Lorsque je tourne un film, après quelques minutes de « mise en train », je vois le film se faire dans le viseur de ma caméra et je sais à chaque instant si ce que je tourne est valable ou ne l’est pas. Cette tension permanente est épuisante, mais elle est la fièvre indispensable au succès de cette chasse aléatoire aux images et aux sons les plus efficaces, et ceci sans que l’on soit certain du résultat avant le tournage des dernières séquences… (combien ai-je tourné de films inachevés parce qu’il ne se passait rien – danse de possession sans possession – ; parce que la nuit tombait – cérémonie nocturne dont la partie diurne n’est qu’un prologue – ; parce que je n’avais plus de pellicule – mauvaise prévision de la fin réelle !). Mais c’est sans doute ce risque qui fait de la réalisation de ces films une aventure irremplaçable. C’est dire qu’il n’y a qu’une manière d’apprendre à faire des films de cinéma direct, c’est d’en réaliser. Jean Rouch (1970 : 48).
1Constitué de quatre parties, proposant chacune de visionner des (extraits de) films ou des rushes montrant des personnes au travail (des dinandiers, des moines, un luthier, des danseurs), le présent article fait état de certains aspects de ma pratique et de quelques enjeux liés à l’utilisation de la caméra en ethnographie. Il s’agit donc de proposer un texte présentant – de façon nécessairement partielle et périssable – plusieurs réflexions personnelles issues de recherches, passées et actuelles, faites caméra au poing.
2Mon cheminement avec le film ethnographique a débuté et s’est prolongé à l’université de Nanterre où j’ai suivi un cursus fortement imprégné de la pratique et des idées de l’ethnologue-cinéaste Jean Rouch. Aussi ma façon de faire s’est-elle pour partie nourrie de l’approche du cinéma direct qu’il a promue – la citation en exergue posant bien le cadre général de cette façon de filmer proprement somatique laissant une part belle à l’improvisation – tandis que ses considérations sur le film continuent à alimenter mes réflexions.
3Les quatre verbes du titre témoignent de différents cadres théoriques – que d’aucuns pourraient juger inconciliables – qui ont accompagné chacune de mes enquêtes. Partant d’une conception de la démarche cinématographique qui conjugue documentation et création, j’ai été amené à m’intéresser à la singularité du savoir issu de la rencontre entre filmant et filmés – au « mensonge » heuristique qu’elle provoque, selon une acception du terme que j’emprunte à Jean Rouch – et à la spécificité agissante de l’acte filmique en ethnographie. L’engagement somatique propre à l’utilisation d’une caméra étant progressivement devenu le principal aiguillon de ma pratique, je propose au final de considérer que le travail de l’ethnographe-cinéaste, à l’instar de celui des personnes qu’il filme, est principalement guidé par les contraintes et les potentialités de la matière première avec laquelle il entre nécessairement en dialogue.
Si chargé d’intention que soit le maniement de la caméra, elle ne serait plus caméra si elle n’enregistrait pas les phénomènes visibles pour eux-mêmes. Elle s’accomplit pleinement dans le rendu du « frémissement des feuilles ». Si le cinéma est un art, c’est un art pas comme les autres. Avec la photographie, c’est le seul art qui laisse plus ou moins intact sa matière première. Siegfried Kracauer (2010 [1960] : 15)
4Extraite d’un film tourné dans la médina de Fès à l’occasion d’une enquête en anthropologie des techniques sur des artisans dinandiers marocains, la séquence ci-dessous présente le processus de fabrication d’un grand plateau en laiton, localement appelé tifôr. Ce film a été réalisé lors de mon doctorat dont la thèse s’apparente à une monographie de la dinanderie marocaine. Cependant l’enquête de terrain a été effectuée en bonne partie avec une caméra. C’est avant tout en filmant que j’ai découvert les techniques et les acteurs de cet univers artisanal. Aussi, lorsque j’ai réalisé les images ci-dessous, non seulement j’ignorais précisément ce que j’allais filmer, mais surtout je ne savais pas véritablement comment les exploiter et ce que je pourrai en apprendre. Pourtant, comme pour les autres films dont la réalisation a accompagné mon travail mené avec ces artisans, celui-ci m’a notamment servi à analyser au plus près les procédés de fabrication utilisés et permis de découvrir une extrême diversité technique derrière une apparente monotonie.
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- 1 Le film est également consultable dans son intégralité ici : https://vimeo.com/76049234.
- 2 André Leroi-Gourhan a établi un tableau de classification des différents types de percussions en (...)
6Grâce à cette séquence1, consacrée à la mise en forme d’un plateau, j’ai pu, entre autre, effectuer une fine analyse des actions de transformation de la matière, dans le sillage des travaux d’André Leroi-Gourhan (2000 [1943]). En visionnant attentivement ces images, j’ai constaté que l’artisan réalisait cinq types d’opérations (emboutissage, aplatissage, pliage, martelage et planage) en adoptant quatre postures corporelles de bases et en effectuant des gestes d’amplitude et d’orientations variables afin de procéder à des percussions lancées de différents outils (au nombre de quatre également et se distinguant par leur degré particulier de convexité) qui entrent en contact de façon plus ou moins oblique sur le plateau, lui-même diversement incliné selon le support sur lequel il repose. L’étude des procédés de fabrication rendue possible par le visionnage différé des films – largement développée dans l’ouvrage tiré de ma thèse de doctorat (Buob 2009 : 236-249) – m’a notamment permis de constater que l’artisan effectuait des percussions lancées diffuses obliques pour lesquelles André Leroi-Gourhan n’avait pas trouvé d’illustration2 Sans le film, je n’aurai jamais pu effectuer une telle analyse et mettre au jour l’existence de cette action particulière.
7Indépendamment de sa spécificité disciplinaire, cet exemple vient confirmer, si tant est que cela soit encore utile, que le film est parfaitement avantageux pour considérer des activités matérielles. Reposant sur l’idée que la caméra est un outil capable de créer des images qui constituent autant des données permettant l’analyse des faits techniques, ce genre d’approche est au fondement du projet cinématographique et témoigne de son versant proprement documentaire.
- 3 Les activités de forgerons ont été enregistrées aussi bien par le praxiscope d’Eadweard James Mu (...)
