« La peinture est un cri. Il faut que tout de suite, ce que tu as à dire soit dit. En principe, je ne retouche jamais. C’est à prendre ou à laisser. Quand tu commences à fignoler, déjà tu triches. » Alain Boggero, janvier 2022
- 1 « La classe ouvrière ira au paradis », 5 juin au 15 juillet 2022, Université Paris 1 Panthéon Sorbo (...)
- 2 On peut citer le roman de Christian Astolfi ou ceux de Francis Lyon, ancien serrurier tôlier des Ch (...)
- 3 François Lucchesi, par exemple.
1La célébration du jubilé de l’Université Paris 1 et des 70 ans de l’Institut des Sciences Sociales du Travail (ISST), composante interne de cette même université chargée de la formation des représentants syndicaux et des conseillers prud’hommes, a été l’occasion d’exposer les œuvres d’Alain Boggero, ancien ouvrier charpentier tôlier des Chantiers navals de la Seyne-sur-Mer devenu artiste peintre après son licenciement au milieu des années 19801. S’ensuivront quelques années d’études aux Beaux-Arts de Toulon, dans le cadre d’une reconversion professionnelle financée par l’État, puis un travail de peinture quasi boulimique. Alain Boggero revendique quelques dix-huit mille œuvres : « Donnez-moi Beaubourg, je le remplirai ». Par souci d’économie mais aussi parce que sa peinture est à l’image de ceux dont il dépeint le quotidien, banal, sans fard ni retouche (Toma, 2022), il peint sur des supports diversifiés ou encore des ouvrages détournés – c’est-à-dire des ouvrages imprimés qu’il utilise pour partie (arrière-plan, ciel… seront par exemple conservés) et dont il recouvre les textes de sa peinture. Il détourne un agenda pour tracer des portraits saisissants et attachants des ouvriers dont il a croisé la route et qu’il dépeint dans de courts textes, captant la mémoire vivante d’un monde d’ouvriers, comme d’autres le feront grâce à l’écriture2 ou la photographie3. Il n’est pas connu, ne vit pas de son art mais a passé la moitié de sa vie à peindre et à photographier un monde du travail rude, bâti autour d’une certaine idée de la solidarité.
- 4 Boggero a construit sa bande dessinée, Ziggourat en partant de scènes de tableaux de Brueghel qu’il (...)
2Son travail est éclectique à l’image des supports et de la matière qu’il utilise pour peindre. Il est également l’auteur de quatre bandes dessinées. Deux d’entre elles, réalisées en noir et blanc, racontent un quotidien imagé, voire fantasmé, du travail sur les chantiers : Poumons d’acier, où il note « les gars sont morts par centaines de l’amiante et on disait que les Chantiers, c’était le poumon de la ville » ou encore Les gratteurs de rouille en mémoire de son père, caréneur. Les deux autres bandes dessinées, en couleur, rendent hommage à Picasso et Brueghel4. Enfin il a écrit une pièce de théâtre, « Cons d’ouvriers » :
- 5 Extrait d’un entretien réalisé le 14 août 2021 dans la cour de l’immeuble où se situe l’atelier du (...)
j’avais appelé la pièce “Cons d’ouvriers”. Ils savaient que l’on était tous des cons d’ouvriers. On était trop cons pour faire autre chose. C’était un constat d’échec. Alors ceux qui m’ont fait des réflexions, c’est les gens qui n’ont jamais mis les pieds dans une usine. »5
3Les supports utilisés par Alain Boggero sont des plus variés et parfois étonnants. Jusqu’en 1998, il peint sur du contreplaqué ou de l’aggloméré que lui donne un menuisier de la Seyne-sur-Mer. En arrivant à Marseille, il recueille auprès des magasins de la ville des cartons qui vont lui servir de supports pour les années qui viennent. Il se fait remettre par la Criée, théâtre national de Marseille, des centaines de flyers annonçant manifestations passées jusqu’à ce que Macha Makeïeff, alors directrice du théâtre, décide d’exposer, en 20166, une partie de ses œuvres donnant à l’exposition, non sans un certain humour, le nom de « Voleurs de flyers ». Il peint avec de la peinture acrylique, utilise de l’enduit qu’il récupère dans la rue, des serviettes en papier et de la colle, tout type de matière qui lui tombe sous la main. Éclectique par les matériaux utilisés, l’œuvre du peintre n’en possède pas moins une grande cohérence et une unité qui lui confèrent sa force : passeur de mémoire, Alain Boggero n’aura de cesse de faire revivre - ou de ne pas laisser tomber dans l’oubli - ces milliers d’ouvriers dont certains ont donné leur vie au travail. Loin de lui l’idée de travestir la réalité en dépeignant un monde du travail sublimé. La peinture d’Alain Boggero témoigne, sans pathos ni emphase, d’une période de notre histoire sociale et économique. Ses œuvres, dont sa pièce de théâtre « Cons d’ouvriers », font mouche : elles décrivent un monde du travail dont la dureté du quotidien est rendue supportable grâce aux solidarités qui se nouent entre les ouvriers et qui s’expriment dans des moments de convivialité et de fraternité immortalisés par le peintre. Ils constituent autant d’exutoires que n’auront de cesse de mettre à mal les réformes successives du droit du travail. L’œuvre d’Alain Boggero reste, de ce point de vue, d’une extraordinaire actualité.
4Cet article, et les autres projets qui l’ont précédé, sont nés au printemps 2021, au hasard d’une déambulation au cœur du vieux Toulon, de la rencontre avec un encadreur qui avait capturé, dans une caisse américaine, une scène d’une formidable gaîté où semblaient danser trois personnages qui tenaient des marteaux comme des médailles.
Figure 1 : Il y a plein de trucs.
© Alain Boggero, non daté, acrylique et enduit sur flyers assemblés, 21 x 44 cm.
- 7 Entretiens semi-directifs réalisés le 14 et le 26 août 2021, le 22 juin 2022 dans la cour de l’imme (...)
