1La période progressiste aux États-Unis, qui s’étend de 1890 à 1920, constitue à bien des égards un « âge de réforme » (Hofstadter, 1955). Il s’agit d’une période au cours de laquelle de nombreux réformateurs, notamment issus des classes moyennes, ont cherché à transformer au moyen de politiques interventionnistes les conditions sociales et industrielles de la société américaine résultant de l’industrialisation, de l’urbanisation et de l’arrivée en grand nombre d’immigrants (Gendzel, 2010 ; Reese, 2003). En rupture avec les conceptions de l’éducation américaine du XIXe siècle, ces réformateurs proposent d’incorporer dans l’enseignement un ensemble divers d’activités scolaires, nommées formations manuelles et industrielles (manual and industrial training), en lien avec le monde du travail : il s’agit principalement d’ateliers de charpenterie, de maçonnerie, de travail du bois, du métal, etc., pour les garçons et d’économie ménagère, de cuisine et de couture pour les filles.
2Cette demande donne progressivement naissance à un mouvement national en faveur des formations manuelles et industrielles qui suscite une adhésion et un engouement considérables. Ce mouvement contribue, dès les années 1880, à la création par des réformateurs scolaires de premier plan comme Calvin M. Woodward (1837-1914) d’établissements secondaires privés, financés par des philanthropes américains : les Manual Training High Schools. Ces dernières, qui essaiment dans de nombreuses villes américaines comme St. Louis, Chicago, Toledo, Philadelphie, Cleveland, New York, etc., proposent alors aux élèves une éducation nouvelle, ou progressiste, articulant de manière étroite enseignement des arts libéraux et des arts mécaniques, connaissances spéculatives et sciences appliquées (Bennett, 1937 ; Kantor, 1988 ; Kliebard, 1999 ; Powers, 1992 ; Rury, 1991).
3Dans le sillage de ce type d’institutions, l’entrepreneur, philanthrope et magnat du bois James H. Stout (1848-1910) initie au début des années 1890, une importante réforme du système éducatif de la ville de Menomonie, dans l’État du Wisconsin, avec pour objectif de proposer aux élèves qui seront amenés à quitter l’école tôt des cours qui les intéressent et leur soient utiles pour leur vie future. Comme l’explique en 1906 son collaborateur, Lorenzo D. Harvey (1848-1922), qui occupe les fonctions de surintendant des écoles publiques de la ville, cette réforme consiste à incorporer les formations manuelles et industrielles dans l’enseignement dans le but d’« adapter à leur future position dans la vie » ces élèves (92% du nombre total d’élèves de la ville) qui, après avoir achevé « le programme des classes élémentaires dans notre système scolaire public, gagnent leur vie et subviennent aux besoins des personnes qu’ils ont à leur charge par le travail de leurs mains » (Harvey, 1906, 9-10).
4Pour ce faire, Stout crée plusieurs institutions d’enseignement destinées à la fois à offrir aux élèves des écoles de la ville ce qu’il appelle une « éducation industrielle » (industrial education), c’est-à-dire une éducation qui accorde une place importante aux formations manuelles et industrielles, et, en même temps, à assurer la formation de maîtres spéciaux dans ces nouvelles matières. En 1908, ces Stout Training Schools sont incorporées au sein d’un institut unique, le Stout Institute, qui est l’ancêtre de l’actuelle Université du Wisconsin-Stout. À l’époque, l’originalité de cette réforme pédagogique tient au fait que Stout incorpore directement les formations manuelles et industrielles dans l’enseignement public de la ville.
5Stout fait ainsi de Menomonie la première ville des États-Unis « à offrir la possibilité à chaque élève des écoles publiques de recevoir une instruction en formation manuelle ou dans l’art et la science ménagère depuis le jardin d’enfants jusqu’au lycée » (Harvey, 1911, 391). Conscients du pouvoir de la photographie tant en matière de documentation que de propagande, Stout et les responsables scolaires de la ville font très tôt appel à des photographes professionnels pour promouvoir leur réforme de l’enseignement. Menomonie devient ainsi, en l’espace de quelques années, un lieu d’inspiration pour de nombreux réformateurs en éducation. Pour ces raisons, l’historiographie américaine de l’éducation s’est intéressée à l’histoire de ce système scolaire dès les années 1950, en privilégiant surtout une approche biographique (l’étude de la vie de Stout) et institutionnelle (Agnew, 1968, 1990 ; Hansen, 2003 ; Keppel & Clark, 1959 ; Rottmann, 2010 ; Thorie, 1990). Toutefois, peu de choses ont été écrites sur les pratiques d’enseignement et le travail réalisé par les élèves au sein des écoles de la ville pendant la période progressiste (Alix, 2017) ; et rares sont les travaux qui mobilisent des sources iconographiques.