- 4 C’est ainsi que Charles Frémont, alors ingénieur d’Étienne-Jules Marey, utilise la chronophotogr (...)
- 5 Convaincu comme tous les chercheurs d’alors de l’utilité de la chronophotographie, l’anthropolog (...)
8Alors que de nombreux inventeurs de machines préfigurant le cinématographe ont dirigé leurs objectifs vers les gestes des forgerons3 et plus généralement ceux d’activités professionnelles reposant sur l’engagement corporel et la gestuelle outillée, en France, plusieurs chercheurs s’intéressent à la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey – lui-même physiologiste – qu’ils conçoivent comme un moyen de prolonger à la fois le projet productiviste qui se déploie dans les usines4 et celui de l’étude comparée des gestes dans le cadre d’une anthropologie aux relents racialistes5 : pour eux, les images sont des « documents objectifs » qui doivent permettre de « connaître les lois de la mentalité humaine » (Regnault 1931 : 306). Si le dessein initial d’étude des mouvements humains a connu depuis de nombreuses reformulations – tandis que l’idée d’objectivité a été elle-même objectivée et largement infléchie –, la recherche contemporaine, à l’instar, dans une certaine mesure, de celle menée par l’analyse des images du film Tifor, s’inscrit dans une conception de l’image relevant d’un paradigme comparable, celui de la preuve. La capacité à témoigner du film tient au fait qu’il garde l’empreinte de comportements tangibles tout en rendant possible ce que le cinéaste Jean Epstein appelle la « réversibilité du temps » (1946 : 54). Le cinéma est une machine documentaire non seulement car le dispositif optique opère à la façon du miroir – l’image obtenue est un isomorphe de la situation qui fait face à la caméra, le fameux « ça-a-été » de Roland Barthes (1980) –, mais aussi parce que cette qualité spéculaire s’associe à la possibilité d’un visionnage différé et répété (de France 1989 [1982]).
- 6 Voir notamment de Heusch (1962), Lajoux (1976), Koechlin, Lajoux et Terrenoire (1982), Terrenoir (...)
9En mobilisant le cinéaste Jean Epstein et le théoricien Siegfried Kracauer, afin de justifier de la pertinence du paradigme documentaire, je souhaite souligner que ce genre de conception n’est pas le propre de penseurs qui se caractérisent par un haut degré de positivisme. D’ailleurs, si l’on retrouve sans surprise cette approche chez maints anthropologues préoccupés par l’étude des faits techniques6 et qu’elle est couramment utilisée pour documenter des interactions ainsi que des pratiques rituelles et linguistiques, elle est également revendiquée, de façon plus inattendue, par un ethnologue-cinéaste comme Jean Rouch qui considère la capacité du film à défaire l’irréversibilité du temps particulièrement utile au chercheur ; même si une telle conception se fera chez lui moins présente à partir des années 1970 (Buob 2017). Selon lui, grâce au film, il devient possible de répéter « autant de fois qu’il le faut, le même geste d’un artisan, de le ralentir ou de l’accélérer » et, ainsi, « de découvrir des relations de l’homme avec l’espace dans lequel il travaille, de voir apparaître des structures rythmiques qui autrement ne seraient pas sensibles » (Rouch 1970 : 48). C’est là justement une des richesses de la description filmée dont l’observation directe et la prise de notes sont pour partie dépourvues : lors du visionnage répété de ses images, l’ethnologue peut « prendre en considération les manifestations auxquelles ne sauraient être immédiatement attribuées une signification ou une fonction précise et dont il ignore encore l’importance lorsqu’il filme » car « montrer une chose, c’est en montrer une autre simultanément » (Cl. de France 1989 [1982] : 8 et 28).
10La conception du film comme analogon de l’observation et de l’écoute directes ne bénéficie évidemment pas à la seule anthropologie et est exploitée dans bien d’autres disciplines scientifiques (physiologie, linguistique, sciences de l’éducation, didactique, sociologie du travail, psychologie, etc.) et professionnelles. Tous ces usages font état d’une certaine affinité entre cinéma et histoire et reposent pour partie sur un comparable paradigme indiciaire : l’utilisation que le chercheur en sciences humaines peut faire des images s’apparente à celle des historiens au sens où ils usent d’un commun modèle de connaissance selon lequel un document photographié ou filmé est « toujours témoin de quelque chose », comme le dit Georges Didi-Huberman (2003 : 127). Mais la différence fondamentale est que pour l’historien, l’image dit au moins autant, ou aussi peu, sur ce qui est représenté que sur les choix du producteur de cette représentation. De ce point de vue, il n’est pas possible de la dissocier du médium : le film témoigne non seulement de ce qui est montré mais encore de l’acte d’observation de l’opérateur ainsi que de ses positions théoriques ou idéologiques. S’il y a bien une scène dans chaque image, il y a également un metteur en scène. Autrement dit, si un film peut être considéré comme une voie d’accès sur le monde, avec toutes les limitations que cela induit, il ne faut pas perdre de vue que c’est avant tout le cinéaste qui en établit pour partie les dimensions, l’orientation et le mouvement. L’extrait du film sur la dinanderie donne à voir tout autant une part d’un processus de fabrication que le regard et la subjectivité de celui qui l’a filmé.
