Navigation – Plan du site

AccueilNuméros15De la peinture des travailleurs a...

De la peinture des travailleurs au travail du peintre

Introduction
Jean-Marc Leveratto

Texte intégral

  • 1 Cf. « Travail : Évolution d’un mot et d’une idée », Journal de psychologie normale et pathologique, (...)

1La contribution de Lucien Febvre à la Journée de psychologie et d’histoire du travail organisée en juin 1941 par la Société d’Études Psychologiques de Toulouse peut nous servir d’introduction à ce numéro d’ITTI consacré à Peindre le travail. Le travail en peinture. Dans sa communication « Travail : Évolution d’un mot et d’une idée », l’historien souligne qu’alors que « le travailleur était une « personne vile » en 1613[…], trois siècles plus tard, c’est à qui se pare du titre de travailleurs. Il y a ceux de la plume, s’il y a ceux du rabot » et les travailleurs de la terre « s’étonnent d’entendre l’écrivain en vacances, ou le pédagogue, ou le musicien, le chanteur, le comédien parler de son « travail » voire des revendications des Travailleurs Intellectuels ; ou des Travailleurs du Spectacle, au Syndicat desquels il appartient : tel un travailleur du fond, dans les mines ». Ce contexte, où le travail devient une qualité sociale, ne peut qu’entraîner, remarque-t-il que le discrédit de la femme « sans profession »1.

2Cette communication oubliée de Lucien Febvre anticipe, de facto, sur deux enjeux politiques et éthiques particulièrement sensibles aujourd’hui en matière de représentation du travail dans l’espace public français contemporain, le travail féminin et le travail artistique. La critique des conditions de travail faites aux femmes -de la précarité massive des employées et ouvrières aux inégalités de salaires par rapport aux hommes persistantes dans tous les emplois- doit ainsi composer avec la promotion de la réalité du travail domestique, malgré son assignation traditionnelle aux femmes. De même, la normalisation du travail artistique, et son rapprochement en France d’une activité de service public justifiant un soutien étatique au titre de sa précarité entre en tension avec la promotion d’une vision élitiste de l’art comme un moyen de réalisation de soi, d’autonomisation et de désengagement par rapport aux préoccupations ordinaires des gens ordinaires.

3La mise en communication entre représentation du travail et travail de représentation artistique fait l’originalité de ce dossier. Tous les articles présentés invitent, au-delà du type d’activité professionnelle observée, à réfléchir à leur mode d’articulation. Peintures, fresques, dessins et gravures y sont utilisées comme des moyens non seulement de visualiser, dans leur matérialité, certaines occupations laborieuses mal connues de l’histoire moderne et contemporaine, mais aussi de prendre la mesure de leur valeur économique et de leur fonction sociale en tant que travail indispensable aux populations qu’elles servent. En même temps, elles sont une manière de rendre aux peintres leur fonction de médiateurs entre les mondes dont ils sont les témoins et ceux auxquels appartiennent leurs usagers et que la circulation de leur œuvre leur permet de toucher. Rendre à un travail manuel méconnu ou mal connu son importance historique et sa consistance sociotechnique est aussi ce que l’artiste autorise par l’appropriation, savante ou profane, de son travail.

  • 2 Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, Seuil, coll. Points, p. 3 (...)

