- 1 Sont ainsi appelées les personnes faisant à la fois le scénario, le dessin et souvent la colorisati (...)
1La recherche sur la bande dessinée qui porte sur ses professionnels se centre le plus souvent sur les dessinateurs/dessinatrices, les scénaristes ou les autrices/auteurs complets1. Ces travaux sont notamment en histoire contemporaine (Blanche Delaborde, Jessica Kohn), en sociologie (Pierre Nocérino, Maëlys Tirehote-Corbin) et en anthropologie (Morgane Parisi). Les éditeurs/éditrices ou les collectionneurs ont également été étudiés, mais les coloristes et leur pratique restent peu documentés. Ce sont les travaux de Jean-Paul Gabilliet (2005) et la thèse de Sylvain Lesage (2014) qui ouvrent le chantier de recherche sur les coloristes et sur la manière dont la quadrichromie a constitué un tournant majeur dans l’histoire du médium.
- 2 La reconnaissance est ici comprise comme un paradigme social où les processus symboliques (reconnai (...)
- 3 Personnes contribuant au processus de création d’une bande dessinée. Mes enquêtées sont 17 créatric (...)
- 4 Ici, j’entends le groupe des praticien·nes qui se structure en communauté et qui s’organise pour ac (...)
- 5 Par auctorialité, j’entends la forme d’agentivité productrice dont résulte une œuvre matérielle ou (...)
2Cet article s’inscrit dans le cadre d’une thèse en cours portant sur la reconnaissance2 (symbolique, économique et statutaire) chez les femmes dans la bande dessinée française. Si les coloristes ne font pas partie du noyau central de mon étude, c’est en raison de l’absence d’une structuration communautaire me permettant de mieux les suivre. Les données que j’ai pu tirer de mon terrain (observation participante dans l’association Artémisia en 2019-2020 et entretiens avec 26 créatrices3 menés entre 2019 et 2021), ont fait surgir plusieurs questions, dont celle qui sert de ligne directrice à cet article : qu’est-ce qui permet de reconnaitre (au double sens de la reconnaissance et de l’identification) la communauté des coloristes4 ? Mes premières analyses me permettent d’exposer des hypothèses quant à la construction identitaire d’une communauté. Ainsi, la première partie de l’article s’intéresse au fonctionnement de la communauté des coloristes ; la seconde partie traite de la dimension auctoriale5 de la colorisation. Partant d’un entretien réalisé avec la coloriste Isabelle Merlet et d’une documentation sur cette pratique, j’interroge la construction identitaire et les phénomènes de reconnaissance chez les coloristes de bande dessinée.
- 6 La quadrichromie est une technique faite à partir de trois teintes (bleu, rouge et jaune), étant co (...)
3La colorisation est indissociable du processus d’édition d’une BD, ne serait-ce que pour la réflexion de la création d’un album que ce soit en quadrichromie6, en bichromie ou en noir et blanc. Son cheminement jusque dans ses développements les plus contemporains, rend compte de l’évolution du médium lui-même. La couleur est présente dans les premières formes de bande dessinée (imagiers d’Épinal, littérature en estampes), apparait dans la presse dans les pages des périodiques illustrés à la fin du XIXe siècle et s’impose en filigrane dans l’histoire du médium (Gabilliet, 2005).
Illustration 1 : Apogée de la crinoline
Source : Gallica. Imprimerie lith. de Pellerin à Épinal, Collection De Vinck (histoire de France, 1770-1871). Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE FT 4-QB-370 (157).
Illustration 2 : Histoire fantastique du roi Bobine XIX
Source : Gallica, G. RI (Victor Joseph Louis Mousselet, Les Belles images, 19 avril 1906. Paris, A. Fayard.
- 7 L’Empire des mille planètes (dessinée par Jean-Claude Mézières et scénarisée par Pierre Christin), (...)
