1Le mouvement des gilets jaunes puis la crise sanitaire ont mis en lumière toute une France populaire, invisibilisée et sous-estimée, prenant en charge des fonctions sociales importantes comme le soin ou le maintien du lien avec des populations fragiles ; le care pour reprendre le terme anglais. Les métiers du lien, peu reconnus, mal rémunérés et précaires, sont occupés très majoritairement par des femmes, elles-mêmes souvent précarisées. Elles sont ainsi environ 3 millions à prendre en charge les personnes âgées à domicile ou en EHPAD, la garde des enfants ou les malades. Ces travailleuses du lien, considérées comme essentielles pendant la pandémie de COVID, ont été vite oubliées et renvoyées dans l'ombre. En réalisant une enquête longue et outillée Vincent Jarousseau se donne les moyens de mieux connaître et comprendre ces femmes, leurs conditions de travail, leur emploi du temps, leurs savoirs, leur situation sociale et familiale, leur expérience professionnelle. Pour ce faire, il prend d’emblée en compte dimensions professionnelles et familiales, qu’il considére comme fortement articulées.
Image 1 : Première de couverture du roman-photo Les femmes du lien.
© Vincent Jarousseau, Les Arènes.
2En immersion dans deux coins de France, la région rurale et post industrielle du nord autour de Fourmies et le département urbanisé et paupérisé de la Seine Saint Denis, l'auteur nous propose huit portraits de femmes, huit travailleuses du lien, huit histoires de vie, huit métiers différents, huit regards aussi sur un monde en crise mais résilient.
3Valérie, née en Belgique et vivant aujourd’hui de l’autre côté de la frontière, est Technicienne d’intervention sociale et familiale. Elle travaille au domicile des familles qui ont besoin d’être accompagnées. Cela nécessite un fort investissement professionnel, alors que les conditions de travail, comme dans la plupart des métiers du lien et du travail à domicile, sont dégradées : longs et nombreux trajets non pris en compte ; amplitude des horaires ; au total des temps pleins payés en temps partiels.
4Marie Basile, camerounaise, vit à Montreuil et travaille à Paris comme Aide à domicile, principalement chez une vieille dame dépendante. C’est une femme forte et engagée tant auprès des personnes dont elle assure le bien être que dans l’éducation de ses enfants ou encore la défense politique de son métier.
5Angélique vit dans la campagne avesnoise où elle est Assistante maternelle, une profession qui implique un agrément auprès de la protection maternelle et infantile. Elle fait partie des nombreuses femmes qui assurent à domicile plus des deux tiers des besoins de garde d’enfants en France. Mère de deux enfants, elle a toujours su qu’elle travaillerait dans la petite enfance. Elle aime son métier, même si elle note qu’il est mal payé et fortement précarisé, nombre de familles prévenant tardivement de leurs décisions, qui ont pourtant un impact sensible sur ses revenus.
6Marie-Claude est Aide-soignante dans le centre de médecine physique et de réadaptation de Bobigny, qui accueille principalement des patients sur la longue durée. Comme la plupart des salariées de l’hôpital, elle est jeune, issue de la migration africaine et engagée dans un travail d’équipe, impliquant des relations dans la durée avec les patients.
7Rachel vit dans le nord de la France et travaille en CDD dans un EHPAD comme Accompagnante éducative et sociale, une appellation différente mais une activité presqu’identique à celle des Aides-soignantes. En reconversion après une séparation, elle a un statut précaire et a été durement confrontée à la pandémie, qui a touché de plein fouet son service.
8Julie, éducatrice spécialisée en Seine Saint-Denis, travaille en milieu ouvert dans une petite association du quartier de la plaine. Dans le secteur social en crise, elle souligne l’importance du travail d’équipe et des collègues, pour tenir dans des métiers où la tension psychologique est lourde et le suivi individuel des jeunes, complexe.
9Séverine est née, vit et travaille aux environs de Fourmies. Elle est Auxiliaire de vie sociale auprès de personnes âgées et réalise des tournées quotidiennes épuisantes avec des durées d’intervention trop courtes et des temps de déplacement non pris en compte. Pourtant elle souhaite valoriser ce métier qu’elle aime, qu’elle a toujours exercé et qu’elle a transmis à sa fille.
10Marie-Ève est Assistante familiale, c’est à dire qu’elle accueille dans sa maison de l’Avesnois des enfants placés en famille d’accueil, par des mesures de protection de l’aide sociale à l’enfance. Son histoire souligne bien l’intérêt et la difficulté des métiers du lien : elle même placée très jeune dans une famille d’accueil jusqu’à sa majorité, elle a fait famille avec ses enfants et ceux placés dans son foyer, souvent sur le long terme. Mais elle se remet juste d’un burn-out, sans doute lié à son investissement dans ce métier usant et peu reconnu.