6Pourtant, une importante collection de photographies a été conservée dans les archives de l’Université du Wisconsin-Stout. Cette collection compte plus de 800 photographies, des années 1890 à nos jours, réparties de manière éparse dans plusieurs cartons et/ou chemises d’archives classés par thèmes (vues du campus ; projets d’élèves ; classes, laboratoires, ateliers ; activités sportives ; organisations fondées par les étudiants ; vie sociale ; etc.), dans des archives d’anciens enseignants ou dans des albums transmis par d’anciens élèves de l’institution. Sur ces 800 photographies, près de 150 portent sur la période du tournant des XIXe et XXe siècles. Si la vaste majorité d’entre elles sont des clichés des infrastructures, du campus, des bâtiments et des moments de détente des élèves en dehors des cours, on trouve également des prises de vue de l’enseignement dispensé au sein des classes de formations manuelles et industrielles, notamment dans les chemises des séries iconographiques 4 et 5 consacrées aux classes, laboratoires, ateliers et aux travaux d’élèves. Des élèves sont ainsi représentés engagés dans des activités de travail du bois, de forgerie, de charpenterie, de maçonnerie, de couture et d’économie ménagère. Si ces photographies sont, dans l’ensemble, bien conservées, on ne dispose toutefois que de peu de données complémentaires à leur sujet, le plus souvent une mention écrite au crayon à papier au dos du cliché par une personne anonyme et/ou le nom du photographe ayant pris le cliché.
7L’étude des bulletins (dans lesquels nombre de ces clichés sont reproduits) du Stout Institute publiés à l’époque plusieurs fois par an permet toutefois de compléter ces informations et, surtout, de discerner les enjeux pour Stout et les responsables scolaires de la ville de commander, produire et diffuser ces images. Ces dernières font à l’époque l’objet de commandes spécifiques auprès des cinq photographes professionnels de la ville, Robert O. Helsom, Milton Swant, George E. Belair, Fred Haft et Albert Hansen, qui se rendent spécialement dans l’établissement pour réaliser des clichés. L’objectif est alors de montrer le caractère exceptionnel des bâtiments financés par Stout ainsi que des méthodes pédagogiques mises en œuvre au sein de l’établissement et dans les écoles de la ville. Tout ceci dans le but de faire la promotion de cette institution et d’attirer le plus grand nombre possible d’aspirants élèves-maîtres du Middle-West et des grandes villes américaines. Cette dimension propagandiste est renforcée au début du siècle avec la création d’une école d’été payante (Summer School) d’une durée d’un mois environ à destination des enseignants, directeurs et surintendants des écoles intéressés. Ces Summer schools font l’objet d’annonces qui, photographies à l’appui, présentent les travaux des élèves.
8Les photographies conservées sont donc le fruit d’une fabrication et d’une mise en scène de l’enseignement par les responsables de l’institution et les photographes qu’ils ont pu engager. Cette dimension de mise en scène est, de surcroît, renforcée par le fait que ces photographies sont posées, en raison des techniques photographiques de l’époque. S’ils ne reflètent pas la réalité des pratiques pédagogiques mises en œuvre à Menomonie à l’époque, les clichés conservés constituent toutefois des sources riches qui ouvrent une large fenêtre sur certaines caractéristiques du travail accompli dans les classes à l’époque. Une analyse de ces photographies, complétées par une étude des sources archivistiques et publiées conservées, notamment les bulletins du Stout Institute, révèle en effet l’existence d’un déphasage entre les formations manuelles et industrielles telles qu’elles ont pu être incorporées et dispensées à Menomonie et les exigences du monde du travail à l’époque.
9À cet égard, le présent article montre que le développement de l’enseignement manuel et industriel à Menomonie, particulièrement le travail du bois et de l’économie ménagère, n’apparaît pas directement subordonné aux activités et enjeux du monde du travail de l’époque. Il soutient au contraire l’idée que la dynamique institutionnelle de cet enseignement est tributaire des finalités culturelles, sociales, morales et genrées que les réformateurs américains de l’époque lui assignent. Le présent article est divisé en deux parties. La première porte sur les transformations scolaires corrélatives à la volonté d’incorporer les formations manuelles et industrielles dans l’enseignement à Menomonie au tournant des XIXe et XXe siècles. La seconde analyse un certain nombre de travaux et projets d’élèves en montrant que ces cours contribuent à transposer dans le cadre scolaire l’éthique protestante et à former un ethos genré du travail.
- 1 Cette sous-partie 1.1. reprend et développe des éléments d’histoire institutionnelle des écoles de (...)
10À la fin du XIXe siècle, Menomonie est une ville rurale de 5 600 habitants située dans le nord-ouest du Wisconsin, dans le comté de Dunn, dont la vie économique repose principalement sur le commerce et l’exploitation du bois orchestrée par la société Knapp, Stout & Co. Company – dont James H. Stout est un des principaux dirigeants1. Cette dernière est la première source d’emploi de la région. À elle seule, l’entreprise fait travailler plus de 2 000 personnes et possède plusieurs usines, scieries, commerces, ateliers, etc. À la fin de l’année 1889, désireux de bâtir une école de formation manuelle au sein de laquelle les élèves de la ville pourraient étudier les formations manuelles et industrielles en sus de leurs programmes et matières habituels, Stout propose au conseil d’administration des écoles de la ville de construire un bâtiment de formation manuelle entièrement équipé et de payer les salaires des enseignants à condition que le conseil accepte de verser la somme de 500 dollars.
