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Comptes rendus

Tangui Perron, Rose Zehner & Willy Ronis. Naissance d’une image

Les Éditions de l’Atelier/ Les Éditions ouvrières, 2022, 109 pages
Françoise F. Laot
Référence(s) :

Tangui Perron, Rose Zehner & Willy Ronis. Naissance d’une image, Les Éditions de l’Atelier/ Les Éditions ouvrières, 2022, 109 pages.

Texte intégral

Figure 1 : couverture de l’ouvrage.

Figure 1 : couverture de l’ouvrage.

© Willy Ronis

1Si leurs deux noms sont accolés dans le titre de ce petit ouvrage, Rose Zehner (1901-1988) et Willy Ronis (1910-2009) ne se seraient croisés que le temps d’un cliché un jour de grève en mars 1938. Mais nous allons voir que ce n’est pas tout à fait exact.

2La photographie publiée en couverture montrant Rose Zehner, debout en surplomb haranguant une foule de femmes, a fait le tour du monde. Elle est devenue - et Rose Zehner avec elle - l’une des icônes de l’engagement militant au féminin.

3Tanguy Perron remonte le temps pour dérouler l’histoire de cette image et de ses à-côtés : avant, pendant, après. Il faut dire que cette photographie est restée oubliée dans le stock d’images jugées impubliables par leur auteur lui-même jusqu’en 1980 où elle paraît pour la première fois dans un ouvrage, soit plus de 40 après sa prise sur le vif dans un atelier occupé par des ouvrières de l’usine Citroën Javel. Willy Ronis en avait tout de même donné un tirage signé à Rose Zehner… Après plusieurs republications, elle figure en 2001 dans un numéro de Reporters sans frontières entièrement illustré de photos de Willy Ronis. Perron note que, pour la première fois, elle est accompagnée d’une légende précise, complète et correctement datée.

  • 1 Il est précisé p. 19 que le magazine, alors un périodique communiste, se nommait initialement Nos r (...)

4Dans son enquête minutieuse, Perron entreprend de démêler le vrai du faux : non, la scène ne date pas du Front populaire dont elle est pourtant devenue l’un des emblèmes ; non, Rose Zehner n’était pas là « par hasard », propulsée oratrice dans la magie d’un moment créateur, ni « autorisée » par on ne sait qui mais bel et bien parce qu’elle était déjà une syndicaliste chevronnée de la CGTU, puis de la CGT, au moment de cette grève de 1938. Elle était connue « comme le loup blanc » (p. 51) par le patronat qui lui a d’ailleurs fait chèrement payer cet engagement en la « saquant » 4 fois avant de la licencier définitivement. Perron entreprend de reconstituer le parcours et les engagements de l’auteur de la photo, de la photographiée, et de quelques personnages annexes. Il est aussi question du mari de Rose, Louis Zehner (dit Loulou) et de ce « photographe inconnu », Alexis Leveillé que Perron tire de l’oubli grâce au dépouillement du magazine Regards1, l’un des premiers en France à publier des images de photo-reporters, dont les premières de Ronis. Mais c’est bien Leveillé qui semble être le photographe attitré de Regards.

  • 2 Au moins deux ? Il est dommage que ceux-ci ne soient pas davantage présentés, ni même cités dans le (...)

5Les sources de l’enquête sont filmiques, photographiques, orales (entretiens avec Willy Ronis2) et plus classiques : des périodiques (La Vie ouvrière, l’Humanité), des archives syndicales, de la Préfecture de police, et de l’État civil, etc. Concernant les films, trois productions de l’année 1938 témoignent de l’ambiance ouvrière de l’époque, marquée en particulier par la guerre d’Espagne, et deux plus longs métrages racontent des parcours de femmes syndicalistes : une fiction basée sur l’histoire vraie de l’américaine Norma Rae (Martin Ritt, 1979) et un documentaire Un voyage de Rose (Patrick Barberis, 1983).

6Je me suis efforcée de visualiser ce dernier film, un peu long mais particulièrement intéressant tant il aide à comprendre qui est Rose Zehner. Il relate un moment provoqué : celui des retrouvailles, du photographe et de la photographiée, 44 ans après la prise de vue, en compagnie d’anciens camarades de lutte. Ils et elles partagent un repas dans le café que Rose et Louis avaient ouvert juste à côté de l’usine au début 1939 après leur licenciement, et qui avait été fermé en 1941. Il ne s’appelle plus Chez Loulou et Rosette, mais Le petit Manoir. Puis le groupe part ensuite en visite sur les lieux mêmes de l’action passée, dans les locaux désaffectés de Citroën-Javel, peu de temps avant leur destruction totale et la transformation du site en Parc André Citroën. Ils y rencontrent un autre groupe récemment vainqueur d’une lutte syndicale, entièrement composé de travailleurs immigrés.

