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Un œil, une image

Marcel et les autres, ou la colonisation d’un espace vierge. Autour d’une planche extraite de l’ouvrage La Petite Russie de Francis Desharnais

Maël Rannou

Texte intégral

  • 1 Francis Desharnais, La Petite Russie, Montréal, Pow Pow, 2018

1La Petite Russie1 est une bande dessinée construite en grande partie sur la mise en scène de la question du travail au sein du village coopératif de Guyenne, au Québec, en 1947, où un idéal d’égalité se mêle au défrichement de nouveaux espaces. Récit de colonisation d’espace vierge, de déboisement, mais aussi de rêve d'un certain monde, à travers ce partage du travail, nous plongeons dans la naissance de cette communauté d’Abitibi et des difficultés qui la sous-tendent. La page 83, située presque au milieu du livre, montre bien ces enjeux.

2Avec son gaufrier très classique de neuf cases, la page en consacre trois à du texte seul : il s’agit des pensées de Marcel, personnage principal et aïeul de l’auteur, qui ponctuent des scènes de travail muettes. Ces scènes voient défiler différents travaux quotidiens de la colonie, correspondant à autant d’étapes saisonnières. La page met surtout en scène un questionnement constant des travailleurs de la ruralité québécoise : face à une terre peu fertile malgré tout le travail, la coupe de bois est plus rentable. Cette dernière ne doit être que temporaire, pour défricher du terrain et financer des investissements, mais le risque est qu’elle devienne l’activité principale, ne faisant pas de Guyenne une vraie terre de vie.

3Les six images, d’un dessin stylisé, mais tout de même assez précis et détaillé, invitent à la découverte des deux activités centrales des colons de Guyenne : travail de la terre, coupes (sous une météo difficile), semis, retours aux coupes. Au-delà du descriptif même des activités, l’effet rendu par cette séquence, qui dure plusieurs pages, est celle d’une routine lancinante. La répétition, sans une seule image de pause, insiste sur l’aspect constant du labeur, présent même hors du temps de travail rémunérateur (d’autres pages abordent la construction même du village, réalisée sur le temps restant), condition sine qua non d’un idéal de communauté. Un idéal dont les fondements peuvent s’effriter face à un environnement hostile, rendu par le dessin qui présente alternativement les lieux de travail comme des espaces écrasés par le ciel vide, balayés par une tempête de neige ou complètement envahis par la forêt.

4Cette brèche dans le collectif, porté par le texte qui revient sur le tiraillement logique d’une communauté qui fatigue à faire sortir son idéal de terre et voit un possible gain rapide dans le bois, est cependant contrebalancée petit à petit. D’abord seul durant les quatre premières cases dessinées, Marcel est rejoint dans la cinquième par sa femme Antoinette, puis dans la dernière par deux autres hommes de la colonie. Si le doute s’installe, que la communauté est isolée, le dessin porte, peut-être inconsciemment, l’idée que le projet reste collectif.

5Quand Francis Desharnais réalise ce livre, il assume de s’arroger une part de licence poétique, mais il veut tout de même mobiliser la mémoire des travailleurs. Face à un projet coopératif d’ampleur rare et dont l’image reste peu documentée, parfois considérée désuète dans le monde globalisé, il rapporte la marque d’un projet original qui a traversé les époques et dont de nombreuses traces existent encore aujourd’hui. À ce titre, il documente et recrée, grâce à la bande dessinée, l'image rare d’un projet global porté par et pour les travailleurs. Son lien intime avec le sujet donne à l’ensemble une saveur certaine. La mise en scène de souvenirs et paroles d’habitants permet d’éviter à la fois la glorification et la folklorisation, sans masquer les doutes et complexités. Ce projet global est parfaitement symbolisé par cette planche, qui porte en elle différentes tensions et outils graphiques spécifiques à la bande dessinée : ellipse, rebonds d’images fixes, synthétisme du dessin. Sont ainsi rendus visibles et nettes en quelques cases des réalités méconnues.

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Notes

1 Francis Desharnais, La Petite Russie, Montréal, Pow Pow, 2018

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maël Rannou, « Marcel et les autres, ou la colonisation d’un espace vierge. Autour d’une planche extraite de l’ouvrage La Petite Russie de Francis Desharnais »Images du travail, travail des images [En ligne], 14 | 2023, mis en ligne le 21 décembre 2022, consulté le 21 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/3790 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.3790

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Auteur

Maël Rannou

Maël Rannou est élève conservateur de bibliothèque à l’Institut national d'études territoriales (INET), ancien directeur des bibliothèques à la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image et à Laval, auteur et critique de bande dessinée. Doctorant en sciences de l’information et de la communication (Université Paris Saclay/Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines), sa thèse porte sur la BD québécoise et ses circulations dans et avec l’espace francophone européen. Ses recherches sur le fanzinat et les formes d’éditions marginales. Éditeur du fanzineGorgonzola, mêlant articles sur la mémoire de la BD et création, formateur régulier pour diverses formations en métiers du livre, il a dirigé Bande dessinée en bibliothèque (Éditions du Cercle de la librairie, 2018) et publié Pif Gadget et le communisme (PLG, 2022) et, avec Stéphanie Khoury, Les Bibliothèques de proximité (Presses universitaires Blaise Pascal, 2022).

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Droits d’auteur

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