5De cet intérêt personnel pour une œuvre picturale va naître un projet institutionnel porté l’Institut des sciences sociales du travail. Créé en 1951, cet institut s’inscrit dans un contexte tout à fait particulier où les filles et fils d’ouvriers sont absents des bancs de l’université. Le projet de Marcel David, professeur d’histoire du droit qui en prend la direction en 1960, s’adosse à cette idée iconoclaste qu’un enrichissement mutuel des enseignants et des syndicalistes découlera de la rencontre improbable de ces deux mondes qui n’ont guère d’occasions de se côtoyer. Mais si ce projet voit le jour, c’est aussi parce qu’existe, dès l’après-guerre, une volonté politique forte d’ouvrir largement les portes des facultés, impulsée notamment par des personnalités telles que Paul Bacon, ministre du Travail et ancien syndicaliste, Olga Raffalovich, directrice adjointe du Travail au ministère, ou encore par des universitaires et des organisations syndicales attentives à la dimension émancipatrice de l’enseignement universitaire. La fructueuse rencontre entre des enseignants et des représentants syndicaux est avant tout celle de passeurs qui œuvrent, à l’instar d’Alain Boggero, pour transmettre. En nous donnant à voir une représentation incarnée d’un monde du travail qui s’est éteint, l’ancien syndicaliste licencié qui voulait éveiller les consciences ouvrières, nous transmet, à sa façon, un témoignage vivant. Une série d’entretiens a été réalisée en 2021 et 2022 représentant, au total, plus de onze heures d’enregistrements audio et vidéo7. Une partie a été retranscrite dans l’ouvrage collectif publié à l’occasion de la célébration du jubilé de l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, et des 70 ans de l’I.S.S.T (Maggi-Germain, dir., 2022). Le peintre y aborde, entre autres, la question de son engagement. Il décrit son travail, explique le sens qu’il souhaite donner à sa peinture et sa quête. Alain Boggero décrit sa peinture comme un cri : celui de la Révolution qu’il n’est jamais parvenu à faire germer dans les têtes et dans les cœurs des ouvriers, qui pensaient plus à faire des heures supplémentaires – celui de la révolte face à la fermeture programmée des Chantiers réalisée sous un gouvernement de Gauche. De ce monde hors normes, comme le qualifie l’artiste, épicentre de l’engagement personnel, humaniste et politique du peintre, va jaillir une peinture qui utilise les supports et matières les plus éclectiques, perpétuant, à sa manière, l’engagement de l’artiste.
6Alain Boggero entre en 1971, à 21 ans, aux Constructions navales et industrielles de la Méditerranée (CNIM) de la Seyne-sur-Mer comme charpentier tôlier. Il y reste jusqu’en 1985, date à laquelle il est licencié, comme les quatre-cent-quatre-vingts ouvriers qui devront quitter les Chantiers cette année-là, lesquels fermeront un an plus tard. Durant ces quatorze années, il s’imprègne d’un quotidien dont la rudesse est contrebalancée par de grands moments de solidarité et de convivialité et se nourrit des visages de ces milliers d’ouvriers dont il partage le travail ou simplement croise la route. De son arrivée aux Chantiers à aujourd’hui, à plus de 72 ans, son projet n’est pas de dépeindre les conditions de travail mais d’immortaliser ceux qui ont fait les Chantiers. Boggero peint d’abord les hommes avant de donner corps au travail. Si sa peinture est un témoignage pictural de l’engagement politique du peintre, entré aux chantiers « par solidarité de classe », elle se nourrit aussi de ces multiples représentations des ouvriers qui prolongent, sous une autre forme, l’engagement de Boggero : « le 1er janvier 85, je me suis mis à peindre sans m’arrêter… c’est quand ça a été liquidé que j’ai dit : “il faut que je les fasse revivre. Tu vas raconter tout ce que tu as vu, pour faire avancer la cause de la classe ouvrière” ».
7On comptait, au milieu des années 1970, 5 740 travailleurs sur les Chantier de la Seyne-sur-Mer répartis dans environ cinquante professions œuvrant à la construction de paquebots (Pigenet, 2022, 27). Les Chantiers faisaient vivre la ville et ses habitants. Alain Boggero n’a pourtant jamais voulu peindre ces monstres des mers. Ce sont les hommes qui l’intéressent, ceux qui créent les richesses. Le travail n’est cependant jamais très loin : les joueurs de cartes enchevêtrés, peints en train de fumer dans une position nonchalante semblent, de prime abord, oisifs. Ils occupent en fait le Fairsky, dernier bateau construit dans les Chantiers de la Seyne-sur-Mer, fruit d’une commande de la compagnie italienne Sitmar. Il s’agit alors, dans une période où les commandes s’amenuisent, d’obliger l’armateur italien à honorer l’engagement pris de faire construire un pétrolier
Figure 2 : Occupation du Fairsky.
© Alain Boggero, 1994, acrylique, support : contreplaqué, 114 x 89 cm
Figure 3 : Les ouvriers des chantiers navals de la Seyne sur mer occupent les cales du paquebot le Fairsky.
© Alain Boggero, photo non datée
8Il les peint également prenant la pause devant son objectif, vêtus de leur bleu ou de leur gris de chauffe, cernés par les grues, dans la froideur d’un bleu qui contraste avec les couleurs dont sont parés les ouvriers.
« On avait des gris de chauffe – que je représente souvent dans mes peintures - qui protégeaient des coulées de métal et des bélugues de soudure, c’est-à-dire des étincelles. L’été, comme il faisait chaud, c’était difficile à supporter. Pour faire des bateaux, il ne fallait pas avoir plus de trente-cinq ans. C’était que des jeunes… c’est un boulot dur. »
Figure 4 : Des ouvriers heureux.
© Alain Boggero, 1994, acrylique sur aggloméré, 75 x 122 cm.
Figure 5 : Le repos du guerrier.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur carton, 93 x 55 cm.
9Dans ses œuvres plus récentes, celles qu’il peint depuis qu’il vit à Marseille à partir de ses souvenirs ou des photos qu’il a prises, il capte des scènes de vie sur les Chantiers :
« Il est environ 8 h 20. On est au moment du casse-croûte. L’hiver, on est sous les blocs, derrière le brasero. Tous les ateliers avaient des gros bidons. On faisait des trous, on mettait des palettes. Il y en avait un ou deux étaient chargés de l’alimenter en permanence. Quand tu travaillais à côté, de temps en temps, quand le chef d’atelier n’était pas là, les gars restaient cinq-dix minutes pour se réchauffer puis ils retournaient au travail. On se mettait le dos au feu pour ne pas se brûler. »
Figure 6 : Le brasero.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur cartons assemblés, 59 x 116 cm.