Figure 2 : Rose Zehner et Willy Ronis au Petit Manoir

Figure 2 : Rose Zehner et Willy Ronis au Petit Manoir

Source : Film documentaire Un Voyage de Rose, Patrick Barberis, 1983 (au centre le photographe Guy Le Querrec)

Figure 3 : Dans l’usine Citroën désaffectée

Figure 3 : Dans l’usine Citroën désaffectée

Source : Film documentaire Un Voyage de Rose, Patrick Barberis, 1983

7La nostalgie est palpable à travers les silences et les gros plans sur les visages. Rose Zehner a alors plus de 80 ans et Perron remarque qu’elle ressemble à nos grands-mères, « à la [s]ienne en tout cas » (p. 98). Le tout est filmé, mais aussi photographié par Guy Le Querrec, principal interlocuteur de Rose dans le documentaire. Il nous apprend que Willy Ronis, un peu oublié, renaît à la vie depuis que l’album Sur le fil du hasard (éditions Contrejour, 1980) a consacré son œuvre photographique dont la photo de Rose. Le Querrec a lui-même œuvré à cette reconnaissance. Ma bibliothèque ne contient pas cet album de photos de Willy Ronis, mais deux autres, Mon Paris (Denoël 1985) et À nous la vie 1936-1958 (Éditions Hoëbeke, Paris, 1996), signé avec Didier Daeninckx. Ce dernier contient bien la fameuse photo de Rose Zehner qui m’accompagne donc depuis de longues années. L’image est présentée dans la section « Les grèves » qui entretient, il est vrai, une forte ambiguïté sur la période puisque le texte d’accompagnement raconte le Front populaire…

Figure 4 : couverture de l’ouvrage À nous la vie ! 1936-1958

Figure 4 : couverture de l’ouvrage À nous la vie ! 1936-1958

© Didier Daeninckx et Willy Ronis

  • 3 Pas plus qu’on ne choisit de faire telle recension par hasard…
  • 4 Qui trouve une sorte d’aboutissement dans la récente soutenance de sa thèse le 22 février 2022 Un c (...)
  • 5 Notamment aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis.

8Mais revenons à l’ouvrage de Perron et à son sous-titre. Quelle est donc la date de naissance d’une photographie ? Celle de sa prise de vue ou bien celle où elle gagne la reconnaissance d’autrui, lorsqu’elle est simplement échangée, ou bien publiée, mondialement reconnue ? Par ailleurs, une photographie n’arrive jamais « par hasard »3 (contrairement à ce qu’en dit le titre de l’album de 1980), elle advient dans un contexte socio-historique spécifique, presque toujours au milieu d’une série. D’où la question : pourquoi cette image-là ? Ou encore, pourquoi cette image-là 40 ans après ? C’est bien à répondre à toutes ces questions que s’emploie l’auteur, lui-même très sensible aux images comme son parcours de publication, de recherche4 et d’animation de la recherche5 l’a assez montré, même s’il a davantage travaillé sur l’histoire du cinéma que des images fixes.

9Les 26 photographies présentées dans l’ouvrage, de Willy Ronis et d’autres auteurs, sont toutes minutieusement décrites et commentées. Elles montrent des moments qui ont précédé la grève de 1938 et d’autres moments connexes, en particulier plusieurs scènes de sociabilités ouvrières en temps d’occupation d’usine, lesquelles s’organisent différemment selon que l’on est ouvrier ou ouvrière. L’une d’elle montrerait même éventuellement Alexis Leveillé en train d’officier derrière son appareil en arrière-plan d’un groupe d’hommes regroupés autour d’une radio, donnant ainsi un visage au photographe inconnu. Cela reste une hypothèse.

10Les photographies de Willy Ronis montrent des hommes et des femmes. Dans une section intitulée « Le sexe des prolétaires », Perron met l’accent sur le rôle des femmes, celles qui sont au travail et celles qui haranguent les grévistes. Trois images d’une tribune devant un micro (p. 61, 64 et 65) montrent bien qu’orateurs et oratrices y prennent la parole. Est-ce pour autant l’égalité syndicale ? Pas si sûr… On apprend par exemple dans le documentaire de 1983, de la bouche de Rose elle-même, que les ouvrières qui occupaient l’usine étaient « renvoyées chez elles » le soir pour revenir le lendemain matin, tandis que les ouvriers restaient sur place. Rose, qui voulait rester, était poussée dehors. Les « loisirs » des occupantes d’usine étaient aussi souvent plus utilitaires que proprement ludiques, au contraire de ceux des hommes : Perron note que, dans l’atelier empli de femmes entourant Rose, certaines ont apporté leur tricot. Aussi, n’est-il pas certain que, comme il l’affirme p. 58, « Les femmes par leur travail et leurs luttes, ont bousculé le vieil ordre patriarcal ». Même en 1983, les images du film des retrouvailles ne montrent quasiment que des hommes. Rose exceptée, aucune des rares femmes présentes n’y prend la parole. Elles ne semblent être là que pour accompagner leur conjoint. L’histoire des femmes et du genre a montré la très lente ouverture des milieux syndicaux à l’égalité des sexes. Rose n’en est que plus exemplaire. Perron souligne en outre p. 90 que « l’archive aussi est phallocrate », car dans les fonds de la Préfecture de police, « le dossier de Rose Goderel, épouse Jacob est classé dans celui de son futur mari : Louis Antoine Zehner ». Cette femme qui a été mariée deux fois, et a « donc » deux fois changé de nom, n’aurait pas été heureuse en couple. D’après Willy Ronis, le fameux Loulou n’était semble-t-il pas « quelqu’un de bien », mais on n’en saura pas plus.

