- 1 Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (RTÜK) qui régule et contrôle le secteur audiovisuel en Turqu (...)
1En Turquie où sa diffusion s’utilise jusqu’à nos jours comme mesure de sanction aux chaînes de télévision1, le cinéma documentaire constitue un genre cinématographique méconnu du grand public, qui peine à se faire reconnaître malgré plus d’un siècle d’histoire. Des années 1970 jusqu’aux années 2000, la chaîne publique TRT (la Radio-Télévision de Turquie) contrôle la production, la réalisation et la diffusion de la quasi-totalité des documentaires. Elle suit une politique stricte de contrôle sur le contenu. Ces documentaires fidèles aux discours officiels, mettent en avant l’État, la nation, la République et l’Histoire avec comme concepts intrinsèques, la turcité et l’islam. L’être humain et la société n’apparaissent clairement pas au premier plan des préoccupations de cette production.
2Cependant, à partir des années 2000, le développement des technologies de capture d’image et de son à des prix plus abordables permet à des individus de profils très variés, de se procurer une caméra et de se lancer dans des projets de documentaire. Cette autonomie contribue de manière significative à une diversification thématique et esthétique. Ce cinéma documentaire indépendant s’émancipe dans un cadre socio-politique spécifique, à savoir une période marquée par la gouvernance sans interruption du parti islamoconservateur, l’AKP (le Parti de la justice et du développement), depuis son arrivée au pouvoir en novembre 2002. Au fil des années, la promesse de démocratisation laisse sa place à une politique menée principalement par le chef du parti, Recep Tayyip Erdoğan, condamnant toute opposition de manière violente, et interférant avec tous les aspects de la vie quotidienne, comme ceux de la vie politique, économique, intellectuelle et artistique. Au cours de cette période où la Turquie bascule graduellement vers un régime de plus en plus autoritaire, le cinéma documentaire indépendant offre aux cinéastes une opportunité d’expression de leur opposition et de leur contestation, en réalisant des films qui puisent leurs sources dans des questions sociétales et politiques. Ils contestent le patriarcat, l’hétéronormativité, le nationalisme, l’exploitation du travail mais aussi celle de la nature et des espaces de vie, dénonçant la violence qui en résulte. Ils illustrent non seulement les histoires des victimes mais aussi celles de citoyens qui s’efforcent de s’émanciper, résistent, agissent, manifestent et luttent. Ils portent la parole de ceux qui ont été contraints au silence. En collectant les témoignages individuels, ils mettent au jour le collectif (Cekmen, 2022, 223-231).
- 2 Voir les rapports cités dans la bibliographie.
3La période de l’AKP (post-2002) se caractérise par l’aggravation de certains aspects du contexte économique, de la condition ouvrière et de la syndicalisation : un programme intense de privatisation des entreprises publiques, une augmentation du taux de chômage, un taux de syndicalisation bas mais surtout un taux très bas de couverture des travailleurs par une convention collective, une polarisation politique du champ syndical, une augmentation des accidents du travail, une baisse du nombre de grévistes et du nombre de jours de grève, l’interdiction des grèves et de la célébration du 1er mai2. Cette période régressive incite de nombreux cinéastes ou ceux en devenir, à se montrer solidaires avec les travailleurs en réalisant des documentaires qui visent à dénoncer l’exploitation de ces derniers par un système de production capitaliste et leur condamnation à la précarité. Ce faisant, ils sauvegardent aussi la mémoire des stratégies de résistance que les travailleurs développent individuellement ou collectivement, pour revendiquer des conditions de travail qui assureraient leur sécurité, leur santé et leur permettraient de vivre dignement.
4En mobilisant l’image, le son et la parole, les cinéastes tentent de trouver un moyen efficace d’aller au-delà de l’observation des gestes exécutés dans l’accomplissement du travail… Et ainsi de capter et de transporter sur l’écran les aspects moins visibles comme les effets du travail sur les corps et les esprits, mais aussi les rapports sociaux du travail et la hiérarchie (Eyraud, Lambert, Ritzenthaler, 2009, 195-216). En général, les usines et les ateliers restent « des lieux très difficiles d’accès » (Nigwal, 2004, 127) et le non-accès de la caméra aux lieux de travail impose des contraintes narratives aux projets. À défaut de pouvoir tourner sur les lieux, les réalisateurs privilégient souvent la parole et/ou se focalisent sur les moments de lutte collective tels que les grèves, manifestations ouvrières ou syndicales (Remillet, 2009, 26). Cependant, dans des espaces gérés de manière moins institutionnelle (par exemple, les champs) ou certains domaines de travail informel (par exemple, les rues) où la question d’accessibilité se pose moins, le lien de confiance que le réalisateur noue avec les travailleurs reste crucial. La différence entre le temps du film et le temps du travail qu’Éric Breitbart soulève, reste la deuxième question qui pose des contraintes : « […] le film est l’antithèse du travail parce que la structure narrative du cinéma demande des ellipses […] pour exprimer le passage du temps […] alors que le travail est continu. Trouver un équilibre entre des prises de vue interminables du ‘temps réel’ et des séquences raccourcies du ‘temps filmique’ est l’un des défis auxquels se confrontent les cinéastes. » (Breitbart, 2009, 103-104). Caroline Zéau affirme aussi que le cinéma échoue à restituer le travail comme une expérience vécue dans le temps, d’où le recours à la parole suscitée par la mise en scène (Zéau, 2012, 131).