10Boggero se voit comme un chroniqueur. S’il peint des hommes, il nous donne d’abord à voir le soudeur, le charpentier tôlier ou encore le tuyauteur… ceux à propos desquels il n’aura de cesse d’expliquer à quel point ils devaient être compétents pour donner forme à ces masses de métal.
« Pour monter des blocs, c’est-à-dire une partie du bateau, il faut avoir un sens de l’architecture, il faut savoir lire un plan. Ça demande des capacités intellectuelles. Le chef d’équipe disait au charpentier tôlier : « tu attaques la muraille, le bloc ». Il lui donnait le plan et il fallait qu’il trouve les pièces éparpillées dans l’atelier, qu’il les positionne, qu’il les ajuste, les soude. Entre les soudeurs et les charpentiers tôliers, y’avait quelques attaques, parce que bon, le soudeur, il faisait que souder… Mais il fallait être un bon soudeur, pour que la baguette ne reste pas collée à la ferraille. Il faut savoir la mettre à deux ou trois millimètres, mais pas la coller au fer. »
Figure 7 : sans titre.
© Alain Boggero, 2011, acrylique sur papier glacé d’un ouvrage détourné, 11,5 x 15,0 cm
Figure 8 : Le soudeur.
© Alain Boggero, 2011, acrylique sur papier glacé d’un ouvrage détourné, 11,5 x 15,0 cm.
Figure 9 : L’Arlequin.
© Alain Boggero, 1995, acrylique sur aggloméré, 66 x 93 cm
Figure 10 : Le terrassier.
© Alain Boggero, 1995, acrylique sur contrelatté, 135 x 52 cm.
Figure 11 : L’homme au chalumeau.
© Alain Boggero, 1994, acrylique sur aggloméré, 128 x 65 cm.
- 8 Ouvrier professionnel hautement qualifié.
11Boggero décrit, au travers de ses peintures, le monde ouvrier et le monde des ouvriers des Chantiers. Il existe une hiérarchie d’une part entre les travailleurs des Chantiers et ceux des sous-traitants, mais aussi parmi les ouvriers des Chantiers eux-mêmes. Les charpentiers tôliers occupent, avec quelques autres, le sommet de la hiérarchie. C’est un métier noble, comme le peintre aime à l’expliquer. Tôle après tôle, ils montent les blocs, un peu comme un maçon le ferait avec des parpaings. Les blocs sortent de l’atelier déplacés par les grues pour que d’autres ouvriers les assemblent. Et tout doit tomber au millimètre. Les charpentiers tôliers pouvaient, comme les soudeurs, devenir OPHQ8, puis techniciens d’atelier, contremaître…
Figure 12 : Les vingt-trois de la Navale.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur flyers assemblés, 84 x 66 cm
- 9 Son père était caréneur, l’un des métiers les plus bas dans la hiérarchie ouvrière ; sa mère, femme (...)
- 10 Le constat dressé par Alain Boggero fait écho aux travaux du sociologue Nicolas Jounin (2008) qui é (...)
12Le travail est dur mais il apporte une reconnaissance à hauteur des titanesques paquebots qui sortent des Chantiers. « Ils aimaient leur travail, et le travail, en lui-même, c’était un truc énorme. […]. On avait conscience que l’on était dans un milieu extraordinaire, par sa grandeur… six mille types qui étaient là… Un bateau, c’est une ville ». Le milieu est rude et les hommes virils, ou, à tout le moins, arborent une virilité. Ces codes, Boggero ne les possède pas à son arrivée aux Chantiers. Il est maigrichon car il a connu, dans son enfance, des problèmes de rachitisme. Bien qu’issu d’une famille ouvrière pauvre d’origine italienne9, il poursuit ses études jusqu’au bac. Il dira alors des ouvriers des Chantiers qu’ils lui font peur, ne se sentant aucune proximité avec leur « côté rustre ». Sans emphase ni misérabilisme, il décrit un monde où règnent le sexisme et l’homophobie10. Et pourtant, il va apprendre à les aimer et, surtout, à se faire aimer grâce à son engagement à leurs côtés (infra, point 2). Lui, à propos duquel les autres ouvriers disaient : « le travail, c’est pas ton métier », trouve, au milieu d’eux, matière à donner forme à son engagement personnel.
« J’arrivais avec les appareils photos, je les prenais en photo – chose qui était interdite - je les dessinais, je faisais le syndicaliste, je leur faisais les lettres… et tout. Ils me raillaient beaucoup mais ils m’aimaient bien… J’étais là en tant que chroniqueur, pour voir et témoigner de ce que vivaient les gonzes, leurs souffrances… Moi, ça a toujours été la peinture, le dessin… Moi, c’est ça ma vie. Mais je m’étais complètement fondu dans le monde ouvrier ».
13Il capte des moments de solidarité qui aident à faire face aux conditions de travail particulièrement dures :
« alors, y avait des endroits, des petites combines… Y avait pas que du négatif. Tous les midis, à onze heures et demie, midi moins vingt, y avait des endroits connus que par nous – et par la maîtrise. La maîtrise, c’est des anciens ouvriers et les plus vieux leur disaient : “ eh, ferme ta gueule, Pierrot. Allez, retourne dans ton bureau ”. Y a des types qui organisaient tout, jusqu’à l’installation des loupiotes. On avait des caisses à outils transformées en bars, avec des loupiotes... et on servait le Pastis. À l’époque, on mettait un franc et y avait les pistaches, les cacahouètes, y avait tout. On fêtait Noël, Pâques… À Noël, quand les bateaux étaient presque finis, on allait jusqu’à couper un passage dans la tôle pour entrer dans des endroits connus par personne, que l’on refermait avec deux points de soudure – avec un coup d’épaule, ça partait – et là, on passait la journée à bringuer. On faisait ce qu’on voulait. Ce qui me fait dire que Zola, ça, il ne le savait pas, que les mineurs, à cent mètres de profondeur, ils n’allaient pas se faire chier, travailler comme des cons pendant huit heures, dix heures… Zola, il ne connaissait pas… ce n’est pas possible de vivre comme ça… Tu tiens pas… ».
