Peindre les corps et les décors du travail. Grand entretien de Laurent Proux
Plan
Haut de pageTexte intégral
1De la peinture de Laurent Proux, le public contemporain connait ses corps lascifs et fatigués, comme autant de dépouilles mélancoliques abandonnées dans une nature vierge. De ces tableaux-là il ne sera pourtant pas question dans cet entretien qui se concentre sur la représentation des lieux du travail et du corps ouvrier.
2Moins visible actuellement, cet axe constitue pourtant une constante majeure du travail de l’artiste, depuis sa genèse en 2007 jusqu’à aujourd’hui ainsi qu’en témoignent deux toiles récentes : Paris, rue Jean Robert 1 & 2. C’est que fidèle à une conception dialectique de la peinture — qu’il formule à plusieurs endroits de notre entretien — Laurent Proux conçoit l’ensemble de ses toiles ancrées dans la réalité sociale comme un pendant à l’ode hédoniste (bien que teintée d’amertume) des corps nus. Donnant à voir des lieux peu représentés en peinture (usines, taxiphones, call centers, retoucherie africaine) ces tableaux sur le travail sont aussi l’endroit privilégié du passage de la représentation d’espaces vides à l’apparition saillante du corps humain – corps grotesque ou recomposé dans l’espace. C’est du moins cette hypothèse souterraine qui m’a incitée à conduire cet entretien pour saisir comment — des décors au corps du travail — Laurent Proux nous invitait à une traversée qui en passait par le dé-cor(p)s.
Modalités de l’entretien
J’ai une relation amicale et artistique avec Laurent Proux, faite de visites d’ateliers réciproques (étant moi-même peintre). Lors de nos discussions, j’ai constaté que Laurent a une façon singulière de parler de sa peinture — par rebonds, emboitements, associations d’idées. L’un des enjeux de cet entretien a donc été pour moi de tenter de recueillir et mettre par écrit la vivacité singulière de cette pensée. Cela n’aurait pas été possible sans la grande disponibilité de Laurent qui m’a généreusement accueilli dans son atelier pour deux longues sessions, qu’il en soit ici chaleureusement remercié.
L’entretien s’est déroulé en deux temps — les 15 juillet et 8 septembre 2022 — dans l’atelier de l’artiste à Pantin en présence d’œuvres et de documentations.
- Le premier entretien a duré 1h, il a porté sur deux peintures : Paris, rue Jean Robert 1 & 2. La deuxième toile venant juste d’être achevée, Laurent m’a proposé de commencer les entretiens afin de pouvoir discuter en présence de la peinture avant qu’elle ne rejoigne le stock de la galerie Semiose.
- Le deuxième entretien a duré 4h, il a porté sur des séries plus anciennes, depuis les peintures exposées pour L’homme et la machine et Jungle Métallique, en passant par les taxiphones, les data centers et les peintures d’affiches de sécurité. À cette occasion, outre de la documentation de travail, Laurent a disposé dans l’atelier plusieurs toiles qui composent une partie de l’ensemble présenté pour L’homme et la machine.
Afin de faciliter la compréhension du travail de Laurent, mais aussi pour témoigner de l’apparition progressive du corps dans sa peinture, l’entretien a été remanié pour restituer la chronologie de l’ensemble de son travail. J’ai ainsi inséré nos échanges du 15 juillet à la fin du texte, après l’entretien du 8 septembre, des modifications plus localisées ont également permis d’unifier l’ensemble.
Figure 1 : Entrée matière.
© Laurent Proux, 2014, huile sur toile, ensemble de 9 peintures, 220 x 200cm [photographie Renaud Bézy], Courtesy Semiose, Paris.
Renaud Bézy. J’ai envie de démarrer cet entretien avec la série de neuf peintures d’une chaîne de production automobile que tu as réalisée en 2013, série qui a été présentée à Châteauroux pour l’exposition L’homme et la machine en 2013 [fig.1 à 4]. J’ai l’impression que ces toiles ont une importance particulière pour toi, puisque la première fois que tu m’as reçu dans ton atelier c’est ce que tu m’as présenté, comme une sorte d’introduction à ton travail. Peux-tu nous parler de la genèse de cet ensemble ?
Laurent Proux. C’est une usine qui sous-traite pour l’automobile, on y fabrique des panneaux d’étanchéité pour les portières de voitures. Cette entreprise a été créée par mon père. Pour moi cette série a une dimension conclusive, elle clôture et ré-ouvre sur autre chose.
Sans faire l’histoire de mon père — mais je pense que c’est un tout petit peu important — il a au départ travaillé dans l’industrie comme ouvrier dans les verreries du côté de Rive-de-Gier. C’était il y a très longtemps — je n’étais pas né — dans les années 1960, dans l’après-guerre, mon père est né en 1932. Ensuite il a fait plusieurs boulots — représentant, il a vendu des aspirateurs, il a fait plein de choses — et dans les années 1980 il travaillait dans une entreprise d’adhésifs qu’il a quitté pour s’associer avec quelqu’un afin de trouver du capital. Il s’est alors lancé dans l’industrie avec ce savoir-faire d’adhésif et a créé son entreprise à Buc, en Ile de France. Son usine s’est retrouvée à faire de la sous-traitance pour des groupes automobiles en faisant des panneaux thermoformés en plastique pour portières.
Tout ça c’est important parce que ça définit l’accès au lieu, parce qu’ensuite j’ai fait plusieurs visites d’usines et c’est presque impossible d’y accéder, de faire des photographies, c’est très compliqué.
Renaud. Tu as tenté d’accéder à d’autres usines (en dehors de celle de Buc) et ce n’était pas possible ?
Laurent. Si, c’était possible mais compliqué. Par exemple, j’ai fait quelques peintures à partir d’un pôle industriel courrier, là j’étais passé par le frère d’un ami qui était syndicaliste, il a fait des photos pour moi [il en sera question plus loin dans l’entretien]. J’ai fait aussi des visites d’usines où j’ai fait des prises de notes, des dessins. J’ai également visité une usine Toyota au Japon, j’ai alors mélangé mes prises de notes à des images d’autres usines (parce que les machines sont souvent similaires). J’ai aussi fait certaines peintures à partir d’images de presse.
Mais disons que pour avoir un accès et pour pouvoir faire ce que j’ai fait dans cet ensemble de neuf toiles, je ne pouvais pas faire autrement.
Peinture et photographie : un art documentaire
Renaud. Revenons aux peintures elles-mêmes, j’aimerais que l’on parle dans cet ensemble de la relation peinture/photo. C’est-à-dire d’un traitement pictural qui est basé sur une photographie et plus largement de ta relation — que je sens toujours assez conflictuelle chez toi — avec la photo.
- 1 Yves Bélorgey (1960- ) est un peintre contemporain français qui a été enseignant à l’École National (...)
- 2 Gerhard Richter (1932- ) est un peintre allemand célèbre entre autres pour ses peintures reprenant (...)
- 3 Richard Estes (1932- ) est un peintre américain représentatif de la peinture photoréaliste. Les vit (...)
Laurent. Sur cette question de la photographie, j’ai été élève aux Beaux-Arts de Lyon d’Yves Bélorgey1, qui construit une peinture depuis de nombreuses années autour de la représentation des architectures fonctionnalistes d’après-guerre, entre les années 1950 jusqu’aux années 1980, des architectures collectives, des machines à habiter (pour reprendre la formule de Le Corbusier). C’est une peinture d’après photo, enfin, construite à partir du point de vue de la photographie. Ce qui est intéressant, c’est qu’Yves Bélorgey fait toujours une opposition très structurante pour lui, entre ce qu’il appelle le photoréalisme, et une peinture documentaire, une peinture où le document photographique permet de peindre, permet le réalisme. Mais on n’est pas dans le photoréalisme, on n’est pas dans la position d’un Richter2 ou d’un Estes3. Il ne s’agit pas de reproduire les effets d’homogénéité de la photographie.
J’ai au départ très fortement travaillé sur cet écart-là, entre photographie et peinture. Je me disais : comment faire pour qu’on commence avec la photographie sans finir en faisant une peinture totalement photo-réaliste, qui reprenne tous les effets de de la photographie ?
Figure 2 : Vue de l’atelier de Laurent Proux à Pantin.
Septembre 2022 [photographie Renaud Bézy], à gauche : Laurent Proux, Poste 3, 2014, huile sur toile, ensemble de 9 peintures, 220 x 200cm, Courtesy Semiose, Paris.
Renaud. J’imagine qu’il n’y a pas d’intervention lorsque tu prends la photo : par exemple ce tabouret posé sur un plateau avec des palettes en dessous [fig.2]. C’est quelque chose que tu constates, un dispositif de travail que tu saisis.
Laurent. Oui, c’est tout le principe de la photographie, je pourrais dire de la peinture documentaire, ne pas intervenir sur les éléments, ne pas rajouter de couleur, ne pas rajouter d’objet. Quelque part ne pas mentir (si on prenait une dimension morale). Donc être vraiment dans un réalisme, mais par contre je sais que l’écart — dans cette espèce de discipline de travail à partir de photographies — se faisait dans le sens de l’hétérogénéité. Il s’agissait de considérer la photographie comme une liste de courses — pour prendre une image — ou comme une énumération à la Perec. Comme si tu avais à fabriquer un poème de Ponge à partir d’une énumération.
- 4 Eugène Delacroix, Journal 1822-1863, Paris, Plon, 1996.
Face à cette puissance de la photographie — et on sait tout le rôle que ça a pu avoir au XIXe siècle, depuis le texte de Delacroix sur la photographie4 —, je considérais que l’usine est un espace trop complexe, trop saturé d’informations, pour en faire un dessin de mémoire. Chaque élément de la photographie devait être rejoué, ré-acté en peinture à partir d’un équivalent pictural.
Par exemple, les traces sur les marches en bois qui conduisent à la chaise sur ce tableau [fig.3]. Il y a des sortes de traces grises sur le bois clair des deux côtés, on peut imaginer que c’est la semelle d’une chaussure en plastique qui dépose un peu de matière. Cela, sur la photographie, c’était très indiciel, presque invisible. Pour moi, ça parle du corps, de l’usage du lieu. À partir de là, c’est quelque chose que j’ai — peut-être pas dramatisé — mais que j’ai choisi de refaire en peinture avec l’idée de salir le bois clair, qui est presque comme une peau. C’est également gratté — il y a un peu de cutter ou de couteau de peintre — cela augmente le contraste et donne l’idée d’une griffure, d’une attaque. Ça parle du choc d’un pied quand on arrive à son poste de travail et de la multiplication journalière, quotidienne, qui fait que ces traces s’accumulent et font une empreinte.
Ces tableaux-là sont composés de chacun des matériaux qui constituent l’usine (jusqu’au fond de l’espace où on voit la tôle ondulée qui ferme l’atelier de production). Tout est traité pareil, comme une information, une forêt de matériaux qui ont tous une histoire, un état, des interactions. Par exemple la chaise qui est accrochée par une chaîne au cadenas de la grille [fig.3], cela parle de cet objet qui devait tout le temps partir à droite ou à gauche, mais ça parle aussi de la propriété, ça devient très symbolique.
Figure 3. Poste 2 (détail).
© Laurent Proux, 2014, huile sur toile, ensemble de 9 peintures, 220 x 200cm [photographie Renaud Bézy] Courtesy Semiose, Paris.
« Les choses sont peintes comme elles arrivent, comme des marchandises »
Renaud. Tu évoquais un rapport à la photographie qui serait de l’ordre du document, un document de matériaux qui seraient en quelque sorte assemblés. La toile ne vise pas l’homogénéisation, on reste finalement confronté à une image fragmentée — comme un puzzle — qui est très chargée, voire surchargée.
Laurent. Je dirais que les choses sont peintes comme elles arrivent, comme des marchandises dans un magasin, elles sont elles-mêmes toutes des marchandises. Elles composent l’usine et l’usine fabrique des choses. Je pense que ça c’était très clair dans mon esprit à l’époque, l’idée que tous ces matériaux (dans l’usine, dans le tableau) ont une valeur et qu’ils participent à la fabrication d’une marchandise qui elle-même a de la valeur. Les traiter comme un agencement de petites choses autonomes qui se combinent, c’est une façon de parler d’une sorte de perpetuum mobile où la marchandise va à la marchandise, l’argent va à l’argent.
- 5 Gilles Aillaud (1928-2005) est un peintre figuratif français associé au mouvement de la Figuration (...)
Renaud. Revenons sur ce principe de peindre avec une photographie comme référent sans être dans l’homogénéité de l’hyperréalisme. Me venait à l’esprit la peinture de Gilles Aillaud5, notamment quand je vois cette grille qui parcoure tes neuf tableaux (c’est un motif assez récurrent chez Aillaud, puisqu’il a peint toutes ces scènes de zoos avec des animaux enfermés). Même si la photo sert de support chez lui, on a vraiment affaire à de la peinture, c’est assez enlevé, ça me semble proche de la peinture documentaire dont tu parlais.
- 6 Images en lutte: La culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974), exposition aux Beau (...)