4L’essor éditorial des années 1930 fait de la couleur l’un des moteurs de la transformation du livre (division des tâches, restructuration économique et du récit) et l’émergence de nouveaux métiers, comme l’explique Sylvain Lesage (2019). À l’époque, la colorisation était effectuée par les assistant·es (aussi chargés du décor). Ce n’est que dans les années 1970 que commence à s’esquisser une reconnaissance du travail des coloristes : d’abord avec Évelyne Tran-Lê, première personne à voir son nom dans un album7, puis avec Anne Delobel, qui se voit attribuer des droits d’auteur dès 1977. On tarde à reconnaitre la colorisation, notamment en raison des problèmes de structuration du métier des coloristes, ce qui peut être analysée à travers les spécificités propres à cette pratique. La colorisation est exécutée par des artistes spécialisés, quand elle n’est pas faite par le dessinateur ou la dessinatrice. La division du travail bédéiste fait de la colorisation une pratique genrée : pour Sylvain Lesage (2019) et Jessica Kohn (2022) durant l’après-guerre et jusqu’aux années 1970, la colorisation était d’abord un travail d’assistanat, souvent non rémunéré ni crédité, effectué par les compagnes des dessinateurs.
- 8 La part des femmes coloristes par rapport à l'ensemble des autrices est 4 fois plus importante que (...)
- 9 Par exemple, l’Académie Brassart-Delcourt de Paris délivre le diplôme d’Auteur (option coloriste) ; (...)
5Aujourd’hui, cette pratique est encore présente. Ainsi, l’exploitation des données des États Généraux de la bande dessinée (EGBD) faite par Pierre Nocérino, montre qu’il y a 59 coloristes professionnel·les en France ; ce qui représente seulement 4 % des professionnel·les enquêté·es8 (Nocérino, 2020 : 99-100). Toujours d’après Nocérino, les coloristes se définissant comme intégré·es au milieu professionnel (19/59) déclarent en moyenne 19 700 € des revenus annuels. Notons que ce chiffre de 59 coloristes est probablement sous-évalué, car il fait référence aux personnes s’investissant uniquement dans cette tâche, alors même que nombre de coloristes sont polyvalents, réalisant par ailleurs les scénarios, les dessins voire le lettrage d’autres albums. La dimension multitâche peut s’expliquer par la précarisation de métiers artistiques, mais aussi par la formation propre à la colorisation. En effet, même s’il n’existe pas de diplôme de coloriste, les écoles de bande dessinée incluent dans leurs maquettes des cursus spécialisés dans la colorisation9. Ainsi, les coloristes ayant été formé·es dans ces écoles, ont obtenu un diplôme dans une autre pratique créatrice.
- 10 « Activité d'un artiste-auteur » Vérifié le 01 octobre 2021 - Direction de l'information légale et (...)
- 11 Le SNAC-BD propose une brochure où sont expliqués les statuts juridique, moral et social des colori (...)
6Par ailleurs, la colorisation n’est pas adossée à un statut juridique spécifique. Légalement, le statut d’artiste-auteur10 concerne, en effet, les scénaristes, les dessinateurs, les traducteurs et les illustrateurs. Néanmoins, l’activité de colorisation rentre dans le périmètre de l’AGESSA (le régime social des artistes-auteurs). Le groupement des auteurices de BD rattaché au Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs (SNAC-BD), invite à désigner les coloristes sous la catégorie de « co-auteur » ou « auteur de ses couleurs » dans les contrats d’édition, ce qui permet l’obtention des droits d’auteur. Pourtant, ce statut demeure flou dans certains contrats où l’on trouve des mentions de type « la mise en couleur de l’œuvre X est confiée à X »11. C’est dans ce contexte qu’est créée en 2009 la seule association des coloristes (aujourd’hui non active). Fondée par Delphine Rieu, Isabelle Merlet et Angélique Césano, cette association se forme pour pallier leur manque de reconnaissance :
« Penser et expliquer ce qui fait la spécificité du métier. [Cela] nous permettra de démontrer, autant que faire se peut, l’apport du coloriste dans l’élaboration de l’œuvre. La collaboration entre dessinateur et scénariste [doit] se faire sans qu’aucun soupçon de subordination ne soit présent. Alors que, trop souvent encore, la collaboration d’un coloriste et d’un auteur s’envisage comme une collaboration ‘forcée’ où le coloriste serait la petite main de l’auteur de l’œuvre. » (Anspach, 2009)
- 12 « Le Coloriste BD travaille en collaboration avec la maison d’édition et les créateurs de la BD. [… (...)