Tous ces auteurs qui, actuellement, multiplient dans leurs films les prises mobiles, ne croyons pas que ce soit par coquetterie de style. Ils obéissent d’instinct à la grande loi de leur art, et plus qu’on ne croit, peu à peu éduquent notre esprit. Jean Epstein (1955 : 10-11)
11Extraite de rushes enregistrés au sein d’un monastère trappiste avec mon collègue Damien Mottier, la séquence proposée ci-dessous au visionnage montre des moines en train de faire la vaisselle. Lorsqu’on la décortique, on constate qu’elle est composée d’un ensemble de plans qui chacun propose un point de vue singulier : je me déplace entre chaque enregistrement que je construis en étant accroupi ou debout, immobile ou en mouvement, rapproché ou éloigné. Si les films réalisés au sein du monastère doivent certainement permettre aux spécialistes du monachisme d’enrichir leurs connaissances – tout comme ceux sur la dinanderie m’ont été utiles pour étudier les faits techniques –, ils se démarquent toutefois profondément du projet qui a commencé à s’élaborer grâce à la chronophotographie à la fin du XIXe siècle. Ils ne correspondent pas à ce que pourraient attendre les chercheurs spécialisés dans l’étude du mouvement par exemple, lesquels ont généralement besoin de plans fixes tournés en continu afin de pouvoir engager une étude systématique des gestes en recourant notamment à des logiciels afin de déceler les permanences et les variations culturelles, tant individuelles que collectives. Autrement dit, la plupart des spécialistes des études gestuelles, des mouvements et des interactions ne se retrouveraient pas dans ce genre de film car la continuité est rompue et les changements de cadrage ne permettent pas une analyse systématique des composantes de l’action. Il existe une différence majeure entre les deux approches : lorsque je filme, ma caméra va là où la situation la conduit, et non l’inverse (comme dans le cadre des méthodes expérimentales employées en sciences du comportement, où l’action est totalement établie, orientée et préparée pour s’adresser à la caméra afin de contrôler divers paramètres et tester diverses hypothèses). Si le film garde bien trace de comportements susceptibles d’être analysés, l’usage que j’ai de la caméra ne relève donc pas du seul paradigme de la preuve et ne se limite pas à considérer l’image comme une donnée strictement documentaire.
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- 7 L’activité filmée étant souvent découverte au moment même du tournage, l’acte filmique explorato (...)
13Dès lors qu’elle est le produit d’une technique complexe associant maîtrises corporelle (endurance, fluidité des déplacements, réactivité, stabilité, etc.) et matérielle (réglages de la mise au point, de la sensibilité, de la vitesse, etc.), l’expérience de tournage incarne une posture épistémologique qui tourne le dos à la possibilité d’une « totalisation des points de vue », et celui qui l’expérimente assume pleinement l’idée selon laquelle « il ne peut exister que des perspectives non totalisables, fragmentaires, parcellaires, provisoires » (Laplantine 2009 : 13). L’ethnographe-cinéaste affirme ainsi sa subjectivité et son rôle dans la transformation du monde par sa mise en image. Il ne s’agit pas tant de capter des situations – même si, de fait, l’enregistrement filmique produit des traces, ce vocabulaire renvoie à une conception naturaliste de l’observation peu adaptée à nos façons de faire de la recherche (Lallier 2009 : 22) –, mais d’en proposer une interprétation qui advient par des choix plus ou moins conscients7 et de reconnaître le tournage comme acte singulier de mise en forme, un acte plastique de représentation.
14Le film est alors assumé en tant qu’agent de transformation analogique qui, tout en autorisant de creuser dans la densité des images représentées, peut restituer au spectateur une part de la profondeur de la situation subjectivée selon un agencement explicite et séduisant. Une telle pratique sans filets, qui repose sur l’idée que le montage se fait lors du tournage (ce que l’on désigne généralement comme le tourné-monté), s’apparente à une écriture automatique qui ne déverserait pas sur le papier des pensées venant à l’esprit mais donnerait forme à des situations au moins pour partie inattendues et contingentes au moment où elles apparaissent. Jean Rouch fait une présentation particulièrement explicite de ce genre d’utilisation de la caméra :
« Le réalisateur caméraman de cinéma direct est son premier spectateur dans le viseur de la caméra. Toute l’improvisation gestuelle (mouvements, cadrages, durée des plans) aboutit finalement à un montage au moment du tournage […]. En fait, ce travail sur le terrain même est ce qui fait la spécificité de la démarche du cinéaste-ethnographe, car au lieu d’élaborer la rédaction de ses notes au retour du terrain, il doit, sous peine d’échec, en tenter la synthèse au moment même de l’observation, c’est-à-dire conduire son récit cinématographique, l’infléchir ou l’arrêter, en face de l’événement. Ici, il n’est plus question de découpage écrit à l’avance, ni même de caméra fixant un ordre de séquences, mais d’un jeu autrement risqué où chaque plan de prise de vues est déterminé par le plan précédent et détermine le plan suivant. » (Rouch 1979 : 64)
15Ce type de pratique descriptive est d’autant plus adapté à l’ethnographie qu’il ouvre des espaces habituellement inaccessibles et permet de ne pas respecter certaines conventions proxémiques. En effet, en filmant, il est possible de se déplacer différemment tandis que s’abolissent les frontières qui maintiennent culturellement les individus à distance les uns des autres (Guéronnet 1987 : 41). Cependant les idées selon lesquelles les caméras devraient être mobiles et les films ethnographiques épouser la rhétorique cinématographique ne font pas l’unanimité. Il ne va pas de soi que la captation puisse s’accompagner d’une forme de création. Les positions respectives de Gregory Bateson et Margaret Mead, près de quarante ans après leur première utilisation du film à des fins de recherche, expriment parfaitement les termes de ce débat (Brand, Bateson & Mead 1976). Gregory Bateson s’oppose à la conception de Margaret Mead selon laquelle il faut privilégier une caméra installée sur trépied afin de minimiser les altérations possibles de la scène filmée. Celui-là, concevant l’usage du trépied comme une corvée (« just grinding ») et une forme de servitude, défend au contraire l’idée qu’il ne peut pas exister de situation qui ne puisse être altérée par sa présence. Il se fait ainsi le promoteur d’une démarche artistique qui repose sur les changements des points de vue. Alors que Margaret Mead considère que son ex-époux introduit ce faisant une variation inutile et perturbante, celui-ci soutient qu’il fait ressortir les détails qu’il jugeait pertinents au moment où il filmait. Margaret Mead prend des vues, là où Gregory Bateson en crée.