Laurent. En allant voir Images en lutte, l’exposition d’Éric de Chassey6, je me suis rendu compte qu’après Mai 68, Gilles Aillaud avait fait des peintures autour d’un drame à Fouquières-lès-Lens, une ville minière du nord de la France. Cela a été l’occasion de faire des peintures sur la place de cette ville, une ville minière des Hauts de France. On voit la place, les manifestations ouvrières, les ouvriers qui vont descendre dans la mine. Quand j’étais étudiant, j’ai beaucoup aimé Gilles Aillaud. Je me sentais très proche de lui en termes de sensibilité, je l’ai toujours trouvé extrêmement juste. J’ai toujours beaucoup aimé cette espèce de justesse dans ses couleurs.
Renaud. Lui aussi travaille d’après photo et comme toi, il est confronté à un espace — celui de la mise en scène d’animaux par le zoo — qui est extrêmement chargé en informations. Pourtant sa peinture n’a rien à voir avec l’hyperréalisme américain qui va vers une représentation sur-signifiante du monde. (Je trouve la démarche de l’hyperréalisme aporétique dans le sens où l’on peut théoriquement toujours trouver un détail supplémentaire à représenter, c’est sans fin.) Par contraste, je vois dans l’économie du traitement pictural chez Aillaud une forme de parenté avec ton travail.
Laurent. Une parenté, mais une parenté conflictuelle. Je dirais, avec un mot un peu prétentieux, qu’il y a une dimension phénoménologique dans son travail. C’est ce qui est très juste et très beau, ce sont des apparitions simples, les choses se donnent simplement chez Gilles Aillaud et ça suffit à en faire un très beau travail. Mais c’est quand même la façon dont le monde se donne, il y a une espèce d’agencement de surface, de flottement, par exemple dans la façon dont les animaux apparaissent dans l’eau, c’est absolument magnifique.
Comment peindre le chaos de l’usine ?
Pour faire entendre une différence à cet endroit-là, l’usine c’est un espace beaucoup trop complexe pour se prêter facilement à la contemplation, à l’apparition. L’usine est un lieu invisible — pas simplement parce qu’on ne peut pas y aller et y faire des photos — mais invisible parce qu’il y a trop de choses à voir, trop de fils, de câbles, de petits problèmes qui ont été réglés les uns après les autres pour réparer une situation.
Moi, dans cette hétérogénéité-là, j’étais à la fois dans le monde comme il se donne, mais en même temps dans la liste et dans quelque chose de beaucoup plus machiniste. Je pense que dans ces peintures d’usines, il y a des oppositions internes au tableau. Ce n’est pas simplement le monde comme il apparaît, mais aussi le monde comme il lutte. La planche a été coupée, le métal cercle la planche, la chaise est attachée à une grille : il y a de l’autodestruction dans ces espaces. C’est de la marqueterie, et il y a des petits coups de marteau qui ont permis au bois d’entrer au bon endroit.
Pour revenir à la photographie, je n’aurais pas pu faire ces tableaux si j’avais essayé de sur-jouer la confusion — très vite, j’aurais abandonné — parce qu’il y a trop de choses à peindre là-dedans. Face aux documents photographiques, je les scannais pour les imprimer en noir et blanc, et ensuite je coloriais au crayon de couleur, par zones, pour comprendre. Qu’est ce qui appartient à la chaîne ? Qu’est ce qui est attenant à quoi ? Qu’est ce qui est vissé sur quoi ? Où est le fond ? Où est le premier plan ? Parce qu’au départ, c’est un chaos visuel, tu ne comprends rien.
C’est très important pour moi de ne pas faire de peinture par rapport à des lieux où je ne suis jamais allé. Même dans la série suivante [Jungle Métallique] dont on parlera plus tard, il y a une peinture de chaine de montage d’automobiles d’une usine PSA où je n’avais pas pu aller [fig.17]. Mais j’ai quand même été à Sochaux, pour aller voir l’usine, faire le trajet, pour voir ce qui s’y passait. Et j’ai visité d’autres usines automobiles, pour voir à peu près la même chose, celle de Detroit, de Toyota. Pour avoir une idée quand même de l’inscription, c’est où ? qu’est ce qui s’y passe ?
Renaud. Il y a une forme d’économie, de simplicité dans ton traitement pictural, quelque chose qui tient de la notation documentaire. Si je prends par exemple une poignée de porte ou un bouton, on a suffisamment d’éléments pour comprendre ce que c’est sans passer par un traitement du relief qui serait surjoué.
Laurent. Je n’ai jamais aimé les choses qui sont fignolées en peinture : cela parle soit du métier de peintre, soit de la perfection de l’objet, donc du Monde, de son autonomie. Je me souviens d’une formule qui m’avait fait beaucoup rire sur la peinture hollandaise du XVIIᵉ siècle : « un siècle de peinture qui ressemble à un long dimanche ». [rires]
- 7 Willem de Kooning (1904-1997) est, avec Jackson Pollock, l’un des représentant majeur de l’expressi (...)
Pour revenir au travail, il y a au moins deux choses qui sont en lutte à cet endroit-là. C’est le fait de vouloir peindre un objet que l’on puisse saisir. Je crois que c’était le mot important pour moi. Qu’est-ce qu’il faut pour qu’on puisse attraper l’objet ? De l’autre côté, je pense que se nichait un désir de peindre de manière un peu vive, de ne pas faire quelque chose d’artisanal en peinture, que ça reste gestuel. Parce que moi j’aime la peinture de Kooning7, j’aime la peinture expressionniste américaine.
- 8 Avec cette expression « l’informe de la peinture », Laurent fait référence à la dimension purement (...)
Je cherchais un bon équilibre, un moment où la peinture est utile. Quel est le bon dosage pour que l’expressivité de la peinture, l’informe de la peinture8 soit utile pour bien décrire la façon dont on attrape un objet.
Renaud. Si on regarde le traitement des sols [fig.1&4], on a beaucoup de choses presque abstraites, gestuelles et, en même temps, dans les détails de la marche dont on parlait précédemment [fig.3], on voit comment des coups de pinceaux fabriquent de la représentation, des objets figuratifs.
Figure 4. Poste 3 (détail).
© Laurent Proux, 2014, huile sur toile, ensemble de 9 peintures, 220 x 200cm [photographie Renaud Bézy] Courtesy Semiose, Paris
- 9 William Turner (1775-1851) est un peintre paysagiste anglais ayant produit des œuvres quasi abstrai (...)
Laurent. Je m’étais beaucoup amusé à ça, il y avait des sols qui ressemblaient à du Turner9. J’adorais que le sol soit l’endroit qui soit pictural et qui soit une mémoire. Parce que dans une usine, l’endroit sur lequel s’inscrit l’histoire du lieu, c’est toujours le sol. C’est là où il y a les machines, là où se déplacent les choses, là où il y a les lignes, les traces d’adhésifs.
« Rien n’est pour soi dans une usine, tout est pour produire »
Renaud. Pour revenir à la peinture hollandaise du XVIIe que tu évoquais, on a tous en tête ces natures mortes où les objets sont rendus magnifiquement. Ce type de peinture offre une sorte de consistance à un monde qui est décrit dans sa continuité, une stabilité harmonieuse. À l’inverse chez toi, dans l’agencement de tes toiles qui forment une marqueterie brutaliste, on a l’impression que les pans de peinture sont en conflit les uns avec les autres, que cette machine qui est montée, vissée, peut aussi se démonter, se dévisser.
Laurent. Parce qu’il ne faut pas mentir. La nature morte hollandaise c’est un éloge de la marchandise, mais là on est dans l’usine, on est dans la production de la marchandise, ce n’est pas le même endroit. Quand je disais il ne faut pas mentir, c’est une manière un peu provocatrice de dire que je suis un enfant du XXe siècle et qu’on vit au XXIe siècle. Quand tu dis que l’usine peut se démonter, il s’agit d’endroits qui sont uniquement là pour faire du profit, pour faire de la production, ce ne sont pas des musées. Si cela ne crée plus de valeur, très vite il y aura un plan social, et l’usine ferme. Parce que c’est impossible de faire fonctionner une usine qui ne gagne pas d’argent.
- 10 Alternativement titré La Forge ou Cyclopes modernes cette toile a été réalisée entre 1872 et 1875 p (...)
Adolf Menzel a peint Le Laminoir10, c’est une peinture que j’ai beaucoup regardée, une toile de grande dimension d’ailleurs, qui a été exploitée par la propagande nazie, mais qui était bien antérieure. Elle représente un laminoir industriel, et effectivement tu as l’impression d’être dans les forges de Vulcain. C’est une toile assez extraordinaire, mais de l’endroit où je me situe dans l’histoire, il ne s’agit pas de représenter ces objets là pour eux-mêmes, parce que ce n’est pas vrai, rien n’est pour soi dans une usine, tout est fait pour produire. Il ne s’agit pas non plus de représenter une fixité atemporelle, celle des natures mortes hollandaises. L’industrie est un monde fragile et destructeur, on est dans un moment où les usines ferment en France. Le côté brutaliste de la façon dont je peins une réalité profondément hétérogène parle d’un monde de la production traversé par l’angoisse, l’instabilité. Tout l’inverse d’un monde de la contemplation, du plaisir.
- 11 Cette phrase « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » est la première strophe de L’adieu du cavalier ( (...)
Encore une fois je reviens à Yves Bélorgey, les architectures qu’il peint sont historiques, elles parlent d’une utopie. Il les peint dans leur âpreté, il ne cherche pas à faire joli, mais malgré tout il y a de l’idéalisme car quelque chose a été pensé par un architecte. Là, ce qui m’intéressait dans ces espaces industriels, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’architectes, il n’y a pas de conception idéaliste. Il y a beaucoup d’idées dedans, il y a de l’ingénierie, il y a de l’intelligence humaine, mais il y a aussi de la méchanceté humaine, de la pingrerie. Et si on tire un plaisir esthétique de ces espaces industriels, il est coupable, car ce n’est pas fait pour être beau. Si on trouve l’usine belle, la proposition est immédiatement problématique, c’est presque comme « la guerre est jolie11» d’Apollinaire. La contemplation peut se produire, mais dans les marges. Je me rappelle très bien avoir discuté avec un syndicaliste qui me montrait des images de tout ce qui ne fonctionnait pas bien. Et à un moment, il y avait plein de photos qu’il avait faites et je lui ai dit : « mais ça, ça ne sert à rien ». Au bout d’un moment, j’ai compris que c’était juste des endroits qu’il trouvait beau, mais c’était marginal, des effets de lumière, etc. Un petit métier de photographe ce qui se tramait dans l’usine. [rires]
Pour revenir à mes peintures d’usines, il y a bien des moments de contemplation, mais ça se dose. Et puis c’est compliqué un tableau, surtout un grand tableau, tu peux mettre plein de choses dedans. Donc il y a des endroits qui sont contemplatifs, mais ces petites expériences esthétiques localisées [Fig 3] sont profondément instables et conditionnées par l’arrivée d’autres informations. Comme sur un tapis de supermarché ou sur une chaîne de production, on peut s’arrêter un instant, mais il faut tout de suite reprendre.
Représenter un point de vue situé : l’ouvrier à son poste de travail
On est ici très proche de la perception d’une personne qui travaille. Là-dessus, le métier de peintre aide : dans tous les boulots manuels il y a toujours des moments fragmentaires, entre des agencements de gestes, des moments où tu penses à autre chose et des moments où tu reviens à un morceau de métal, à une vis, à un coin de palette, ou que tu ouvres ton tube de couleur. C’est un agencement entre mouvements et détails, des moments de flottement, de concentration, d’absorption et de contemplation aussi. Cela me semblait important de traiter l’usine — ce lieu du faire — de manière très hétérogène, fragmentée, pour parler d’une perception qui est en mouvement, une perception active. C’est pour ça que les tableaux ne peuvent pas être uniquement contemplatifs, sinon ça deviendrait une image, une vignette. Il y a quelque chose qui est un peu contre l’image dans ces tableaux, bizarrement. Ils font bien sûr image — c’est une image de l’usine d’après photos — mais en même temps l’agencement des matériaux fait qu’on se prend tout dans la figure. On a à la fois un point de vue unifié et en même temps quelque chose qui s’écroule, on est tout le temps en train de buter sur quelque chose, comme si on était aspiré par plein de détails, plein d’activités.
Renaud. C’est quelque chose que j’aimerais que l’on aborde : la question du point de vue que tu nous offres. Il y a la machine (au centre, ou derrière les grilles), mais il y a aussi tout ce qui est autour, les stations de travail, les chaises, les tabourets. À ces endroits-là, il y a beaucoup d’éléments bricolés. Pour revenir au tabouret, il est juché sur une planche qui elle-même est posée sur des palettes [fig.2&4]. On a quantité de choses qui ont été aménagées de façon précaire, instable, et qui indiquent par des signes, en creux, la présence d’un corps : celui de l’ouvrier.
Laurent. Ces objets qui servent au corps, qui indiquent le corps, appellent à s’asseoir. Ils ont tous été réalisés à échelle à peu près réelle, l’échelles 1. On pourrait prendre la chaise et s’asseoir dessus. Pour moi, c’est très important parce que ça définit l’échelle du tableau. Je n’ai jamais eu envie de faire des tableaux monumentaux où le corps est éliminé par l’échelle de l’objet. Comment faire en sorte qu’on puisse peindre la chaise avec l’espace qui l’entoure ? Les tableaux sont grands, mais ils ne sont pas si grands que cela (ils font deux mètres dix), assez pour pouvoir faire des choses dans le tableau.