4L’étude remarquable d’Hélène Zanin sur l’emploi de nourrice au XIXe siècle qui ouvre le dossier tire ainsi part de tous les indices fournis par la peinture française du XIXème siècle du poids social de ce travail. Une approche écologique de son exercice, attentive à sa localisation (dans et hors de la famille prestataire du service) et à ses conditions d’effectuation (au sein du foyer et hors domicile) enrichit notre perception des situations concrètes renvoyant à l’activité de nourrice. De ce fait, un métier qui passe inaperçu pour un visiteur de musée contemporain car faisant souvent partie du décor du tableau, comme dans certaines scènes d’intérieurs de familles bourgeoises ou dans certaines représentations picturales des nouveaux espaces publics dont se dote la capitale sous Haussmann, retrouve toute son importance sociale. Hélène Zanin contribue ainsi à réintégrer dans la représentation historique du travail au XIXème siècle, un genre d’occupation qui du fait de son assignation à un genre et de son type d’exercice, a longtemps compté pour rien aux yeux d’historiens du travail salarié. Focalisés sur les emplois masculins ceux-ci ont souvent privilégié une vision masculine du travail, celle d’hommes qui, « grâce au métier, à la spécialisation et à l’instruction » ont pu prendre leur « distance avec le modèle ancien du salariat attaché à la personne du dominant » et délaisser « les emplois de domestiques »2. Hélène Zanin rappelle comment, à l’inverse, la figure de la nourrice a pu constituer au XIXème siècle un véritable lieu commun, à la fois scénique, littéraire et pictural dans la France du XIXème siècle. Elle met en lumière, à l’aide de l’analyse iconographique de deux tableaux, la manière dont sa représentation picturale idéalise le contenu effectif de l’emploi et les conditions de travail subies par les nourrices au XIXème siècle. L’intérêt de l’article est donc aussi de proposer une réflexion méthodologique en acte sur l’usage de la peinture par l’historien du travail. Au-delà de la richesse des informations qu’il nous apporte sur l’importance et les particularités, au XIXème siècle, de cet emploi féminin, il signale les limites, d’un point de vue sociologique et historique, des représentations picturales de la nourrice produites au XIXème siècle, et l’obligation pour le chercheur de relativiser ces représentations par la prise en compte de l’exercice concret de ce métier, de l’organisation de l’espace public, de l’évolution de la famille bourgeoise et, last but not least, du sens du travail des peintres du XIXème siècle.

  • 3 Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil, 2002.

5Cette question du sens du travail du peintre est aussi au centre de l’étude par Marianne Cailloux des activités fromagères pratiquées à la fin du Moyen Âge dans les Hautes Alpes, à l’aide d’une analyse iconographique des peintures murales qui les mettent en scène. L’autrice, s’inscrivant dans la lignée du constat dressé par Lucien Febvre en 1941, y récuse l’anachronisme qui consisterait à assimiler les peintres qui les ont réalisés à des artistes au sens moderne. Ils sont en réalité des artisans itinérants, travaillant sous commandite et exécutant un programme iconographique imposé par le commanditaire. Cet effort de contextualisation de l’autrice, son attention à signaler leur statut social différent de l’artiste moderne, ne nous interdit cependant pas de profiter, guidée par son savoir d’historienne, de la transmission par leurs œuvres des gestes du travail fromager au Moyen Âge. Grâce à son œil, les gestes aux effets duquel nous nous trouvons exposés en tant que spectateurs, fixant aujourd’hui notre attention sur leurs reproductions, s’éclairent. Bref, scruter attentivement la « réalité matérielle » des images qu’ils ont produites et qui ont résisté au temps, même si elles sont le fait d’individus alors peu estimables du fait qu’ils exercent un métier manuel, permet bien à l’autrice de dresser conjointement un portait de l’art du fromage à la fin du Moyen Âge et un portrait de “l’artiste en travailleur”, pour reprendre le titre d’un essai sociologique contemporain à succès3. Certes, ce qui importe ici est, d’abord, d’objectiver l’intérêt de ces peintures murales en tant qu’elles documentent, pour notre œil contemporain, les techniques de l’industrie fromagère à la fin du Moyen Âge, dans les Hautes-Alpes italiennes ; ce sont « des informations inédites par l’acuité de leur description technique des gestes, des outils, de l’engagement du corps » caractéristiques de ce travail. Et, plus encore, de la manière dont elles participent à la « glorification du travail » fréquente dans la peinture du XVème siècle, et à sa « hiérarchisation des types de travail qui produisent des biens plus ou moins nobles ». C’est aussi à l’activité technique de peindre le travail que l’étude nous rend sensible et qu’elle éclaire, par la proximité, sinon la solidarité, qui unit le peintre et ses modèles :« c’est de la subjectivité de ces peintres, qui partagent un même quotidien de montagne, que le regard averti du spectateur montagnard lui-même fait surgir une objectivité des réalités du travail ».