5Parmi ces documentaires qui exposent la complexité des rapports de force et de domination, nous retrouvons ceux qui explorent la question du travail des femmes. Cet article se propose d’étudier par quels moyens les réalisatrices révèlent les diverses facettes de l’exploitation du labeur des femmes, et comment elles portent à l’écran des histoires s’inspirant de mouvements de travailleuses dont grèves et luttes pour la syndicalisation, placées sous le signe de la lutte pour l’émancipation des femmes. Le corpus retenu se compose des documentaires de Güliz Sağlam, Feryal Saygılıgil et Emel Çelebi qui consacrent plusieurs années et plusieurs projets à ces questions. Les informations sur les conditions de réalisation en provenance des entretiens avec Sağlam et Çelebi accompagnent les analyses filmiques afin de clarifier le cadre dans lequel se développent les projets de documentaire alors que les données en provenance de divers rapports posent le contexte social dans lequel évoluent les histoires contées. En explorant la filmographie de Sağlam et de Saygılıgil qui portent un regard sur les vécus des femmes travaillant dans des ateliers et des usines, l’article s’intéresse, d’une part, aux conditions dans lesquelles se fait la participation des femmes au marché du travail et les limites de cette participation, tout en interrogeant la place de la syndicalisation dans la lutte ouvrière. Il expose, d’autre part, les revers du secteur informel en se basant sur l’étude des documentaires de Çelebi qui prennent comme point de départ, l’invisibilisation des travailleuses domestiques.
6Dans son article « Woman and Nation » (2009, 81-100), Sylvia Walby identifie six structures (la production domestique, le travail rémunéré, l’État, la violence, la sexualité et la culture) qui s’articulent par des modalités différentes pour donner lieu finalement à deux formes principales du patriarcat. Le patriarcat privé se manifeste par les relations de domination dans le foyer familial où la femme est exploitée par son père ou son mari. Contrairement à ce mode individuel de domination qui se sert des pratiques d’exclusion pour isoler la femme et l’empêcher de se manifester dans l’espace public, le patriarcat public fonctionne par des modes collectifs. La stratégie dominante conduite par un groupe d’hommes se caractérise cette fois-ci par la ségrégation, permettant aux femmes de rentrer dans les sphères publiques mais au prix d’être discriminées.
7Christine Delphy attire l’attention sur les tactiques de ségrégation par lesquelles les femmes sont soit exclues entièrement du marché du travail salarié ou de certains domaines où le travail est quasiment réservé aux hommes, soit condamnées aux emplois sous-payés en occupant les positions les plus basses (Delphy, 2013, 274-275). Contraintes à faire face à la discrimination systématique et dépossédées des moyens de gagner leur vie correctement, les femmes se retrouvent dans des rapports de dépendance avec les hommes, notamment par le biais du mariage. Confinées ainsi aux rôles de femme au foyer et de mère ou, dans le meilleur des cas, à celles qui devraient générer un revenu supplémentaire en supportant des conditions de travail flexibles, les femmes deviennent prisonnières d’un cercle vicieux forgé par les mécanismes du patriarcat privé et public. D’une part, l’inégalité salariale dévalorise le travail effectué par les femmes, d’autre part, elle maintient les conditions nécessaires pour la continuité de leur soumission dans le cadre du foyer, ce qui revient à entretenir les bases matérielles du patriarcat (Hartmann, 2016, 188-189) qui, à son tour, prépare le terrain nécessaire pour que le Capital puisse continuer à se procurer une main d’œuvre bon marché (Molyneux, 2016, 147 et 151).
8En Turquie, jusqu’en 1990 où la Cour constitutionnelle a aboli l’article 159 du code civil, les femmes étaient obligées d’obtenir l’autorisation de leurs maris pour travailler en dehors du cadre de la maison. Cependant, selon le rapport de la Confédération des Syndicats des Ouvriers Révolutionnaires (DİSK, 2023), 12 millions de femmes ne peuvent intégrer le marché du travail à cause des responsabilités familiales et domestiques. Les études annoncées par l’Institut statistique de Turquie (TÜİK, 2022) dépeint aussi un paysage du marché du travail qui ne réserve pas le même accueil aux femmes et aux hommes. Le taux d’emploi des femmes reste relativement bas (28 %) contrairement à celui des hommes qui s’élève à plus que son double (62,8 %). Le pourcentage de femmes qui exercent une activité non déclarée est de 35,86 % contre 25,90 % chez les hommes (SGK, 2021). Les hommes touchent en moyenne un salaire supérieur de 20 % à celui des femmes. 32,4 % des femmes actives dans le monde du travail travaillent plus que 45 heures par semaine.
9Au cours des vingt dernières années, des documentaristes ont dénoncé les revers de ce système qui n’inclut les femmes dans le monde du travail que dans des conditions précaires et hasardeuses et qui les rend économiquement et socialement vulnérables. Les documentaires abordent divers aspects comme la division genrée du travail, le travail invisible, le travail non déclaré et la flexibilité, l’inégalité salariale, la discrimination sur les lieux du travail, les rapports sociaux du travail, la double-triple discrimination dans le cas des femmes transgenres, des migrantes, des femmes noires. Ils soulignent aussi l’émancipation personnelle ou collective des femmes. Cependant, trois réalisatrices, Güliz Sağlam, Feryal Saygılıgil et Emel Çelebi placent au cœur de leur travail, pendant plusieurs années, la question de l’exploitation du labeur des femmes, ce qui donnera lieu à plusieurs documentaires qui se compléteront.
