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© Sebastián Pizarro Erazo
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© Sebastián Pizarro Erazo
1En quoi l’insertion professionnelle des jeunes repose-t-elle, entre autres, sur la transmission et l’incorporation de dispositions et d’aptitudes d’ordre, par exemple, organisationnelles ou temporelles ? Cette question est au centre d’une recherche en cours, qui se propose d’étudier la mise en œuvre des mesures d’insertion sociale et professionnelle développées dans le cadre des actions de prévention spécialisée. En s’appuyant sur une enquête de terrain menée auprès de jeunes de classes populaires (15-25 ans), de leurs parents (mère et/ou père) et d’une dizaine d’éducateurs·rices de prévention spécialisée qui les accompagnent, cette investigation vise à soulever les enjeux relatifs à la socialisation des jeunes (au temps, au travail, etc.) auxquels se heurtent les actions mises en place à leur intention. Parmi les méthodes mobilisées (entretien semi-directif, participation observante dans le cadre du « travail de rue » ou des chantiers organisés par les professionnels·les), l’usage de l’image s’est révélé particulièrement utile pour saisir ces aspects. Les prises de vue au cœur de cette analyse, et effectuées à l’occasion d’un chantier d’insertion, rapportent des informations sur les postures et attitudes des jeunes. Elles montrent ainsi dans quelle mesure leur mise au travail ne va pas de soi, ce qui rend nécessaire un encadrement sur place.
2En plein été, vers la fin du mois de juillet, je me retrouve au centre social situé dans une commune au nord-ouest de la région francilienne, par le biais de trois équipes d’éducatrices et d’éducateurs. Je suis dans l’espace bar, où se déroule le chantier d’insertion organisé par l’équipe de prévention spécialisée de la ville. Trois jeunes (deux filles et un garçon), placés derrière le comptoir, sont mobilisés (cf. image 1). D’une durée de trois heures, le chantier consiste à vendre des boissons, l’argent récupéré ayant vocation à financer des séjours organisés pendant les périodes de vacances scolaires (hébergement, activités ludiques). L’ambiance est plutôt détendue. Tous les trois sont en tenue sportive et le garçon, quant à lui, porte des lunettes de soleil. Pendant que l’une parmi eux lave la vaisselle et que les deux autres sont assis, ils bavardent,dans l’attente de la clientèle. De l’autre côté du comptoir, deux jeunes, des « amis du coin », portant des habits sportifs également et les coudes posés sur le bar, participent aux échanges en cours. Au premier plan et attablé juste à côté des jeunes (cf. image 2), nous visualisons sur la photographie Florian, éducateur de prévention spécialisé qui est chargé d’encadrer le chantier. D’un air amusé, il les écoute, les observe… et surtout, les surveille.
3Ainsi, cette deuxième prise de vue offre un certain nombre d’éléments qui permettent d’apprécier à la fois quel rapport ont les jeunes au travail et en quoi le chantier d’insertion s’érige en une instance de socialisation en la matière. D’abord, en rendant compte de leur gestuelle corporelle (Haicault, 2000), cette image informe sur la manière dont ils vivent et se représentent cette activité : elle est vécue sous le mode de la détente et appréhendée comme un moment de sociabilité courant. Or, elle met également en relief la manière dont le genre peut induire des variations sur l’investissement juvénile : tandis que ses camarades assument une posture passive face au travail à réaliser, l’une des filles s’affaire au lavage de la vaisselle. Ce faisant, cette prise de vue offre notamment la possibilité de formuler des hypothèses concernant les effets différenciés, en fonction du sexe, de la socialisation genrée : la socialisation domestique primaire (Court et al., 2016) des filles se caractériserait par la transmission certes de savoir-faire ménagers rentables professionnellement, mais aussi de dispositions (liées à la disponibilité, au souci de l’entourage, etc.) qui peuvent constituer des ressources dans leur insertion.
4Enfin, en enregistrant avec un champ large, les différents acteurs impliqués dans la situation, l’image met en relief les rapports sociaux dans lesquels s’inscrit le chantier d’insertion. La présence de Florian explique pour beaucoup l’agencement des jeunes dans l’espace : si les deux jeunes hommes rendant visite à leurs ami·e·s en chantier ne franchissent pas le comptoir pour les rejoindre, c’est parce que l’éducateur les en empêche. « Je t’ai dit de ne pas rentrer », dit-il d’un ton ferme à celui qui est posé au bout du bar à gauche, juste à côté de la porte donnant accès à la cuisine. En accompagnant les jeunes, le travailleur social vise ainsi à s’assurer qu’ils tiennent leur engagement : contribuer à la production des ressources financières nécessaires pour organiser un séjour ultérieurement, auquel ils pourront assister. À cet effet, il veille aussi à ce que ces derniers n’aillent pas de l’autre côté du comptoir rejoindre leurs camarades et qu’ils consacrent leur temps de présence au chantier principalement.
5En d’autres termes, cette prise de vue montre que la mise au travail des jeunes ne relève guère de l’évidence et suppose, au contraire, qu’un agent se trouve sur place pour contrôler leur activité dans le temps et l’espace. Ce faisant, elle donne à voir la manière dont les actions d’insertion professionnelle entendent constituer un cadre socialisateur visant à transmettre aux jeunes les normes et obligations (par exemple, liées à l’investissement assidu sur le poste de travail) qui accompagnent l’exercice d’une activité sur le marché de l’emploi.