16Lorsqu’il s’agit d’aborder la question des usages du film en ethnographie, ne s’est donc toujours pas dissipée « l’étrange impression de revenir sans cesse au point de départ » exprimée, il y a plus d’une trentaine d’année, par Claudine de France (1989 [1982] : XI). Anna Grimshaw et Amanda Ravetz en ont récemment fait l’expérience en relevant les références que les anthropologues en vogue que sont Tim Ingold et Michael Taussig font à la pratique filmique (Ingold 2011 : 225 ; Taussig 2009 : 265-266). Selon elles, ces derniers pensent la démarche photo-cinématographique comme modèle antithétique de l’anthropologie qu’ils promeuvent (Grimshaw et Ravetz 2015). Ainsi Tim Ingold défend-il une conception dynamique de la recherche reposant sur le paradigme du faire et du tracé (making/drawing) en l’opposant à une approche fixiste relevant de la capture et du cadrage (taking/framing) dont relèveraient les procédés photographiques et cinématographiques. L’usage du couple cadrage/capture est chez Tim Ingold d’intérêt surtout rhétorique et lui sert à défendre, en négatif, la nécessité d’une pensée anthropologique qui procède du mouvement ; on retrouve ici une déclinaison contemporaine du reproche exprimé par Johannes Fabian à l’encontre de l’idéologie visualiste qui prend appui sur une pratique mettant l’observation sans participation au cœur de l’approche ethnographique (2006 [1983]). De façon insidieuse, ces références témoignent de la disgrâce qui continue à caractériser le recours à l’audiovisuel aux yeux de maints anthropologues et de leur méconnaissance du processus qui préside à l’obtention de films. L’expression « prise de vues » contient d’ailleurs les ressorts de cette critique, car elle laisse entendre que le cinéaste se contente de prendre – voire de capturer – des images qui existeraient indépendamment de lui, qui, posté à distance, pourrait les saisir objectivement.
17Anna Grimshaw et Amanda Ravetz montrent justement que la réduction de la pratique filmique à une entreprise de capture repose sur l’ignorance des apports substantiels de certaines formes cinématographiques à l’anthropologie contemporaine. Elles soulignent notamment comment, par leur inscription corporelle au cœur des situations filmées et la part belle laissée à l’improvisation, les anthropologues-cinéastes Jean Rouch, John Marshall et David MacDougall ont participé de l’élaboration d’une approche créative et relationnelle qui non seulement ne contrevient pas aux préoccupations de Tim Ingold et Michael Taussig, mais par certains aspects les précède. Car l’utilisation du film défendue par ces praticiens, dont les réalisations et les démarches ont influencé, à un degré ou un autre, la grande majorité de la communauté des anthropologues utilisant la caméra, ne correspond pas du tout aux critiques des deux chercheurs. Au contraire, ces trois cinéastes ont très tôt tourné le dos à la conception de l’image comme pure objet de documentation pour concevoir leur démarche en tant qu’acte fondamental de transformation (Grimshaw et Ravetz 2015). En effet, en anthropologie audiovisuelle, depuis longtemps, c’est bien cette idée qui domine : d’une part, le film témoigne d’une relation et n’a pas la prétention exclusive de saisir un prétendu réel, d’autre part l’anthropologue filmant ne met pas en image un script construit a priori mais s’engage dans une co-construction in situ qui échappe pour partie à la réflexion et procède d’une forme de pensée par l’agir. Le fait d’utiliser une caméra – voire un crayon – ne dit rien de la démarche et de l’intention du chercheur : s’il est toujours possible de prendre des images, il s’agit bien, le plus communément et depuis longtemps, d’en faire (Becker, 1995).
18Ce faisant, l’utilisation de la caméra peut amener à considérer le monde sous des angles inattendus et le film opérer d’importants changements de perspective, rendant le spectateur capable d’accéder non seulement aux comportements techniques de façon directe et aux détails des activités quotidiennes (de France, 1977) mais aussi à des points de vue inédits et renouvelés sur ce qui nous entoure. Une caméra permet d’approcher, comme aucun autre outil de médiation, les savoir-faire incorporés, la sensorialité – voire la sensualité – ainsi que la transformation de la matière en rendant le quotidien inattendu. Car le film est doté de la capacité de nous rendre étrangers à des situations familières – idée dont des cinéastes tels Dziga Vertov et Jean Epstein, par exemples, se sont très tôt faits les défenseurs – et il serait dommage, lorsqu’on veut recourir au langage cinématographique, de s’en priver. Quitte à se donner les moyens de filmer, alors autant « mouiller la chemise » (Colleyn 1988 : 512).
Or, dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de poser, je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l’avance en image [...]. Devant l’objectif, je suis à la fois celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art. Roland Barthes (1980 : 25 et 29).
- 8 Cette anecdote est notamment relatée dans l’entretien filmé de Jean Rouch avec Jacques Richard, (...)
- 9 Définition du terme artifice dans le Trésor de la langue française informatisé (http://atilf.ati (...)
19Jean Rouch aimait raconter que tout petit, après avoir assisté à sa première séance de cinéma, il demanda à ses parents si ce qu’il venait de voir était vrai et son père lui aurait répondu : « Non, le cinéma ça raconte toujours des mensonges, mais ces mensonges sont plus vrais que la réalité. »8 Cette phrase, Jean Rouch l’a faite sienne au point de devenir un modèle de pensée qui a influencé sa façon aussi bien de se raconter que de faire du cinéma (Buob 2017). Je propose ici de prendre cette maxime au pied de la lettre et de l’appliquer au documentaire proposé au visionnage ci-dessous. Je montrerai en quoi ce film – réalisé dans le cadre d’une enquête sur l’évolution des relations d’apprentissage du métier de luthier en France – est une succession de mensonges. Naturellement je n’emploie pas ce terme comme synonyme de faux : « le mensonge n’est pas, toujours et simplement, l’envers de la vérité. Mieux vaudrait peut-être affirmer, en sens inverse, que le contraire du vrai n’est pas toujours mensonger. » (Lenclud 2009 : §4) D’ailleurs, l’acception que Jean Rouch a de ce mot est délestée de toute idée de tromperie ou d’imposture (Rouch 1989) et se réfère, selon moi, davantage à celle d’artifice : un « moyen habile, ingénieux destiné à améliorer, à corriger la réalité ou la nature »9 Du moins est-ce dans ce sens que je l’entends et l’utilise.