11Cette offre alléchante est acceptée par le conseil. La nouvelle Stout Manual Training School, contiguë à la high school, ouvre ses portes le 5 janvier 1891. Elle est alors composée de deux étages : le premier, destiné à l’enseignement des garçons, offre la possibilité de suivre des cours de formation manuelle, de travail d’outils et de matériaux comme le bois et le métal pour une classe de vingt élèves ; le second, consacré à l’instruction des filles, est spécialement conçu pour l’enseignement du dessin, de la cuisine et de la couture. À Menomonie, ces nouveaux enseignements sont alors dispensés par trois maîtres formés dans ces domaines au sein de la Toledo Manual Training School. Deux professeurs viennent grossir les rangs du corps enseignant dans le domaine de la formation manuelle : Gertrude Coburn, diplômée du State Agricultural College of Kansas, chargée de l’enseignement de l’économie ménagère ; et John H. Mason, diplômé du Worcester Polytechnic Institute, nommé directeur du département de formation manuelle dans l’école. Dès la naissance de l’institution, une division sexuée préside ainsi à l’introduction des formations manuelles et industrielles : les filles s’exercent dans des activités telles que la cuisine et la couture tandis que les garçons travaillent le bois et les métaux.
12La nouvelle école connaît un succès considérable. Tant et si bien que Stout décide de construire, sur ses fonds propres, un nouveau bâtiment, capable d’accueillir davantage d’élèves, en lieu et place de l’ancien. En mars 1893, la nouvelle Stout Manual Training School, composée de trois étages, surplombée par une horloge et équipée de laboratoires et d’ateliers conçus pour accueillir les élèves de la Central High and Elementary School adjacente, ouvre ses portes. Les deux établissements sont reliés par un pont afin de permettre aux élèves de passer aisément d’un bâtiment à l’autre sans avoir à sortir pendant l’hiver (Agnew, 1968, 25). Le 2 février 1897, un feu réduit en cendres la Stout Manual Training School et la Central High School. Stout contribue alors largement à la reconstruction du bâtiment : la nouvelle Stout Manual Training School ainsi que la Central High and Elementary School sont reconstruites, en brique cette fois, pour une somme totale d’environ 160 000 dollars (Agnew, 1990, 237 ; Keppel & Clark, 1959, 204).
13Au début de l’année 1898, la nouvelle Stout Manual Training School ouvre ses portes. Sur son fronton est indiquée la devise de l’établissement : « For the Promotion of Learning, Skill, Industry, Honor ». L’ordre des mots est ici important : la Stout Manual Training School est premièrement une école, un lieu de formation, qui vise à faire acquérir aux élèves et étudiants certaines habiletés ou compétences industrielles, des habitudes de travail et d’industrie, et à former des hommes et des femmes probes, dont la conduite est conforme à l’honneur. Une fois cette porte franchie, le visiteur pénètre dans un bâtiment, caractérisé par une division sexuée de l’espace, entièrement conçu pour permettre aux élèves d’apprendre en faisant (learn by doing). Les différentes salles, qu’il s’agisse d’ateliers de menuiserie, de fonderie pour les jeunes hommes ou de cuisine et couture pour les jeunes femmes, sont spécialement équipées pour permettre aux élèves de réaliser des projets de qualité.
14L’incorporation des formations manuelles et industrielles dans les écoles publiques de Menomonie s’inscrit historiquement dans une double filiation : d’un point de vue philosophique, ce mouvement se rattache aux idéaux pédagogiques du philosophe John Dewey ; du point de vue de l’organisation et de la gestion de l’établissement, elle est très liée à l’œuvre de Calvin M. Woodward, fondateur de la première Manual Training High School des États-Unis à St. Louis, Missouri. Stout avait visité l’école de Woodward ainsi que celles de Chicago et de Toledo qui s’en inspiraient pour organiser son projet de réforme à Menomonie et pour adapter l’enseignement aux nouvelles matières techniques et industrielles qu’il entendait scolariser. Sur ce point, il peut être utile de s’intéresser à la conception que Woodward se faisait de la figure et du cahier des charges du maître en charge de l’enseignement de ces nouvelles matières. En 1891, à l’occasion d’un discours prononcé devant les membres du département de formation manuelle de la National Education Association, Woodward présente la figure de cet enseignant qui est, selon lui, « le dernier produit de l’évolution ».
« Sans doute nombre d’entre vous se le sont déjà représentés, en imagination, comme un homme musculeux, avec d’immenses mains brunies, aux manières habiles, à l’œil infaillible, possédant un fonds d’anecdotes, abondant de figures de style grammaticalement incorrectes apprises dans le métier, et vouant une admiration et une vénération indéfectibles à l’homme dont il a été l’apprenti quand il apprenait son métier. Vous vous le figurez plus habile à faire qu’à raisonner ; et partant, plus apte à se saisir d’un outil et à faire l’exercice d’un autre lui-même qu’à expliquer patiemment et à illustrer la méthode à suivre jusqu’à ce que son élève puisse le faire.
Mais vous êtes dans l’erreur. Vous pensez au mécanicien expérimenté, et non pas au maître accompli. Ce nouveau type de professeur n’est pas encore un article commun. Il demeure une curiosité, et les visiteurs d’une école qui a la chance d’en avoir un passent la plus grande part de leur temps à l’observer, lui et son travail. » (Woodward, 1891, 749)
15Selon Woodward, ce nouveau maître n’est pas, et c’est important, un « mécanicien expérimenté » qu’on aurait directement embauché pour enseigner aux élèves, mais « un dessinateur, presque un artiste, prêt à esquisser un moteur ou une pompe, à découvrir les nuances et les ombres d’un vase grec, ou à donner une leçon au tableau noir (a chalk talk) illustrant le poème Bridge de Longfellow à sa classe ». Il est également une sorte de « scientifique », « capable de classifier les phénomènes de l’atelier et de montrer à quel point les problèmes théoriques du manuel diffèrent des problèmes réels de l’industrie » (Woodward, 1891, 749, 750). Non content d’être habile de ses mains et de maîtriser un grand nombre d’arts mécaniques dans les ateliers, ce nouveau maître « a un talent pour le discours et une connaissance certaine de sa langue » ; et jamais on ne l’entend dire : « je sais [quelque chose], mais je ne parviens pas à l’exprimer ». Il possède en effet une maîtrise suffisante de la langue, du dessin et des choses concrètes pour pouvoir exprimer sa pensée de l’une ou l’autre de ces manières. Il est de plus pondéré et possède « une voix claire, une main ferme, un regard confiant et un sourire rassurant ». Si une telle description est éclairante, c’est surtout le « cahier des charges » de ce maître qui nous intéresse ici en particulier.