- 13 Je renvoie aux travaux de Nancy Fraser sur la reconnaissance et la répartition économique inique. V (...)
- 14 Lors de l’introduction des EGBD, Benoît Peeters déclarait qu’il fallait prendre en considération la (...)
7Cet extrait de leur communiqué de presse esquisse la trame du combat des coloristes en France : d’un côté, contribuer à la structuration et à la reconnaissance de leur statut professionnel, et de l’autre de faire comprendre les spécificités de cette pratique vis-à-vis de l’inadéquation de la contractualisation des coloristes. Cette inadéquation se heurte à la pratique des créateurs/créatrices pour qui la colorisation est un moyen d’accéder au monde de la BD ou de s’y maintenir. Sur les 17 dessinatrices interviewées entre 2019 et 2021, 3 m’ont confié qu’elles ont commencé par la colorisation et, une fois leurs réseaux créés et leurs objectifs éditoriaux atteints, elles ont maintenu une production multitâche. En ce sens, on comprend que la définition même de la colorisation, qui n’est pas encore considérée comme un « vrai métier », accentue les problèmes de reconnaissance. Cette hypothèse se confirmerait du côté des institutions légitimantes, comme les écoles spécialisées et les centres de formation, pour qui la colorisation n’est qu’une pratique au service du dessin12. Ce cadre complète le tableau d’une communauté en manque de reconnaissance13 : pour les EGBD, les coloristes sont des sous-prolétaires14, et pour Gilles Ciment (2012) ainsi que pour Sylvain Lesage il s’agit « des nègres littéraires en images » (Lesage, 2014 : 436).
8Dans un entretien avec Isabelle Merlet (réalisé en octobre 2021, non publié), la coloriste précisait les spécificités d’une pratique qui, au-delà du simple geste technique, se place au niveau de la création :
« La condition du statut d’auteur [implique un] apport à la narration. L’œuvre en noir et blanc est comme un livret d’opéra. Tu as la possibilité d’une interprétation, exprimer le potentiel de cette suite spécifique de note. Encore faut-il le reconnaître, et être capable d’en sublimer l’essence. Le coloriste qui peut se revendiquer auteur est celui qui apportera à l’œuvre en noir et blanc une expérience de lecture non seulement différente, elle l’est de fait, mais amplifiée en sensations, en émotions, on pourrait dire « augmentée ». Pour moi, il existe deux œuvres : une œuvre primitive ; complète, mais primitive, qui devient autre, la couleur permettant à l’œuvre primitive de se déplacer [...] Quand il n’y a pas de travail d’interprétation, de recherche, mais un simple « coloriage » [c’est-à-dire] remplissage avec de la couleur, sans désir d’exploration de ce potentiel porté par le dessin, s’il l’on reste dans la simple lisibilité normative, je pense qu'il n’y a pas création. La plupart du temps cependant ce travail de création est évident, reconnaissable. On reconnaît la pâte du coloriste. »
9Cette précision concernant un travail complexe, contribue à définir même l’identité auctoriale des coloristes, comme cela avait été également observé par Morgane Parisi dans son mémoire sur la création en bande dessinée. En effet, Morgane Parisi montre le rôle majeur que joue la couleur dans l’interprétation d’un album : la colorisation « définit les ambiances et ajoute un sens supplémentaire à l’œuvre » (Parisi, 2011 : 105). Dans ce processus, la dimension créatrice peut être mesurable. La colorisation n’est pas qu’un simple travail de remplissage comme l’assure Gilles Ciment (2012). En effet, « coloriser un album est une question de décisions intellectuelles » (ibidem) et cela implique une bonne connaissance de la sémiotique, la maîtrise de diverses techniques de colorisation, et entre autres, l’analyse des styles graphiques des dessinatrices/dessinateurs. Si les besoins consistent uniquement à la mise en couleur des images, les dessinateurs/dessinatrices, mais aussi des coloristes, font appel à des à-platistes, qui collaborent à la création d’un album et permettent de gagner du temps dans la phase de colorisation. Il est possible de distinguer deux pratiques différentes dans cette division des tâches : on trouve ainsi d’un côté la colorisation de l’œuvre elle-même, et de l’autre, le processus de recherche et de réflexion qui accompagne cette activité. À propos du travail de réécriture dans la colorisation, Isabelle Merlet précisait que c’est une pratique qui n’est pas mécanique puisque ce sont des moments « où tu réécris [tu] laisse[s] reposer, et [tu] vois ce qu’il faut faire, comment [l’]articuler [puis, tu] remets en forme » (op. cit.).