Image 2 : Histoire de vie de Marie-Basile.
© Thierry Chavant, page 49.
11Les huit monographies, au-delà de la diversité des métiers et des biographies, sont exposées de manière strictement normalisée :
-
Une présentation des caractéristiques sociodémographiques (prénom, profession, situation familiale, lieux de domicile et de travail, diplômes et revenus) fait face à un portrait photographique de l’enquêtée.
-
Une page est consacrée à la description du métier concerné et des conditions de réalisation de l’enquête : premiers contacts, choix de l’enquêtée, accord des familles observées…
-
Une bande dessinée (relativement courte, de trois à sept planches) retrace quelques éléments centraux de l’histoire de vie de l’enquêtée ; écrite à la première personne, elle suggère une logique autobiographique.
-
Un roman-photo (entre douze et vingt-quatre planches) constitue l'élément central, de loin la partie la plus originale et passionnante de ce travail documentaire.
-
Enfin, chaque monographie se termine par une photographie en double page associant la travailleuse du lien et son environnement humain.
12Cette présentation normalisée reflète l’approche de Vincent Jarousseau qui s’appuie sur son expérience de photojournaliste et son travail documentaire concernant les catégories populaires en France au 21ème siècle. Sa démarche a déjà donné lieu à deux ouvrages s’inspirant du roman-photo : le premier analyse le vote Front National (Igounet, Jarousseau, 2017) ; le second présente, dans le contexte du mouvement des gilets jaunes, des familles pauvres habitant la ville fortement touchée par la désindustrialisation de Denain (Jarousseau, Vaccaro, 2019). Les femmes du lien montre de manière encore plus claire une volonté de problématisation de la crise industrielle qui a touché en priorité les familles ouvrières et déboucherait sur l’émergence d’une nouvelle classe ouvrière qualifiée de servicielle et féminisée.
13Ce qui rend convaincante l’analyse proposée par Jarousseau, c’est qu’elle met en résonnance approches biographiques fouillées et analyse transversale des métiers du lien. Chacune des monographies met l’accent sur un aspect particulier qui est à la fois caractéristique de la travailleuse étudiée et transversal à l’ensemble des femmes du lien. Toutes sont ainsi partagées entre le sentiment de fierté, d’efficacité et d’utilité sociale de leur travail et le constat de la faible valorisation (et donc de la reconnaissance) de leurs apports tant en termes de lien social, d’échange ou d’humanité. De même, elles sont conscientes des difficultés physiques et psychologiques de leur métier, présentant des taux très élevés d’accidents du travail ou de maladies professionnelles. On pourrait souligner aussi un rapport ambigu à la sphère domestique : elles valorisent toutes l’espace familial et la volonté exprimée dès l‘enfance de s’occuper des autres (métier/vocation) tout en cherchant à s’en dégager : « On est pas des femmes de ménage ».
14L’articulation entre les dimensions professionnelles et familiales est au cœur du long travail de terrain, d’immersion dans la durée que revendique Vincent Jarousseau. Il s’agit de capter, avec beaucoup de modestie et sans voyeurisme, l’intimité tant au travail que dans l’univers domestique. Et ceci pour comprendre comment se nouent les relations sociales, comment elles se tricotent dans les micro interactions, comment s’opèrent, dans la durée, les fractures sociales ?
15Pour ce faire, il faut passer beaucoup de temps, développer les échanges, l’écoute, la pédagogie, obtenir la confiance et donner un peu de soi. Vincent Jarousseau insiste sur le long travail nécessaire pour appréhender ce qu’il qualifie de « vérité » et qu'il place au cœur de sa démarche. Ainsi le sous-titre de son ouvrage les femmes du lien est La vraie vie des travailleuses essentielles. De même, la quatrième de couverture précise que dans Les racines de la colère « tout est vrai. Chaque propos a été enregistré et retranscrit à la virgule près. » Affirmation explicitée dans Les femmes du lien : « Pendant deux ans, Vincent Jarousseau a cheminé à leurs côtés. Il restitue leurs propos. Pour rendre compte de leurs conditions de travail et de vie, faire ressentir la complexité et la diversité des expériences, et adopter le point de vue de celles qui créent du lien dans notre société. »
Image 3 : Auxiliaire de vie sociale de mère en fille.
© Vincent Jarousseau, Les Arènes, page 180.
16Cette démarche renvoie sans doute à la connaissance et à l’usage par l’auteur de la boite à outils des sciences sociales mettant l’accent en particulier sur le statut de l’observateur, le travail de terrain, la réflexivité, les entretiens approfondis, les biographies familiales, les récits de vie. Ainsi, le plan normalisé adopté pour rendre compte des huit monographies des travailleuses du lien renvoie à certaines pratiques en sciences sociales de présentation des résultats des enquêtes de terrain, popularisées notamment dans l’ouvrage de référence, La misère du monde (Bourdieu, 1993). Et ceci en trois grandes parties.