Figure 13 : Les deux frères
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur cartons, 75 x 143 cm
- 11 À son embauche au chantier, chaque ouvrier se voyait attribuer un numéro qu’il gardait durant toute (...)
14Boggero ne peint pas des matricules11 mais des frères, comme s’appellent les ouvriers entre eux. « On était tous des frères. » N’étant pleinement partie intégrante ni du monde ouvrier, ni du monde artistique, Boggero oscille, en quête de reconnaissance, entre deux univers. Parce qu’un jour, lors d’une de ses expositions, un visiteur lui a fait la remarque qu’il était présomptueux de dater ses œuvres comme un peintre connu le ferait, il a, depuis, cessé de le faire. Cette quête de légitimité est consubstantielle à la personnalité de l’artiste : pas plus qu’il ne se sent reconnu dans le milieu artistique, il ne se sent légitime au milieu d’ouvriers dont il partage pourtant le quotidien.
- 12 Les ouvriers des Chantiers travaillaient en binôme.
« Je n’étais pas un des leurs. Ça, c’est ce qui m’a fait le plus de mal. Je n’ai jamais réussi à devenir un des leurs. C’est con… Ils me disaient : “ Mais qu’est-ce tu fais là ? ”. J’étais là sans être là… Ce qui me plaisait, c’était faire le délégué, m’occuper d’eux. Je travaillais quand même mais j’étais toujours en équipe avec quelqu’un. Quand j’étais avec un matelot12, le type disait : “ Ben putain, je suis mal tombé ”. Ce n’était pas mon truc ».
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15Ce décalage, qui est au fondement même de sa démarche artistique et personnelle, se nourrit de son enfance, douloureuse, comme il la qualifie lui-même, durant laquelle ses problèmes de santé le tiennent à l’écart des cours d’école tout en lui permettant, cependant, de dessiner et de lire plutôt que de jouer au foot. L’école l’expose à la vue des autres : « j’avais des déformations de partout. Je pesais vingt-huit kilos à quatorze ans. Et je me souviens qu’à l’école, pour étudier le squelette, on me faisait venir au tableau… on montrait mes côtes… J’ai fait un complexe énorme ». Sa peinture – et l’orientation qu’il va lui donner - naît de cette alchimie entre sa conscience de classe qui lui fait embrasser, sans inclination, le métier de charpentier tôlier et sa volonté de témoigner et dénoncer les injustices. Il se fait alors le porte-voix des conditions de vie et de travail de milliers d’ouvriers. « Il faut qu’il y ait quelqu’un qui en parle. Il faut bannir l’art pour l’art13 ». Boggero cherche à instiller dans ses œuvres ce supplément d’âme auquel se réfère Bergson14 et qu’il revendique pour lui-même.
« Quand on voit les peintures de Soutine, on voit très bien que le type, il souffre. Quand il peignait les bouchers… Il avait des ulcères à l’estomac et il souffrait en permanence. On le voit dans sa peinture. Il faut qu’il y ait un vécu. Les expressionnistes allemands dénonçaient le système… On avait dit à Beckmann de réaliser une peinture retraçant la guerre de 14-18 – côté allemand – à la manière de David – tout est beau, grandiose…- et lui, il a fait une peinture où l’on voit les boyaux… c’était ça, la guerre de 14-18… ».
16Pour Boggero, la peinture n’a de sens que si elle dénonce : « la peinture, c’est un acte bourgeois. Quand tu dois nourrir trois ou quatre minots, que tu dois travailler comme un con, tu ne penses pas à écrire des pièces de théâtre, ni à peindre, ni à faire de la musique. C’est réservé à une élite. Moi, je n’aurais jamais peint si je n’avais rien eu à dire ». L’engagement politique matérialisé dans ses œuvres opère une sorte de réconciliation entre sa conscience de classe et sa volonté d’élévation sociale.
17Boggero entre aux chantiers en 1971 par solidarité de classe. L’engagement politique de son père est très présent dans le quotidien d’une famille qui compte deux enfants ; il est aussi très prégnant dans le récit que Boggero livre de son histoire familiale :
« Mon père faisait des rapports pour le syndicat, des comptes rendus pour les ouvriers auprès desquels il travaillait. Je le voyais écrire des fois au bord de la table. […]. Il a joué l’anarchiste toute sa vie… Mais bon, on n’a pas d’enfants quand c’est comme ça… Il était content chaque fois qu’il était licencié. C’était une médaille. Mais nous, on n’avait rien à grailler ». Ce n’était pas un père qui parlait mais il a légué à son fils « quelque chose d’indélébile. Je suis toujours en souffrance, comme lui. Je trouve ça regrettable parce que ça m’a empêché de vivre, mais pas de peindre. J’étais un bon élève et j’ai tout abandonné pour entrer à l’usine. Tout ça, pour être proche de lui… et de ma mère. On appelle ça la solidarité de classe. Il fallait que je reste proche d’eux ».
18Boggero est convaincu qu’il peut amener les ouvriers à faire la révolution pour parvenir à l’autogestion. Il s’engage comme délégué du personnel représentant de la CGT. Il participe ainsi, avec le comité d’entreprise, à la création de la section arts plastiques qui permettra d’accueillir les ouvriers artistes plasticiens. Il utilise la peinture comme un moyen de sublimer son engagement révolutionnaire et transcender sa condition d’ouvrier face à un constat sans appel :
« treize ans après, une partie a été licenciée et j’ai fait une dépression. Pas pour le licenciement… c’est que tout s’effondrait... la Révolution… former les ouvriers à la Révolution… c’était tout. Mais j’ai laissé des traces… Y encore des ouvriers qui me téléphonent, qui disent : “ Lui, c’était quelqu’un, il voulait nous sortir de la merde ”.
19Les œuvres de Boggero élèvent les hommes grâce à leur composition (la centralité des personnages), leur démesure, l’éclat des couleurs et la rondeur des formes. Lui qui, selon sa propre expression, a touché du doigt la misère humaine - et dont « l’Américain » sera certainement l’une des expressions picturales les plus tangibles (infra, 2e partie) -, s’intéresse aux « pauvres mecs » qu’il dépeint avec faste et splendeur : ils occupent, voire monopolisent l’espace des Chantiers et de l’œuvre.
Figure 14 : La chute du titan.