10Vers la fin des années 2000, plusieurs mouvements d’ouvrières (résistance et grève) attirent l’attention du grand public. Le mouvement féministe se montre solidaire des femmes qui revendiquent leur droit syndical ainsi que l’amélioration de leurs conditions de travail. Inspirées par la rencontre et l’articulation du mouvement féministe et du mouvement d’ouvrières, Güliz Sağlam (cinéaste) et Feryal Saygılıgil (doctorante en sociologie) réalisent trois documentaires dont les budgets, les périodes de tournage et de montage se croisent. Soucieuses de faire preuve de solidarité entre femmes, Sağlam et Saygılıgil filment ces ouvrières en les présentant non pas comme de simples victimes du capitalisme patriarcal mais en dessinant des portraits de femmes conscientes, actives et combattantes, qui confrontent la réalité avec courage et acharnement, se mobilisent et formulent leurs revendications à voix haute.
11Kafesteki Kuş Gibiydik [Comme un oiseau en cage] (2009, 30 min) retrace la résistance d’Emine Arslan, ouvrière dans l’usine de DESA (fabricant de chaussures et de vêtements en cuir) qui, après son adhésion au syndicat Deri-İş, est licenciée, tout en étant forcée à démissionner. Son engagement inspire d’autres ouvrières qui se retrouvent dans la même situation, ainsi une plus grande mobilisation s’organise. Les réalisatrices suivent la résistance qui prend lieu physiquement devant les deux usines de DESA, mais aussi les manifestations et les marches organisées devant les magasins de la marque par les féministes qui créent une plateforme pour soutenir la lutte des ouvrières. Le montage alterne entre les moments d’action et les témoignages des ouvrières, des responsables du syndicat et les féministes solidaires. Des images filmées dans divers ateliers de cuir qui illustrent les conditions de travail accompagnent les récits. À aucun moment, Sağlam et Saygılıgil ne donnent la parole aux responsables de DESA : leur absence significative indique explicitement la position des réalisatrices qui prend parti pour les ouvrières.
Figures 1 & 2 : Kafesteki Kuş Gibiydik
© G. Sağlam, F. Saygılıgil, 2009
12Dans un premier temps, le film fait l’état des lieux des problèmes communs aux ouvriers travaillant dans le même secteur : travail non déclaré, absence de sécurité sociale, heures supplémentaires non rémunérées, exposition aux produits chimiques sans mesure de protection et pause déjeuner ou vacances d’été annulées aux périodes de production intense. Les ouvrières mentionnent aussi les problèmes touchant spécifiquement les femmes comme l’inégalité salariale, le manque de salle d’allaitement fonctionnelle ou encore le harcèlement. Cette liste non exhaustive qui expose les conditions de travail est reprise partiellement par plusieurs d’entre elles. La description minutieuse des traitements injustes qu’elles subissent est utilisée pour convaincre les spectateurs de la nécessité de la résistance comme moyen d’émancipation des ouvrières.
13Le documentaire commence par un constat fait par Emine Arslan : « Nous étions comme des oiseaux en cage. » La responsable du syndicat, Nuran Gülenç, abordera plus tard la question de l’absence de conscience de classe chez ces femmes qui, pour la plupart, ne se considèrent pas comme ouvrières, soit parce qu’elles ne pensent travailler que pour une durée limitée pour préparer leur dot, soit parce qu’elles sont déjà mariées mais leur revenu n’est considéré que comme un revenu supplémentaire pour le foyer, le principal restant celui du mari. L’adhésion au syndicat et l’engagement dans la lutte à la suite des licenciements marquent les deux moments charnières pour l’émancipation de ces femmes qui apprennent à formuler leurs revendications et à ne pas se plier devant les offres proposées par leur patron. L’état de captivité disparaît quand les ouvrières prennent finalement leur destin en main.
14Pour proposer une image complète de la résistance, le documentaire déchiffre aussi les stratégies que développent divers bénéficiaires du patriarcat pour briser la lutte et maintenir le statu quo : alors que la personne lambda de l’entourage (ouvrier ou habitant du quartier) utilise l’exclusion, l’insulte ou le commérage comme méthode d’intimidation, les forces de l’ordre n’hésitent pas à faire usage d’autres moyens comme les menaces ou les gardes à vue. Quant aux patrons, ils sont prêts à payer le prix du silence pour empêcher la propagation de la résistance, mettre fin rapidement à ce mouvement syndical et sauver l’image de la marque qui se dégrade graduellement aux yeux du grand public, à la suite des manifestations organisées devant les magasins. Quelques déclarations du gouvernement qui ne visent pas directement la résistance de DESA mais consolident la place destinée aux femmes dans la société, sont mentionnées dans les témoignages : elles révèlent le contexte global dans lequel se place la résistance. Le premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdoğan invite, par exemple, les femmes à faire « au moins trois enfants » alors que le ministre de l’Environnement, Veysel Eroğlu, s’adresse aux femmes en recherche d’emploi en leur demandant si le travail ménager ne leur suffit pas. En résumé, un cercle d’oppression maintenu par divers acteurs (l’entourage, les patrons, les forces de l’ordre et le gouvernement) se dresse contre les femmes n’ayant comme but que l’obtention de leurs droits.
