© Pierre Nocérino
1Festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2016 : alors que je mène des observations ethnographiques dans le cadre de ma thèse, je discute avec une éditrice. Au bout de quelques minutes, celle-ci consulte sa montre et s’alarme : dans quinze minutes, elle doit assister à un rendez-vous à l’autre bout de la ville. « Ça tombe bien, je vais dans la même direction. Je t’accompagne ? ». À vrai dire, je n’ai pas réellement de plan, mais j’aimerais prolonger notre discussion informelle : si mon travail porte essentiellement sur l’activité des auteurs et autrices de BD, il est pour moi intéressant de recueillir le point de vue des professionnel·les avec qui ils et elles travaillent. De plus, je sais par expérience qu’il est impossible de traverser la ville en si peu de temps, ce qui me permettra de recueillir pas mal d’infos !
2Alors que nous sortons du bâtiment où nous étions, passe devant nous l’un de ces tricycles mis à disposition par le festival pour transporter les personnes accréditées. Cela fait deux jours que j’entends mes enquêté·es se moquer de ces moyens de transport, particulièrement inadaptés : outre les rues pavées et le relief angoumoisin, les employés du festival peinent à se faufiler à travers la foule compacte des festivaliers. « Oh, je n’en ai pas encore pris ! Viens Pierre, on y va ! ». Comment ça « on y va » ? Nous allons vraiment monter dans ce pousse-pousse et s’afficher à la vue de tout le monde ? Je garde ces remarques pour moi… notre discussion mérite bien un peu d’embarras. D’autant plus que la maison d’édition pour laquelle travaille cette éditrice est régulièrement la cible d’accusation de la part des collectifs d’auteurs et d’autrices. Il est scientifiquement important de symétriser mon analyse !
3À peine installés, le téléphone de l’éditrice sonne. Il s’agit de la personne avec qui elle a rendez-vous. Elle décroche et commence à plaisanter puis, rapidement, à s’esclaffer alors que notre conducteur est bloqué par la foule. Au sein de celle-ci, j’aperçois des têtes connues. Des collègues chercheurs et chercheuses tout d’abord, qui me font des signes amusés. Mais aussi des auteurs et autrices, notamment des membres d’un syndicat. Certains semblent surpris de me voir ainsi aux côtés d’une membre de cette équipe éditoriale notoirement connue. D’autres me lancent carrément des regards noirs. Une demi-heure plus tard, nous avons traversé la ville. Elle accrochée au téléphone, moi à la conviction que c’était la bonne chose à faire. Elle me salue rapidement, remettant la discussion à plus tard, et s’engouffre dans un bâtiment. Je reste en plan, avec pour seule compagnie notre conducteur épuisé et un fort sentiment de gêne.
4Cette séquence d’observation est restée gravée dans ma mémoire tant la gêne que j’ai ressentie était forte. Il était cependant nécessaire d’objectiver ce sentiment. La gêne est avant tout l’indice d’un trouble interactionnel (Emerson, 2015) qui doit être résolu par des échanges réparateurs (Goffman, 1973, p. 101 et sq.). En analysant les sanctions négatives (les regards noirs et les remarques reçues par la suite) mais également positives (des personnes qui, ultérieurement, me félicitaient de connaître autant d’éditeurs et d’éditrices), j’en apprenais beaucoup sur les attendus professionnels propres à ce milieu (pour une analyse détaillée, voir Nocérino, 2020, notamment p. 117-166). Il m’était possible, comme ici, de coucher par écrit cette interaction troublée. Néanmoins, pour faire comprendre à quel point il m’était difficilement supportable que de me retrouver ainsi au centre de l’attention, le dessin me paraissait un outil particulièrement utile.
5En représentant le tricycle au milieu de l’image ainsi que les différents regards qui nous cernaient, je pouvais rendre compte de cette sensation de piège qui se refermait sur moi. Plusieurs outils me permettaient de suggérer davantage cette sensation : la colorisation qui met un effet de projecteur sur les personnages au centre de l’image, les personnages apparaissant en insert dans les coins de l’image pour renforcer le sentiment d’enfermement, la déformation de la perspective qui donne un aspect légèrement irréel à l’image, etc.
6On le comprend : le dessin est un outil de reconstruction a posteriori. Réfléchie pour restituer un sentiment général, l’image ne peut s’apparenter à un matériau récolté sur le terrain. Pourtant, elle peut être considérée comme une donnée, dans le sens où elle est construite à partir de différents matériaux extraits du terrain (outre les notes consignées dans mes carnets, j’ai veillé à prendre par la suite différentes photographies du véhicule et des rues qui ont été le théâtre de ce triste épisode). D’ailleurs, malgré le travail de reconstruction opéré, la donnée ne parle pas par elle-même. Ainsi, j’ai ajouté des cartouches, signalant tantôt les relations que j’entretenais avec les diverses personnes, tantôt des éléments sur lesquels j’entendais attirer l’attention. La couleur jaune de ces cartouches souligne alors la nature différente de l’information : il ne s’agit plus tant d’une donnée que d’une analyse explicite.
7En somme, la représentation de cette image du travail a nécessité un travail de l’image. Travail plus évident peut-être que celui d’autres médiums, comme la photographie qui, malgré une apparente objectivité (il s’agit d’un matériau directement collecté sur le terrain), n’implique pas moins un travail de cadrage et donc de construction (Becker, 2007). Voilà probablement un apport majeur du dessin dans une perspective de recherche : donner des prises au lectorat lui permettant de contrôler le travail réalisé pour traduire des matériaux (ici l’expérience ethnographique vécue) en une donnée objectivée.