Concernant la dimension bricolée des postes de travail, je voudrais avant tout insister sur la grille qui parcoure l’ensemble des neuf tableaux [fig.5]. Cette grille sépare l’espace des machines robotisées (les bras mécaniques, les thermoformeuses), des espaces de travail où il y a des opérateurs.
Figure 5 : Vue de l’exposition L’homme et la machine, 2014.
Galerie du collège Marcel Duchamp, École municipale des beaux-arts, Châteauroux
Courtesy Semiose, Paris
- 12 Ambrogio Lorenzetti Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, 1338, Sala dei Nove ou S (...)
- 13 Le contado désigne dans l’Italie du Nord au XIVe siècle la zone rurale qui entoure la cité et est r (...)
Ce qui définit les neuf tableaux — on ne l’a pas encore dit — c’est neuf postes de travail, neuf points de vue, de neuf opérateurs sur cette chaîne de production, nous sommes en quelque sorte autour de la machine. La grille définit un espace, un peu comme dans certains tableaux de la Renaissance — je m’étais beaucoup amusé avec cette idée — comme dans la fresque d’Ambrogio Lorenzetti Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement12. Il y a l’enceinte de la ville entourée de remparts. On voit la ville, dans un cas fracassé, dans l’autre cas prospère ; et puis au-delà des murailles il y a le contado13. D’un côté il y a la guerre et de l’autre, il y a des agriculteurs. Dans mes neuf toiles il y a aussi une espèce de mur de forteresse qui court sur tous les tableaux, marqué par des rails jaunes qui signalent les limites de la grille et définissent l’espace dévolu aux machines (mais aussi dévolu aux propriétaires, aux actionnaires), et l’espace du travail, c’est-à-dire l’espace où il y a un ouvrier qui va agencer des choses, vendre sa force de travail.
- 14 Günther Anders (1902-1992) est un philosophe allemand. Laurent fait ici référence aux positions cri (...)
Cela m’intéressait que l’espace du corps soit bricolé — on pourrait rejoindre Günther Anders14 — c’est à dire que la machine est parfaite, la machine n’a pas d’états d’âme, et de l’autre côté, il y a l’espace du corps qui lui a ses dimensions, son confort : il faut régler son poste de travail pour être bien, pour être à l’aise. C’est un lieu où on accommode, on règle des choses. Les caisses orange par exemple [fig.3], sont là pour poser les pieds. Ce sont des caisses pour transporter des choses, mais elles servent ici à se détendre. Tout ça va peut-être rebouger par la suite, ça parle de l’espace du corps par rapport à l’espace de la machine, de l’espace du travail par rapport à l’espace de la propriété.
Renaud. Si on regarde tes peintures en termes de documentation, la machine apparait autosuffisante, hyperfonctionnelle. Cette machine a néanmoins besoin d’un opérateur, pour autant le poste de travail ouvrier ne semble pas avoir été pensé dans son ergonomie.
Laurent. J’avais entendu parler il y a quelques années d’une usine Adidas qui se vantait de pouvoir produire de A à Z des chaussures sans aucun humain, des usines totalement robotisées. C’est le fantasme technologique, vieux comme la science-fiction, de pas mal de patrons d’éliminer les ouvriers : « classes laborieuses, classes dangereuses ».
- 15 Bernd Becher (1931-2007) et Hilla Becher (1934-2015) sont un couple de photographes allemands trava (...)
- 16 Andreas Gursky (1955- ) est un photographe allemand issue de ce que l’on a appelé l’école de Düssel (...)
Pour revenir au fait de mettre au centre des tableaux ces espaces de réglages — et on rejoint l’histoire de la photographie — c’est faire un peu de l’anti Becher15. Ou de s’inscrire en faux par rapport à certaines photographies d’Andreas Gursky16, où le point de vue est complètement holiste. La chose machinique, l’immeuble, la salle de concerts, la bourse : les corps sont absolument perdus.
Renaud. Je pense qu’Andreas Gursky et les Becher c’est quand même très différent. Gursky, il y a quelque chose de très discutable effectivement dans cette façon de donner une sorte de points de vue total qui embrasse tout, qui voit tout. Alors que chez les Becher, c’est un point de vue situé.
Laurent. Évidemment, Gursky et les Becher ce n’est pas du tout la même chose, par contre, dans les deux cas, il y a une relation qui est issue du minimalisme, entre le document et la totalité de l’objet. Si on prend les Becher, les photos font toujours la même taille et au centre — un petit peu comme une photo d’identité — il y a des châteaux d’eau, avec ce qu’il faut de paysage pour en comprendre l’inscription. Il y a une espèce de typologie, une variation de ces formes qui objectivise l’architecture industrielle.
Pour le dire simplement, ce que j’ai essayé de faire, c’était de subjectiver les objets. La chaîne de production c’est des rails, tu as la matière qui rentre d’un côté et la marchandise qui sort de l’autre. On ne peut pas imaginer plus linéaire comme situation. Mon geste — assez consciemment à l’époque — c’était de fragmenter cela en neuf points de vue humains. Ce qui fait que les robots (le bras mécanique, la thermoformeuse), apparaissent à différents endroits au fond des tableaux, mais on ne les voit jamais bien. Ce sont comme de grands monstres, des grands anciens comme chez Lovecraft. Ce n’est donc pas la machine le sujet de mes tableaux, mais à chaque fois le point de vue de quelqu’un : un opérateur à son poste de travail. Et l’encyclopédie de ces neuf points de vue quelque part.
Face aux toiles, l’œil butte et essayer de comprendre, on est enkysté dans un point de vue, le corps d’un opérateur à un point p et à un instant t. C’est important pour moi que l’on comprenne ce qu’il y a à comprendre ; il y a des choses qu’on ne peut pas comprendre parce qu’elles sont trop loin et beaucoup d’autres où je ne sais pas ce qui se passe. Il s’agit de faire hurler la peinture et en même temps de comprendre. De manière à ce que l’expérience du tableau soit quelque chose où il y a un rapport — c’est peut-être romantique — de perte de repères, d’incompréhension, d’éclatement, d’inconfort visuel. Parce qu’ici on parle du corps de la personne qui regarde. Et en même temps il y a quelque chose derrière qui réclame d’être regardé, qu’il faut comprendre. Il y a aussi un soin apporté aux détails et ces détails parlent du corps de la personne qui travaille à cet endroit-là (comme les traces de pieds sur les marches). C’est une expérience dialectique qui parle à la fois de la perception de l’usine qui nie le corps, le blesse, l’utilise, l’exploite et en même temps c’est un lieu dans lequel il y a des corps qui travaillent, qui est donc conçu autour du corps.
C’était très important pour moi d’être à la fois dans un agencement un peu brutaliste et en même temps dans un grand soin au détail, à une compréhension des choses, pour pouvoir noter et faire monter en peinture des détails qui ont à voir avec la présence de quelqu’un, son espace, voire son intimité.
« Le corps dans le tableau c’est le corps du spectateur »
Renaud. Poursuivons sur le corps, et plus particulièrement sur celui du spectateur. Cette échelle 1/1 nous invite à entrer dans le tableau, à occuper le poste de travail qui est le point de vue qui nous est offert. Est-ce que tu peux nous parler de l’installation pour l’exposition L’Homme et la machine [fig.5] où tu as présenté cet ensemble, et comment cela jouait avec le regard du spectateur ?
Laurent. Alors il y a deux choses, d’abord le spectateur devant le tableau, et ensuite ce qui se passait dans le lieu d’exposition. Sur l’espace du spectateur par rapport à l’espace du tableau, je crois que c’est simple, c’est une phrase que je dois à Yves Bélorgey : l’idée que le corps dans le tableau c’est le corps du spectateur. Je me rappelle quand on me disait « il n’y a pas de gens dans les tableaux » je répondais : eh bien, c’est vous, les gens. Et c’est l’échelle qui indique ça.
On parlait de subjectivation contre objectivation, mais sur cette donnée un peu phénoménologique des tableaux — c’est à dire des séries d’agencement de matériaux — moi j’avais presque envie que les peintures, quand on les regarde, on ait l’impression du bruit, des stridences de couleurs. Je livrais aux spectateurs un espace difficile à contempler parce que chargé de problèmes. Quelque part, je lui disais « assieds-toi », en lui tendant une chaise, et de l’autre il s’agissait de regarder un vacarme de formes et de couleurs. Un espace très âpre où on peut se couper, se blesser, on peut perdre une main.
Renaud. Venons-en au dispositif d’exposition que tu as choisi pour l’Homme et la Machine où tu présentais cet ensemble de neufs tableaux, tout d’abord d’où vient ce titre ?
- 17 Diego Rivera (1886-1957), L’industrie de Détroit ou L’homme et la Machine, 1932-1933, Fresque, Etat (...)
Laurent. Mon titre reprend le sous-titre de la fresque de Diego Rivera, Detroit Industry17 qui porte sur les chaînes automobiles Ford. Il m’est venu lorsque j’ai appris que la ville de Détroit, suite à sa faillite et à la crise de l’industrie automobile, avait pensé vendre cette fresque aux enchères. Cela m’avait semblé complètement monstrueux, s’il y a une œuvre qui parle de Detroit à Detroit, c’est bien cette fresque (c’est aussi un des chefs d’œuvre de Rivera). Cet épisode a déclenché la production de l’ensemble de tableaux.
- 18 Peter Weiss, Esthétique de la résistance (1975-1981), Paris, Klincksieck, Paris, 1989-1992.
Pour l’accrochage et pour l’ensemble de la conception de ce projet, j’étais parti d’une idée qui venait de l’expérience d’un musée et de la lecture de l’Esthétique de la Résistance de Peter Weiss18. Le musée en question, c’était le Pergamonmuseum à Berlin (ville où j’ai vécu autour de 2008), c’est un lieu très étrange, sur l’île des musées à Berlin. Au XIXe, les allemands ont récupéré toute la frise antique qui entourait le Temple de Pergame [ville antique située dans l’actuelle Turquie], un bas-relief monumental. Ensuite ils ont reconstitué, dans une salle qui est gigantesque, le fronton du temple avec la volée de marches immenses, les colonnes et ensuite quelques bas-reliefs qui sont redistribués sur l’avant de cette construction. Enfin, au lieu de faire le tour du temple, la frise est installée en hauteur et fait le tour de la salle, ça repart en sens inverse. C’est difficile à expliquer, mais c’est retourné comme un gant. On se retrouve entouré par cette frise, alors que normalement tu étais amené à faire le tour du Temple pour la contempler. Donc tu peux avoir un point de vue fixe et la voir de manière panoptique, comme un diorama quasiment.
Pour moi c’est extraordinaire comme expérience, c’est un point de vue impossible qui a été fabriqué par le musée. Au début de l’Esthétique de la Résistance de Peter Weiss on a deux ouvriers qui sont dans cette salle du Pergamonmuseum, mais tu ne le comprends pas tout de suite. Il y a d’abord une description de corps fracassée, de fragments de chevaux, de membres tronqués. Tu as l’impression qu’on te décrit 1914-1918, cela évoque vraiment la violence de la guerre. Progressivement tu comprends, avec un effet littéraire assez incroyable, que tu es en train de regarder de la pierre, que c’est des dieux, pas des humains, et que tu es à l’intérieur de cette salle du musée. Ces deux ouvriers sont en train de regarder les bas-reliefs et les corps fracassés des dieux Grecs de l’Olympe, détériorés par le temps. Cela m’avait frappé, le Pergamonmuseum et cette association, qui n’est pas énoncée, que fait Peter Weiss. Il y a tout : le corps ouvrier, la guerre, le moment historique aussi parce que c’est un roman qui se passe dans l’entre-deux guerres, au moment de la montée du nazisme.
Cela m’avait donné envie de faire la même chose avec cette chaîne de production qui, au lieu d’être un objet unifié, une chaîne au centre d’un atelier de production, se retrouvait déployée sur les murs [fig.5]. L’effet que ça produisait quand tu entrais dans l’espace c’est d’occuper un point de vue impossible, presque agoraphobe, la position de neuf personnes en même temps. Les visiteurs me disaient être mal à l’aise et ne pas savoir comment se positionner dans l’espace à cause de cet effet de retournement. On se retrouvait à être neuf personnes avec neuf choses très détaillées, très stridentes et en même temps un point de vue qui développait une sorte de panorama, mais un panorama fragmentaire, éclaté. Ça devient neuf apories, un point de vue impossible. On se retrouvait à être très affairés à regarder, mais aussi à faire plein de choses. Comme si on avait plein de bras, que nos yeux devenaient nos bras et qu’on avait trop à voir. Ces neuf tableaux accrochés dans une même salle faisaient monter quelque chose qui n’était pas l’absence du corps, mais l’hyper présence singulière du corps du spectateur.
Taxiphones et data centers : inscription et disparition du corps
Figure 6 : Taxiphone, rue de Flandres.
© Laurent Proux, 2008, diptyque, huile sur toile, 210 × 220 cm, Courtesy Semiose, Paris
Renaud. Puisque tu disais en préambule que les neuf toiles de L’homme et la machine clôturaient pour toi une partie du travail, j’aimerais que tu évoques ce qui a précédé. Revenons donc en arrière dans l’histoire de ton travail avec la série des taxiphones et celle des data centers.