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21Réalisé avec Dominique Nicosia, luthier et enseignant à l’école de lutherie de Mirecourt, ce documentaire, contrairement à ce qu’indique son titre, n’est pas un film sur la fabrication d’un violon. La construction de cet instrument nécessitant plusieurs semaines de travail à temps plein et dépassant largement nos possibilités respectives d’investissement, nous avons convenu de ramasser le tournage en seulement trois jours. Dominique s’est alors doté d’éléments constitutifs du violon à différents stades (une table ébauchée et une finie, un coffre en blanc et un verni, etc.) de façon à pouvoir comprimer la durée de travail. Grâce à ces pièces, il nous était en effet possible de créer des ellipses en supprimant les temps morts et en réduisant drastiquement le nombre d’opérations répétitives. Par ailleurs, si l’ordre des séquences du film monté correspond bien à celui du processus de fabrication, certaines étapes ont été tournées de façon désordonnée. Ce documentaire n’a donc pas été réalisé à l’occasion de la conception d’un violon, même s’il présente, dans une juste succession, les principales phases, opérations et gestes pouvant être mobilisés par un luthier pour en fabriquer un.
22Le lieu a été spécialement choisi et adapté au tournage. L’établi n’est pas celui où Dominique travaille habituellement, puisque nous avons filmé dans l’ancien atelier Gérôme qui fait désormais partie du musée de la Lutherie et de l’archèterie françaises de la ville de Mirecourt, commanditaire du documentaire. Nous étions sûrs de ne pas y être dérangés : à l’abri des coups de téléphone et des visites inopinées, Dominique pouvait se concentrer pleinement à notre entreprise ; dans le cadre d’une activité régulière les luthiers fabriquent généralement leurs instruments lorsqu’ils ne font pas leur comptabilité, n’effectuent pas des réparations ou ne répondent pas à diverses sollicitations. Et d’ailleurs Dominique, en tant qu’enseignant, a rarement l’occasion de pouvoir consacrer autant de temps à la fabrication d’un instrument. Cet isolement a profondément changé le contexte d’exercice de l’activité artisane, puisque nous avions la possibilité de travailler en continu, sans interruptions.
23Par ailleurs, nous avons arrangé l’éclairage en décidant de n’utiliser qu’une seule lampe et de fermer les volets ; ceci étant, ces conditions sont propices au travail du luthier et certains, ponctuellement, peuvent recourir à ce genre de source rasante pour observer précisément la surface du bois. En contrôlant l’apport de lumière, nous pouvions conserver une même ambiance tout au long du tournage : nous évitions ainsi les variations inhérentes aux fluctuations d’une journée (matin/soir, ensoleillé/nuageux) qui auraient engendré des changements de luminosité et des températures de couleurs contrastées d’une séquence à l’autre. Ce choix a également été retenu car il me permettait de souligner les actes de transformation. Avec cette seule source de lumière et l’utilisation d’un objectif lumineux permettant d’obtenir une faible profondeur de champ, il m’était possible de faire des images tendant à isoler certaines parties du processus filmé et de focaliser sur les changements d’état de la matière et les gestes de Dominique.
24Une dimension qui marque les spectateurs de ce documentaire est l’ambiance sonore exclusivement composée des bruits de la rencontre entre les outils et la matière (obtenue grâce à l’utilisation d’un microphone cardioïde posé sur l’établi). Là aussi ce résultat a nécessité de modifier les conditions d’exercice de l’activité artisane. En effet, les luthiers travaillent rarement dans le silence et préfèrent écouter de la musique ou la radio. Un luthier me racontait d’ailleurs, non sans malice, que certains artisans ont pour habitude de régler leur transistor sur une station grand public lorsqu’ils travaillent seuls, mais qu’ils changent la fréquence sur celle de France Musique ou de France Culture si un instrumentiste vient à entrer dans leur atelier ; la raison de la mention de cette anecdote sera plus explicite d’ici deux paragraphes.
25Cette première série d’ajustements a été créée pour adapter le tournage à nos contraintes techniques respectives. Mais il y a également eu des mensonges d’un autre type, des modifications sur lesquelles je n’avais aucune prise et qui ont été le fait de Dominique lui-même. J’ai ainsi été agréablement surpris de le voir chaque jour vêtu des mêmes habits alors que, comme la très grande majorité d’entre nous, il a l’habitude de changer d’apparence vestimentaire tous les jours. Il a de lui-même pris la décision de s’habiller de la même façon afin d’éviter les raccords disharmonieux entre des séquences tournées lors des différentes journées. Dominique avait conscience des enjeux liés à ce tournage, non seulement des petits ajustements nécessaires pour faire un documentaire réussi, mais aussi de la perspective qu’il puisse devenir le véhicule d’une certaine conception de l’activité luthière.
26C’est la raison pour laquelle Dominique a apporté avec lui certains objets et outils particuliers (un vieux fer à plier, une petite casserole en cuivre étamé, une scie à cadre, d’anciennes vis de serrage, un lacet, etc.) et qu’il en a laissé d’autres qu’il a pourtant l’habitude d’utiliser (un tube de colle cyanoacrylate et divers appareils électriques). Par ce processus de sélection, il a voulu donner à voir une image de son activité empreinte d’authenticité et dépourvue de tout signe de modernité. Il n’y a rien ici d’exceptionnel, ce contrôle de l’apparence participe de la construction d’un idiome figuratif propre aux groupes professionnels (Gadéa 2016). Une situation a donc été créée spécifiquement pour le film et Dominique a sélectionné un ensemble de traits qui lui semblaient être en adéquation avec l’image qu’il souhaitait donner de sa profession. Cependant nous avons également contribué à faire émerger un mensonge d’un autre ordre, un mensonge qui n’a pas été le fruit d’une réflexion anticipée.
27Si Dominique a ajusté certaines choses en cohérence avec la conception du métier qu’il voulait montrer, des aspects de sa pratique se sont modifiés en un sens à son corps défendant. Quand il a eu l’occasion de voir le film, il fut très surpris de constater qu’il n’effectuait pas ses gestes habituels : lors du tournage, il a donné une amplitude et une intention gestuelles particulières. Pour bien comprendre, il faut savoir que cette petite ville vosgienne est un lieu où s’est élaborée une véritable chorégraphie opératoire : la « méthode Mirecourt ». Au sein de ce berceau de la lutherie, les artisans sont supposés être à même de faire en deux coups de canif amples ce qu’un autre obtiendra maladroitement en une dizaine de petits mouvements. Le geste se doit d’être à la fois direct et ample dans une recherche d’efficacité et de rentabilité. Aussi Dominique a-t-il donné une amplitude à sa gestuelle plus marquée que lorsqu’il travaille seul, exclusivement pour lui. La fabrication d’un violon donne donc à voir la conception en actes que le luthier filmé se fait de la façon dont il convient selon lui de représenter les gestes maîtrisés dans la lutherie française.