« Il croit que sa fonction principale est d’enseigner. Il ne laisse pas ses élèves découvrir par eux-mêmes de quelle manière les divers outils doivent être utilisés, être mis en ordre, et comment un certain modèle doit être produit. Il ne les laisserait pas plus apprendre eux-mêmes que vous ne donneriez aux élèves un stylo, de l’encre et du papier et les laisseriez apprendre l’art d’écrire (penmanship) par eux-mêmes ; ou que je ne donnerais à un marin ignorant un sextant et le laisserais par lui-même trouver comment déterminer la latitude et la longitude d’un bateau. Les outils ne sont pas ce qu’ils sont par accident ou par caprice ; ils sont le produit d’âges de pensée et d’expérience, et il y a des manières précises de les utiliser. Le maniement du ciseau à bois, du trusquin et de la lime sont des arts enseignables comme le sont le maniement d’une fourchette, d’une raquette de tennis, ou d’un tire-ligne. » (Woodward, 1891, 750)
16Et Woodward d’ajouter que ce nouveau maître enseigne aux élèves « en classe et non individuellement » car cela lui permet de rendre son instruction plus efficace, plus systématique et d’observer si ses consignes sont respectées par les élèves : « le travail de la classe est tout aussi uniforme que celui d’une classe (…) de chimie où les élèves réalisent une même expérience ». Dans le même temps, le cours est conçu comme un moyen d’enrichir et d’élargir le vocabulaire technique des élèves : le maître de formation manuelle doit donc « adapter l’action au mot et le mot à l’action » car, « comme tout autre professeur, il est un maître de langue (a language teacher) ». Tout comme un professeur de chimie donne la définition des composants contenus dans un tube à essai et cherche à expliquer à ses élèves les principes en jeu dans une expérience qu’ils doivent par la suite réaliser, de même le maître de formation manuelle présente les différents outils, leur définition et leurs usages et explique les différents processus impliqués dans la fabrication de tel ou tel objet. Ce n’est qu’ensuite que les élèves reproduisent les gestes du maître et fabriquent l’objet indiqué par eux-mêmes : « lorsqu’il a fini de donner ses consignes (…) les élèves retournent à leur place et mettent en pratique ce qui, pour eux, n’est encore que de la théorie » (Woodward, 1891, 750, 751).
17Comme l’explique Woodward, par le biais de cette méthode pédagogique, tous les élèves « ont appris, tous ont eu la possibilité de faire la même expérience ». Une fois que les élèves ont ainsi fait la même expérience, le maître évalue et note leurs travaux. Comme un professeur de français ou de mathématiques s’arrête sur les erreurs qu’il décèle dans les copies et cherche à montrer aux élèves comment améliorer leurs travaux à l’avenir, de même le maître de formation manuelle, lorsqu’il a noté et évalué les travaux des élèves, « ne jette pas les objets médiocres à la poubelle, mais il montre à l’élève les défauts manifestes de son travail ». C’est ainsi que, d’après Woodward, dans cette classe de formation manuelle, dont les « normes de comportements ne sont pas tant celles de la salle de récitation, que du laboratoire de chimie », les élèves contractent des habitudes de travail et de fidélité (Woodward, 1891, 751-752). Lorsqu’on se tourne vers les pratiques pédagogiques mises en œuvre en formation manuelle dans les classes de l’enseignement élémentaire et dans la Central High School, la ressemblance avec la description proposée par Woodward apparaît saisissante. En atteste sur ce point la photographie suivante d’une classe de formation manuelle prise dans le premier bâtiment de formation manuelle aux alentours de 1891.
Photographie 1 : Classe de formation manuelle dans la première Stout Manual Training School, ca. 1891.
Source : University of Wisconsin-Stout, Icon Series 4 : Classes, Labs, Shops. Photo Courtesy of the University of Wisconsin-Stout Archives and Area Research Center.