Laurent. À ce moment-là je voulais développer quelque chose autour d’une représentation de l’atomisation du travail. Les taxiphones [fig.6] sont des espaces ambigus, très visuels, des espaces bourrés de portes, saturés, avec des cabines téléphoniques, des ordinateurs, des câbles dans tous les sens. C’était l’endroit dans lequel on vient chercher du travail, mais où on maintient aussi le contact avec sa famille. Ça m’intéressait cet espace ambigu de boutique qui ne vendait rien d’autre que de la connexion, à des gens plutôt immigrés, qui sont venus pour travailler et qui sont dans une condition produite par le capitalisme. Tout ça dans une société où l’industrie n’emploie plus tant de gens que cela, où les usines ferment. Les taxiphones pour moi parlaient de cette économie informelle de gens qui se débrouillent tout en maintenant leurs rapports affectifs, leurs liens avec ceux qu’ils aiment. Ces magasins ont quasiment disparu aujourd’hui, maintenant qu’on a des téléphones qui sont de petits ordinateurs.
Ensuite je me suis dit que derrière les taxiphones, il y avait les centres de données. Les data centers sont des espaces dans lesquels il n’y a quasiment pas de travailleurs. Grâce à un ami informaticien, j’ai réussi à me rendre dans un centre de données à Aubervilliers. Picturalement, cela posait un tout autre problème. Une usine avec des thermoformeuses ou une chaîne de montage automobile, c’est compliqué à comprendre si ce n’est pas ton lieu de travail, mais malgré tout il y a des objets visuels assez spectaculaires. Par contraste, des séries de serveurs agencés dans de grandes baies à perte de vue c’est beaucoup plus difficile à peindre [fig.7].
On retrouve dans les data centers la séparation entre l’espace du corps et l’espace de la machine — un peu comme dans les neuf tableaux d’usine de 2013 — il y a d’un côté l’espace bricolé du travailleur et de l’autre celui des machines. Le taxiphone c’était plutôt l’espace du corps, des lieux remplis de graffitis, les gens écrivaient sur les portes, les cabines en étaient remplies. Dans mes premiers tableaux, les portes étaient fermées, à travers les carreaux, on voyait ces inscriptions gestuelles. Par exemple cette peinture-là [fig.6] : ces petits yeux, les choses un peu surréalistes, les griffonnages, c’était le bruit visuel qu’il y avait dans les cabines.
Figure 7 : Baies. Centre de données, Aubervilliers.
© Laurent Proux, 2010, huile sur toile, 220 × 206 × 3 cm, Courtesy Semiose, Paris
L’ensemble des data centers et des taxiphones pour moi, c’était symétrique, un peu comme les deux ailes du même bâtiment. Ou bien comme dans le Titanic, l’endroit où il y a les classes populaires et de l’autre côté, les centres de données où il y a nos informations qui circulent dans des serveurs. Donc d’un côté les taxiphones, un espace où s’inscrit le corps, et de l’autre les tableaux des data centers, très bleus, très froids (avec juste un désordre de fils) où il n’y a pas de corps.
Le bureau du syndicaliste : la carte et le territoire, représenter un lieu de lutte
Renaud. Il y a tout de même les chaises, c’est l’indice d’un corps… D’ailleurs, puisque l’on parle de chaises, j’aimerais que l’on s’arrête sur un de tes tableaux de cette même période qui représente le bureau d’un syndicaliste [fig.8].
- 19 La réforme de la sécabilité à La Poste consistait à demander aux agents de faire une partie du trav (...)
Laurent. Cette toile est vraiment liée au PIC, le pôle industriel courrier de Bois d’Arcy. Julien Dunoyer — avec qui j’étais au lycée, qui a ensuite travaillé dans l’histoire de l’art et a écrit un texte sur mon travail — a un frère qui travaillait alors à la CGT du pôle industriel du courrier de Bois d’Arcy. Ils étaient à ce moment-là en lutte car la Poste, concurrencée par Internet, essayait de réduire les effectifs en faisant passer une réforme que la direction avait appelé la sécabilité19. Avec Julien on a voulu faire un journal lié à ce mouvement social, cette peinture était reproduite dans notre publication, elle représente le bureau de son frère, Gilles Dunoyer. C’était un format un peu Monde diplomatique, sauf qu’au lieu d’avoir des photos, tu avais des peintures. Et ça finissait par le message syndical qui était à la fin du journal.
Figure 8 : Bureau d’un syndicaliste.
© Laurent Proux, 2012, huile sur toile, 195 x 195 cm, Courtesy Semiose, Paris
Dans la composition du tableau, il y a une croix au centre, avec d’un côté la chaise et de l’autre, le bureau, et puis, en haut, une carte punaisée avec des sites de la Poste et des petits fils élastiques, pour dire que peut-être là ça allait être transformé en un seul site, que ça allait devenir des lieux de lutte.
Je suis parti de là pour faire le tableau : la carte au fond — un peu comme dans la peinture hollandaise — une carte de la banlieue du Sud-Ouest parisien. Ce système de punaise, comme une carte militaire, ça m’amusait et je l’ai développé sur le mur. Là, c’est un calendrier, et puis il y avait des papiers blancs format A4 accrochés, punaisés aussi. Donc les punaises se continuaient dans des endroits où il y avait eu pendant longtemps une feuille, ça avait laissé des traces sur le mur blanc. Un peu comme dans la peinture de Vermeer (où tu as souvent de grandes cartes au fond) je voulais qu’on ait l’impression de quelque chose de cartographique. Il n’y a presque pas de perspective, parce qu’il y a un jeu sur l’espace : la profondeur du bureau c’est une verticale qui se continue sur les deux panneaux du mur du fond. Tu as donc la sensation d’être dans un espace assez plat, très déployé.
Dans cette peinture, plein de choses nous signifient que nous ne sommes pas dans le bureau du patron. Par contre, c’est quand même un bureau où il y a une autre vision qui se propose, qui est celle du syndicaliste, une vision politique. Un autre tableau (que j’ai finalement détruit) représentait le bureau du patron, qui avait une vue sur un paysage industriel, il y avait une baie vitrée qui donnait une profondeur. Dans le bureau du syndicaliste, il y a l’idée de penser la totalité, mais à partir d’un mur où il n’y a pas de fenêtre.
Renaud. On sent les matériaux bons marchés, un espace sans qualité : le plateau en laminé imitation bois, les parois qui servent à séparer les espaces de travail, le fauteuil qu’on devine en plastique, le tableau en liège. Ces matériaux nous sont familiers, ce n’est pas théâtral comme bureau.
Laurent. J’étais attentif aux objets : les bureaux, les ordinateurs, les petites pochettes saumon. Dans toute cette espèce de sémiologie des matériaux, c’est bien le même monde, les mêmes objets qui se baladent, peut-être un peu mieux dans le bureau du patron, un peu moins bien dans celui du cadre, encore un peu moins bien dans celui du syndicaliste. D’ailleurs, c’est une parenthèse, mais les touches de l’ordinateur sont peintes en une petite vague. Elles sont faites pour être pianotées, donc elles sont peintes très rapidement. Ça, c’est vraiment important : la question de la façon dont sont peintes les choses. Le pan de bois de la table, il y a plein de choses qui se passent dessus, donc il est peint avec un dégradé assez beau, parce qu’il est stable (même si c’est un matériau cheap).
- 20 Jean-Luc Marion, Courbet ou la peinture à l’œil, Paris, Flammarion, 2014.
Ce qui réglait, et qui règle encore, le degré de qualité de représentation des choses, c’est la façon dont elles sont utilisés. Pour moi, ça vient de Courbet, parce que le degré de réalisme est indexé sur un rapport de préhension. Les animaux que peint Courbet sont extrêmement fluides, ils sont très beaux, très détaillés. C’est parce que Courbet est un chasseur : il veut les animaux. La forêt, elle, est chaotique, elle est faite au couteau, quasiment comme un peintre expressionniste abstrait. C’est parce qu’elle n’est pas à prendre, elle s’appartient elle-même, elle n’est pas un objet saisissable. Il y a ça chez Courbet avec les corps de femmes, avec les outils du travail. Un marteau, ça doit être peint comme ça s’utilise et puis il y a des choses qui ne t’appartiennent pas, qui échappent à la prise constructiviste du regard, pour reprendre l’expression du philosophe Jean-Luc Marion20.
Renaud. Revenons sur cette peinture du bureau syndical. Il y a cette chose étonnante — et j’ai l’impression que cela vient des pliures de la carte — l’espace est comme pixelisé, avec des blocs rectangulaires.
Laurent. Ça vient de la carte, tout le tableau est déduit de la carte. Mais ce n’est pas tant des pixels que comme si d’un coup cela devenait un peu cubiste et que tu avais la vraie couleur du mur qui apparaissait à travers des facettes différentes. Cette idée du numérique existait un peu quand même, à cause de la matérialité des images que je manipulais à cette époque-là, qui étaient mes propres fichiers, mais il n’y a pas ici d’enjeu sur l’imagerie Internet, le pixel.
Cette carte Michelin c’est aussi celle de la banlieue dans laquelle j’ai grandi. Gilles je le connais depuis mon adolescence, c’était le grand frère de mon meilleur ami. Cela a pu parfois me traverser l’esprit d’aller à l’autre bout du monde pour représenter tel ou tel site industriel. Mais j’ai toujours eu d’instinct l’idée qu’il fallait que je passe par des proches pour que ce soit intéressant, un peu comme le naturalisme chez Zola : tu es dans la famille, le frère du cousin d’un tel fait un truc, et tu entres dans son monde.
Renaud. Il y a dans ce que tu racontes quelque chose qui pourrait relever de l’entrisme — cette stratégie politique des trotskistes pour rentrer dans les usines pendant les années 1970 — mais cela passe chez toi par des entrées affectives, des gens que tu connais.
Laurent. C’est le bureau de Gilles et c’est très important. C’est d’ailleurs plus intéressant que ça se passe comme ça. En faisant ce type de travail j’ai eu des opportunités pour travailler avec des entreprises mais cela m’a toujours refroidi. Je cherche plutôt à faire une représentation hyper conditionnelle où j’ai eu des conditions compliquées pour accéder à un lieu et où le spectateur en aura tous les indices, il n’y aura pas de point de vue idéal.
Cette carte, avec ses punaises, ses élastiques pour unifier trois sites qui pourraient être restructurés en un seul, toutes ces feuilles qui sont punaisées au mur, qui sortent de la carte, et ensuite cette chaise qui est presque fragmentée de manière un peu cubiste, mais cubiste after photography par le pliage de la carte, pour moi — et je ne l’aurais pas formulé comme ça à l’époque — mais intuitivement, ça parle d’un monde où tu as quelqu’un qui n’est pas dans une position décisionnaire, qui n’est ni le patron, ni un cadre supérieur, c’est un employé qui essaye de redéployer la pensée du patron pour la contredire. Cette représentation du bureau du syndicaliste reste éclatée, il a besoin de la carte, mais il est en train de construire une contre-vision à la vision dominante.
Les affiches de sécurité : l’irruption du corps
Renaud. J’aimerais que l’on parle maintenant de cette série, plutôt de petits formats, où tu utilises comme motif des affiches de sécurité qui sont présentes dans les usines. Cela m’intéresse d’en parler, évidemment, parce qu’il y a cette iconographie liée au travail, mais aussi parce que J’ai l’impression que sur cette question de l’apparition du corps — qui traverse toute ta peinture — ça se situe à un endroit précis. Ces affiches préviennent des risques : ne pas s’électrocuter, se protéger les yeux, s’attacher les cheveux, etc. On a donc souvent affaire à la représentation de fragments de corps : des yeux, des mains, des pieds.
Figure 9 : Poste de travail et graffitis.
© Laurent Proux, 2007, huile sur toile, 210 × 220 cm, Courtesy Semiose, Paris
Laurent. Au tout début du travail, en 2007, j’ai réalisé une grande peinture qui s’appelait Poste de travail et graffitis [fig.9] dans laquelle il y avait une grande planche qui était faite de dessins d’ouvriers. Ils y inscrivaient pleins de blagues, ça devenait comme une espèce de blog [rires] confidentiel où les gens qui se succédaient voyaient une inscription faite par quelqu’un d’autre. Il y avait donc un système de communication à l’intérieur de l’usine. Dans la première exposition que j’ai faite en sortant de l’école d’art, j’ai montré cette peinture-là avec des dessins qui eux représentaient des paper boards produits par les cadres qui schématisaient les stratégies de l’entreprise. Ces dessins étaient faits au graphite, j’ai essayé de traduire l’effet du feutre sur un papier très homogène, avec des flèches, des chiffres, des statistiques, des plans. Je m’intéressais alors énormément à l’espace du papier par rapport à l’espace de la peinture. La peinture était du côté de ce qui résiste (les graffitis satiriques et figuratifs dérobés au temps de travail par les ouvriers) quand le dessin était du côté de ce qui est plus fluide, plus feutré, abstrait également.
Il y avait donc cette pratique — presque en trompe l’œil — qui existait. Bien plus tard je me promène en bas de mon atelier qui est dans un ancien hangar de logistique et qui va bientôt être rasé…
Renaud. Il faut préciser que ton atelier (où nous nous trouvons actuellement) — qui jouxte aussi plusieurs autres ateliers d’artistes — est installé dans les anciens hangars de la Sernam. Plus largement, le bâtiment fait partie d’un très grand site à Pantin qui accueille toujours une activité industrielle.