© Alain Boggero, Non daté, acrylique sur cartons, 129 x 101 cm.
Figure 15 : Lancement.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur cartons, 65 x 170 cm.
20La peinture de Boggero est gaie, en dépit de la rudesse du monde qu’il représente. « Je n’arrive pas à faire les gens méchants… Même quand ils crient… Des fois je me force, mais je n’y arrive pas. Il y a de l’espoir, même quand ils ont des sales gueules »
Figure 16 : Têtes d’ouvriers.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur flyers assemblés, 60 x 56 cm
21En peignant les ouvriers, Boggero nous donne à voir, indirectement, une représentation des conditions de travail sur les Chantiers : les gris de chauffe des chalumistes et des soudeurs, qui protégeaient la peau des coulées de métal et des bélugues ; la tôle brûlante qui pouvait cuire un œuf. Il y avait aussi les trous d’homme, percés dans l’épaisseur de la tôle, qui permettaient aux ouvriers d’intervenir sur les différentes parties du bateau. La chaleur y était intense, en particulier en été.
Figure 17 : sans titre.
© Alain Boggero, 2011, acryliques sur papier glacé d’un ouvrage « détourné », 11,5 x 15,0 cm.
22Boggero nous livre un témoignage poignant de conditions de travail délétères : on pense en particulier à l’amiante, la « dame blanche » (Astolfi, 2022, 109) qui fait partie intégrante du décor. Tels des flocons de neige, les poussières d’amiante remplissent l’arrière-fond de l’œuvre. « On était plein de poussière. À contre-jour, tu voyais ce que l’on avalait… on avait de la merde plein les poumons. Les gars sont morts par centaines de l’amiante et on disait que les Chantiers, c’était le poumon de la ville. »
Figure 18 : De la merde plein les poumons.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur carton, 117 x 153 cm.
23Les petites taches blanches représentent les poussières d’amiante qui stagnaient dans l’air. Les ouvriers les plus touchés ont été ceux qui travaillaient dans l’atelier de la mécanique et qui usinaient les pièces amiantées. « Les blocs les plus gros étaient fabriqués là. On voit différents blocs sur lesquels sont soudés des barreaux qui permettent de renforcer la tôle du bateau qui est très fine. La nef sud est visible tout au fond, perpendiculaire au bâtiment. »
Figure 19 : La Lourde, nom de la nef où étaient assemblées les parties de bateaux.
© Alain Boggero, photo non datée.
Figure 20 : Vue de l’extérieur de l’atelier de mécanique des chantiers de la Seyne-sur-Mer.
© Jean-Jacques Germain, 2021.
24L’engagement de Boggero est aussi façonné par la présence d’un collectif de travail structuré. « Y avait un combat permanent. Mais alors quand on se retrouvait tous ensemble… Seuls, on n’était rien – la classe ouvrière – mais à six mille, sept mille… c’était chaud ! »
Figure 21 : La nef sud.
© Alain Boggero, 2021, peinture à l’huile, support : cartons assemblés, 93 x 158 cm.
- 15 Le courant est né en Italie au milieu des années 1960. Les artistes utilisent des matériaux pauvres (...)
25Boggero a fait de sa peinture sa propre normalité, le prolongement de son engagement. Ce qui le conduit à refuser, aujourd’hui encore, de peindre sur des toiles. Ce faisant, il se rapproche de l’Arte povera15, référence qu’il met volontiers en avant. Cette « a-normalité » revendiquée par l’artiste sert ce qu’il présente comme l’œuvre d’une vie : ne pas laisser tomber dans l’oubli les milliers d’ouvriers des Chantiers.
26L’histoire personnelle de Boggero l’inscrit déjà dans une forme d’« a-normalité » (supra, 1re partie) : enfant rachitique, très bon élève, il ne réussira pourtant pas ses examens : « je suis hyperémotif, incapable de passer un examen… Le jour de l’examen, moi, je ne savais même pas mon nom… Je n’ai rien pu faire… J’étais littéraire mais je n’ai jamais eu mon bac ». Même chose lorsqu’il passe, aux Beaux-Arts de Toulon, l’examen en vue d’obtenir le diplôme national d’arts et techniques : « là aussi, je n’ai pas pu aller jusqu’au bout... Moi, l’examen, je suis mort. C’est bizarre… Je suis une personne un peu bizarre ».
27Cette « a-normalité » se traduit aussi dans sa peinture, en premier lieu par le nombre d’œuvres réalisées qu’il est certainement impossible, en l’état, de dénombrer précisément. Boggero les évalue à quelque dix-huit mille. Le foisonnement participe d’une recherche d’une forme d’universalité. « Nous n’étions rien, soyons tout ». Il se compare régulièrement, lors des entretiens réalisés, au facteur Cheval. La profusion des œuvres que l’artiste nous donne à voir trouve sa cohérence et sa raison d’être dans l’unité de l’Œuvre.
« J’ai du mal à expliquer ma démarche ; chaque pièce fait partie d’un ensemble. C’est un galet, ça, parmi des milliers de galets. Il faut le voir comme ça. Moi j’ai tendance à ne pas voir chaque élément ; c’est pour ça que j’ai du mal à leur donner des titres ; ça fait partie intégrante d’un ensemble. Quand je parle de dix-huit mille pièces, là ça a un sens. »
28En second lieu, l’« a-normalité » s’exprime au travers des matières utilisées.
« À un moment donné, toutes les semaines à Marseille, il y avait, dans le métro, une revue colorée qui s’appelait “ Styliste ”. J’en remplissais le sac, et puis quand il y avait de belles couleurs, je pliais en fonction des couleurs. Puis je fais tremper dans de la colle de tapissier et je façonne les têtes. Les fonds, les costumes sont faits avec des serviettes. Parfois je peins par-dessus, des fois, je retouche avec de la couleur pour faire des liens, parce que parfois, simplement collé, le personnage ne ressort pas. »
Figure 22 : Les chalumistes à l’arrêt.
© Alain Boggero, œuvre peinte entre 2017 et 2018, acrylique et collages sur carton, 96 x 163 cm.
29Il se dit lui-même le peintre de la récupération, d’abord par pragmatisme puis par conviction.
