Peindre à Shanghai
Texte intégral
1Quand je séjourne à l’étranger, je cherche toujours à faire des photos sur des sujets peu connus ou quelquefois difficiles d’accès : industrie en Algérie ou en Bulgarie, sucreries à l’Ile Maurice, usines automobiles au Japon, en Corée et aux États-Unis, etc. Autant d’images déposées à l’agence de photos qui hébergeait ma production avant que la généralisation du numérique ne fasse disparaître ce type de diffusion des photos. J’ai conservé cette curiosité pour les lieux qui restent en général fermés aux voyageurs. Et lorsqu’une amie artiste m’a fait part de l’effervescence des artistes peintres dans les friches industrielles de Pékin et de Shanghai, j’ai eu envie de traiter ce sujet éminemment attrayant au tournant des années 2000, moment où l’Occident découvrait la peinture chinoise contemporaine.
2Les autorités de Shanghai ont transformé, à la fin des années 1990, l’usine mécanique n° 8 en un vaste centre artistique accueillant des peintres soutenus financièrement par la puissance publique. Rapidement, dans les interstices de cette usine qui s’apparente à une petite ville avec ses rues, ses arbres, ses placettes, une myriade de peintres indépendants ont installé leurs ateliers et leurs galeries. Les œuvres des uns et des autres ne se différencient guère, influencées par Andy Warhol (avec son célèbre portrait de Mao) et par le pop art américain. Mao est omniprésent sous toutes ses formes : joufflu, caricaturé, avec ses chats, etc. D’une certaine manière, le nationalisme chinois autorise ces convergences autour du grand timonier entre art officiel et expressions indépendantes, pourvu que les toiles et les sculptures trouvent acheteurs en Europe et aux États-Unis… Cette diffusion n’entre-t-elle pas dans les pratiques chinoises du softpower ?
3Ainsi, comme le montre la photographie proposée ici, les artistes peuvent jouer subtilement avec l’élan communiste vers un avenir radieux à travers des fresques et des scènes positives à peine dévoyées : les lectures des œuvres sont multiples et chacun peut y voir confirmée sa lecture du monde. Tel est le premier niveau d’interprétation de cette photographie : un peintre officiel illustre la marche intrépide du peuple chinois. Le mouvement des jambes et celui des bras, poings fermés, marquent la détermination des soldats (le col rouge indique leur appartenance à l’ordre militaire). Le drapeau rouge qui flotte à l’arrière-plan, au-dessus des nuages, confirme cet engagement dans son ondulation qui accompagne les marcheurs.
4L’autre interprétation de la photographie – et plus seulement de la fresque – s’intéresse à la seconde action qui y est contenue, celle du peintre. Le peintre cultive plusieurs paradoxes : non seulement il est assis – position rare pour un peintre –, mais il est torse-nu alors que l’on attend a minima qu’il soit vêtu d’une blouse ou d’une veste légère. Enfin, il téléphone : or l’échange téléphonique est une activité a priori légère qui s’oppose à la concentration que l’on dit nécessaire à la création. À moins que l’œuvre commandée soit réellement rébarbative à travers la sérialité des personnages à peindre… Mieux encore, si globalement la fresque révolutionnaire apparaît statique, le mouvement provient de la poussée des derniers personnages sur les premiers… qui semblent ralentir le pas ou buter contre le futur : s’agit-il d’un message subliminal de l’artiste ?
- 1 Voir pour le développement de cet argument, notre livre, La sociologie filmique. Théories et pratiq (...)
5Autrement dit, c’est cette suite de paradoxes qui renverse les certitudes contenues dans la fresque et qui conduit le spectateur à interroger le rapport réel que le peintre entretient avec l’œuvre : croit-il à ce qu’il peint ? Croit-il, même un peu, aux idées et au rêve qu’il est en train de coucher sur la toile ? Les paradoxes contenus dans l’attitude du peintre et dont je me suis emparé ici comme photographe initient une distanciation du spectateur avec l’image regardée. C’est ce que nous pouvons désigner comme une photo sociologique, c’est-à-dire prise par un ou une sociologue pour montrer et démont(r)er un processus social à partir d’une distanciation (ici les paradoxes) dans un positionnement critique. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir de photo sociologique faite par des non-sociologues : il s’agit seulement d’affirmer qu’il y a une possibilité de réaliser de telles photos à partir d’une intentionnalité qui donnera à l’image une « charge sociologique » qu’elle n’aurait pas nécessairement sans cette préoccupation1. On peut ajouter qu’elle « fonctionne » d’autant mieux qu’elle possède les qualités esthétiques d’une bonne photo : choix de la composition, de la lumière, etc. Alors, la photo sociologique accroche le spectateur, décrit une situation, suggère des significations, met à distance le regardeur et le pousse à l’analyse critique du monde. À condition qu’il s’y attarde plus longtemps que de coutume, sachant qu’une photographie dans un ouvrage est regardée en moyenne moins de 12 secondes !
Notes
1 Voir pour le développement de cet argument, notre livre, La sociologie filmique. Théories et pratiques, Paris, CNRS Éditions, 2020.
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Titre | Centre artistique à Shanghai, 2006. |
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Crédits | © Photo : Jean-Pierre Durand |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/4232/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 96k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Pierre Durand, « Peindre à Shanghai », Images du travail, travail des images [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 20 juillet 2023, consulté le 19 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/4232 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.4232
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