18Bien que posée, cette photographie permet de saisir toute la distance qui existe à l’époque entre le travail du bois des élèves et celui qui pouvait être réalisé dans le monde du travail. En effet, si on retrouve des outils et des pièces de bois qui pouvaient être utilisés dans une scierie à la même époque, l’utilisation de ces outils apparaît tout entière orientée vers la réalisation de problèmes scolaires. On voit d’ailleurs, dans l’arrière-plan à droite, près du tableau noir, le professeur John H. Mason tenant dans sa main ce qui semble être une règle dirigée vers un tableau noir sur lequel est dessiné un schéma d’un cadre avec toute une série de mesures. Au fond à gauche se trouve un autre tableau noir sur lequel est écrit « Problèmes géométriques » (Geometrical Pbs). Au premier et au second plan, les élèves – dont on peut penser qu’ils sont en classe de cinquième, sixième ou septième (fifth, sixth or seventh grade) à en juger par leur apparence – sont mis en scène en train de reproduire le schéma dessiné au tableau : certains ont un ciseau à bois à la main, d’autres un marteau ou encore une pièce de bois. L’atmosphère qui se dégage de cette photographie est assez proche de celle que l’on trouve présentée dans le discours de Woodward : l’enseignant n’est pas un ouvrier qualifié venu préparer les élèves à l’exercice de leur futur métier ; au contraire, il est un enseignant qui se sert du travail du bois pour leur permettre d’apprendre des connaissances géométriques en étant investis dans une activité de production. Les jeunes élèves sont ainsi amenés à réaliser des petites pièces de bois qui sont éloignées de toute visée productive, comme le révèlent les travaux (cadres, pièces de bois découpées, roues, etc.) qui sont accrochés aux murs.
19Si les cours de formation manuelle paraissent ainsi obéir à une normativité pédagogique stricte, on retrouve un semblable phénomène dans ceux à destination des jeunes filles. À cet égard, s’il semble à Woodward, lorsqu’il dépeint pour la première fois en 1891 la figure du maître de formation manuelle, que cet enseignant est un homme, il n’exclut pas la possibilité que cette position puisse être occupée par une femme : « J’ai vu des jeunes femmes qui comprenaient la théorie de la formation manuelle ; qui savaient comment et quoi enseigner ; qui pouvaient faire et lire des dessins industriels, et qui utilisaient les outils avec une grande habileté, produisant des résultats d’une beauté et d’une précision rares » (Woodward, 1904, 1029). Et Woodward d’ajouter :
« La science et l’art ménagers pour les filles est le pendant de la formation manuelle. Elle peut bien inclure un travail du bois élémentaire, et presque toutes les formes de dessins (…) et, en plus, l’étude et la pratique de l’art, la décoration intérieure (house decoration), le travail à l’aiguille et à la machine à coudre, la fabrication de vêtements (garment cutting), la cuisine et l’économie ménagère. » (Woodward, 1904, 1032)
20C’est précisément ce genre de cours qui est proposé à l’époque aux jeunes filles à Menomonie. Dans ces cours, il s’agit de les familiariser avec un grand nombre de tâches requises dans la bonne gestion d’un ménage et d’une famille. Une photographie d’une classe d’économie ménagère prise dans le bâtiment de formation manuelle à peu près à la même période que le premier cliché, révèle la grande proximité qui pouvait exister dans l’organisation spatiale de la classe entre ces cours et ceux dispensés aux garçons.
Photographie 2 : Classe d'économie ménagère dans la première Stout Manual Training School, ca. 1891-1893.
Source : University of Wisconsin-Stout, Icon Series 4 : Classes, Labs, Shops. Photo Courtesy of the University of Wisconsin-Stout Archives and Area Research Center.
21Mettant en scène de jeunes femmes (vêtues de robes recouvertes par des tabliers) au travail dans une classe d’économie ménagère, cette photographie en dit long sur le fonctionnement et l’organisation spatiale de la classe : les élèves sont engagées dans la confection d’une recette par groupes de trois rassemblés autour d’îlots. L’enseignante, au centre de la salle, semble passer entre les rangs pour superviser le travail. À l’arrière-plan, se trouve un tableau noir sur lequel est dessiné ce qui semble être un bœuf, avec ses différentes parties mises en valeur. Si cette photographie, et celle qui la précède, donne ainsi un premier aperçu du fonctionnement et de la normativité pédagogique des classes de formation manuelle et d’économie ménagère à Menomonie, les témoignages d’enseignants des Stout Training Schools – qui deviennent en 1908 le Stout Institute – permettent de se faire une idée plus précise des productions et des gestes des élèves ainsi que de mettre en évidence le poids des finalités culturelles, sociales, morales et genrées que les réformateurs américains de l’époque assignent à ces nouveaux enseignements.
22Deux textes, publiés dans les bulletins de l’institution, sont particulièrement utiles à cet égard (Stout Institute, 1910 ; Works, 1907). Le premier, intitulé « Les applications pratiques des arts scolaires », présente certains projets réalisés par les élèves de la ville, principalement des élèves des deux ou trois dernières classes de l’enseignement élémentaire (fifth to eighth grade) et de la high school. Ce texte insiste sur le caractère coopératif de l’enseignement : ces cours ont alors pour objectif premier de donner aux élèves l’éducation la plus complète possible tout en contribuant au bien-être de l’école et de la communauté locale. Chaque classe s’efforce ainsi de produire des objets qui puissent être utiles au travail accompli dans d’autres classes et ateliers.
