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Un œil, une image

Que peut faire l’inspection du travail en cas de danger grave et imminent ?

Yves Sinigaglia

Texte intégral

  • 1 L’article L4121-1 du code du travail : « L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la (...)

1Le rôle de l’inspection du travail est de faire respecter la réglementation du travail par les employeurs, particulièrement en matière d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail1. Malgré un mouvement général de modernisation technique des chantiers, le secteur du bâtiment reste l’un des plus exposés aux accidents du travail. Les employeurs ne donnent pas toujours les moyens aux salariés de travailler correctement. Ceux-ci « se débrouillent » alors « avec les moyens du bord », sur les petits comme sur les gros chantiers, ce qui induit des risques et aboutit à des accidents. C’est pourquoi, une priorité pour l’inspection du travail consiste à contrôler les chantiers.

2Dans le cadre d’une inspection cette photographie a été prise à l’instant où je rentrais sur le chantier. Le chantier consiste en la rénovation complète d’un monument historique. Plus de 50 salariés y travaillent, chacun intervenant dans sa spécialité (gros œuvre pour reprendre les fondations, pierreux, couvreurs, maçons, charpentiers, etc.). Une vingtaine d’entreprises, dont de multiples sous-traitants, y participent et des problèmes de co-activité sont à régler à chaque moment. Pour cela, un coordonnateur de sécurité a été nommé. Pourtant, les risques restent présents.

3La photographie montre un salarié, charpentier couvreur, situé à une vingtaine de mètres de hauteur. Le risque de chute est évident : ses pieds sont sur une poutrelle métallique de 10 cm de large ; il est en train de monter des chevrons en bois à l’aide d’une corde. Cette pièce de bois pèse une trentaine de kilogrammes et a une longueur de 8 à 10 mètres ; pendant que des ouvriers placés en contrebas la poussent vers le haut, lui la tire pour la poser sur la faitière (poutre métallique la plus haute du bâtiment), avant de la fixer. Positionné en fragile équilibre, la moindre fausse manœuvre peut provoquer sa chute. Or le harnais qu’il porte n’est pas attaché.

4Cette situation est caractéristique d’un danger grave et imminent. C’est pourquoi, dès ce premier constat réalisé, je décide de monter rapidement au dernier étage du bâtiment afin de demander au charpentier de descendre immédiatement de la faitière. Je lui pose alors des questions pour comprendre le travail qu’il est en train d’effectuer, ainsi qu’à chacun des autres salariés et du chef de chantier. La discussion est tendue, les salariés ayant toujours tendance à justifier les travaux qu’ils réalisent par des arguments plus ou moins pertinents compte tenu des circonstances. « On peut pas faire autrement, c’est les risques du métier. Il n’y a aucun danger quand on a l’habitude, le chantier est en retard. » Je demande à consulter les documents présents sur le chantier concernant l’opération en question, qui doivent m’indiquer ce qu’a prévu l’employeur pour ce type d’opération. Il se passe un quart d’heure avant d’avoir ces documents en main. Rien n’est écrit sur la situation de travail en question. Pour faire cesser sans délai cette opération particulièrement dangereuse, je rédige un arrêt de chantier et téléphone à l’employeur pour lui faire part de mes constats et de ma décision.

5Un arrêt de chantier peut durer plusieurs jours ou plusieurs semaines, tant que les mesures proposées par l’employeur pour la reprise du travail ne sont pas satisfaisantes et conformes à la réglementation. Le chantier prenant du retard, l’entreprise sera certainement pénalisée financièrement par son client. Pour l’agent de contrôle, ces considérations importent peu ; ce qui prévaut c’est de faire travailler ses salariés en toute sécurité. L’entreprise, spécialisée dans la mise en place de charpente, est responsable de ne pas avoir donné les moyens de travailler en conformité et d’avoir exposé un de ses salariés à une chute mortelle. Il n’a en effet fourni ni échafaudage pour travailler à la hauteur de la faitière, ni élévateur à nacelle pour être en sécurité ; le harnais de sécurité ne peut être considéré comme une protection dans la situation. La responsabilité de l’employeur est engagée, d’autant plus que l’opération est répétitive puisqu’une centaine de chevrons verticaux doivent être installés.