15Kafesteki Kuş Gibiydik insinue l’enracinement du capitalisme patriarcal en dénonçant la collaboration de ses bénéficiaires. Il offre un rapide aperçu des conditions de travail des ouvrières de DESA, de leur engagement dans une lutte syndicale et de la résistance du capitalisme patriarcal face à cette mobilisation.
16Le deuxième documentaire signé par Sağlam et Saygılıgil, Kadınlar Grevde [Les femmes en grève] (2010, 23 min), suit la grève des ouvrières de l’usine de Novamed, producteur de kit médical de dialyse affilié à l’entreprise allemande Fresenius Medical Care. L’usine en question se trouve dans la zone franche d’Antalya et profite ainsi des privilèges offerts aux entreprises multinationales dont l’exonération d’une longue liste d’impôts et de taxes.
Figures 3 & 4 : Kadınlar Grevde
© G. Sağlam, F. Saygılıgil, 2010
17Dans un entretien accordé à Gilles Martin et Daniel Zamora, la militante Angela Davis attire l’attention sur le capitalisme globalisé, l’émergence des lignes de production transnationales et le processus de fabrication assuré majoritairement par de jeunes femmes dans ces usines (Davis, 2016). Comme le montre le documentaire, Novamed n’échappe pas à la règle : alors que les femmes travaillent essentiellement sur les chaines de montage, les hommes sont assignés à la maintenance technique. Cette discrimination au niveau des tâches facilite l’exploitation du travail des femmes en fournissant aux entreprises une main d’œuvre bon marché permanente.
- 3 Salaires faibles, pauses courtes et peu nombreuses, exposition aux produits chimiques, interdiction (...)
18Les cinq premières minutes du documentaire se composent d’une série d’extraits de témoignage : les ouvrières citent les problèmes qu’elles rencontrent dans l’exercice de leur travail mais dénoncent aussi l’entreprise qui contrôle non seulement leur comportement entre les murs de l’usine mais interfère aussi dans leur vie privée3. Cette énumération est poursuivie par la question de leur adhésion au syndicat, le documentaire créant un lien de causalité entre les conditions de travail et la recherche d’une sortie de « cette zone libre où tout est interdit. ». Contrairement au premier documentaire, ce deuxième donne une idée plus claire quant à la méthode suivie par le syndicat pour la syndicalisation de l’entreprise : la réussite passe par le porte-à-porte qui consiste à aller à la rencontre des ouvrières dans les banlieues et à convaincre les hommes de la famille. Cette mobilisation se heurte à certaines pratiques discriminantes à travers lesquelles se manifestent les réflexes de défense de l’entreprise : placer les ouvrières syndiquées aux postes les plus difficiles, les isoler des ouvrières non syndiquées, intimider ces dernières pour les empêcher d’adhérer au syndicat, et finalement, les manipuler pour qu’elles votent pour une grève au lieu de céder des droits supplémentaires à la table de négociation. Le documentaire suit la chronologie de l’histoire : les images de la grève accompagnent les témoignages qui mettent en avant la solidarité dont font preuve les féministes et la solidarité internationale. 448 jours de grève aboutissent à la signature d’une convention collective et à l’entrée d’un syndicat dans la zone franche pour la première fois.
19En une durée relativement courte, Kadınlar Grevde dénonce avec habilité, l’hypocrisie des grandes entreprises transnationales qui déversent du temps, de l’énergie et de l’argent pour produire une image de marque efficace mais qui exploitent leurs employées derrière les fils barbelés des zones franches.
20En 2010, Sağlam et Saygılıgil réalisent finalement Bölge [La zone] (2010, 39 min) qui met sous la loupe les conditions de travail des ouvrières dans plusieurs zones franches en Turquie. Le montage suit une narration par épisode où chaque mini-partie d’environ cinq minutes est consacrée à une ouvrière filmée chez elle. Même si leurs témoignages nous dévoilent des détails sur leur condition personnelle, la courte durée accordée à chacune ne permet pas au documentaire d’en proposer des portraits. Les récits sont accompagnés d’images filmées dans diverses usines où nous voyons des femmes qui travaillent en exécutant des gestes rapides, machinaux et répétitifs. Dans Bölge, il n’est pas question de filmer les ouvrières en action (résistance ou grève) : le partage d’expériences basées sur les vécus de chacune reste prioritaire.
21Les épisodes sont annoncés par de simples cartons qui indiquent le prénom de chaque ouvrière, accompagné d’une phrase extraite de son entretien : « Finalement, c’est quoi la vie ? », « Je n’arrive pas à rêver d’un avenir. », « Je me suis transformée en une machine. », « Je veux travailler dans des conditions humaines. », « Je veux lutter. ». Dans les témoignages, de nombreuses violations de droits sont mentionnées, notamment celles liées à la durée du travail (courte durée de pause, de très longues heures de travail, travail par rotation), aux conditions de travail (problèmes d’hygiène dans l’espace de travail, temps limité pour l’utilisation des WC) et au salaire (retard dans les paiements, travail partiellement non déclaré). Mais les ouvrières mettent aussi en avant les discriminations sexistes. Les usines non adaptées aux besoins des femmes rendent leur tâche difficile (absence de crèche ou ses horaires inadaptées aux rotations), la ségrégation sexiste dévalorise leur travail (inégalité salariale, postes à responsabilité réservés aux hommes), les dirigeants interfèrent avec leur vie privée (interdiction de mariage ou de grossesse pendant les premières années suivant l’embauche).
