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Un œil, une image

« C’est risqué ! C’est ça travailler pour gagner de l’argent ! »

Christian Papinot

Texte intégral

Photo : Santanasolo MIRAHARINALY

1Ainsi s’exprime Marc, maçon de 35 ans d’une entreprise de construction relevant du secteur informel, lorsqu’il est invité à commenter cette photo prise dans le cadre d’une enquête sur la santé et sécurité au travail dans le BTP à Madagascar que nous avons mené début 2023 pour l’OIT avec Santanasolo MIRAHARINALY et qui ont donné lieu à une cinquantaine d’entretiens de photo et vidéo élicitation individuels et collectifs avec des ouvriers et personnels d’encadrement.

2Tout comme l’ouvrier photographié ici lors de l’accompagnement d’une descente d’inspection du travail, près de 90 % des travailleurs du secteur du BTP à Madagascar travaillent dans des entreprises dites « informelles » dont l’activité n’est ni déclarée, ni affiliée à un régime de protection sociale. Dans ce type d’entreprises, les ouvriers ne disposent d’aucun contrat de travail, d’aucune prise en charge en cas de maladie, d’accident du travail, et bien sûr de pension de retraite en fin de carrière. Ils sont rémunérés à la journée, voire parfois pour les manœuvres au prorata de la prestation effective de travail dans une logique de tâcheronnage. Ils n’y disposent pas non plus d’équipements de protection individuelle fournis par l’entreprise, et encore moins de mesures de protection collective et sont par ailleurs assez peu au fait de l’existence d’une institution en charge de la protection des travailleurs et du respect du code du travail. L’inspection du travail, quant à elle, ne bénéficie que de très faibles moyens d’intervention (un seul véhicule pour les 200 inspecteurs du travail de la capitale par exemple) et ne réalise que très rarement des descentes de contrôle sur les chantiers de construction comme celle-ci par manque d’effectif et de moyen. Qui plus est, lorsqu’il y a des situations comme ici qui pourraient être qualifiées de « danger grave et imminent », une décision d’arrêt de chantier, telle que mentionnée par Yves Sinigaglia dans son article de ce même numéro, s’avère fortement improbable du fait des diverses modalités d’aménagement « à l’amiable » et de contournement des sanctions théoriques prévues dans le code du travail.

  • 1 Fanny Darbus et Émilie Legrand, Santé et travail dans les TPE. S’arranger avec la santé, bricoler a (...)

3Du fait de l’absence généralisée d’enregistrement de l’activité, les accidents du travail et maladies professionnelles échappent en bonne partie à la statistique publique (90 accidents du travail déclarés seulement pour l’année 2022 dans l’ensemble du secteur qui emploie environ 220000 salariés …). La sous-évaluation des problèmes de santé dans le BTP, si elle relève d’une logique d’invisibilisation institutionnelle est cependant aussi le produit de logiques endogènes qui tiennent à ce que l’on pourrait appeler une endurance à la souffrance1, voire même à l’exposition aux risques, caractéristique du rapport au corps et à la santé des travailleurs du secteur et exacerbée par le contexte organisationnel et les conditions d’emploi. Comme en témoignent la plupart des situations observées et récits d’ouvriers d’activité continuée malgré les blessures et atteintes corporelles graves subies au travail, les troubles de santé y sont systématiquement déniés ou minorés et consentis comme inhérents à l’exercice du métier.

4Ce qui est frappant en effet dans l’ensemble des commentaires recueillis sur cette photo, c’est la façon dont le « risque » est présenté comme consubstantiel à l’exercice de l’activité professionnelle et donc banalisé comme tel mais aussi et dans le même mouvement mis en exergue comme étant une prérogative masculine comme le précise spontanément Edgar, manœuvre de 40 ans, lorsqu’il fût invité à commenter cette image : « ce sont les hommes qui affrontent ce genre de situation ». Assez fréquemment articulée à cette nécessité de travailler pour vivre s’exprime donc massivement l’idée que cette nécessité est fondamentalement dévolue aux hommes dans leurs rôles attendus de pourvoyeurs économiques du ménage : « Le travail d’un maçon c’est à peu près toujours comme ça ! Il faut voltiger un peu comme ça si vous voulez que nos femmes aient à manger ! » (Patrice, maçon, 29 ans, entreprise du secteur informel).

5Dans de telles configurations salariales où il n’y a aucune garantie d’emploi, c’est bien sûr la crainte de le perdre qui rend difficile de résister aux injonctions du chef de chantier, davantage préoccupé par le calendrier des travaux à respecter que par d’éventuelles considérations de santé et sécurité au travail de ses ouvriers, et donc y compris en les amenant à s’exposer à des situations dangereuses : « La raison pour laquelle aussi un homme se sacrifie, par exemple… Nous, on travaille… nous avons notre supérieur, et si on fait la « femmelette » au travail… Alors on doit foncer par tous les moyens pour accomplir la tâche qu’on nous a confiée ! On est obligé de faire l’effort de tout supporter » (Edmond, maçon, 35 ans, entreprise du secteur informel).

  • 2 Haude Rivoal, La fabrique des masculinités au travail, Paris, La Dispute, 2021.

6Si la justification des prises de risque dans l’exercice du métier relève d’abord de la nécessité d’un maintien dans l’emploi, s’exprime concomitamment comment la masculinité hégémonique2 fonctionne à plein comme un dispositif de mise au travail, d’endurance à la souffrance et… d’exposition au danger ! En d’autres termes, si certains salariés acceptent d’exercer un métier dangereux, c’est également parce qu’il leur offre de la reconnaissance collective dans une logique d’affiliation de genre liée au fait d’exercer un « métier d’hommes ». Accepter la prise de risques est alors aussi ce qui leur permet d’adhérer dans une logique trans-catégorielle aux injonctions à la virilité d’un métier masculin qui amènent certains ouvriers à dire de leur collègue photographié ici : « trop fort ce mec ! »...

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Notes

1 Fanny Darbus et Émilie Legrand, Santé et travail dans les TPE. S’arranger avec la santé, bricoler avec les risques, Toulouse, Érès, 2023.

2 Haude Rivoal, La fabrique des masculinités au travail, Paris, La Dispute, 2021.

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Table des illustrations

Crédits Photo : Santanasolo MIRAHARINALY
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4399/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 473k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Christian Papinot, « « C’est risqué ! C’est ça travailler pour gagner de l’argent ! » »Images du travail, travail des images [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 20 juillet 2023, consulté le 21 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/4399 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.4399

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Auteur

Christian Papinot

Christian Papinot, sociologue du travail, est professeur à l’université de Poitiers et chercheur au GRESCO (Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines). Ses travaux de recherches portent principalement sur les mutations du travail et de l’emploi dans le contexte contemporain d’effritement de la société salariale en France et à l’étranger. Ses dernières recherches interrogent les conditions de travail dans le secteur du BTP à Madagascar. Il s’intéresse également depuis le début de sa carrière aux questions d’épistémologie de la démarche de recherche en sciences sociales et à l’usage de l’image comme outil d’investigation. Il est un des membres fondateurs de la revue Images du travail, travail des images.

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