Laurent. Donc voilà, en me promenant sur les quais de déchargement, je vois qu’ils étaient en train de vider un hangar et qu’il y avait plein d’affiches de consignes de sécurité. J’en avais déjà vu, on en a tous vu, des affiches un peu anciennes des années 1980. Je les trouve très belles graphiquement, ensuite je vois qu’elles sont endommagées. J’en ai photographié [fig.10] que j’ai montré à des amis, et plein d’amis m’en ont envoyé. Ce qui m’a intéressé dans l’état de ces affiches, c’est qu’elles étaient très abîmées, il y avait des numéros de téléphone, parfois des blagues un peu salaces, de la figuration, rajoutés par les ouvriers. Il y a tout un humour — qu’on goute ou pas — mais qui est quand même assez drôle. Pour moi ces affiches étaient dans un état pictural : elles avaient été assez endommagées pour devenir quelque chose comme une peinture.
Figure 10 : Affiche lacérée dans les entrepôts de la Sernam.
Source : documentation de l’artiste [photographie Laurent Proux]
- 21 Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897) est un poème typographique de Stéphane Mallarmé (1 (...)
Par ailleurs, avant d’être dégradées par le temps ou les interventions, c’était aussi de vraies œuvres d’art, des affiches très bien faites. Par exemple celle-ci : Un coup de dés-équilibre - palettisation bien réalisé, accidents évités ». C’est évidemment une référence directe à Mallarmé : « un coup de dés jamais n’abolira le hasard »21. Je me suis dit c’est génial, l’humour, l’intelligence de ces affiches. Dans mon esprit c’était très simple comme série : refaire ces affiches en peinture c’était questionner une petite œuvre d’art dans le contexte de l’usine.
En même temps, comme tu l’as mentionné, cela parlait du corps au travail et de la blessure possible, de la peur de se blesser, du danger. Il y en a une — Aujourd’hui, demain [fig.11&12] — où l’on voit une main qui tire sur un fil électrique pour retirer une prise. Demain, la même personne, ou quelqu’un d’autre, refait le même geste, elle s’électrocute parce que le fil est dénudé. Ou alors s’attacher les cheveux parce que sinon on va être pris dans la machine. Retirer sa bague de fiançailles pour ne pas se faire couper un doigt : Qui est pris la bague au doigt. C’est une blague un peu coquine qui questionne l’infidélité, mais c’est aussi une information sur quelque chose de très violent qui peut se passer au travail : tu coinces ta bague dans la machine, ça t’arrache le doigt, c’est horrible.
Ces affiches contiennent toute ces histoires-là. Paradoxalement, elle questionnait l’intégrité du corps mais elle-même — par leur usage, par le temps passé dans le lieu de travail — elles étaient en train de se désagréger. Il y a quelque chose d’assez expressif à cet endroit-là.
Figure 12 : Aujourd’hui... demain.
© Laurent Proux, 2017, huile sur toile, 61,5 x 46 x 2,3 cm, Courtesy Semiose, Paris
Renaud. Ça rejoint ce dont on parlait précédemment sur la disparition — pas uniquement la disparition des affiches et du corps — mais aussi la disparition du monde industriel, d’usines qui ont fermé. Restent les affiches, mais elles n’ont plus d’usage parce que l’activité a été délocalisée.
- 22 Bernard Chadebec (1942- ) est l’un des grands noms de la production d’affiches de prévention en Fra (...)
Laurent. Exactement. Disparition aussi d’un humour, ça parle d’un certain monde. Même dans les graffitis un peu cochons, un peu ironiques ou parodiques, on retrouve un certain humour sur le lieu de travail. C’est aussi un moment où l’on confiait la réalisation de consigne de sécurité à des artistes (j’ai découvert Chadebec22 par exemple, qui est génial). Ces affiches témoignaient d’un monde qui était — peut-être pas forcément sur le point de disparaître — mais dont on prend moins soin. J’ai d’ailleurs regardé des affiches récentes et cela devenait de plus en plus mauvais, jusqu’à n’être plus que du texte. Tout cela m’intéresse aussi par rapport à l’art contemporain, je suis artiste en galeries, je fais des expositions. Pourquoi est-ce que je ne fais pas des affiches de sécurité ?
Il y a également une dimension d’hommage : rendre peut-être quelque chose à ce monde, un monde auquel on a beaucoup pris. Mais c’est un hommage impossible parce que tout est déplaisant dedans : une affiche qui te dit qu’il faut faire attention à ne pas te crever les yeux, à ne pas avoir un doigt arraché ou à ne pas t’électrocuter, c’est un monde horrible. Il y a cette tension-là dans cette série, à la fois beaucoup de tendresse pour ces images, pour ce à quoi elles renvoient, et en même temps, de manière sous-jacente, une violence. Les déchirures, les usures, les traces, parlent de cette violence.
Renaud. J’aimerais revenir sur la dimension proprement picturale de cette série. Tu reprends le graphisme des affiches mais tu t’autorises également de nombreux écarts. Comment cela s’opère-t-il par rapport à tes productions précédentes qui, comme on l’a vu, se défendaient de toute invention ?
Laurent. Ce sont des affiches faites par Chadebec, et à mesure que je découvrais toutes les affiches qu’il a faites — peut-être parce que c’est un artiste et que c’était dans la famille des artistes — je me suis senti plus à même de les modifier. Sur une peinture d’un poste de travail, je n’aurais pas fait disparaître le violet du fond d’une image pour mettre un gris métallisé, par contre, sur une affiche faite par un artiste, je me sentais plus à même d’inventer des choses. J’imaginais aussi reprogrammer ces images pour notre monde actuel.
J’ai souvent tendance à copier les choses que je vois et ensuite à les déformer. Il y a certaines peintures qui sont des trompe-l’œil : j’ai repris l’affiche et j’ai essayé de trouver des équivalents picturaux pour rejouer l’altération en peinture. Et puis pour d’autres, j’ai commencé à faire des altérations, la peinture devenait corrosive au sens premier du terme, comme un acide qui mange l’image : le geste de peinture n’est plus constructif, mais devient une altération. Au bout d’un moment, je me suis dit : mais est-ce que l’image ne pourrait pas délirer ? Parce que certaines peintures avaient comme titre une partie du message altéré. Par exemple il y avait une affiche avec le message « Faut pas jouer, sinon tu vas te blesser », mais comme le bas de l’affiche était déchiqueté, le titre est devenu « Faut pas », dès lors cela devenait une injonction autoritaire [fig.13]. Dans un quatrième temps, je me suis aussi mis à changer les objets dans l’image. Si tu exposes une affiche de sécurité dans une galerie pourquoi ne pas remplacer le doigt par une botte en cuir ? Dans l’affiche « Prise la bague au doigt », le doigt qui est sectionné devient une botte, et comme je retourne l’image, ça devient la botte d’un soldat.
Renaud. Venons-en à la série de peinture que tu as présenté pour l’exposition Jungle métallique à Lieu Commun dans le cadre du Printemps de septembre à Toulouse en 2018. On y voit des décors — vues d’usines, chaîne de montage automobile, salle de repos — qui sont issus de photographies avec un traitement documentaire assez objectif. Dans ces scènes sont insérés des corps démembrés, grotesques, souvent surdimensionnés qui peuvent faire penser à de la bande dessinée. Je me demandais quel était l’origine de ce registre iconographique nouveau dans ton travail ?
« Une usine qui se mettrait à vomir des morceaux de corps, des accidents de travail, des horreurs »
Laurent. Pour cela — et avant d’aborder Jungle métallique — je dois parler de quelques tableaux antérieurs et que j’ai fait immédiatement après les neuf peintures de L’homme et la machine. Dans ces toiles, j’utilise à nouveau les photographies de l’usine de Buc pour les fonds mais je rajoute des morceaux de corps, des bras, des jambes, des pieds qui dégringolent [fig.14], toute une iconographie qui vient de l’imagerie populaire de Wissembourg de la fin du XIXe siècle. Semblable à l’imagerie d’Épinal, c’est de l’image imprimée un peu rustique, issue des premières machines de linogravure et voisine de l’esthétique des cartes à jouer. Les images représentent des figures proches du carnaval, avec une dimension sociale, des personnages de bourgeois ou d’aristocrates en livrées, un peu à la mode du XVIIIᵉ siècle. C’est une esthétique nostalgique, parfois parodique, qui a aussi la conscience d’un monde en train de disparaître.
Pour revenir à ces peintures, j’avais une vision très violente à l’esprit — une usine qui se mettrait à vomir des morceaux de corps, des accidents de travail, des horreurs —, j’ai substitué à cela des choses plutôt distanciées et assez mélancoliques avec ces images de pantins. Ils contiennent pour moi un peu de cette violence, mais sur le mode du merveilleux, du ludique, de l’enfance. Quand j’étais gamin, j’ai joué dans l’usine. Je me rappelle très bien de tout ce qu’il y avait autour de la sécurité. C’est comme être entouré de monstres qui peuvent te démembrer et que tu as appris à apprivoiser. C’est ça une usine.
Pour revenir à notre histoire, j’avais quand même une certaine insatisfaction dans ces peintures très composées, avec ces morceaux de corps qui tombent. Surtout une difficulté : cela tombe de la machine, ça s’insère dans la machine, mais ce n’est pas tout à fait dessus. Il y avait quand même une forme — peut-être pas de sacralité — mais de respect pour ces images. Pour le dire simplement, les peintures d’après photos que j’avais faites documentaient l’espace de travail d’une personne. C’est le lieu de quelqu’un, et tu ne vas pas dans le lieu de quelqu’un sans raison. Du coup ne rien changer, ne rien inventer — un peu comme quand on fait un constat policier — juste inscrire toutes les marques était suffisant… et en même temps j’avais l’impression d’une aporie.
- 23 « Ce qui complique encore la situation c’est que, moins que jamais, la simple « reproduction de la (...)
Il y a une phrase de Brecht, que je vais un peu déformer, qui dit que la meilleure photographie des usines Krupp ne dit rien des conditions de production et des rapports de pouvoir à l’intérieur de cette même usine23. Et ensuite, il ajoute que c’est comme si la réalité avait glissé à l’extérieur de l’image, dans ses jointures. Il y avait ce problème : est-ce que je produisais une peinture qui faisait l’apologie de la puissance de l’usine ou est-ce que je rendais hommage à des lieux de travail ? D’où le besoin de faire arriver la question du corps et d’où en même temps toute la difficulté à peindre vraiment des corps. Qu’est-ce qu’on fait de ça ?
En 2017, j’ai fait une exposition à la galerie Semiose qui a été très importante pour moi, elle s’appelait Line-off ceremony. Il n’y avait pas d’usine, que des images de scènes libertines, de clubs de rencontre, de corps en attente. Tout un système tubulaire, des images qui était un peu comme des viscères, traversées de tuyaux dans tous les sens, des corps avec une dimension sexuelle très présente. Mais on ne voyait pas grand-chose parce que l’image était pleine de trous et de tubes. Cela parlait de la machine et du corps. Cela parlait enfin du désir en peinture (qui n’existait pas trop jusque-là). Cela permettait de parler de l’usine, de l’architecture, mais de pouvoir le faire parce que ça prenait un détour, qui est celui de l’image de petites annonces de rencontre, d’une personne qui s’offre.
Cela a été extrêmement libérateur et jouissif. C’était des images du plaisir, pas des images — j’allais dire de la mort (!) — mais de l’usine, du travail. (En même temps, c’était bien sûr plus ambigu, cela contenait aussi le travail.) Cela m’a permis de me défaire d’une espèce de sacralité de l’image — j’emploie ce mot là au sens figuré du terme — ne pas toucher à l’image, rendre compte de ce qui se passe, le drame de l’histoire, l’hommage. Comment dire ? Le monument aux travailleurs inconnus. [rires] Le fait de passer par d’autres images m’a permis de faire un travail sur l’image photographique que le respect pour le travail ouvrier rendait impossible.
Une fois que j’ai fait ces peintures, je suis revenu vers l’industrie et j’ai décidé de dire quelque chose des corps qui travaillent. De ne pas simplement résumer cela à de petites traces d’usure sur les matériaux, mais de faire quelque chose de plus radical qui s’était déjà joué dans les neuf tableaux : dans cette histoire de séparation, de grille entre propriété privée et espace du corps, avec tous ces accommodements, ces petits ajustements pour qu’un corps puisse accéder à la machine et la grille qui découpe violemment l’espace en deux, entre premier et second plan.
Jungle Métallique. Homogénéité de l’usine versus corps burlesques
Figure 15 : Thermophormeuse.
© Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200x150 cm, Courtesy Semiose, Paris
Figure 16 : Jungle métallique.
© Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200 x 240 cm, Courtesy Semiose, Paris
Renaud. Dans les toiles de Jungle Métallique [fig.15 à 19], il y a deux statuts très différents de l’image, d’une part une source photographique — là on est dans la reprise photoréaliste, même s’il y a toujours un écart. Et d’autre part des choses très jetées — ou qui apparaissent comme telles — une forme d’irruption exubérante du corps. Quelle est la source des images photographiques qui fonctionnent comme le décor des scènes burlesques et violentes du premier plan ?