Figures 5 & 6 : Bölge
© G. Sağlam, F. Saygılıgil, 2010
22Pour Bölge, les réalisatrices rencontrent des femmes qui travaillent dans des usines où, contrairement à l’usine de Novamed, des hommes et des femmes partagent un même espace de travail. Les femmes soulèvent la question d’harcèlement verbal et psychologique de la part des collègues. Elles expriment leur gêne face aux regards insistants des hommes qui considèrent que la place d’une femme est à la maison et qui les méprisent en sous-estimant leur travail. Les femmes se retrouvent ainsi au cœur d’un système qui a besoin de leur main-d’œuvre bon marché mais qui les garde aux marges du même système pour empêcher leur pleine émancipation qui ne serait ni au profit du Capital, ni à celui du patriarcat. Quelle que soit la classe à laquelle ils appartiennent, les hommes se rendent complices de cette oppression systématique cristallisée sur le marché du travail.
Figures 7 & 8 : Bölge
© G. Sağlam, F. Saygılıgil, 2010
23Ces trois documentaires réalisés par Güliz Sağlam et Feryal Saygılıgil donnent la parole à des femmes conscientes qui ne considèrent pas les conditions qui leur sont imposées comme une fatalité et qui, comptant d’abord sur leur propre force, deviennent finalement protagonistes de leur propre lutte. Les antagonistes, en particulier les directeurs des usines et des zones franches, restent dans l’ombre : la caméra et le microphone ne servent qu’à communiquer la voix des ouvrières. Les films exaltent la lutte syndicale face aux inégalités dans le milieu du travail tout en mettant en valeur la participation directe des femmes. Ne s’appuyant que sur le vécu des ouvrières, ils proposent une piste de réflexion sur la collaboration du capitalisme et du patriarcat quand il s’agit de l’oppression des femmes. Par les divers aspects qu’ils révèlent, ils exposent les usines (et le marché du travail) comme des endroits où la discrimination de genre et la discrimination syndicale règnent, ce qui provoque entre autres, la résistance de DESA et la grève de Novamed. « L’union fait la force » pourrait être l’accroche des deux premiers documentaires qui se placent au cœur de la lutte, alors que le troisième se base sur une critique des conditions de travail des ouvrières dans les zones franches impénétrables, régies par les règles déterminées par les entreprises.
24En Turquie, les travailleuses domestiques qui effectuent un travail au sein des ménages privés constituent un groupe d’employées dont les conditions de travail restent arbitraires, définies par l’employeur qui s’avère être pour la majorité, une femme de classe supérieure. Travaillant souvent en absence de contrat, n’ayant pas droit à la sécurité sociale (ou à la retraite), ces femmes fournissent un travail non déclaré, considéré comme non qualifié et donc sous-payé. Elles se retrouvent contraintes d’accomplir toutes les tâches qui leur sont confiées par leur employeur, et cela, dans certains cas, au péril de leur vie. Même si le début de la journée de travail est souvent déterminé, il n’en est rien pour la fin : des horaires longs et extensibles, dépendant de la volonté de l’employeur attendent les travailleuses.
25Pour comprendre pourquoi, le travail domestique dont les effectifs déclarés s’élèvent à 75,6 millions dans le monde entier (dont 76,2 %, des femmes selon l’Organisation internationale du Travail, 2023) n’est pas pris en considération par les législations de nombreux pays, un rapide regard sur la nature du travail semble nécessaire. Le travail invisible désigne l’ensemble des activités non payées, accomplies par les femmes dans le cadre de leur foyer, incluant entre autres, les tâches ménagères, l’éducation des enfants, les soins aux personnes. Selon Christine Delphy, il est considéré comme non productif et n’est pas comptabilisé dans les comptes nationaux à cause de sa gratuité. Mais cette dernière ne peut être justifiée par la nature des services puisque quand ils sont accomplis en dehors du cadre familial, ils sont rémunérés. Ainsi, le travail invisible indique « une certaine relation de travail, un certain rapport de production » dont les deux caractéristiques principales seraient la gratuité et le service pour autrui (Delphy, 2013, 63 et 66). L’invisibilité vient aussi du fait que certaines tâches soient confiées aux femmes par une division genrée et inégalitaire du travail. En tant que prestataires externes, les travailleuses domestiques fournissent un travail qui ne peut pas être considéré comme invisible puisque comme le souligne Gülnur Acar-Savran, le terme ne peut s’appliquer que dans le cas de la non-rémunération. Mais, elle précise aussi que vu le caractère des services fournis, ce travail se présente comme l’extension du travail invisible. La relation employeur-employé complexe, causée par l’intimité de la nature des tâches de ménage ou de soin accomplies dans la sphère de la vie privée de la famille, le rapproche aussi du travail invisible (Acar-Savran, 2016, 12-13).
- 4 Suivant la volonté des femmes qui participent, Çelebi choisit un titre ironique pour son documentai (...)
26En 2006, en tournant sa caméra vers les travailleuses domestiques, Emel Çelebi propose l’anatomie d’une profession qui ne suit aucune norme, très répandue mais non reconnue, exercée par des femmes souvent accablées par les lourdes tâches qui leur sont demandées. Gündelikçi [La journalière]4 (2006, 50 min) propose un état des lieux des conditions de travail des travailleuses domestiques en suivant une journée typique de leur vie qui n’implique que trois espaces : leur maison, le chemin qui mène à leur lieu de travail et les maisons dont elles assurent le ménage.