« J’utilisais les flyers par économie, pour ne pas utiliser de la peinture. […]. Je n’utilise pas de peinture à l’huile, que de l’acrylique. Ou alors, dans la rue, je m’arrête quand je vois des gens qui peignent les halls d’entrée. Souvent, ils me donnent des restes. Un jour, j’ai trouvé du rouge. J’ai fait des centaines de peintures où il n’y a que du rouge. Il était venu un journaliste de FR3 ; il m’a dit : “C’est bizarre, ça, d’un coup, tout ce rouge”. J’ai dit : “ Vous appellerez ça ma période rouge ! ”. »
- 16 Du nom de ceux qui ont mené l’insurrection dans Paris, le 18 mars 1871 en vue d’instituer une organ (...)
30Boggero cherche à détourner les supports utilisés de leur usage premier. L’exemple le plus saisissant nous est certainement donné par les caissettes de carton qu’il utilise pour y loger des représentations des communards qu’il superpose jusqu’à former un totem. « Quand j’ai vu les caissettes, j’ai pensé aux communards16 que l’on avait mis dans des cercueils étroits exposés dans la rue, contre les murs, pour bien montrer aux autres comment ils allaient finir. Il y avait des séries. »
Figure 23 : Les communards.
© Alain Boggero, Date inconnue, acrylique sur papier journal mâché collé dans des cagettes en carton, 49 x 30 cm.
Figure 24 : sans titre
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur papier glacé d’ouvrage détourné
Figure 25 : Les ouvriers sous la verrière
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur papier glacé d’ouvrage détourné.
Figure 26 : sans titre
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur papier glacé d’ouvrage détourné.
31Pour cette scène de groupe, Boggero utilise une partie de la photo de l’ouvrage détourné représentant une structure métallique et s’en sert comme arrière-plan. Dans la suivante, l’artiste utilise les traits blancs présents sur la photo de l’ouvrage détourné pour représenter les volutes de fumée produite par le travail du chalumiste. Ou encore, comme dans la figure 28, Boggero conserve une partie du support, ici le fond bleu de l’ouvrage comme arrière-plan.
Figure 27 : sans titre
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur papier glacé d’ouvrage détourné
Figure 28 : sans titre
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur papier glacé d’ouvrage détourné
Figure 29 : sans titre.
© Alain Boggero.
Figure 30 : la classe ouvrière ira au paradis.
© Alain Boggero 2011
32Le détournement est une pratique courante d’Alain Boggero qui utilise les couleurs des couvertures d’ouvrages ou encore s’approprie certains motifs pour y peindre ses ouvriers. Il détourne aussi des affiches en rapportant leur thème à la vie des Chantiers qu’il peut ainsi ouvrir aux femmes. Il utilise également des flyers dont il dit en avoir peint sept ou huit mille. Il en conserve une partie – le fond, des couleurs ou des formes – qu’il intègre à son œuvre.
Figure 31 ; Deux filles de la Navale.
© Alain Boggero Acrylique sur affiche type abribus, 176 x 120 cm.
Figure 32 ; Affiche du film de Jean-Pierre Denis, « Les blessures assassines », Sylvie Testud, Julie-Marie Parmentier (2000).
Figure 33 : Les matricules.
© Alain Boggero, 2022, huile sur flyers assemblés, 72 x 84 cm
« Le rouge m’intéressait. Ce que je vois dans le flyer, c’est sa couleur ; j’ai laissé le plus possible de rouge ; j’en ai stocké des milliers qui restent à peindre. Je les mets avec les mains, des fois sans les mains, des fois ils crient. C’est toujours un peu la même posture. […]. On voit les matricules. On en avait tous un. Moi, mon numéro c’était le 6285 G. »
Figure 34 : Multitude.
© Alain Boggero, 2022, acrylique sur flyers assemblés, 80 x 90 cm.
Figure 35 : Gueules d’amour.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur flyers assemblés, 26 x 66 cm (recto et verso)
33Boggero a également détourné un agenda sur lequel il a peint cinquante-sept portraits, « cinquante-sept histoires ou tranches de vie » : d’un côté, il représente les visages de ses camarades et, de l’autre, il les « raconte » en quelques paragraphes d’anecdotes ou de témoignages
Figure 36 : Le « Che ». Peinture et portait d’ouvrier réalisés sur un agenda qui a été détourné par Boggero.
© Alain Boggero, 2015, acrylique sur agenda détourné, 29,7 x 21 cm
- 17 Ce qui veut dire personne, en occitan.
34Boggero ne peint pas « dégun »17 mais Émile, avec ses petits yeux perdus au milieu d’un visage brûlé à la suite d’un accident de chalumeau. Il habitait toujours avec sa mère - ce qui faisait parler aux chantiers puisqu’on ne l’avait jamais vu avec une fille- qui mourra d’une crise cardiaque en ouvrant la lettre de licenciement de son fils ; il peint Margier, le prêtre-ouvrier qui avait créé une association d’insertion nommée Gaspard, en référence au roi mage mais également à Gaspard de Besse, brigand provençal qui sévissait dans le Haut Var au milieu du XVIIIe siècle en volant les riches pour donner aux pauvres ; Banessy, taciturne et fantasque au QI supérieur à la moyenne, qui ne haussait jamais le ton et avait pour habitude de coincer sa mâchoire entre son index et son pouce droit, ce qui le faisait ressembler au penseur de Rodin. Il fit partie de la « liste des 480 », c’est-à-dire de la première vague de licenciements, comme Lescoube, l’électricien qui, à 50 ans, en paraissait 70 et était chargé de placer les guirlandes qui éclairaient les cuves des méthaniers ; Loulou, avec son visage poupin, son corps constitué d’une étrange superposition de volumes et ses mains jaunies par la nicotine, colossales, pleines de crevasses après 35 ans à tout faire : tourneur fraiseur, tuyauteur, chaudronnier avant de finir magasinier aux Chantiers. Le « Che », secrétaire général de la CGT aux yeux noirs et à la chevelure abondante et ondulée qui donnait à ses meetings des allures de Woodstock et qui mourra, quelques années plus tard, de l’amiante, comme Gutierrez, le communiste, lui aussi licencié de la première heure qui s’était ensuite mis à peindre et avait représenté, sur dix petits tableaux, le Christ en croix. Il peint aussi Souriceau, le chalumiste que l’on envoyait travailler dans les endroits les plus exigus, brûlé par l’explosion du chalumeau et qui dut subir treize greffes pour retrouver son visage ; Vachard, l’ancien de la marine aux yeux bleu pâle et au nez rouge qui devint un contremaître chef et à propos duquel Alain Boggero écrira : « quand il posait son regard sur moi, je sentais ma tête rentrer dans mes épaules ; tout mon corps se rétractait ».