11Si l’objectif était de prouver que les images, ici photographiques, sont des sources précieuses, voire nécessaires à l’histoire sociale contemporaine, la démonstration s’avère plus que convaincante mais peut-être en étais-je déjà convaincue ? En quelques 100 pages, l’ouvrage nous brosse le panorama d’une période ô combien sensible et importante, entre les victoires ouvrières du Front populaire et les défaites qui les suivront de près.

12Willy Ronis, par ses engagements politiques et sociaux, et parce qu’il s’est résolu à devenir photographe « par devoir filial » en sacrifiant sa passion pour la musique (p. 11), s’est fait le témoin de son époque. Ses images montrent des lieux de travail et de lutte qui n’existent plus. Je retiens de cet ouvrage un photo-montage de lui que je ne connaissais pas, intitulé « On travaille pour la guerre », où la cheminée d’usine basculée à 90 degrés devient gueule de canon (publiée en 1935 dans le catalogue d’une exposition). Comme elle est présentée dans l’ouvrage de Perron sur deux pages (16 et 17) et que la reliure la traverse, il n’est pas possible de la reproduire ici, et d’ailleurs, il faudrait en avoir les droits… Pour voir cette image d’avant-garde militante, ce qu’elle mérite, il faudra donc vous procurer le volume.

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Notes

1 Il est précisé p. 19 que le magazine, alors un périodique communiste, se nommait initialement Nos regards, illustré mondial du travail et publiait les travaux de photographes ouvriers.

2 Au moins deux ? Il est dommage que ceux-ci ne soient pas davantage présentés, ni même cités dans les sources.

3 Pas plus qu’on ne choisit de faire telle recension par hasard…

4 Qui trouve une sorte d’aboutissement dans la récente soutenance de sa thèse le 22 février 2022 Un cinéma par le peuple et pour le peuple : Discours et pratiques cinématographiques du mouvement ouvrier (De la Belle Époque à la fin du Front Populaire), Université Paris 1.

5 Notamment aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : couverture de l’ouvrage.
Crédits © Willy Ronis
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/3874/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 532k
Titre Figure 2 : Rose Zehner et Willy Ronis au Petit Manoir
Crédits Source : Film documentaire Un Voyage de Rose, Patrick Barberis, 1983 (au centre le photographe Guy Le Querrec)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/3874/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 212k
Titre Figure 3 : Dans l’usine Citroën désaffectée
Crédits Source : Film documentaire Un Voyage de Rose, Patrick Barberis, 1983
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/3874/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 96k
Titre Figure 4 : couverture de l’ouvrage À nous la vie ! 1936-1958
Crédits © Didier Daeninckx et Willy Ronis
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/3874/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 1,4M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Françoise F. Laot, « Tangui Perron, Rose Zehner & Willy Ronis. Naissance d’une image »Images du travail, travail des images [En ligne], 14 | 2023, mis en ligne le 21 décembre 2022, consulté le 21 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/3874 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.3874

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Auteur

Françoise F. Laot

Françoise F. Laot, socio-historienne, est professeure à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, membre du Centre de recherche interuniversitaire Expérience, ressources culturelles, éducation (EXPERICE - EA 3971) et chercheure associée au Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS, UMR 8070). Elle est également présidente du Groupe d’étude – Histoire de la formation des adultes (GEHFA). Parmi ses dernières publications, on compte notamment : Laot F. F. et Lescure E. de (dir.) (2022) Éducations militantes, formations au militantisme, Revue française de pédagogie, n° 215 ; Laot F. F. (dir.), (2021) L’éducation des femmes adultes au xxe siècle, travailleuses, épouses et mères, citoyennes, Histoire de l’éducation, n° 156 ; ainsi que l’ouvrage : Laot F. F. (2014) Un film comme source pour l’histoire de la formation des adultes hommes… et femmes. Retour à l’école ? (Nancy, 1966), PUN, Éditions universitaires de Lorraine.
Contact : francoise.laot[at]univ-paris8.fr

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