27Çelebi adopte une approche observatrice, plutôt non interventionniste. Les tournages et les entretiens se passent en partie dans la spontanéité : des éléments imprévus comme un appel téléphonique ou l’arrivée d’une invitée sont gardés dans le montage final. Elle donne la parole entière aux travailleuses : elle choisit consciemment de ne pas utiliser les témoignages des employeuses qui se plaignent de leurs employées. La volonté de ne pas adopter un ton didactique justifie l’absence des experts (sociologues ou syndicalistes). Les témoignages des personnes concernées nous placent face à des femmes conscientes de leur situation et leurs propos simples et sincères se montrent efficaces pour inciter les spectateurs à une identification. La communication des données statistiques concernant le nombre de travailleuses domestiques, leur âge et leur statut auraient pu aider à placer le problème dans un contexte social et attirer l’attention sur l’ampleur de la question mais les témoignages qui recouvrent des parcours diversifiés remédient partiellement à cette absence. Les tournages effectués dans divers quartiers (dont les noms s’affichent sur l’image au début de chaque partie) donnent aussi une idée quant à la présence des travailleuses domestiques aux quatre coins de la métropole d’Istanbul.
Figures 9 & 10 : Gündelikçi
© Emel Çelebi, 2006
28Le prologue du documentaire introduit le sujet par des plans de travailleuses domestiques qui accomplissent de nombreuses tâches ménagères par des gestes minutieux mais rapides. Cette série d’images qui fait presque l’inventaire de tous les services qui pourraient leur être demandés, est accompagnée d’une musique minimaliste plutôt répétitive qui renforce l’impression de routine que donnent les images. Cependant, deux plans se distinguent parmi d’autres. Le premier, celui d’une femme montée sur la barre d’appui d’un balcon pour nettoyer les vitres, attire immédiatement l’attention par son contenu puisqu’il illustre une travailleuse qui, au péril de sa vie, se retrouve obligée de faire ce que l’employeur lui demande. Le deuxième, celui d’une femme agenouillée qui nettoie le sol, par sa manière d’être filmée, puisque la caméra posée par terre reste à la hauteur des yeux de la femme et laisse s’établir un lien de proximité entre cette dernière et les spectateurs.
Figures 11 & 12 : Gündelikçi
© Emel Çelebi, 2006
29Après un an et demi de tournage, la réalisatrice retrace les parcours de huit femmes. Les questions posées lors des entretiens ne sont souvent pas intégrées au montage mais les réponses nous laissent en deviner le cadre : la raison pour laquelle elles ont choisi d’exercer ce métier, les difficultés qu’elle rencontre au travail, leurs relations avec les employeuses. Plusieurs aspects de leurs histoires personnelles se révèlent aussi, notamment ceux concernant l’immigration, la situation du mari, la précarité et le soin des enfants. Le documentaire présente des récits individuels mais dessine aussi le profil général des travailleuses domestiques en relevant les points récurrents qui ressortent dans les entretiens : des femmes d’une quarantaine d’années, appartenant à la classe populaire, originaires d’une ville de l’est du pays ou d’un village, n’ayant pas eu la chance de recevoir une éducation à proprement parler, mariée avec des enfants. Les maladies professionnelles mentionnées par les femmes expliquent pourquoi la moyenne d’âge reste assez basse pour cette profession, faire le ménage devenant physiquement impossible à partir d’un certain âge. En absence de qualification, les femmes se retrouvent dans l’obligation d’exercer ce métier qui leur est assigné socialement. À travers leurs témoignages, elles brossent souvent le portrait d’un mari qui n’assume pas sa part de responsabilité dans le couple et qui s’approprie du travail de sa femme, alors qu’elles assurent un double travail parce que le travail à l’extérieur ne les dispense pas des obligations familiales dont le ménage, le nettoyage, la cuisine et le soin des enfants. Les images des travailleuses domestiques accomplissant des tâches dans leur lieu de travail et leur propre maison ne se distinguent que par le décor qui les entourent.
Figures 13 & 14 : Gündelikçi
© Emel Çelebi, 2006
30Dans plusieurs témoignages, les femmes mentionnent la durée du travail non fixe et la relation hiérarchique avec les employeuses comme cause de problèmes. Le plan d’une femme qui marche dans le noir illustre leurs propos qui précisent qu’elles ne peuvent rentrer à la maison « qu’une fois le travail terminé ». La peur de perdre leur emploi ou de décevoir leur employeuse avec qui elles ont une certaine proximité les empêchent de faire part de leur ennui malgré les longues journées de travail. Plusieurs d’entre elles se plaignent aussi de la manière dont elles sont traitées : être considérée comme des voleuses potentielles, être obligée d’utiliser des produits toxiques et surtout, de monter sur les bords des fenêtres pour nettoyer les vitres. Ces exemples dénoncent la fausse proximité dont font preuve les employeuses ainsi qu’un manque de respect. La confrontation des images des quartiers populaires où vivent les travailleuses et celles des résidences luxueuses récemment construites où elles travaillent traduisent le décalage entre les classes sociales auxquelles appartiennent les unes et les autres.