6Cette fonction d’intermédiaire culturel que jouent, du fait de sa proximité, le peintre et son travail est ce qu’explorent les deux articles suivants, même s’ils s’inscrivent dans deux perspectives différentes en raison de l’usage des images auquel ils s’intéressent.

7Katerina Seraïdiri propose, à travers ce qui semble d’abord une histoire anecdotique, une approche de la découverte au milieu du XIXème siècle de la peinture byzantine en France, une découverte qui est en même temps révélatrice d’une dimension documentaire peu étudiée de la peinture française dite académique. Elle se centre sur l’observation comparative des images réalisées, à quelques années d’intervalle, par deux peintres français aujourd’hui oubliés, Dominique Papety et Alexandre Bida, à l’occasion de leur visite (sans doute imaginaire dans le cas de Bida) du Mont-Athos, en Grèce continentale. Elle scrute et compare le contenu des croquis et dessins des activités quotidiennes des moines du Mont Athos réalisés par les deux artistes, signalant tous les indices d’un simple travail de copie, par Blida, des images rapportées par Papety. Elle éclaire le mode de valorisation par ces deux artistes de leurs images du Mont Athos — dessins, aquarelles, gravures et textes (dans le cas de Papety, qui se revendique archéologue) — ainsi que leur réception par le milieu intellectuel parisien. L’article constitue ainsi une manière originale d’appréhender la réalisation et la publication de dessins sur la production picturale faite par les moines du Mont Athos. En même temps que ces dessins témoignent de la production et de particularité artistique, ils nous informent sur le sens et les enjeux du travail du peintre en France au XIXème siècle, en réintégrant dans l’analyse la place des spectateurs auxquels ils sont destinés.

8Cette attention à la place du spectateur est, pour le coup, centrale dans l’article de l’ethnologue Noël Barbe. Il nous propose, dans la continuité de terrains qu’il a réalisés en Franche-Comté, « d’observer des situations organisées de face-à-face entre des œuvres de Courbet, des chasseur·euse·s et des habitants de lieux qu’il a représentés » ainsi qu’« entre des œuvres du XIXe siècle [sur les mondes paysans] et des agriculteur·rice·s ». Ce dispositif expérimental s’avère très pertinent d’un point de vue anthropologique par sa capacité à relocaliser tant le travail de Courbet que l’appréhension des spectateurs. Ces derniers se rendent sensibles aux êtres, personnes et choses, présentes dans les tableaux auxquels ils sont confrontés. Ceci permet aux spectateurs assemblés face aux tableaux de reconstruire, et donc de se reconnaître, une proximité personnelle — par le biais de la signification écologique des pratiques de chasse locale représentée et leur mise en relation avec l’économie rurale de l’époque — avec le monde paysan vécu par Courbet. Une proximité que la lecture artistique de son œuvre conduit habituellement à neutraliser au profit de questions de style artistique. Le traitement en personne des images qu’opèrent ces spectateurs enrichit ainsi ce qu’on leur fait habituellement dire.

9Que la peinture du travail ne soit pas fondamentalement une question de style, mais de proximité personnelle, est ce que confirme l’œuvre de Boggero, le peintre dont une des milliers d’images du travail ouvrier qu’il a produit orne notre couverture. Rien n’illustre mieux que cette œuvre, souvent assimilée à juste titre à l’Art Brut, les limites de la sociologie et de l’histoire du « travail artistique », dès lors que cette notion est une arme privilégiée d’une institutionnalisation de l’Art et de sa mise en opposition de l’expérience artistique et de l’expérience ordinaire. L’éclairage de l’œuvre de Boggero qu’apporte l’article nous confirme sa valeur artistique particulière en tant que produit d’une proximité personnelle avec ceux qu’il a peints toute sa vie, sans autre souci que de les représenter dans toute leur humanité de travailleur, plutôt que de démontrer, par son style, sa surhumanité de génie artistique.

10Au-delà du dossier, quatre autres contributions contribuent à notre exploration de la peinture du travail.