35La peinture de Boggero est parfois assimilée à de l’art brut. Lui-même reconnaît l’existence d’une certaine proximité, en particulier parce qu’il peint à l’instinct. Comme il le répétera lors des entretiens, il a plutôt tendance à « s’identifier aux marginaux, aux pauvres, aux minables, aux ratés » parce qu’il considère qu’il est issu de cet univers. Cependant, il se démarque lui-même de l’art brut par la finalité qu’il attribue à son œuvre : « moi, contrairement à eux, j’ai un idéal révolutionnaire ». L’artiste veut délivrer son message grâce à des œuvres qui sont, d’une certaine manière, le prolongement de lui-même. Sa quête picturale est marquée par la recherche de justesse et de sincérité. C’est pourquoi il ne retouche jamais ses œuvres qui naissent d’une spontanéité qu’il assimile à une forme d’authenticité et de vérité. C’est aussi ce qui explique qu’il rejette l’idée d’utiliser des modèles qu’il ferait poser.
36Le monde hors normes de Boggero est également évoqué dans la représentation d’un thème central pour lui : les mains. Il gardera, sa vie durant et tandis qu’il venait d’être embauché aux Chantiers, l’image des mains de ce vieil ouvrier à côté duquel il s’est trouvé assis lors de la pause de 8 h 15. Les mains sont des outils de chair et d’os ; elles le fascinent. Ce sont elles qui relient l’ouvrier à la machine ou au bateau. Elles sont généralement représentées disproportionnées :
- 18 Dans son tableau de femme nue « La Grande Odalisque » peint en 1814.
« Aucun prof ne m’a appris à dessiner les mains comme ça. Parce que pour moi, elles sont monstrueuses mes mains… ça n’existe pas dans la nature. Ingres, lui, il a rajouté des vertèbres à sa Vénus18. On a cette force, les artistes, d’accentuer les choses, de les modifier (…) Lui, c’est les mains qui m’intéressent. Il dit quelque chose… »
Figure 37 : Regardez mes mains.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur carton, 90 x 91 cm.
Figure 38 : Les manasses (les mains en provençal).
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur carton, 138 x 87 cm
37Les draps - fournis gracieusement par un hôtel de Marseille - et les cartons de grande dimension permettent à Boggero de recréer l’univers des Chantiers.
Figure 39 : Assemblée générale.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur drap, 160 x 260 cm.
Figure 40 : Quatre charpentiers tôliers.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur cartons assemblés, 160 x 240 cm.
38Il immortalise les chantiers de la Seyne-sur-Mer dont il ne reste presque plus rien, les bâtiments ayant été en majorité détruits. Comble de l’ironie, un casino a été construit sur le terrain des anciens chantiers navals, auquel on accède par l’ancienne porte qui a été conservée, celle que les ouvriers ne devaient surtout pas rater :
« Elle ouvrait à sept heures moins le quart et fermait à moins cinq. Et on était tous là à attendre… des centaines. Alors l’hiver, on se gelait... Si on arrivait quand elle était fermée, il fallait laisser son nom et on perdait de l’argent… on perdait la prime d’assiduité. Deux retards dans le mois, c’était le blâme ».
Figure 41 : La porte des Chantiers.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur cartons, 111 x 84 cm
39Cette mise sous le boisseau d’une partie de l’histoire de la ville et de ses hommes et femmes représente, à l’image de ce que fut la fermeture des chantiers, une forme de violence extrême :
« Alors vers la fin, on ne s’est même plus vus… Y a eu une coupure. Le licenciement, c’est affreux parce que… on est complètement disloqué, on explose en vol… chacun chez soi… on ne se voyait plus. Vous vous rendez compte qu’il y avait les flics à l’entrée du Chantier. Ceux qui étaient encore « Chantiers », ils avaient reçu un badge à la maison et pour entrer dans les Chantiers, il fallait avoir un badge. Et c’était les flics qui filtraient. Et nous, les quatre cent quatre-vingts, on pouvait plus rentrer – avec l’aval du syndicat qui a accepté ça… ».
40Coupé d’une partie de ses racines, Boggero tentera, tant bien que mal, de conjurer cette violence dans une œuvre qui lui permet de magnifier des hommes, un lieu et une époque. Il le fait toujours avec beaucoup de sensibilité et parfois avec humour, comme lorsqu’il peint « Les demoiselles Davignon ».
- 19 Le plan Davignon, du nom du commissaire européen alors en charge du dossier, prévoyait une réductio (...)
« En 71, il y avait de fortes commandes… en dépit du plan Davignon19. Il avait mis sur pied un plan de destruction des chantiers navals de la Seyne, de la Ciotat, de Dunkerque. Les premiers licenciements ont eu lieu en 85 mais ça datait en fait de 50. Le projet de restructuration de la navale datait de la Libération. C’est pour ça que j’ai peint “Les demoiselles Davignon”… C’est un pied de nez à Picasso mais aussi à Davignon. Il a eu gain de cause, le technocrate en question, puisqu’on a fermé les Chantiers de la Seyne et de la Ciotat. »
41Grâce à ses œuvres monumentales, le peintre fait entrer le spectateur dans l’univers des Chantiers. Il organise le face-à-face entre le visiteur et les ouvriers
Figure 42 : Les buveurs.
© Alain Boggero, non daté, acrylique sur cartons, 101 x 130 cm.
42La peinture joue pleinement son rôle de catharsis ; elle permet au peintre de conjurer la rupture imposée avec le monde du travail et la communauté des ouvriers mais surtout de ne pas tomber dans l’oubli. La peinture de Boggero revêt une dimension messianique. Tel un démiurge, il est celui qui (re)donne la vie à ceux qui ont été privés de leurs moyens de subsistance et de leur dignité. Il les peint ensemble, dans une lutte qui, entre les doigts du peintre, n’en finit jamais de se renouveler sur le carton ou le papier glacé.