31Cinq ans après Gündelikçi, avec Külkedisi Değiliz ! [Nous ne sommes pas Cendrillon !] (2014, 53 min), Emel Çelebi documente une période de trois ans où les travailleuses domestiques s’organisent pour créer un syndicat, İmece, qui depuis sa fondation en 2013, milite pour dénoncer la loi du travail et celle de la santé et de la sécurité du travail qui excluent les travailleuses domestiques dont le nombre s’élève à un million dans le pays, et demande au gouvernement la signature de la convention no 189 de l’Organisation internationale du travail.
32Sortis à huit ans d’écart, les deux documentaires mettent en évidence le long chemin parcouru par les travailleuses : dans le premier film, nous suivons des femmes dignes mais accablées par le travail alors que dans le deuxième, la prise de conscience de l’injustice de leurs conditions de travail ainsi que de leurs droits les mène vers une lutte active. Le titre du film illustre précisément leur détermination à prendre leur destin en main sans plus attendre l’aide d’une baguette magique ou d’un prince charmant.
Figures 15 & 16 : Külkedisi Değiliz !
© Emel Çelebi, 2014
33Dans Gündelikçi, il était difficile de parler de personnages à proprement parler puisque le film se présentait sous forme d’une succession de témoignages non articulés des femmes dont les noms n’apparaissaient qu’au générique de fin. Dans ce deuxième film où les femmes se mobilisent, Çelebi construit une narration et opte pour des séquences introductives des trois femmes-clés de la lutte, en marquant leur nom sur l’image, avec une typographie imposante : Yıldız Ay et Gül Korkutan (travailleuses domestiques), et Serpil Kemalbay (l’une des fondatrices de l’association İmece). Après les brèves présentations, une première scène souligne la nécessité de la standardisation du travail domestique rémunéré : Ay sort sa collection de listes de tâches à accomplir, préparées par ses différentes employeuses. La lecture interminable d’une des listes précède la première séquence militante, ce qui créé un lien de causalité entre la charge du travail qui les écrase et leur combat.
34La campagne menée par les femmes d’İmece, telle qu’elle est présentée dans le documentaire, suit trois axes avec des groupes cibles différents : dans un premier temps, le but est de susciter une prise de conscience chez les travailleuses pour les mobiliser et agrandir le diamètre de l’action. Un bus public transportant majoritairement des travailleuses leur donne une première opportunité pour aller à la rencontre de ces femmes qui travaillent de manière éparpillée. Çelebi nous place au cœur de l’action en restant au milieu de la foule qui remplit le bus. Kemalbay prend brièvement la parole pour attirer leur attention mais la laisse rapidement à Ay qui montre plus de facilité à aborder ses consœurs. Elle utilise souvent la première personne du pluriel, ce qui créé une proximité immédiate entre elle et les autres, sans qu’elles se connaissent pour autant. Elle reste à l’écoute de leurs commentaires. Son discours simple et clair expose d’une part, le cœur de leurs problèmes, insiste d’autre part, sur le besoin de créer un syndicat.
Figures 17 & 18 : Külkedisi Değiliz !
© Emel Çelebi, 2014
35Dans un deuxième temps, elles ouvrent un stand à l’entrée des résidences luxueuses où viennent travailler chaque jour quelques dizaines de femmes et collectent des signatures pour la pétition qui demande l’amélioration de leurs conditions. Devant le regard curieux des agents de sécurité, elles essayent de converser avec leurs consœurs pour obtenir leur soutien avant qu’elles ne disparaissent derrière la barrière qui protège les résidences. Çelebi capte avec sa caméra les diverses réactions que cette tentative de dialogue et la collecte de signatures suscitent chez les travailleuses : la peur, la méfiance, la solidarité.
Figures 19 & 20 : Külkedisi Değiliz !
© Emel Çelebi, 2014
36Ces deux premières étapes visent à éveiller une prise de conscience chez les travailleuses alors que la prochaine étape de la campagne concerne la rencontre avec les politiciens à l’Assemblée nationale. Le responsable du parti du gouvernement (l’AKP) reçoit les femmes dans son bureau, en compagnie de sa secrétaire. Le cadre formel de la rencontre se manifeste d’abord par leur emplacement : l’élu assis derrière son bureau, face aux femmes. Cet aspect est aussi souligné par les cadres que construit Çelebi : les deux parties sont majoritairement filmées séparément. L’utilisation du champ/contre-champ qui les empêche de se manifester dans le même cadre indique un dialogue plutôt fermé. Les femmes reçoivent des réponses peu convaincantes concernant leurs revendications. Sur l’image d’Ay, désespérée, se superpose le son des applaudissements qui assure le passage à la séquence de la rencontre avec les députées d’un des partis de l’opposition, le Parti de la paix et de la démocratie (le BDP). Que ce soit dans la salle où se tient la réunion du parti ou le bureau où les députées les accueillent, les femmes se retrouvent parmi ou à côté des élus. Cette proximité traduit un accueil sincère qui se manifeste aussi dans le discours de la députée Gültan Kışanak qui fait preuve d’empathie et de solidarité. Le rapprochement qu’elle fait entre le travail invisible et le travail ménager rémunéré démontre sa connaissance du contexte. La séquence qui dure à peine trois minutes et demie confronte l’attitude du gouvernement et celle d’un des partis de l’opposition.
Figures 21 & 22 : Külkedisi Değiliz !