6Le contrôle du chantier a donc commencé par le constat de ce risque immédiat, mais bien d’autres situations de travail ont ensuite été examinées, étant donné le nombre d’entreprises présentes sur le chantier avec de nombreux salariés dont des intérimaires et des sous-traitants en cascade. Au final, j’ai dressé un procès-verbal à l’employeur charpentier pour plusieurs infractions au code du travail, qui a été transmis au procureur de la république, qui décidera de poursuivre l’employeur au vu de mes photos. Ce dernier sera condamné à une amende de 3500 euros, ce qui est dérisoire, au vu de l’infraction et du risque encouru.

  • 2 Le BTP est le deuxième secteur à employer le plus d’intérimaires.

7Quelques réflexions en guise de conclusion. Dans la situation décrite, si une chute avait eu lieu, le salarié aurait été très sévèrement blessé, voire handicapé à vie, voire serait mort. Pourquoi les salariés prennent-ils des risques ? Pour plaire à l’employeur ? Pour finir plus vite ? Pour rattraper le retard ? Par peur de perdre leur son emploi ? Par défi ? Par inattention ? Par imprudence ? Par méconnaissance du danger ? Du point de vue de l’inspection du travail, peu importe. Pourtant, je reste étonné qu’un salarié, mais aussi toute l’équipe qui l’entoure, acceptent des conditions de travail dangereuses. Ici, le salarié aurait pu effectuer un droit de retrait du fait du danger grave et imminent. Mais comme dans d’autres circonstances, du fait du lien de subordination, amplifié par des conditions d’emploi souvent très précaires dans ce secteur2, et de temps de travail intensifiés, les salariés n’ont pas toujours les possibilités de faire respecter leurs droits. Force est de constater que le droit de retrait institué en France en 1982 est peu utilisé. A l’échelle de ma propre expérience professionnelle à l’inspection du travail, je peux témoigner qu’en 25 ans, dans la zone géographique que je contrôlais, je n’ai été informé que de cinq retraits de salariés face à un danger grave et imminent.

  • 3 Le 29 septembre 1975, pour la première fois, un employeur, le directeur de l’usine Huile, Goudrons (...)

8Il me semble n’y avoir que la répression pénale, l’interdiction de diriger une entreprise ou la prison quelques semaines3, pour pouvoir réellement contraindre les employeurs à respecter leurs obligations de prévention et de sécurité. Ces peines, accompagnées d’une forte publicité dans la presse, permettraient, peut-être, de faire comprendre aux employeurs délinquants que dans, certaines situations, les sanctions peuvent être lourdes et les impliquer personnellement. Une loi de protection est faite pour être appliquée et la sanction doit tomber.

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Notes

1 L’article L4121-1 du code du travail : « L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. »

2 Le BTP est le deuxième secteur à employer le plus d’intérimaires.

3 Le 29 septembre 1975, pour la première fois, un employeur, le directeur de l’usine Huile, Goudrons et Dérivés de Vendin-le-Vieil, une filiale des Charbonnages de France, est incarcéré pour homicide involontaire (2 jours), infractions aux règlements de la sécurité du travail et du travail temporaire, à la suite de la mort d’un ouvrier intérimaire, invalide, écrasé par un wagon, en travaillant de nuit, dans un emplacement mal éclairé et sur une voie en pente. D’autres incarcérations à la suite d’accidents mortels du travail engageant la responsabilité patronale auront lieu par la suite, avant que le ministère de la Justice fasse voter une modification du code du travail mettant un terme à la jurisprudence de la Cour de cassation sur la responsabilité pénale de l’employeur en exigeant désormais la preuve de sa « faute personnelle » (loi du 16 décembre 1976). https://www.youtube.com/watch?v=T8NC6lY4mEs

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Sinigaglia, « Que peut faire l’inspection du travail en cas de danger grave et imminent ? »Images du travail, travail des images [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 20 juillet 2023, consulté le 20 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/4236 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.4236

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Auteur

Yves Sinigaglia

Yves Sinigaglia a occupé les fonctions d’Inspecteur du travail pendant 25 ans. Il a été militant syndical : 17 ans à la CFDT 1979-1996 et 26 ans à Sud Travail et Solidaires 1997-2023.

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