28En réalisant et analysant ce documentaire, j’ai pris conscience de quelque chose de relativement banal mais d’essentiel pour comprendre ce qu’il se passe : la caméra crée un dispositif de médiation en triangle qui relie filmant, filmé et spectateur en un même espace-temps. Si ce dernier n’est pas présent physiquement, il a cependant un effet direct sur la situation et tend à changer la finalité de l’action technique : « D’ailleurs, l’agent d’une activité matérielle, qu’il soit vannier, potier ou ménagère, n’entre-t-il pas de plein-pied dans le rite dès l’instant où il s’offre en spectacle à l’ethnologue-cinéaste ? » (de France 1989 [1982] : 70). L’absence tangible du spectateur lui confère un statut singulier : il a une nature trouble pour la personne filmée, qui ne sait pas exactement à qui elle s’adresse. Dominique savait que ses gestes seraient vus, mais il ignorait par qui précisément.
29Ne sachant pas à qui elle s’adresse, la personne filmée questionne sa pratique de façon réflexive et porte une attention accrue à ses façons de faire. La préoccupation du luthier n’est alors pas tant centrée sur la transformation de la matière que sur la façon dont il l’opère. En conséquence, à travers ce documentaire, Dominique donne à voir, de façon plus ou moins intentionnelle, ce qu’il veut que les apprentis, les musiciens et les béotiens voient, tout en se conformant à la perception que la majorité de ses collègues se fait de cette pratique dans le berceau de la lutherie française. Ce faisant, il a incarné une méthode, une conception d’une profession. Son corps est devenu le support d’expression d’une idée (Buob 2016a).
30Là encore, la façon de penser le cinéma développé par Jean Rouch offre le bon éclairage : si pour lui « le film fait partie du monde, ce n’est pas tant comme description d’une réalité qui lui préexisterait que comme “performance”, comme exercice créatif et collectif » (Colleyn 2005 : 160). Un exercice collectif auquel le spectateur virtuel participe également. Étant donné le succès qu’a connu sur Internet le film que nous avons réalisé avec Dominique, force est de constater que nous sommes ici parvenus à narrer une « belle histoire » au sens où l’entend Jean Rouch. Pour lui, la réussite des sciences humaines – sciences poétiques – et du cinéma – art du mensonge – repose sur la capacité des individus à savoir raconter des histoires : « Si vous êtes un bon conteur, alors le mensonge sera plus vrai que la réalité, et si vous êtes un mauvais conteur, alors la vérité est pire que la moitié d’un mensonge » (in Levin 1971 : 135 ; ma traduction).
Le cinéaste n’est-il pas soumis à un principe qui domine tous les autres en anthropologie filmique : le respect des manifestations qui s’offrent à lui ? Or, ce principe implique capacité à remettre en cause sa démarche chaque fois que l’exige l’appréhension des procès, soit parce que leur mode d’apparition ou de développement est inattendu, soit parce que la manière de les présenter utilisée jusque-là se révèle tout à coup inadéquate. En d’autres termes, c’est au nom de ce principe très général, exerçant le rôle de garde-fou, que le cinéaste préserve la fraîcheur de sa vision et peut espérer ne pas devenir l’esclave des règles particulières de stratégies qu’il a lui-même contribué à dégager. Claudine de France (1989 [1982] : 365)
31Afin de créer une performance hybride s’inspirant du film Les Maîtres fous de Jean Rouch, la compagnie chorégraphique marseillaise Dodescaden souhaitait collaborer avec un anthropologue. J’ai eu la chance d’être l’heureux élu et de les rejoindre en tant qu’ethnographe invité lors de la deuxième résidence de création de ce spectacle. Ce fut ma première rencontre avec ce que les professionnels de l’art vivant appellent l’univers du plateau. J’ai d’abord observé comment le travail se mettait en place au quotidien : exercices corporels le matin, improvisations l’après-midi et discussions nombreuses tout au long de la journée. J’ai rapidement sorti ma caméra afin de prendre la température et d’affirmer mon statut de cinéaste. Comme j’en ai désormais l’habitude, j’ai donc commencé à faire des images sans rien savoir de ce qui allait se dérouler et en conséquence de la stratégie que j’allais mettre en place. Ce premier tournage fut pour moi extrêmement instructif. Ayant jusqu’alors surtout incorporé une technique filmique reposant principalement sur le tourné-monté, j’ai, sans trop réfléchir, reproduit cette manière de faire : tournant autour des situations que je découvrais, je multipliais les plans courts, variant les angles et les distances. Mais j’ai immédiatement senti qu’une telle façon d’agir – laquelle me convenait parfaitement lorsqu’il s’agissait de filmer des dinandiers et des luthiers – était ici inadaptée. Du moins, cette méthode me maintenait à distance et m’amenait à fragmenter une activité par essence continue : le geste des danseurs n’est pas une succession de mouvements dissociables mais un continuum qui dure le temps de chaque improvisation. J’ai alors décidé de tourner en plans séquences. Subitement plus à même de me mettre au diapason de la situation, j’ai pu progressivement entrer sur le plateau. Cette façon de procéder me permettra de m’approcher de la rythmique des actions, de créer les conditions possibles d’une empathie corporelle avec le processus de création et l’activité des danseurs (Buob & Demesmaeker 2019).
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- 10 Deuxième acception du terme « travail » – après celle relevant de l’obstétrique – dans le Trésor (...)