© Emel Çelebi, 2014
37Outre les actions menées pour mobiliser les travailleuses et les revendications formulées auprès des législateurs, le troisième axe autour duquel s’articule la lutte implique l’utilisation de l’espace public pour augmenter la visibilité des travailleuses et sensibiliser l’opinion publique. Les femmes d’İmece suivent le procès consécutif au décès de Fatıma Aldal, qui perd la vie à la suite d’une chute d’une fenêtre. Cette démonstration de solidarité accompagnée d’une demande de justice et de reconnaissance pour toutes les travailleuses domestiques se manifeste aussi vers la fin du documentaire, dans la séquence de la journée internationale des femmes, où Ay monte sur scène et prend la parole au nom des travailleuses et de ses camarades. Émancipée, elle montre à son tour l’exemple à d’autres femmes par son engagement.
Figures 23 & 24 : Külkedisi Değiliz !
© Emel Çelebi, 2014
38Çelebi veut absolument terminer son documentaire avec la création du syndicat, ce qui explique le tournage qui s’étale sur plusieurs années. Accompagnée d’une musique joyeuse, la dernière séquence montre les trois personnages sortir vainqueurs de la lutte : le syndicat est officiellement créé. En prononçant un des fameux slogans de Mai 68, « Ce n’est qu’un début, continuons le combat. », Ay fait un petit clin d’œil à l’histoire des luttes. Cette fin marque la fin d’une première étape mais aussi le début d’une lutte syndicale qui s’annonce longue. La caméra qui s’immobilise laisse les trois femmes s’éloigner, mais les spectateurs qui ont suivi l’engagement de ces femmes, les quittent convaincus de leur détermination et persévérance.
39En consacrant plusieurs années de suivi et plusieurs projets de documentaires à la question du travail des femmes, et en tournant leur caméra vers les lieux difficilement accessibles comme les usines et les zones franches ou vers les zones d’ombre du travail informel, Güliz Sağlam, Feryal Saygılıgil et Emel Çelebi offrent aux spectateurs les fragments des vécus des femmes qui peinent à faire entendre leurs revendications. Dans ces films réalisés avec peu de moyens où les réalisatrices assurent plusieurs fonctions, l’engagement l’emporte sur l’aspect esthétique.
40Ces documentaires pionniers proposent un état des lieux des problèmes auxquels les femmes doivent faire face pour garder leur place dans le marché du travail qui considère leur labeur comme une source inépuisable de main d’œuvre bon marché. Les conditions précaires qui leur sont imposées ne se limitent pas au cadre du travail mais ont des répercussions jusque dans la sphère de la vie privée et familiale. Les documentaires nous proposent des portraits plus ou moins élaborés des femmes dont les corps, les esprits et les vies s’usent au profit d’une meilleure productivité ou un meilleur service. Le temps de parole est entièrement dédié aux travailleuses dont les témoignages directs, simples et sincères se croisent et se complètent. Les réalisatrices prennent clairement position aux côtés des travailleuses en refusant de confier la parole aux patrons et aux employeurs, en dénonçant les bénéficiaires de ce système d’exploitation et en insérant dans le montage, des propos ou des séquences qui font allusion au rôle de l’État dans la perpétuation de ce système.
41Cependant, leur motivation ne se limite pas à exposer la réalité de la vie de ces femmes et à dénoncer : prôner la lutte menée par les femmes qui se révoltent contre un système tirant profit de leur travail, leur temps et leur corps, reste au cœur de leurs préoccupations. En privilégiant la parole des travailleuses qui manifestent la volonté d’agir afin de briser le cercle vicieux, les réalisatrices contribuent à la visibilité des expériences de résistance qui portent le potentiel d’inciter d’autres travailleuses, en Turquie comme dans d’autres pays, à s’unir, prendre la parole et lutter. La conscience ouvrière, la lutte active, la solidarité et la syndicalisation se présentent comme moyen de faire barrage aux injustices au travail.
42Dans les années 2010, ces documentaires ouvriront la voie à la réalisation d’un nombre significatif d’autres documentaires sur le travail des femmes grâce auxquels ces dernières pourront finalement raconter leur propre histoire mais malgré un corpus qui s’enrichit, à ce jour, nous ne retrouvons aucun documentaire portant la signature d’une travailleuse ou d’un collectif de travailleuses. Si nous élargissons notre spectre au domaine du travail en général, le résultat est similaire : il est difficile de parler d’une autoreprésentation ouvrière dans le domaine du cinéma documentaire en Turquie. À part quelques documentaires (comme Parça Başı Ostim, Sevgi Türkmen et Oktay İnce, 2015, et Limanların Uğultusu, Aynur Özbakır, 2008) où nous pouvons noter une collaboration créative ponctuelle entre les cinéastes et un travailleur dans des situations où la captation des images dépendent directement de cette collaboration, les documentaristes restent les seuls à contrôler les images et discours qui circuleront à travers leur film. À une époque où même les téléphones portables permettent la captation d’images d’une qualité satisfaisante, pourquoi ne retrouvons-nous aucun travailleur motivé de raconter son histoire à travers son point de vue ? Par manque de temps ? De moyen ? De compétence ? Ce qui manquerait aux travailleurs de Turquie serait peut-être une expérience comme celle des groupes Medvedkine, c’est-à-dire une rencontre avec des professionnels du cinéma qui les accompagneraient dans la construction de leur propre image, en emmenant « une certaine démocratie dans le dispositif de la réalisation. » (Baratta, 2000, 72)