« Les outils nécessaires aux classes de plomberie et de maçonnerie sont réalisés dans l’atelier de forgerie (blacksmith shop). Les pièces de ciment et de maçonnerie requises dans différents ateliers sont prises en charge par les élèves qui suivent les cours de maçonnerie et de cimenterie. Les tuyaux en fer pour les plateformes de support, les appareillages pour le chauffage, les raccordements d’eau pour les dortoirs et bien d’autres travaux pratiques sont installés par les élèves de plomberie. Le mobilier pour les dortoirs et pour la high school est réalisé dans les ateliers d’ébénisterie. Les vis pour les différents ateliers sont conçues dans les ateliers de fabrication de modèles (pattern-making shops), réalisées dans l’atelier de fonderie et achevées dans l’atelier d’usinage (machine shop). Les équipements de diverses natures sont réalisés dans les ateliers de fabrication de modèles et de fonderie. Les élèves des classes de dessin technique fournissent les schémas pour tous les travaux qui en ont besoin. Les élèves des classes d’économie ménagère confectionnent des repas pour diverses occasions. Les élèves des classes de décoration intérieure refont et rénovent les différentes salles de l’école. » (Stout Institute, 1910, 51)
23Cette dimension coopérative ne se limite toutefois pas à la seule sphère scolaire. En effet, les problèmes de la vie courante et, plus spécifiquement, les menues réparations au sein du logement des élèves constituent souvent une des bases de l’enseignement de formation manuelle dans les dernières classes de l’enseignement élémentaire. Au cours de l’année scolaire 1909-1910, une partie des exercices ainsi proposés aux élèves des classes de septième (seventh grade) à Menomonie consiste à réparer et à revernir une chaise cassée, à remettre en état une fenêtre et à la réinstaller, à aiguiser une hache, à polir un plat en métal ou à souder un plat en étain. À l’occasion de ces exercices, les élèves ont la possibilité d’apporter en classe certains de leurs objets personnels à réparer. Ces premiers travaux donnent ensuite lieu à des exercices approfondis sur différents points en lien avec la matière concernée. Là encore, ces travaux plus poussés ont vocation à être utiles à l’ensemble des élèves et au bien-être de la communauté. Nombre des exercices de travail du bois donnés à faire aux élèves dans les dernières classes de l’enseignement élémentaire consistent ainsi à produire des articles tels que des armoires, des panneaux et des placards de rangement, comme le révèle la photographie suivante.
Photographie 3 : Classe de formation manuelle (travail du bois), ca. 1910.
Source : University of Wisconsin-Stout, Icon Series 5 : Student Projects, 1898-. Photo Courtesy of the University of Wisconsin-Stout Archives and Area Research Center.
24La composition de ce cliché, pris aux alentours de 1910 dans l’atelier d’ébénisterie du sous-sol du bâtiment du Stout Institute, est intéressante car elle met en scène, sur une image unique, non seulement les gestes réalisés par les élèves mais également les différents types d’objets produits (à l’arrière-plan, on voit des fixations murales fabriquées par les élèves pour ranger les différents outils). Composée comme un tableau, cette photographie peut être lue de gauche à droite. Au premier plan, à gauche, c’est la première étape du travail : trois jeunes gens scient à la main des planches. Deuxième étape : derrière eux, des jeunes gens les assemblent pour obtenir la structure générale du meuble. Troisième étape : à l’arrière-plan au centre de l’image, des jeunes gens semblent amender le meuble. Quatrième et dernière étape : deux jeunes hommes à droite vernissent le meuble et s’occupent des finitions. Au premier plan au centre de l’image, le cliché expose l’aboutissement du processus de fabrication : une bibliothèque en bois verni d’environ un mètre de hauteur sur laquelle est accoudé un jeune homme sérieux, à l’air presque austère, vêtu d’un costume. Cette photographie met ainsi l’accent à la fois sur le résultat final concret du travail, à savoir un beau meuble artisanal, et sur le type d’individu, résultat de cette éducation, qui l’a produit, à savoir un jeune homme habile, austère et probe au maintien digne et à la tenue irréprochable. Cet accent placé sur le produit de cette éducation est renforcé dans le cliché par le fait que l’enseignant, situé à l’arrière-plan au coin de la salle au fond, apparaît flouté, comme s’il s’effaçait pour laisser ses élèves travailler et s’épanouir au contact de la matière brute.
25Cette photographie met ainsi en lumière une des finalités de l’incorporation de ce type de cours dans les écoles de Menomonie à l’époque, à savoir la volonté de réformateurs comme Stout de redonner à une certaine forme de travail, l’artisanat, et à l’homme qui le prenait en charge, l’artisan, une valeur qu’ils tendaient à perdre du fait de l’industrialisation de la société américaine. En effet, cette photographie est révélatrice du déphasage qui pouvait exister à l’époque entre les productions industrielles de masse (caractérisées par des opérations de travail de plus en plus segmentées et fragmentées inspirées du management scientifique de F. W. Taylor) et le type de travail demandé aux jeunes gens à Menomonie. Ces derniers, sur le modèle de l’artisan, construisent des meubles du début à la fin en contrôlant le processus entier de fabrication.
26À l’époque, cette idée guide aussi la réalisation de projets collectifs, le plus souvent de charpenterie, consistant à faire construire aux élèves des pavillons ou des maisons modèles. L’objectif de tels projets de construction est alors non seulement de permettre aux élèves de développer un sens du travail collectif mais aussi de mettre en relation, au travers d’un projet mené du début jusqu’à la fin, les éléments étudiés dans différentes classes. Comme l’indique une enseignante de la Manual Training School, « il y avait quatre lignes différentes de travail qui entraient dans le problème [proposé en 1907 à des élèves des écoles publiques consistant à construire un pavillon à Menomonie] : la conception, le dessin mécanique, le calcul des matériaux et le travail de construction proprement dit » (Works, 1907, 3). Les élèves devaient concevoir le pavillon en question, des fondations jusqu’au toit, en veillant à ce que les différentes parties (comme les corniches ou les fenêtres qui font l’objet d’études spécifiques en classe) et façades soient bien proportionnées et équilibrées.