Figure 43 : La nef sud (la lourde)
© Alain Boggero, 2021, peinture acrylique sur cartons assemblés, 93 x 158 cm
Figure 44 : En grève !
© Alain Boggero , 2011, peinture acrylique sur papier glacé d’ouvrage détourné, 12 x 15 cm.
Figure 45 : sans titre.
© Alain Boggero, 2011, peinture acrylique sur papier glacé d’ouvrage détourné, 12 x 30 cm.
Figure 46 : La prise de parole d’André Herrero, joueur de rugby de l’équipe de France venu apporter son soutien aux ouvriers des Chantiers de la Seyne-sur-Mer.
© Alain Boggero, 2011, peinture acrylique sur papier glacé d’un ouvrage détourné, 11,5 x 15,0 cm
43La volonté de Boggero de conjurer le sort en célébrant « ses » ouvriers trouve sans doute son expression la plus aboutie dans les nombreux portraits qu’il fait de l’Américain. On l’appelait ainsi cet ouvrier parce qu’il avait vécu en Amérique où il avait travaillé dans un cirque comme contorsionniste. Il ne parlait pas, ne savait ni lire, ni écrire : « J’ai peint le personnage le plus misérable des chantiers. Je crois que c’est lui que j’ai le plus peint… »
Figure 47 : L’Américain (1).
© Alain Boggero, 2011, peinture acrylique sur papier glacé d’un ouvrage détourné, 11,5 x 15,0 cm
Figure 48 : L’Américain
© Alain Boggero, photo non datée
- 20 Paquet de quatre cigarettes que l’on trouvait alors en vente.
44Il était au plus bas de la hiérarchie ouvrière, payé pour nettoyer les blocs des bouts de baguettes de soudure et autres scories ou poussières qui s’y trouvaient. « C’est un personnage… la dernière roue du charreton… Personne ne l’emmerdait. Il mettait le temps qu’il fallait… ». C’était, suivant les termes de Boggero, la mascotte du chantier. « Pour un paquet de P420, il nous faisait le spectacle. On lui demandait de faire le con. On se moquait mais tout le monde l’aimait bien… il n’aurait pas fallu le toucher ». Aussi misérable soit-il, il y a beaucoup de poésie dans ce personnage qui ne parle jamais. Et Boggero parvint à capter ces instants de grâce avec ses photos puis, beaucoup plus tard, en allant puiser dans ses souvenirs.
« Une fois – j’étais en train de prendre des photos des copains - on le voit au-dessus du bloc. Y a un qui dit “ Putain, il va sauter, il va se tuer ”. On a cru que c’était un suicide… Il avait mis une échelle autour des bras et il mimait l’oiseau… sur le bloc, comme ça... Il courait et il mimait l’oiseau… À un moment donné il s’arrête, et j’ai pris une photo. Et à partir de la photo, j’ai fait un tableau où on le voit qui fait le con. »
Figure 49 : L’Américain (2)
© Alain Boggero, 2011, peinture acrylique sur papier glacé d’un ouvrage détourné, 11,5 x 15,0 cm
Figure 50 : L’Américain mimant l’oiseau
© Alain Boggero, photo non datée
45Ce sont tous les vécus de ces personnages attachants que nous fait partager l’œuvre de Boggero en levant le voile sur une période de notre histoire dont la page a été si rapidement tournée. Il fallait fermer le livre des chantiers, effacer des mémoires l’histoire, parfois douloureuse lorsque l’on pense aux victimes de l’amiante, des chantiers navals. La ville de la Seyne-sur-Mer ne semble guère savoir que faire aujourd’hui de ces vestiges du passé dont il ne reste que deux bâtiments, dont l’atelier, majestueuse construction de briques et de métal quasiment à l’abandon qui se dresse face au port et à la mairie. Il était, jusqu’à il y a peu, le terrain de jeu d’amateurs d’exploration urbaine (urbex). Des clôtures en interdisent aujourd’hui l’accès. Un travail de mémoire sera-t-il possible ou lui préférera-t-on le voile de l’ignorance ? L’histoire des chantiers constitue un patrimoine social et culturel qu’il faudrait non seulement réhabiliter mais surtout valoriser.
- 21 Il s’agissait, à l’époque, du conseil général des Bouches-du-Rhône.
- 22 Il s’agit d’un ouvrage « détourné » : les œuvres ont été peintes par l’artiste en 2010 sur le livre (...)
46La mémoire est fugace, si elle n’est pas entretenue ; la pérennité des nombreuses œuvres d’Alain Boggero est loin d’être assurée, en dépit du travail de celles et ceux qui ont œuvré et continuent à le faire pour que perdure cette œuvre : en l’accompagnant comme a pu le faire le Conseil départemental des Bouches du Rhône21, en faisant jouer sa pièce par des comédiens amateurs (Gérard Rinaldi et le café-théâtre de la septième vague, la Seyne-sur-Mer), en les exposant (Le Cabinet d’images, Draguignan, 2012 ; Consulat général d’Italie, 2019 ; Maison de l’artisanat et des Métiers d’Art de Marseille, 2019 ; Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, 2022, entre autres), en faisant connaître le travail du peintre grâce à des publications (Justine Flandin et le Factotum, 200722 ; Gérard Blua et les éditions Autres temps, 1997 ; Maggi-Germain, 2022), ou tout simplement en les conservant.
47Les œuvres du peintre sont aujourd’hui réparties dans plusieurs lieux : une grande partie est entreposée à Marseille, dans la galerie & espace Verlaine mais également au domicile du peintre et dans son atelier situé au 118 rue Dragon, dans le sixième arrondissement de Marseille. Andrée Bonifay, qui a croisé Alain Boggero dans les années 1990 alors qu’il vendait ses BD imprimées à compte d’auteur sur le marché de la Seyne-sur-Mer conserve chez elle les œuvres les plus anciennes (années 90) réalisées sur de l’aggloméré et du contreplaqué. Ces lieux de stockage ne peuvent être que transitoires. Ils sont, d’une certaine manière, aussi précaires que l’est la situation d’Alain Boggero et de ses milliers de peinture d’ouvriers. « Un jour, peut-être, ces gens-là ils seront reconnus à leur juste valeur. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui en parle ».