- 24 Zaha Hadid (1950-2016), est une architecte irako-britannique, l’une de ses réalisations les plus sp (...)
Laurent. C’est le site de Buc, en fait c’est toujours le même ensemble de photos. Sauf pour une toile, Les opérateurs [fig.17], car je voulais travailler avec l’image d’une chaine de montage d’une usine PSA. Ne pouvant pas accéder au site, je suis parti des images d’un photographe de presse, Sébastien Bozon. Dans ce tableau, la photographie est peinte de manière très homogène, avec même un effet légèrement grisé qui la rendait encore plus distante. C’était très lisse et assez beau picturalement. Je me suis dit : ça c’est le monde unifié de l’usine, le monde de la machine. Je m’intéressais à ce moment-là au fait qu’à Leipzig, il y a une usine qui a été faite par Zaha Hadid24, une usine automobile qui est magnifique où il n’y a presque plus personne. Je me dis, cette perfection, ça c’est photographique. En résumé : la photographie c’est l’usine et l’usine c’est la photographie (la machine qui regarde la machine en quelque sorte). Les espaces industriels sont donc peints de manière photographique, sans essayer de leur donner une expressivité, de l’hétérogénéité, en essayant de rendre finalement la photographie beaucoup moins phénoménologique, de transcrire l’usine comme une pure marchandise lisse.
Figure 17 : Les opérateurs.
© Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200 x 240 cm, Courtesy Semiose, Paris
- 25 Charlie Chaplin, Les temps modernes (Modern Times), 1936.
Et j’ai calé dessus des morceaux de corps qui eux avaient à voir avec un travail graphique très proche de la bande dessinée, assez vite je me suis dit que c’était les graffitis de la planche de la première usine de 2007 [fig.9] qui se mettaient à se balader en liberté dans l’usine. Cela me permettait d’éviter d’être dans le portrait du travailleur, et en même temps d’amener quelque chose de l’inactif. Parce que ce sont des dessins dérobés au temps du travail, ce sont des clowns, c’est le cirque, des choses un peu évacuées. Les coller sur cette image de l’usine parfaite comme s’ils tombaient de l’image, comme si c’était Charlot dans l’usine des temps modernes25.
Renaud. Dans Les opérateurs [fig.17], la carcasse de voiture à l’arrière-plan est traitée de façon très plate. Les fragments de corps que tu rajoutes semblent eux comme posés sur cette photo d’usine tels des morceaux de feuilles découpées, avec leurs ombres portées. Il y a là toute une virtuosité plastique que tu mets en œuvre, très illusionniste, avec aussi une vraie gestualité, une inventivité dans cette dimension carnavalesque.
Laurent. À ce moment-là, j’étais intéressé par ces grands carnavals dans les villes ouvrières, comme le carnaval de Cologne, où tu as d’un coup une exubérance qui s’exprime, une critique sociale aussi. Les opérateurs est une toile chargée de corps qui vont tomber de l’image, il y a un gros œil qui est l’œil du contrôle, l’œil du patron, du père, l’œil du godfather. Un œil qui regarde ces morceaux de corps avec de grosses chaussures de protection qui deviennent des chaussures de clown. En même temps, il y a du pathétique, c’est la synthèse de pas mal de choses. Je te parlais de l’Esthétique de la Résistance, avec cette image de la guerre, dans mon tableau il y a un bras qui se lèvent — comme la faucille du Parti communiste — et des choses qui s’effondrent. Et puis aussi cette jambe, avec un galon, qui évoque quelque chose d’un peu militaire.
- 26 Le Fifre est une peinture réalisée en 1866 par Édouard Manet. Elle figure un personnage unique sur (...)
Renaud. C’est aussi Le Fifre de Manet26. Comment ne pas y penser ? [rires] Dans cette série des formes dégoulinent, s’affaissent, se défont — des corps tronqués chutent — en même temps il y a une dimension de célébration, une forme de jouissance picturale.
Laurent. Avec aussi une dimension sexuelle : des choses qui bandent, qui débandent, des trous. Il y a tout ça. En fait, il y avait un peu de l’espace fantasmatique qui s’était exprimé dans l’exposition Line-off, avec ces questions de corps ravagés, l’idée de les remettre dans l’espace de l’usine et de voir ce que ça donne. Est-ce que c’est tolérable ou pas ?
Figure 18 : (Oreille) accident.
© Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200 x 240 cm, Courtesy Semiose, Paris
Renaud. Pour poursuivre là-dessus, j’aimerais qu’on s’arrête sur un autre tableau de cette série : (Oreille) accident [fig.18]. Dans cette peinture, on a une main manucurée géante aux ongles rouges dégoulinants, à moitié détruite, accrochée le long des grilles de l’usine. Cette manucure, nous embarque dans l’univers de la séduction, de l’érotisme, avec une forme de stéréotype aussi.
Laurent. Oui, une main qui ne travaille pas. Il y avait l’idée que l’usine devient une marchandise. Par exemple, la voiture dans le tableau Les opérateurs est iconique, c’est l’objet de consommation du XXe siècle. L’âpreté de l’usine se présente comme une marchandise à travers cette voiture, sachant qu’en plus je suis parti d’une photographie faite par un professionnel — comme je te le disais tout à l’heure — une photographie autorisée par PSA en l’occurrence.
Mais quand on fait des peintures, c’est quand même très intuitif, là on en parle comme si c’était une chose de l’esprit, mais on réagit très directement à des choses. Je pense qu’il y a eu un jeu avec les toiles précédentes comme Thermophormeuse [fig.15] avec cette espèce de forêt de jambes et de bras et tu as l’impression que ça va s’écraser, on dirait une cage d’ascenseur infernale. Sur (Oreille) accident, il y a une oreille avec des pieds et une main avec du vernis à ongles, des images bizarres de choses qu’on ne comprend pas, rendues avec des couleurs fluo, comme si d’un coup on avait une espèce d’univers cacophonique, de chose affolée qui rentre dans l’espace assez austère de l’usine.
Dans la Salle de repos [fig.19], il y a aussi une oreille et une main (pas manucurée). Pour ce tableau, je me suis dit : « la main on peut la fermer, l’oreille on ne peut pas ». Ce sont deux outils très importants : la main saisit des choses, l’oreille capte des informations sonores. Je me suis dit la main, on est fatigué d’avoir trop utilisé sa main, l’oreille, on a l’oreille défoncée d’avoir entendu trop de bruit. C’est les deux organes qui ont besoin de se reposer, la préhension, je dirais l’organe actif et l’ouïe, l’organe passif par excellence.
Surréalisme et mélancolie : le corps au repos
Renaud. Pour moi cette toile est un peu différente des autres peintures. On a, non pas un arrière-plan plat et neutralisé par des gris, mais un espace en profondeur, avec une perspective, une ouverture, une porte. C’est un espace sans qualité, avec son faux plafond un peu abimé, le type de lieu que l’on connait tous mais que l’on ne remarque pas, parce que ce sont des espaces plutôt ennuyeux, voire un peu déprimants. Et là-dedans, une espèce d’énorme oreille et cette main molle géante avec l’ongle retournée qui est posée sur la table, comme un peu dégonflée.
Laurent. Le doigt est peut-être blessé, ou tordu. C’est aussi une des premières images de la fatigue, c’est quelque chose qui est devenu très important dans le travail, les corps fatigués. Là, les deux images, elles sont en train de se reposer, tu en as une, la main, qui est avachie sur la table, et l’autre qui est un peu comme si elle était en train de dormir, couchée sur le sol. L’espace est un peu usé aussi.
Figure 19 : Salle de repos.
© Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200 x 240 cm, Courtesy Semiose, Paris
Pour revenir sur cette atmosphère lymphatique qui baigne Salle de repos, je voulais dire que quand j’ai peint ce tableau — c’est souvent un signe qui ne trompe pas — j’ai pris un infini plaisir à faire cet espace. Notamment à cause de son rideau d’arbres derrière les fenêtres, on imagine complètement une journée un peu brumeuse, une saison en transition, fin d’été ou de printemps, et cette salle un peu triste, qui n’a pas été trop soignée, avec tout ce qui se fait de plus banal comme mobilier. Et cette espèce d’énorme main… Moi, j’avais vraiment l’idée d’une texture en papier mâché — comme ce qu’on voit dans les carnavals — une grosse chose, un peu bouffie, un peu triste, un peu raplapla qui va tomber. Je ne sais pas si tu connaissais Mirapolis ? C’était un parc d’attractions en banlieue qui a très vite fait faillite. Il y a eu pendant une éternité en région parisienne une énorme statue de Gulliver qui tombait plaque par plaque avant qu’ils ne la rasent. [rires] Il y a un petit peu de cela dans cette peinture, c’est les corps fatigués, c’est la salle de repos. Et en fait, elle est assez belle, cette salle, dans son côté sans qualités, ça a sa beauté, une homogénéité de couleurs.
Renaud. Venons-en à des choses très récentes, tu viens de produire deux toiles — Paris, rue Jean Robert 1 & 2 [fig.20&21] — qui représentent la même boutique, une retoucherie africaine à Paris. Tout d’abord d’où vient ce titre ?
Laurent. C’est l’adresse ! C’est en référence à une œuvre de Daumier qui s’intitule Massacre de la rue Transnonain, une gravure liée à la répression d’un soulèvement populaire en 1834. Daumier représente un corps qui est en bas d’un lit, il y a quelque chose du fait divers dans cette lithographie. Le tableau s’appelant rue Transnonain, je me suis dit c’est intéressant : un tableau qui a une adresse. Si je l’ai appelée Paris, rue Jean Robert, c’est que la rue Jean Robert est un nom qu’on imagine bien situé dans l’espace francophone. Cela m’intéressait par rapport au tableau, qui est une boutique de retoucherie africaine, d’inscrire cette scène de travail à Paris. Les deux toiles fonctionnent ensemble, Paris, rue Jean Robert 2 est le contrechamp de Paris, rue Jean Robert 1. Le mannequin qui est au fond du tableau se retrouve au premier plan de Paris, rue Jean Robert 2. Ce qui m’a donné l’idée d’un contrechamp, c’est que le premier tableau contient un miroir au fond qui reflète la rue. Dans Paris, rue Jean Robert 1, on va d’un espace très lumineux au premier plan, comme si on entrait dans la boutique, puis l’espace s’assombrit, la lumière diminue. Par contre, le miroir, au fond, de manière clinquante, a été quasiment peint dans l’huile blanche, du blanc de titane. Il reflète l’extérieur — avec un reflet impossible — cela donne un effet de luminosité éclatante au fond du tableau.
Figure 20 : Paris, rue Jean Robert 1.
© Laurent Proux, 2021, huile sur toile, 200 x 180 cm, Courtesy Semiose, Paris
Lorsque j’ai pensé à faire un deuxième tableau de cette retoucherie, je me suis dit que cela pourrait être intéressant que du fond du tableau, qui est sombre, on ait le point de vue du miroir. Qu’est-ce qu’il se passerait alors ? La vitrine qui est au fond du tableau Paris, rue Jean Robert 2 est très lumineuse, c’est une rue parisienne qui est envahie de soleil, toutes les figures de ce second tableau sont donc en contre-jour.
Figure 21 : Paris, rue Jean Robert 2.
© Laurent Proux, 2022, huile sur toile, 200 x 180 cm, Courtesy Semiose, Paris
Construction de l’espace de représentation : « la boutique c’est le tableau »
Renaud. J’aimerais que tu nous expliques comment tu as procédé pour concevoir, et même construire, ces deux toiles (qui ont quelque chose d’assez architecturale finalement) ?
Laurent. Comme toute bonne décision dans le travail, tout est venu d’une contrainte. Au départ, la boutique du 5, rue Jean Robert est en bas de chez moi. Je passais tous les jours devant cet atelier textile. À cause du travail que j’avais fait sur les usines et de mon intérêt pour les espaces machiniques, j’étais très frappé par toutes ces tables avec leurs moteurs en dessous qui animent les machines à coudre, le côté très dense de l’espace. Il y a beaucoup de gens qui travaillent, et c’est relativement rare de voir des gens travailler dans Paris — je veux dire en dehors du travail tertiaire — là c’est vraiment un travail manuel, un travail ouvrier, artisanal. Je me suis dit : « ça ferait un bon tableau ». Alors, j’ai été dans la boutique et je me suis présenté. Je leur ai dit que je voulais faire des photographies pour réaliser un tableau de la boutique. C’est intéressant comme situation de négociation parce que ce sont des boutiques de textiles africains et quand tu débarques comme européen pour faire des photos, il peut y avoir une suspicion : « pourquoi veux-tu faire des photographies ? » J’ai dû discuter avec le patron, je lui ai présenté mon projet et il m’a dit de revenir un dimanche pour faire les photographies. Mais le dimanche, il n’y avait plus d’employés dans la boutique, et donc, j’ai fait des photographies de la retoucherie vide, avec le patron qui se baladait au milieu [rires].