Photographie 4 : Des élèves de la Central Elementary School construisent un pavillon, ca. 1907.
Source : University of Wisconsin-Stout, Archives Icon Series 5 : Student Projects, 1898-. Photo Courtesy of the University of Wisconsin-Stout Archives and Area Research Center.
27Là encore, cette photographie est une mise en scène. Instrument de promotion de la réforme impulsée à Menomonie, elle vise à donner une expression imagée de l’éducation nouvelle, ou progressiste, mise en œuvre par Stout ; une éducation censée permettre aux élèves de mieux appréhender la nécessité et l’utilité de la division du travail tout en apprenant à coopérer et à travailler ensemble à la réalisation d’un projet commun. Au-delà de cette dimension propagandiste, ce cliché apparaît révélateur des finalités scolaires – la mise à l’épreuve concrète par les élèves des connaissances théoriques qu’ils ont pu acquérir en classe, notamment en géométrie, en dessin mécanique, en calcul, en mathématiques, etc., pour parvenir à la construction d’un pavillon – et morales – notamment les valeurs d’ordre, de soin, de minutie, de coopération et d’exactitude – qui président à l’incorporation de telles activités dans l’enseignement. En tout ceci, l’enseignant, comme dans le cliché précédent, apparaît en retrait, sa tâche semblant consister principalement à accompagner le travail des élèves. Dans cette perspective, une analyse de ce cliché révèle que, loin d’obéir à une logique de préparation des élèves à l’exercice d’un métier, la mise en œuvre de telles activités peut être conçue comme une tentative de scolarisation des valeurs et de l’éthique du travail de la société préindustrielle dans l’école américaine à un moment où ces valeurs sont fragilisées par le développement des industries de masse. Ce point apparaît d’autant plus nettement lorsqu’on considère le type d’activités proposées aux jeunes filles.
28En effet, à Menomonie, l’incorporation des formations manuelles et industrielles – termes employés comme des synonymes par les promoteurs de la réforme scolaire de Menomonie – pour les jeunes filles prend essentiellement la forme de cours de cuisine, de couture et d’économie ménagère. Ces cours ne sont pas alors pensés comme des cours professionnels au sens où il s’agirait de préparer les jeunes femmes à l’exercice d’un métier spécifique mais bien plutôt comme des cours « vocationels » (vocational), pour reprendre le mot américain, dont le but est de préparer les jeunes femmes à ce que ces réformateurs estiment devoir être leur principale « vocation » dans la vie. Cette idée n’est nulle part mieux exprimée que dans le passage d’un discours sur l’éducation des filles prononcé en 1912 par Lorenzo D. Harvey :
« Plus des trois quarts des femmes en âge de se marier assumeront tôt ou tard les responsabilités de la femme au foyer. C’est l’occupation la plus universelle pour la femme. La pérennité et la félicité de l’espèce (race) dépendent de l’entretien du foyer et de la bonne administration de ses affaires. Comme presque toutes les femmes guettent le moment où, tôt ou tard, elles devront assumer les responsabilités du foyer, (et, comme pour la grande majorité d’entre elles, ce moment arrivera sûrement) et compte tenu de leur importance pour l’espèce (race), on en arrive à la conclusion inévitable qu’aucune éducation de la jeune fille n’est adéquate qui ne prend en compte ces responsabilités et ne dispense l’instruction et la formation nécessaires à leur acquittement effectif. » (Harvey, 1912, 429-430)
29Ces cours sont ainsi conçus pour permettre aux jeunes filles d’apprendre à s’acquitter de leurs futures responsabilités de mères au foyer. Dans une perspective hygiéniste, il s’agit pour les réformateurs comme Stout et Harvey de permettre aux jeunes filles d’acquérir des connaissances sanitaires et culinaires visant à prévenir le développement des maladies et, corrélativement, à réduire le nombre de morts infantiles (à une époque où un enfant sur six meurt avant un an et où un enfant sur trois décède avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans). Pour cette raison, les cours de cuisine à Menomonie sont conçus comme l’occasion d’apprendre aux jeunes filles les règles sanitaires élémentaires dans la confection des repas et la préparation des biberons des nouveau-nés (Harvey, 1912, 427).
30Dans le cadre de ces cours, les jeunes femmes sont invitées plusieurs fois dans l’année à préparer des déjeuners pour des membres de l’école – le plus souvent dix à quinze personnes – en veillant à ce que les plats proposés soient aussi appétissants et équilibrés que possible. Cinq ou six fois par an, on leur demande également, à partir d’un budget alloué, de décorer les tables et de préparer le repas pour des banquets, souvent organisés à l’occasion de conventions qui se tiennent à Menomonie, pour des groupes plus importants de personnes, pouvant aller de cent à deux cents couverts.