17Dans un souci de réflexivité et de non occultation des conditions sociales de construction des savoirs scientifiques, une première partie présente le contexte de l’enquête et donc les modalités de production tant de la parole des personnes interviewées que des analyses qui en seront tirées. On retrouve clairement cette préoccupation dans les trois premières pages des monographies, qui fournissent des données démographiques et visuelles de base sur l’enquêtée et explicitent la démarche de Jarousseau pour trouver l’activité et la personne pertinente, et engager le travail de terrain.
18Une deuxième partie repose sur la retranscription à l’écrit des données recueillies durant l’entretien et en général enregistrées. Ceci reflète la volonté d’être au plus près de la parole des acteurs sociaux. Cette volonté est déjà présente et rendue possible par les caméras légères et le son synchrone, dans le développement du cinéma direct dans les années 1960. On retrouve cette préoccupation dans les monographies sous la forme de la bande dessinée abordant quelques éléments saillants de l’histoire de vie de l’interviewée, présentée par elle-même à la première personne du singulier.
19La dernière partie, bien sûr la plus importante, est l’analyse scientifique des données, sous forme écrite généralement, et ici dans le cadre d’un roman-photo documentaire.
20Le roman-photo est né en Italie à la fin de la seconde guerre mondiale et s’est diffusé rapidement pour devenir un média populaire mais méprisé. Il est peu édité en dehors d’une presse spécialisée et rarement reconnu comme pratique artistique, malgré quelques tentatives : détournement situationniste, pastiche de Charlie Hebdo ou plus récemment valorisation du genre par flblb, un éditeur de Bandes dessinées poitevin, ou encore l’exposition lui étant consacrée en 2018 au MUCEM.
Image 4 : Des métiers rendus encore plus difficiles par la pandémie.
© Vincent Jarousseau, Les Arènes, page 132.
21La volonté de Vincent Jarousseau de développer le roman-photo documentaire est d’autant plus originale et intéressante que ses conceptions sur la véracité et son refus de la fiction semblent à mille miles du roman-photo traditionnel. Les histoires de vie qu’il nous donne à voir, avec un souci d’exactitude et de réalisme social, sont éloignées de visions fleurs bleues et sentimentales que véhicule en général ce média. La volonté affichée de présenter les gens comme ils sont, avec des visages et des corps déformés par la fatigue et le travail, des « corps de classe », pour reprendre l’expression de Didier Éribon (2009), s’oppose au défilé habituel de personnages stéréotypés aux postures artificielles et attendues. De même, Jarousseau nous donne à voir des intérieurs modestes, souvent encombrés, où les gens s’entassent, le linge sèche, le téléviseur s’impose, bien loin des décors aseptisés et superficiels…
22En accolant le qualificatif de documentaire, Jarousseau s’éloigne sensiblement du roman-photo traditionnel. Il défend une conception rigoureuse de son travail. Il mobilise massivement les outils d’enregistrement de la parole et de l’action que sont le magnétophone et l’appareil photographique. Il se tient au plus près de la parole lors des retranscriptions. Il refuse pour des raisons déontologiques toute mise en scène afin de rendre compte des activités professionnelles et familiales des femmes du lien de la manière la plus réaliste possible et en respectant au mieux leur point de vue.
23Cet usage paradoxal du roman-photo dans un objectif documentaire introduit une sorte de décalage cognitif chez les lecteurs et lectrices, qui véhiculent peu ou prou la représentation d’un média grand public, édulcorant les rapports sociaux que Jarousseau cherche justement à rendre visible. Ce constat se rapproche de celui de Danièle Méaux (2022) : « le caractère dissonant et relativement inclassable de ces productions travaille à extraire le lecteur des automatismes de perception ou des identifications préalablement établies pour favoriser l’exercice d’une réception à la fois personnelle et critique, qui ait force d’événement » (Méaux, 2022).
24Les femmes du lien offre une expérience nouvelle de lecture. D’abord réticent par rapport au média, j’ai petit à petit accepté de rentrer dans les mondes sociaux proposés par le roman photo documentaire, en étant à la fois désorienté par la forme atypique du message et rassuré par la capacité de cette nouvelle forme à appréhender de manière factuelle les pratiques et les enjeux sociaux. Cette sensation interroge l’intuition de Marshall Mac Luhan (1964) qui affirmait « le message c’est le média » soulignant le rôle déterminant du média, au sens large du terme dans l’évolution du monde et les perceptions individuelles comme collectives. En s’emparant d’un média traditionnellement tourné vers la fiction et les histoires sentimentales, Vincent Jarousseau nous propose un tout autre message documentant l’importance sociale, la précarité et la difficulté des métiers exercés par les travailleuses du lien.