J’avais donc des photos de l’espace. Puis j’ai repensé à l’ensemble de peintures dont on vient de parler, celui présenté pour l’exposition Jungle Métallique. Dans cette série, le fait d’insérer les morceaux de corps dans une image photographique déjà existante, me forçait à fragmenter le corps, pour l’insérer là où c’est possible. C’était inhérent au fait de travailler sur la photographie, cela faisait que quand je me mettais à peindre j’étais forcément dans de l’hétérogénéité parce que d’un côté je peignais une photographie et de l’autre côté je peignais des gestes sur une photographie. L’esthétique de ces tableaux enregistrait cette hétérogénéité, cela m’intéressait métaphoriquement, politiquement.
Renaud. Je pense que les peintures présentées à Jungle Métallique ont à voir avec la disparition du corps ouvrier. Ce corps est happé par la machine ou il dégorge de la machine, il y a là une dimension critique, politique de ton travail assez explicite.
Laurent. C’est complètement politique, oui, mais c’est aussi lié à une contrainte, qui vient de la façon de travailler. Je reviens à mon histoire de boutique. Pour ce projet, je me suis dit que je ne voulais pas repartir de la photographie, je n’avais pas envie de m’amuser à insérer des corps, les rajouter dans une photographie. J’ai fait une sorte de maquette, puis des collages pour me représenter l’espace, j’ai tourné autour de l’espace.
Renaud. C’est un peu la sensation que l’on a quand on voit ces deux toiles, que tu as en fait fabriqué — comme le faisait Poussin — un modèle en trois dimensions, la toile devient une boîte.
Laurent. Oui : la boutique c’est le tableau !
J’avais des photographies [fig.24] qui me permettaient d’avoir des éléments. La retoucherie était en bas de chez moi, c’était facile de refaire les plans. J’avais une compréhension de l’espace qui me permettait de concevoir une peinture sans être prisonnier de la densité d’informations d’une image photographique. Avec une photo, tout est compliqué, tout est enregistré sur une surface. Là j’ai pu spatialiser les choses et ensuite construire l’espace autour des figures. J’ai tourné autour de l’espace, j’ai fait des collages, des dessins [fig.22] pour simplifier l’espace. J’ai dessiné un des côtés de la boutique, en fait j’ai retransformé l’espace en cube.
Figure 22 : croquis préparatoire pour Paris, rue Jean Robert 1.
© Laurent Proux, 2021, collage et graphite sur papier, Courtesy Semiose, Paris
Renaud. C’est donc une maquette mentale — plus qu’une maquette physique — où il y a déjà l’idée d’un espace, d’une profondeur.
Laurent. Oui, si on est vraiment au niveau formel de l’histoire de mon travail de peintre, c’est l’inverse des corps insérés dans les machines de l’usine PSA. Avec Paris, rue Jean Robert 1 & 2, au contraire, les corps font totalement partie de l’architecture parce que le tableau est construit autour des corps. Par exemple, le pantin dans Paris, rue Jean Robert 2 vient d’un croquis que j’ai fait dans le train. Ce mannequin forme une totalité avec un corps en arrière-plan — comme si le mannequin se mettait à avoir des bras et des jambes — j’appelle ce personnage le patron parce qu’il pose sa main sur l’épaule d’un autre ouvrier dans un geste d’autorité assez théâtral. Autour de ce patron s’organisent toutes les autres figures dans le tableau.
« Un tableau est toujours un objet symbolique »
Renaud. On retrouve quelque chose de ta série des taxiphones dont on a parlé au début de cet entretien, faire un relevé sociologique de lieux typiques du paysage d’un Paris contemporain et populaire, des lieux qui ont une existence fragile et qui ne sont pas ou peu représentés. Est-ce que l’on est ici dans l’idée — chère à Courbet — d’une noblesse de la représentation picturale qui fait qu’une retoucherie parisienne — qui est peu visible, qui n’est pas valorisée — devient l’objet d’un tableau ?
- 27 Cette toile peinte en 1849 et aujourd’hui disparue, est un manifeste du réalisme de Courbet. Deux t (...)
Laurent. C’est une idée qui m’a beaucoup travaillé quand je suis sorti des Beaux-Arts de Lyon. La « noblesse picturale », je ne sais pas si je le dirais exactement comme cela… mais ce n’est pas faux non plus, l’idée en tout cas d’un hommage. Je crois que c’est Courbet justement qui emploie cette expression au sujet des Casseurs de pierres27. Extirper une situation, cela a à voir avec la temporalité, ce n’est pas uniquement la noblesse du médium, c’est aussi la temporalité du médium et ça rejoint l’artificialité des poses.
Renaud. La temporalité, dans le sens où c’est un médium qui a une légitimité parce qu’il est historique ? ou bien parce qu’il va perdurer dans le temps ?
Laurent. Non, ce n’est pas au sens de la légitimité, c’est beaucoup plus concret : une photographie, le photojournalisme par exemple, c’est un instant, alors qu’une peinture, c’est toujours une construction. Donc, les choses et leurs agencements sont savamment dosés, savamment posés. Pour le dire autrement, un tableau est toujours un objet symbolique.
Par exemple avec Paris, rue Jean Robert 2, l’espace est construit autour d’un jeu entre l’architecture par la lumière (avec cette sorte de contre-jour, cette lumière qui tombe d’un côté), et l’architecture par la géométrie euclidienne. La perspective est très stricte, elle va vers l’œil de la figure sur la gauche [fig.23]. Ça m’amusait que ce soit au niveau de l’œil parce que c’est le personnage qui est tourné vers nous. Il est aussi un peu trop grand, presque à notre échelle. Le point de fuite est très bas et totalement sur le côté du tableau ce qui donne cette sensation d’écrasement de l’espace. Par ailleurs, il n’y a pas d’objet qui vienne rythmer l’espace. Par contre il y a des aberrations spatiales au niveau des corps : le deuxième pied du patron, par exemple, est beaucoup trop grand. Il y a plein de choses comme cela qui jouent sur des effets de rupture, de découpes. Prenons l’exemple du rapport entre le patron et son apprenti : c’est un peu une figure de père, c’est assez drôle d’ailleurs, le rapport d’échelle des pieds est celui d’un pied d’enfant par rapport à un pied d’adulte.
Figure 23 : Paris, rue Jean Robert 2 (détail).
© Laurent Proux, 2022, huile sur toile, 200 x 180 cm, Courtesy Semiose, Paris
Tous ces jeux entre les corps ont été rendus possibles grâce au travail avec un modèle. Il y a aussi le fait que ce sont des corps noirs et que, tout simplement, je suis blanc. Donc je connais moins ces carnations-là, c’était donc plus juste de travailler avec quelqu’un.
L’utilisation du modèle : rejouer les gestes du travail
Renaud. En effet la carnation noire est un des enjeux des deux tableaux, il y a beaucoup de jeux de reflets, plusieurs couleurs, du bleu, du orange.
Laurent. Complètement. Pour le premier tableau, Paris, rue Jean Robert 1, une fois que j’avais l’idée de la position des corps et une certaine liberté par rapport à l’espace (parce qu’on n’était pas dans une photographie mais dans du dessin [fig.22]), je me suis dit que le mieux pour avoir une idée d’un corps, c’était de faire venir poser quelqu’un (ce que je n’avais jamais fait). J’ai rencontré Cheikh Abdou Khadre Ndao qui n’est pas un modèle professionnel et vit ici à Bobigny. Travailler avec ce modèle me permettait de lui faire rejouer des gestes que j’avais observé dans la situation de travail. C’est quelque chose qui a profondément à voir pour moi avec les peintures de David — ou celles du XIXe siècle — dans lesquelles les scènes de guerre sont rejouées, parce que personne n’avait d’appareil photo pendant L’Enlèvement des Sabines [rires]. On sent que c’est posé, il y a une sorte d’artificialité dans la situation. Pour moi l’enjeu dans mes deux tableaux est très réaliste, c’est une boutique africaine à Paris, quelque chose qui va à l’encontre des clichés de représentation.
En même temps, le fait de travailler avec un modèle, me dégageait de la question du portrait… c’est un peu subtil et un peu ambigu ce que je vais dire, mais d’un côté c’est un hommage aux africains à Paris, au travail ouvrier. Cela se positionne en tout cas comme une image belle, respectueuse. Par contre, le fait que ça soit une mise en scène complète, que ce soit un travail avec un modèle, ça permettait aussi des jeux — parce qu’il y avait un accord, parce qu’il y avait un consentement, comme on dirait aujourd’hui — qui faisait que le corps qui m’était donné de peindre, acceptait d’être peint et que ce modèle n’est pas la personne qui travaille.
Renaud. Tu parlais de portrait et en même temps c’est le même modèle qui a servi pour chacun des sept figures des deux tableaux. Pourtant, on ne l’identifie pas comme étant la même personne, donc on n’est pas dans le portrait. C’est avant tout un type de corps : un corps masculin noir. Tu parlais de l’Enlèvement des Sabines, je trouve que dans ce type de peintures avec de multiples personnages, on décèle quand il y a eu un modèle spécifique — qui a un corps mais surtout un visage — par contraste avec les personnages qui sont bâtis sur des corps génériques. Là, dans tes deux toiles, on a certes la spécificité d’un corps noir, mais il me semble que l’on est du côté du générique, pas vraiment du côté d’une personne avec sa singularité. S’agissant d’un corps racisé, cette représentation générique peut sembler problématique.
Laurent. Oui, tu as raison, c’est un corps un peu générique qu’on pourrait rapprocher (pour être pédant) du terme de persona en latin qui désigne le masque porté par l’acteur. Donc ce masque, cette figure, c’est un personnage qui me permet d’avoir accès à tout un tas de corps tout en les mettant à distance. Mais le tableau contient aussi un portrait — alors ça, ce n’est pas pensé à l’avance — qui est cette figure à l’angle là où va le point de fuite [fig.23]. Ça ressemble assez au visage de Cheikh, justement.
- 28 Le modèle noir de Géricault à Matisse, Musée d’Orsay, 2019, commissaires : Cécile Debray, Stéphane (...)
Il y a quelque chose que j’aime bien dans les petites histoires de l’art que l’on se transmet ou qu’on rejoue dans les tableaux, tu sais que maintenant, on connaît la modèle qui a posé pour la servante noire de l’Olympia de Manet ? C’était une des choses intéressantes de l’exposition Le modèle noir au musée d’Orsay28 de retrouver l’identité de ce modèle, qui s’appelait Laure et qui a posé dans différentes peintures à l’époque. Un peu comme les acteurs au cinéma, la peinture du XIXe a inscrit plein de gens dans l’histoire de son médium.
- 29 Giorgio De Chirico (1888-1978) est un peintre italien, inventeur du courant de la « peinture métaph (...)
Concernant les toiles de la retoucherie il y a un enjeu de réalisme, un enjeu de description sociale, mais en même temps, ce n’est pas réel, c’est un peu De Chirico29, c’est synthétique. On sent que c’est une mise en scène. Il y a un corps qu’on pourrait qualifier de type masculin africain, mais en même temps, c’est bien quelqu’un. En fait, tous ces espaces-là m’intéressent. Ça reste le portrait de quelqu’un, mais le portrait de quelqu’un qui devient plein de gens différents, tout en contenant son portrait. Une autre histoire que je voulais raconter, c’est qu’il paraît que Diego Rivera, quand il a fait la grande fresque de Detroit, il y a des gens qu’il connaissait dont il s’est servi comme modèle. La femme de ménage du Detroit Institute of Arts, qui était mexicaine comme lui, il l’a mise dans le tableau.
J’aime bien ce genre d’histoires. Le fait que ça ne soit pas un portrait, parce que ce n’est pas à l’endroit du portrait que ça m’intéresse ou de la psychologie. Ce n’est pas ce genre que je vise. Par contre cela m’intéresse que dans une économie du tableau, soit contenue une sorte de portrait crypté.
Renaud. Sur ta documentation photographique [fig.24] la boutique est toute petite, on ne peut jamais avoir le point de vue frontal que l’on a dans tes toiles, la prise de vue photographique force à une vue en biais.
Laurent. Dans les peintures, on est face à une situation. Quand je me promenais dans mon quartier, il y a plein de boutiques, je voyais différentes situations et je les inscrivais dans mon cerveau, ou je faisais un petit croquis juste après. Je me disais « je pourrais le mettre dans mon tableau ». Cela m’a permis de ne pas ne pas me charger de la complexité hyperréaliste de la photographie. Même si elle est aussi présente et utile parce qu’elle donne la clé des machines à coudre, des tables aussi — ce genre de détails ne s’invente pas — même chose pour les bobines qui sont très précisément reproduites, ou bien le fil électrique qui tombe du moteur.
Figure 24 : Documentation photographique pour Paris, rue Jean Robert 1.
2021 [photographie dans l’atelier : Renaud Bézy]
Renaud. Si je regarde cette documentation [fig.24], je suis frappé par les écarts. Tu stylises les objets — les machines à coudre, les tablettes — mais tu inventes également des motifs — les grands pans de tissus qui parcourent l’espace (alors qu’ils sont roulés en boule dans la « vraie » boutique). Tu utilises ici le drapé, l’une des grandes figures de la tradition picturale.
Le corps-machine : « un monde effrayant et souterrain »
Laurent. Là on rejoint ta remarque sur une mise en scène un peu fastueuse de la peinture, mais qui exagère aussi des choses qui existent. J’ai été très intéressé par le fait que, dans la boutique, les vêtements portés par les travailleurs sont moins beaux que les tissus qu’ils travaillent. Dans le tableau c’est une exagération parce que les tissus ne sont pas aussi grands en réalité, mais ça reste des textiles un peu chers, des textiles un peu beaux, la marchandise est mieux que celle portée par les ouvriers.