33Récemment, et très certainement naïvement pour des spécialistes de la question, j’ai lu cette définition du travail bien éloignée de toute référence au tripalium auquel on l’associe communément : « Activité humaine exigeant un effort soutenu, qui vise à la modification des éléments naturels, à la création et/ou à la production de nouvelles choses, de nouvelles idées. »10 Le travail est ainsi pensé comme une activité humaine qui repose sur l’engagement de certaines capacités physiques et cognitives afin à créer des choses et/ou des idées nouvelles. Je la reprends car elle a le mérite, ici, de placer la réflexion en dehors des enjeux habituels sur le monde du travail et ses évolutions et de pouvoir être appliquée de façon symétrique non seulement à ce qui peut préoccuper le chercheur (le travail comme objet de recherche), mais aussi à sa propre activité (le processus de recherche comme travail). En effet, dans toute recherche préoccupée par des situations induisant une transformation, qu’il s’agisse de l’environnement et/ou des connaissances, et selon cette définition, il y a travail aussi bien du côté de ce qui est observé que de celui du processus d’observation. Appliquée aux recherches que je mène en utilisant une caméra, une telle conception amène à affirmer que si le film est un instrument utile au chercheur pour étudier le travail, il est également le fruit d’un travail qui participe d’une modification aussi bien des éléments filmés que de la personne en train de filmer.
34La notion de « ciné-transe », découverte par Jean Rouch et recouvrant des acceptions extrêmement variées (Buob 2017), est un point d’entrée intéressant afin de considérer ce qui se joue pour le cinéaste engagé dans une pratique filmique proche du cinéma direct. Parmi tous les auteurs qui se sont emparés de la ciné-transe, Carlos Sautchuk est à mon sens l’un de ceux qui en a le mieux saisi les vertus heuristiques (2014). Dans un texte traitant de l’utilisation de l’image animée en anthropologie à partir d’une enquête sur la pêche au harpon en Amazonie brésilienne, il montre comment son ethnographie s’est construite par l’étude entrelacée des processus observé et observant. Le fait de considérer de façon symétrique le maniement du harpon et celui de sa caméra lui a été utile pour décrire et comprendre la relation entre le pêcheur et le poisson. Ce n’est qu’en développant progressivement une stratégie de réalisation épousant le rythme et les contraintes de l’activité étudiée qu’il a pu cerner cette pratique à la croisée de la cynégétique et de l’halieutique et se donner les moyens d’établir une façon de filmer pour en rendre compte. Effectivement, la ciné-transe exprime notamment une forme de dialogue empathique qui repose sur l’incorporation par le cinéaste du corps de l’autre qui lui fait face (Buob 2017).
- 11 Définition du terme « agissant » dans le Trésor de la langue française informatisé (http://atilf (...)
35Il convient de se souvenir que le terme cinéma vient du grec kînema qui signifie mouvement. Grâce aux caméras légères, la pratique audiovisuelle peut devenir proprement agissante – c’est-à-dire qu’elle « se donne du mouvement » et « remue »11 –, et offrir à l’ethnographe filmant la possibilité de s’engager pleinement dans les situations et tendre ainsi vers une appréhension singulière de la dynamique propre à l’activité considérée – autrement dit à son rythme – sans pour autant être un participant comme les autres. Bien qu’il ne soit pas lui-même ouvrier, danseur, artisan ou pratiquant, l’ethnographe utilisant la caméra s’engage dans une expérience d’empathie événementielle et peut éprouver de façon singulière les situations et ainsi espérer mieux les comprendre.
- 12 C’est là une différence notable avec André Leroi-Gourhan qui propose quant à lui de recourir à d (...)
36En 1948, André Leroi-Gourhan se posait déjà la question de savoir ce que serait un cinéma proprement ethnologique (1983 [1948]) et proposait une typologie à mon avis encore utile. Selon lui, le film ethnographique est avant tout un film de recherche, c’est-à-dire un film réalisé dans le cadre d’une enquête ethnographique, une pratique de l’ethnographie recourant à l’utilisation d’une caméra. Cette définition exclut a priori les réalisations qui se contenteraient de résonner avec des préoccupations que pourraient avoir des ethnographes – le « film de milieux » selon les termes d’André Leroi-Gourhan – ou de traiter de sujets que l’on a pour habitude d’associer, généralement en raison de leur éloignement culturel, à l’ethnologie – ce qu’il nomme le « film d’exotisme ». Un document audiovisuel pourrait ainsi être qualifié d’ethnographique car il serait le produit d’une certaine démarche ; ni le sujet, ni la forme ne sont, de ce point de vue, des critères décisifs. Les films ethnographiques ont alors en commun, selon moi, d’être le résultat d’un processus de connaissance répondant à des principes méthodologiques assez simples : il s’agit d’une approche exploratoire qui se donne les moyens de donner à voir de façon singulière des situations tout en les découvrant. En ce sens, un film ethnographique ne fait pas état de savoirs déjà acquis mais d’une recherche en cours menée en temps réel par le cinéaste. Le réalisateur de films ethnographiques, même s’il peut parfaitement connaître la situation qu’il étudie, n’élabore pas un scénario préalable : il s’inscrit physiquement dans l’espace observé avec la conscience d’être engagé dans un processus de connaissance et de découverte12
37Le film offre en outre au cinéaste la possibilité de considérer rétrospectivement son propre travail de façon explicite et ainsi de remettre toujours en question sa façon de faire en évaluant son adéquation avec la situation (Buob 2016b). Il n’y a donc pas dans l’absolu une bonne façon de filmer, mais il est en revanche possible de se donner les moyens de tendre vers une façon de faire qui adhère au contexte filmé. Aussi est-il fondamental de ne pas s’interdire d’expérimenter des procédés nouveaux à chaque occasion. Jean Rouch avait l’habitude de lire les Entretiens autour du cinématographe de Jean Cocteau et je n’ai pas été surpris d’y constater que le réalisateur du Sang d’un Poète soutient que les seules règles qui devraient compter aux yeux des cinéastes sont « celles qu’ils s’inventent lorsqu’ils écrivent et ne craignent pas les fautes d’orthographes » (1951 : 152).
38Une telle conception nécessite de pouvoir remettre en permanence en question ses acquis. Elle peut passer par la recherche d’une certaine forme de disposition de corps et d’esprit induisant un bon degré de lâcher-prise tout en portant une attention accrue à la singularité et à la contingence de la situation filmée. Grâce à ce genre de rapport à l’acte filmique, le cinéaste s’offre la possibilité de « ne pas devenir l’esclave des règles particulières de stratégies qu’il a lui-même contribué à dégager » et créé les conditions favorables à l’émergence d’un savoir qui procède directement de l’expérience de terrain : en rappelant le primat que l’ethnographe filmant doit accorder « au respect des manifestations qui s’offrent à lui », Claudine de France, citée en exergue de cette dernière partie, invite justement à ouvrir le champ des possibles en luttant contre l’enfermement méthodologique (1989 [1982] : 365).