Illustration 3 : La Lionne
© Sol Hess, Laureline Mattiussi & Isabelle Merlet
Illustration 4 : Les Grands Espaces
© Catherine Meurisse & Isabelle Merlet
10Comme l’illustrent ces deux exemples, le parcours de lecture et d’interprétation des images, ainsi que leur discours varie en fonction de la technique ou des couleurs utilisées. La littérature sur les théories de la couleur est foisonnante (Dubois & Cance, 2012 ; Caivano, 2014), et elle nous éclaire sur l’étude du geste créateur comme étant une forme de praxis discursive. Définie comme une pratique réfléchie sur laquelle pèsent des contraintes, la praxis discursive invite à lire la puissance d’agir ainsi que les rapports de force et de pouvoir qui vont structurer les pratiques et les discours. À ce titre, la colorisation se place au même niveau que le dessin, sur le plan discursif et créatif. Puisque la colorisation est une pratique qui implique des réflexions et des choix, elle contribue à la (re)construction narrative de l’œuvre, comme l’avait déjà précisé Isabelle Merlet.
- 15 L’obtention de ce statut a aussi des répercussions comptables et juridiques puisqu’il permet l’ouve (...)
- 16 Sur la base des droits d’auteurs.
11Penser la colorisation comme un travail qui sort de la simple technique ou transposition des valeurs attribuées aux couleurs revient à concevoir son apport à l’œuvre bédéiste. C’est aussi sur cet aspect que des coloristes se basent pour mettre en évidence leur pratique et ainsi revendiquer une reconnaissance symbolique, tout comme une autre distribution économique. Ces revendications se traduisent par l’acquisition de certains bénéfices, à la fois d’ordre matériel15 et symbolique, avec la généralisation de la rémunération en droits d’auteur (revalorisation d’une rémunération16 qui prétend être à hauteur du travail créatif fourni) ou la mention de leurs noms (dans les albums ou sur des contrats) en tant que co-auteurices.
12La colorisation est une pratique qui a évolué avec la bande dessinée, mais les coloristes peinent encore à faire reconnaître leur statut d’auteur au même titre que celui d’autres acteurs de l’édition bédéiste comme les dessinateurs/dessinatrices, les scénaristes et même les éditrices/éditeurs. Plusieurs facteurs contribuent à cette situation : l’absence d’une formation diplômante permettant la validation d’une profession, sa déconsidération permettant de voir dans cette activité une porte d’entrée dans le secteur de la BD, et une définition juridique imprécise et confuse de cette fonction. Cependant, et bien que le cadre de cet article ne m’ait pas permis de rentrer dans les détails, dès lors qu’on saisit le fonctionnement des coloristes, il est possible d’esquisser leur portrait. Certes, leur construction identitaire est fragile, comme le montre d’ailleurs la mise en arrêt de la seule structure qui veillait à leurs intérêts communs, sans parvenir à consolider cette communauté. Étudier les coloristes offre de multiples perspectives pour comprendre le monde de la bande dessinée. En effet, à travers l’étude de cette communauté, on peut saisir la structuration d’une industrie, les rapports de force et de pouvoir qui se tissent en son sein, ses logiques socio-économiques et même la manière dont se norme la création. Enfin, l’étude des coloristes invite à saisir les frontières entre les groupes à la marge et ceux qui sont au centre de l’industrie, tout en permettant d’observer les stratégies qui rendraient compte de la construction d’une communauté dans la bande dessinée.