- 30 Oskar Schlemmer (1888-1943) est un artiste allemand qui a enseigné au Bauhaus. Dans son travail il (...)
Il y a aussi un sentiment d’étrangeté avec le rapport au pantin (qui nous renvoie à des gens comme Oskar Schlemmer30). Ça existe très fortement dans le premier tableau avec la figure courbée et le moteur de la machine à coudre : c’est comme s’il avait un moteur dans le bide. C’est un jeu d’espace parce qu’on comprend bien qu’il est derrière, mais malgré tout, on a aussi l’impression d’un corps-machine. Quand on pense au film Robocop de Paul Verhoeven, on a tout ce registre du corps-machine, du corps musclé et puis du corps jeté à la poubelle parce que l’usine ferme. Il y a cette image vitaliste, cette relation entre machine et force qui est très présente dans la culture ouvrière.
L’idée du moteur dans l’estomac se rejoue dans la deuxième toile, mais sur un plan différent, avec la figure qui fait autorité en posant sa main sur l’épaule de l’autre personnage qui le regarde avec beaucoup d’attention (par contraste avec le personnage tout au fond de la même toile qui a l’air défiant). Cette scène m’intéressait, même si elle a un côté kitsch, un côté peinture édifiante du XIXe ou du XVIIIe. Cela m’intéressait parce qu’il y a la brutalité du mannequin qui est traité en aplat noir. Cet aplat est posé au couteau, comme s’il apparaissait d’un coup, c’est très rare chez moi que le motif sorte du bas du tableau, le mannequin surgit presque depuis notre espace. Il casse l’image d’Épinal — édifiante et théâtrale — fermée sur elle-même. Si l’on s’amuse optiquement à regarder le bras du personnage qui touche l’épaule de l’autre comme un bras qui sort du mannequin, alors on bascule dans l’angoisse, la morbidité glaçante du corps coupé.
Il y a ici un jeu entre un côté sympathique et quelque chose de brutal qui relève de la machine. Je suis d’ailleurs toujours soucieux de peindre de façon détaillée — non pas les machines à coudre — mais les moteurs en eux-mêmes, tous ces éléments qui sont sous la table.
Renaud. Il y a la surface des plateaux et puis ce qui se passe en dessous.
Laurent. Il y a le mannequin, il y a les machines, il y a les pieds qui sont nus, il y a les trous dans les chaussettes, tout un monde effrayant et souterrain.
Notes
1 Yves Bélorgey (1960- ) est un peintre contemporain français qui a été enseignant à l’École Nationale Supérieure de Lyon. Il est représenté par la galerie Xippas à Paris.
2 Gerhard Richter (1932- ) est un peintre allemand célèbre entre autres pour ses peintures reprenant des effets de flou photographique.
3 Richard Estes (1932- ) est un peintre américain représentatif de la peinture photoréaliste. Les vitrines de magasins vues de la rue constituent l’un de ses thèmes de prédilection.
4 Eugène Delacroix, Journal 1822-1863, Paris, Plon, 1996.
5 Gilles Aillaud (1928-2005) est un peintre figuratif français associé au mouvement de la Figuration Narrative. Très engagé dans la contestation politique autour de Mai 68, il participe à plusieurs expériences de peinture collective. Il développe ensuite ce qui deviendra la partie la plus connue de son travail, des peintures représentant des animaux dans des zoos.
6 Images en lutte: La culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974), exposition aux Beaux-Arts de Paris, 2018, commissaires : Philippe Artières et Éric de Chassey.
7 Willem de Kooning (1904-1997) est, avec Jackson Pollock, l’un des représentant majeur de l’expressionnisme abstrait, un courant de peinture qui s’est développé dans l’Amérique de l’après seconde guerre mondiale.
8 Avec cette expression « l’informe de la peinture », Laurent fait référence à la dimension purement abstraite et gestuelle de la peinture. Par extension, l’Art informel est un mouvement artistique de peinture abstraite qui s’est développé en Europe dès l’après-guerre et jusque dans les années 1960.
9 William Turner (1775-1851) est un peintre paysagiste anglais ayant produit des œuvres quasi abstraites.
10 Alternativement titré La Forge ou Cyclopes modernes cette toile a été réalisée entre 1872 et 1875 par le peintre Adolph von Menzel (1815-1905), elle fait partie de la collection de l'Alte Nationalgalerie à Berlin.
11 Cette phrase « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » est la première strophe de L’adieu du cavalier (1915), un poème écrit par Guillaume Apollinaire (1880-1918).
12 Ambrogio Lorenzetti Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, 1338, Sala dei Nove ou Sala della Pace du Palazzo Pubblico, Sienne.
13 Le contado désigne dans l’Italie du Nord au XIVe siècle la zone rurale qui entoure la cité et est régie par elle.
14 Günther Anders (1902-1992) est un philosophe allemand. Laurent fait ici référence aux positions critiques de Anders vis-à-vis de la technologie et de la modernité.
15 Bernd Becher (1931-2007) et Hilla Becher (1934-2015) sont un couple de photographes allemands travaillant en duo autour de relevé photographique d’installations industrielles.
16 Andreas Gursky (1955- ) est un photographe allemand issue de ce que l’on a appelé l’école de Düsseldorf. Fortement influencé par l’enseignement des Becher il s’en distingue notamment par l’utilisation du photomontage numérique pour réaliser des images embrassant de larges points de vue et comprenant parfois une multitude de personnes.
17 Diego Rivera (1886-1957), L’industrie de Détroit ou L’homme et la Machine, 1932-1933, Fresque, Etats-Unis, Détroit, Détroit Institute of Arts.
18 Peter Weiss, Esthétique de la résistance (1975-1981), Paris, Klincksieck, Paris, 1989-1992.
19 La réforme de la sécabilité à La Poste consistait à demander aux agents de faire une partie du travail d’un collègue absent en plus de leur propre travail.
20 Jean-Luc Marion, Courbet ou la peinture à l’œil, Paris, Flammarion, 2014.
21 Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (1897) est un poème typographique de Stéphane Mallarmé (1842-1898) qui révolutionna la poésie et aura une grande influence sur les avant-gardes du début du XXe siècle.
22 Bernard Chadebec (1942- ) est l’un des grands noms de la production d’affiches de prévention en France.
23 « Ce qui complique encore la situation c’est que, moins que jamais, la simple « reproduction de la réalité » ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l’AEG ne nous apprend pratiquement rien sur ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu fonctionnel. » Bertolt Brecht, « Le procès de L’Opéra de quat’sous. Expérience sociologique » (1931), in Sur le cinéma. Écrits sur la littérature et l’art 1, Paris, L’Arche, 1970, p. 171.
24 Zaha Hadid (1950-2016), est une architecte irako-britannique, l’une de ses réalisations les plus spectaculaires sur le sol français est la tour CMA CGM — dite « tour Hadid » — érigée à Marseille.
25 Charlie Chaplin, Les temps modernes (Modern Times), 1936.
26 Le Fifre est une peinture réalisée en 1866 par Édouard Manet. Elle figure un personnage unique sur un fond uni : un jeune garçon en uniforme. Manet a utilisé les galons noirs le long du pantalon rouge du fifre pour dessiner un cerne autour du personnage. C’est cet élément que j’associe avec la toile de Laurent.
27 Cette toile peinte en 1849 et aujourd’hui disparue, est un manifeste du réalisme de Courbet. Deux travailleurs sont représentés à l’échelle 1, les deux modèles qui ont posés pour le peintre sont deux ouvriers terrassiers qui posent en reprenant les attitudes de leur travail.
28 Le modèle noir de Géricault à Matisse, Musée d’Orsay, 2019, commissaires : Cécile Debray, Stéphane Guégan, Denise Murrell, Isolde Pludermacher.
29 Giorgio De Chirico (1888-1978) est un peintre italien, inventeur du courant de la « peinture métaphysique », il fut l’un des précurseurs du Surréalisme.
30 Oskar Schlemmer (1888-1943) est un artiste allemand qui a enseigné au Bauhaus. Dans son travail il s’intéresse à la relation homme machine dans une forme de stylisation géométrique du corps.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Figure 1 : Entrée matière. |
---|---|
Crédits | © Laurent Proux, 2014, huile sur toile, ensemble de 9 peintures, 220 x 200cm [photographie Renaud Bézy], Courtesy Semiose, Paris. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 872k |
Titre | Figure 2 : Vue de l’atelier de Laurent Proux à Pantin. |
Crédits | Septembre 2022 [photographie Renaud Bézy], à gauche : Laurent Proux, Poste 3, 2014, huile sur toile, ensemble de 9 peintures, 220 x 200cm, Courtesy Semiose, Paris. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 624k |
Titre | Figure 3. Poste 2 (détail). |
Crédits | © Laurent Proux, 2014, huile sur toile, ensemble de 9 peintures, 220 x 200cm [photographie Renaud Bézy] Courtesy Semiose, Paris. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 660k |
Titre | Figure 4. Poste 3 (détail). |
Crédits | © Laurent Proux, 2014, huile sur toile, ensemble de 9 peintures, 220 x 200cm [photographie Renaud Bézy] Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 964k |
Titre | Figure 5 : Vue de l’exposition L’homme et la machine, 2014. |
Légende | Galerie du collège Marcel Duchamp, École municipale des beaux-arts, Châteauroux |
Crédits | Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 360k |
Titre | Figure 6 : Taxiphone, rue de Flandres. |
Crédits | © Laurent Proux, 2008, diptyque, huile sur toile, 210 × 220 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 828k |
Titre | Figure 7 : Baies. Centre de données, Aubervilliers. |
Crédits | © Laurent Proux, 2010, huile sur toile, 220 × 206 × 3 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,1M |
Titre | Figure 8 : Bureau d’un syndicaliste. |
Crédits | © Laurent Proux, 2012, huile sur toile, 195 x 195 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-8.jpg |
Fichier | image/jpeg, 668k |
Titre | Figure 9 : Poste de travail et graffitis. |
Crédits | © Laurent Proux, 2007, huile sur toile, 210 × 220 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-9.jpg |
Fichier | image/jpeg, 588k |
Titre | Figure 10 : Affiche lacérée dans les entrepôts de la Sernam. |
Crédits | Source : documentation de l’artiste [photographie Laurent Proux] |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-10.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,2M |
Titre | Figure 11 : Documentation de travail, mine de plomb sur tirage numérique. |
Crédits | Laurent Proux. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-11.jpg |
Fichier | image/jpeg, 992k |
Titre | Figure 12 : Aujourd’hui... demain. |
Crédits | © Laurent Proux, 2017, huile sur toile, 61,5 x 46 x 2,3 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-12.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1008k |
Titre | Figure 13 : Faut pas. |
Crédits | © Laurent Proux, 2017, huile sur toile, 61,5 x 46 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-13.jpg |
Fichier | image/jpeg, 752k |
Titre | Figure 14 : Découpe. |
Crédits | © Laurent Proux, 2015, huile sur toile, 240 x 200 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-14.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,0M |
Titre | Figure 15 : Thermophormeuse. |
Crédits | © Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200x150 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-15.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,0M |
Titre | Figure 16 : Jungle métallique. |
Crédits | © Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200 x 240 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-16.jpg |
Fichier | image/jpeg, 468k |
Titre | Figure 17 : Les opérateurs. |
Crédits | © Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200 x 240 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-17.jpg |
Fichier | image/jpeg, 548k |
Titre | Figure 18 : (Oreille) accident. |
Crédits | © Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200 x 240 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-18.jpg |
Fichier | image/jpeg, 532k |
Titre | Figure 19 : Salle de repos. |
Crédits | © Laurent Proux, 2018, huile sur toile, 200 x 240 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-19.jpg |
Fichier | image/jpeg, 392k |
Titre | Figure 20 : Paris, rue Jean Robert 1. |
Crédits | © Laurent Proux, 2021, huile sur toile, 200 x 180 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-20.jpg |
Fichier | image/jpeg, 692k |
Titre | Figure 21 : Paris, rue Jean Robert 2. |
Crédits | © Laurent Proux, 2022, huile sur toile, 200 x 180 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-21.jpg |
Fichier | image/jpeg, 688k |
Titre | Figure 22 : croquis préparatoire pour Paris, rue Jean Robert 1. |
Crédits | © Laurent Proux, 2021, collage et graphite sur papier, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-22.jpg |
Fichier | image/jpeg, 408k |
Titre | Figure 23 : Paris, rue Jean Robert 2 (détail). |
Crédits | © Laurent Proux, 2022, huile sur toile, 200 x 180 cm, Courtesy Semiose, Paris |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-23.jpg |
Fichier | image/jpeg, 192k |
Titre | Figure 24 : Documentation photographique pour Paris, rue Jean Robert 1. |
Crédits | 2021 [photographie dans l’atelier : Renaud Bézy] |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4246/img-24.jpg |
Fichier | image/jpeg, 281k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Laurent Proux et Renaud Bézy, « Peindre les corps et les décors du travail. Grand entretien de Laurent Proux », Images du travail, travail des images [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 20 juillet 2023, consulté le 20 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/4246 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.4246
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page