effort, d’investissement temporel, de tâtonnement et d’essai/erreur (Boutet, 2012) centrales dans la caractérisation de la pratique des jeux en ligne. Les joueuses ont, elles aussi, passé des heures devant les écrans pour acquérir leur style de jeu et améliorer leurs habiletés (Benonie-Soler, 2019). Mais, leur investissement ne s’arrête pas là. Pour les femmes s’ajoute un ensemble de compétences sociales totalement laissées dans l’ombre autant du côté des joueur·euse·s que des game studies à la française. Si, tous les secteurs confondus, les femmes sont de plus en plus présentes, leurs quotidiens de jeu restent encore à explorer en pointant d’autres manières de décrire et d’analyser les jeux vidéo et leurs pratiques.
32La notion de care vidéoludique va dans ce sens en dévoilant toute une écologie de jeu laissée dans l’ombre. Travail de gestion, écoute active, conseil et organisation sont des éléments clefs des quotidiens de jeu. Ils sont essentiels au bon fonctionnement des collectifs et participent grandement au confort des pratiques. De tout le monde ? Ce confort est, plus précisément, l’apanage des hommes qui bénéficient d’un travail du care qui vient mettre en lumière leurs privilèges (Paperman, 2011) au détriment du travail des femmes. Ne pas vouloir s’inscrire dans ce schéma, c’est opérer une rupture avec les normes de fonctionnement préétablies. Les deux portraits de joueuses, dressés en dernière partie de ce propos, montrent les difficultés auxquelles sont confrontées celles qui souhaitent contourner les rôles de jeu dans lesquels elles sont automatiquement cantonnées. Se faire d’autres places reste possible en se positionnant en tant qu’outsider de genre. Ici en endossant des postures critiques (Benonie-Soler, 2018) jusqu’alors peu familières chez les femmes ou en s’ostracisant volontairement. Ainsi, décrire et illustrer les pratiques des femmes démontre comment les pratiques des jeux vidéo à leur niveau le plus élevé et légitime sont pensées, paramétrées et valorisées au masculin.
33L’analyse des pratiques des jeux en ligne doit se faire au prix de la déconstruction des systèmes de domination structurels qui les définissent. Dans les univers vidéoludiques, tout comme dans les sociétés observées par Paola Tabet (1979), les femmes semblent être restées au village pendant que les hommes sont partis à la chasse. L’examen des images, des activités et des temps de jeu des joueuses vient justement dénaturaliser un domaine et ses légitimités qui reposent sur une part considérable de travail gratuit, invisible et très peu considéré. S’atteler à décrire et comprendre les fonctions, les rôles et les activités en jeu met en avant la complexité des pratiques. L’aspect ludique ne doit pas éclipser le travail quotidien des habiletés et les nombreuses compétences qui en découlent. En suivant cette dynamique il est indispensable de continuer à s’intéresser aux autres pans de pratique encore peu pris en compte dans la recherche française sur les jeux vidéo. À l’image du vide persistant autour des minorités de genre et des stratégies opérées dans leurs temps de jeu. Ce travail de complexification et de dévoilement invite à repenser de nombreuses notions comme les habiletés techniques (Dodier, 1993) ou encore celle de style de jeu (Boutet, 2012) au prisme du genre et de la domination masculine qu’elles participent à reproduire. Au contraire, en rejoignant les pistes amorcées par le récent ouvrage La fin du game (Ter Minassian et al., 2022) et son enquête, il est tout aussi urgent de voir comment elles peuvent être mobilisées pour l’examen de secteurs peu légitimes (titres sur smartphones) représentant pourtant l’écrasante majorité des temps de jeu vidéo quotidiens.