39Si l’ethnographe peut se satisfaire d’une praxis éprouvée, le processus de recherche en anthropologie filmique a tout intérêt à être pensé comme une poïétique, et le chercheur filmant à se considérer en artisan qui, de retour à l’établi, crée à chaque fois une œuvre nouvelle au contact d’un matériau toujours unique en mobilisant le savoir-faire acquis précédemment sans craindre de le remettre en question. C’est ainsi qu’il me plaît à comprendre ce que j’ai pu lire des propos de Jean Cocteau (1951 : 71) et entendre exprimé à peu près à l’identique par Jean Rouch lors des séances de projections qui se déroulaient à la cinémathèque de Chaillot : « Nous sommes des ébénistes. »
- 13 Ce texte a été rédigé avant qu’Andrea Paganini ne me fasse remarquer que Jean Rouch a fait lui-m (...)
Ne pas regarder dans l’appareil. (Faux ; sans aucune importance.) La direction des regards. (Faux ; sans aucune importance) Quand on sort d’un côté, il faut entrer d’un autre (faux ; sans aucune importance). Jean Cocteau (1951 : 150)13
- 14 Lorraine Daston et Peter Gallison ont utilisé ces deux notions pour définir les grandes orientat (...)
40Dans la première partie, où il a été question de dinanderie marocaine, je me suis intéressé à ce qui constitue la raison qui amène la majorité des chercheurs à recourir à la caméra lors de leurs recherches : le film conserve une trace analogique qui peut être analysée. J’ai utilisé ensuite des rushes issus d’un travail mené au sein d’un monastère de moines trappistes afin d’aborder plus spécifiquement la singularité de mon écriture filmique et d’insister sur sa nature intrinsèquement transformiste. Ces deux premières parties avaient pour objectif de souligner l’inanité d’une opposition trop tranchée entre une conception du film comme vecteur d’une « objectivité mécanique » – qui serait le propre d’une science positiviste – et une autre l’associant à une « subjectivité artistique » – qui serait le propre d’une approche poétique du monde –, deux conceptions habituellement et abusivement considérées incompatibles14 Car les films sont dotés, à l’instar de nombreuses autres ressources documentaires, d’un double régime où s’articulent, toujours, les registres de la narration et de la documentation : ils sont le produit d’un processus de transformation et procèdent de points de vues et/ou d’écoutes, mais n’en demeurent pas moins porteurs d’une richesse qui, sans être preuve absolue, renseigne sur les situations. Les images en général « ne sont ni des fenêtres ouvertes comme le croient les positivistes, ni des murs qui obstruent la vue, comme le soutiennent les sceptiques » (Ginzburg 2003 [2000] : 33-34). Produit d’une élaboration subjective, les films conservent toujours une part documentaire, laquelle concerne tout autant les actes filmés et filmant que la nature de leur relation.
- 15 Dans le domaine du cinéma, au sens large, la notion de profilmie désigne tout ce qui est directe (...)
41Prenant appui sur un film réalisé lors d’une enquête sur le métier de luthier, j’ai proposé dans la troisième partie de révéler les coulisses d’un tournage avec la volonté de montrer qu’un processus de réalisation – fut-il éloigné des conditions habituelles d’exercice de l’activité filmée – est l’occasion de faire sourdre un savoir utile au chercheur. L’objectif était de rendre explicite l’idée qu’un film est nécessairement le fruit d’une rencontre et que celle-ci crée toujours quelque chose de nouveau. Prolongeant l’idée de transformation développée préalablement, il s’agissait de considérer plus particulièrement les transformations engendrées par la présence d’un dispositif filmique. Il a alors été question de profilmie15 et de « fabulation » (Deleuze 1985), afin de souligner que la situation de médiation occasionnée par l’introduction d’une caméra est un vecteur unique de connaissance qui donne accès à un régime de savoir autrement difficilement accessible. Ces heureuses modifications ne sont pas tant dues à la présence du cinéaste qu’au destinataire virtuel et trouble qu’il fait advenir dans la situation.
42Enfin, dans la dernière partie, j’ai utilisé une séquence réalisée dans le cadre d’un travail récent sur la création dans le domaine des arts vivants afin d’insister sur la dimension plastique de l’acte cinématographique. La plasticité se réfère à un processus de transformation où, à la façon des techniques de moulage, un être épouse la forme de l’autre. En cinéma cette influence est réciproque : le cinéaste transforme le contexte en même temps que ce contexte le transforme. Cependant, comme le note la philosophe Catherine Malabou, la notion de plasticité induit non seulement une prise/dation de forme mais aussi sa destruction (Malabou 2000 : 8). J’y vois une nécessité en ethnographie : il est impératif de ne pas chercher à reproduire une façon de faire d’un terrain à l’autre et d’accepter de construire son regard au contact de ce qui fait face à la caméra. En effet, l’anthropologie filmique est une discipline où s’expriment trop souvent des conceptions prescriptives. Qu’il s’agisse de considérer la voix hors-champ, la façon de manier une caméra, l’implication et la visibilité du réalisateur ou encore la composition de l’équipe de tournage, chacun tend à exprimer une position tranchée. Ces multiples façons de procéder se trouvent parfois mises en concurrence et se muent en doctrines : il (ne) faut (pas) que la personne filmée regarde l’objectif, il (ne) faut (pas) filmer sur un trépied, il (ne) faut (pas) une voix-off, il (ne) faut (pas) faire de repérages, il (ne) faut (pas) révéler les coulisses du film, il (ne) faut (pas) être discret, etc. Cette rhétorique du falloir omet deux dimensions à mon sens crucial : un film est avant tout le produit d’une rencontre avec la contingence du quotidien ; un chercheur-réalisateur s’adapte aux spécificités des situations filmées et se transforme d’un tournage à l’autre. Aussi la pratique en anthropologie filmique devrait être suffisamment sujette à la souplesse pour ne pas contraindre le terrain mais au contraire se construire à son contact.