31En sus de ces cours de cuisine, les jeunes filles à Menomonie suivent des leçons de couture, de broderie et de chapellerie dont l’objectif est de leur apprendre à confectionner des robes, des chapeaux, des vêtements ainsi que des serviettes brodées pour accompagner les repas. Ces enseignements servent là encore au bon fonctionnement de l’école et à la vie de la communauté : les jeunes filles confectionnent non seulement les tabliers qu’elles utilisent en classe de cuisine mais également les robes et les chapeaux qu’elles portent dans la vie courante. À cela s’ajoutent des cours de décoration intérieure : les jeunes filles y apprennent à décorer l’intérieur de la maison, notamment des chambres, en tricotant des couvre-lits et des rideaux brodés. À l’école, elles sont ainsi amenées à refaire la décoration complète de plusieurs pièces, notamment des dortoirs. Là encore, le but est d’apprendre aux jeunes filles à gérer le budget familial en confectionnant des vêtements et des décorations à des prix inférieurs à ceux du commerce (Stout Institute, 1910, 61).
Photographie 5 : Une classe de couture, ca. 1910.
Source : University of Wisconsin-Stout, Archives Icon Series 5 : Student Projects, 1898-. Photo Courtesy of the University of Wisconsin-Stout Archives and Area Research Center.
32Cette photographie d’un cours de couture au sein du Stout Institute prise aux alentours de l’année 1910 est, là encore, révélatrice de la distance qui existe alors entre le type d’enseignement proposé aux jeunes filles et les réalités du monde du travail. En effet, il ne s’agit nullement ici de préparer les jeunes filles à exercer un métier en dehors de la sphère familiale pour gagner leur vie dans de telles industries mais, au contraire, de leur faire acquérir « un large éventail de connaissances et de compétences » (Harvey, 1912, 429) leur permettant de confectionner à la main des vêtements et du linge de maison pour répondre le plus adéquatement possible aux besoins des différents membres de leur foyer actuel et/ou à venir. De tels exercices, qu’il s’agisse de ceux donnés dans le cadre des cours de couture ou de cuisine, « nécessitent une capacité d’organisation et de calcul considérables » et sont alors conçus pour faire acquérir à ces élèves « l’expérience dont elles auront besoin dans leur vie future » comme mère et épouse (Stout Institute, 1910, 60).
33En proposant ce type de cours aux jeunes filles, les réformateurs progressistes de l’époque cherchent ainsi à former des femmes féminines et coquettes qui soient de bonnes épouses et de bonnes mères. Cette idée est illustrée de manière exemplaire dans la photographie suivante.
Photographie 6 : Un cours de cuisine, ca. 1909.
Source : University of Wisconsin-Stout Archives, Icon Series 4 : Classes, Labs, Shop. Photo Courtesy of the University of Wisconsin-Stout Archives and Area Research Center.
34Cette photographie, qui est reproduite dans le Stout Institute Bulletin de mars 1910 comme exemple du type de travail proposé aux jeunes filles, montre combien l’incorporation des formations manuelles et industrielles dans l’enseignement à Menomonie est tributaire des finalités culturelles, sociales, morales et genrées des réformateurs scolaires comme Stout et Harvey. En effet, par l’incorporation de tels cours, et de ceux à destination des garçons, ces réformateurs cherchent à reproduire, dans le cadre scolaire, le modèle traditionnel de la famille nucléaire américaine au sein de laquelle les rôles sexués sont nettement définis. Ce faisant, ces réformateurs s’inscrivent dans la droite ligne des prescriptions faite à la même époque par Theodore Roosevelt dans un discours prononcé en 1908 à la Maison Blanche devant les membres de la National Education Association.
« Enseignez au garçon qu’il va être le garant du foyer (homemaker) ; à la fille qu’elle doit ultimement être la gardienne du foyer (homekeeper) ; que le tâche du père est d’être le soutien de famille (the bread-winner) et que celle de la mère est d’être la ménagère (the housekeeper) ; que leur œuvre est de loin la plus importante dans tout le pays ; que la carrière d’homme d’État, d’écrivain, de capitaine d’industrie, et toutes les autres, est conditionnée – premièrement, par l’activité qui trouve son expression dans la famille, qui soutient la famille. Enseignez donc au garçon qu’on attend de lui qu’il gagne sa vie par lui-même (his own livelihood) ; que c’est pour lui une honte et un scandale de ne pas être indépendant [financièrement] (self-dependent), d’être incapable de se maintenir (to hold his own) dans le dur travail de la vie réelle. Enseignez à la fille que, loin de devoir chercher à éviter tout travail, tout effort, il devrait en aller de sa fierté d’essayer d’être une aussi bonne femme au foyer que sa mère l’était avant elle. » (Roosevelt, 1908, 213)
35Pour conclure, à une époque où une proportion de plus en plus importante de jeunes femmes américaines s’engagent dans le monde du travail et où le travail artisanal tend à disparaître au profit du développement d’une production industrielle de masse (Harvey, 1912, 426 ; Powers, 1992 ; Rury, 1991), l’incorporation des formations manuelles et industrielles dans l’enseignement à Menomonie apparaît ainsi largement tributaire d’une volonté des réformateurs scolaires qui portent cette réforme de restaurer les valeurs traditionnelles – notamment de dignité du travail manuel artisanal et de la division sexuée du travail au sein de la famille – de la société préindustrielle américaine dont ils sont nourris. En mettant de la sorte en lumière l’existence d’un déphasage entre la réforme scolaire initiée à Menomonie et les exigences et enjeux du monde du travail à l’époque, l’étude des images met en lumière la position particulière et problématique de l’institution scolaire (et, avec elle, des enseignements manuels et industriels) qui semble prise entre les exigences pressantes du temps présent et la volonté de préserver les normes et traditions du passé.