11Le grand entretien réalisé par Renaud Bezy avec le peintre Laurent Proux, se centre sur son intérêt pour la représentation des lieux du travail et du corps ouvrier. Constante majeure du travail de l’artiste depuis 2007, pendant essentiel à ses yeux d’une approche focalisée sur les corps nus, cette partie de son œuvre nous donne à voir des lieux peu représentés en peinture (usines, taxiphones, call centers, retoucherie africaine.) L’une des particularités de cet artiste est de peindre d'après photos, mais de photos prises par lui-même sur les lieux, et en jouant systématiquement sur l’écart entre photographie et peinture, la photographie offrant pour lui avant tout des « listes d’objets à peindre ». L’autre est son souci de ce que l’on peut appeler — à la suite des ethnologues élèves de Mauss réunis dans les années 1930 au sein de la revue Documents — la « valeur d’usage » de l’objet artistique, ses efforts pour que le spectateur « puisse attraper l’objet ». Ceci fait de ses peintures sur le travail une tentative de restitution de la corporéité de l’univers professionnel dont elles témoignent, et une occasion de ressentir son propre geste de peintre. Ainsi, ce grand entretien illustre et prolonge la problématique du rapport entre peinture du travail et travail du peintre explorée dans notre dossier. 

12Sebastián Pizarro Erazo, dans la rubrique « Images en chantier », rend compte de son effort de captation des dimensions mentales du travail domestique, bref d’un projet de valorisation, dans l’esprit de notre dossier, du savoir-faire de coordination et de gestion qu’exige cette occupation souvent comptée pour rien par les historiens du travail.

13Jean-Pierre Durand, dans la rubrique « un Œil, une image », nous stimule à réfléchir sur les enjeux esthétiques et politiques de la présentation de soi d’un artiste chinois photographié en train de peindre dans une friche industrielle de Shanghai en 2006. S’il opère dans un cadre légal puisque cette friche est soutenue financièrement par la puissance publique, et semble se mettre entièrement au service de la propagande maoïste, une vision attentive de la photographie révèle d’autres possibilités d’interprétation, en nous rendant attentifs au détachement, paradoxal, que manifeste le peintre à l’égard de son travail. Cette interrogation que produit la photographie en fait tout l’intérêt sociologique.

14Enfin, Jean-Paul Géhin, propose le compte rendu d’un livre récent de Juliette Rennes qui développe une analyse précise et très documentée des nombreuses activités de travail dans les rues parisiennes au début du 20e siècle. Étude qui fait écho, par son objet et par sa préoccupation méthodologique — Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900 — , à l’article d’Hélène Zanin sur le métier de nourrice au XIXème siècle. En effet, les représentations artistiques, picturales puis photographiques, ont contribué, en tant qu’instruments de communication — du fait de leur reproduction notamment en cartes postales — à la construction, dans une visée commerciale et touristique, d’un regard ciblé sur ces métiers. Un effort de réflexivité, exemplaire dans le cas de Juliette Rennes, s’impose à l’historien et au sociologue mobilisant l’usage de ces lieux communs visuels, pour réactiver, par le biais du travail d’archives et la mobilisation d’autres sources, l’importance d’occupations, masculines et féminines, qu’ils contribuent à invisibiliser.

Haut de page

Notes

1 Cf. « Travail : Évolution d’un mot et d’une idée », Journal de psychologie normale et pathologique, XLIe Année, 2ème trimestre 1948, Paris, PUF, « Le travail et les techniques », p. 19-28. Le numéro est entièrement consacré à la publication des contributions de cette journée de lla Société d’Études Psychologiques. Impulsée par Ignace Meyerson, la SEP s’assigne — à l’unisson de la « technologie » de Marcel Mauss (qui participe à cette journée) — un « but comparatiste : essayer de saisir le mieux possible la plénitude des conduites, spécialement des actes, des tâches et des œuvres complexes de l’homme, et par là comprendre l’homme total »

2 Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, Seuil, coll. Points, p. 317.

3 Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil, 2002.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Marc Leveratto, « De la peinture des travailleurs au travail du peintre »Images du travail, travail des images [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 20 juillet 2023, consulté le 20 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/4374 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.4374

Haut de page

Auteur

Jean-Marc Leveratto

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search