1Dans le cadre de mon doctorat en anthropologie sociale, je mène une ethnographie dans des ateliers artisanaux de la filière cuir depuis 2019. M’inscrivant dans la tradition française de l’anthropologie des techniques, j’ai cherché des ateliers dans lesquels documenter la dimension artisanale de la fabrication contemporaine d’accessoires en cuir. À partir d’octobre 2020, le gouvernement a imposé un confinement dans le cadre de mesures sanitaires en réaction à la pandémie de COVID-19. À cette période, je venais alors tout juste de contacter les deux fondateurs d’une jeune marque de maroquinerie, Bastien, designer et maroquinier, et Simon, directeur commercial. L’injonction gouvernementale au télétravail les a peu affectés puisqu’ils travaillaient au domicile de Bastien, Simon, le directeur des ventes, l’y rejoignant tous les matins des jours ouvrés. Comme ils avaient accepté ma présence pour une observation participante, j’ai pu m’y rendre également et y réaliser une étude de terrain courant sur plusieurs mois.
2Deux spécificités de la marque Domestique ont orienté mes questionnements de recherche. D’une part, cette expérience de terrain a été l’occasion de reconsidérer la frontière entre travail et hors-travail en fonction des spécificités spatiales d’un atelier situé au sein du foyer d’un des deux fondateurs de la marque. De l’autre, le mode de production locale adopté par la marque Domestique, récompensé par le label « Fabriqué à Paris » dans la catégorie Mode et Accessoire en 2020, participe à mettre en avant une fabrication « maison », faite-main. Cette étude s’est donc insérée au carrefour entre deux thématiques : le travail à domicile, qui a été commenté sous un jour nouveau après s’être généralisé à l’occasion des confinements, et le regain d’intérêt pour la fabrication artisanale. En effet, comme indiqué en introduction de Carrière d’Objets (2016), les ressorts de ce retour aux sources « ont été maintes fois analysés ». Mettre en regard ces deux questionnements s’est fait dans la continuité de travaux rassemblés dans cet ouvrage de la collection Ethnologie de la France, par le prisme d’objets (des outils notamment) et la description de leurs trajectoires à travers l’espace hybride entre domestique et professionnel. M’intéressant aux formes d’innovations et d’emprunts qui rythment les métiers traditionnels de la maroquinerie, j’ai pu constater que les objets et les techniques qui en sont à l’origine peuvent appartenir « à deux mondes contigus » (Bromberger & Chevallier. 2016), ici la sphère du travail professionnel et celle du loisir. Cela a été l’occasion de développer une méthodologie d’enquête à partir de notes visuelles (photographies et croquis de terrain) sur laquelle je reviendrai après avoir décrit plus en détail les conditions de l’observation.
- 1 BDSM est un acronyme (Bondage et Discipline, Domination, Soumission, Sadisme et Masochisme) qui d (...)
3S’associant pour créer leur propre marque, Simon et Bastien ont choisi de la baptiser « Domestique » en référence à l’univers esthétique du BDSM1 duquel ils s’inspirent pour leurs créations en cuir, notamment les bijoux, et qui se retrouve dans leur image de marque (collier choker photographié sur un mannequin vêtu de lingerie, broche évoquant un piercing au téton épinglée à une résille transparente portée sur la poitrine nue, etc.). Outre sa connotation liée à la soumission, le nom « Domestique » est un clin d’œil à la fabrication entièrement « fait-maison », à la main, à l’époque inscrite dans l’espace du foyer.
4Dès notre première rencontre, les deux co-fondateurs m’ont donné rendez-vous dans l’appartement de Bastien, le designer et maroquinier de la marque, qui a converti une pièce de son logement en atelier. Comme le mentionne Francis Godard, la césure entre vie professionnelle et vie privée n’a jamais existé à l’échelle de la petite entreprise agricole, commerciale, ou artisanale (2007, 31). Chez Domestique, le continuum entre ces deux pôles apparaît très clairement : l’activité des deux fondateurs de la marque Domestique, qui sont amis de longue date, est entrecoupée par d’autres tâches, liées à la sphère du domestique ou à leurs relations sociales. L’atelier comme prolongement du domicile est une des caractéristiques du travail manuel à son échelle artisanale, notamment au Moyen-Âge où l’on travaille, dort et mange sur son lieu de travail comme le rappelle Richard Sennett (2010, 78). Chez Domestique, l’atelier est investi pour répondre à d’autres fonctions que celles du travail, et a contrario ce dernier peut ponctuellement se déployer à travers les autres pièces de l’appartement. Ces aller-retour manifestent le caractère poreux de la frontière entre travail et hors-travail qui a déjà fait l’objet de travaux d’anthropologie et de sociologie du monde professionnel, que ce soit pour constater la présence d’éléments de la sphère privée sur le lieu du travail (Filiod, 1996 ; Godard, 2007 ; Monjaret, 1996) ou pour identifier une continuité dans les compétences mobilisées dans le travail à l’usine et dans le travail pour soi (Trivière, 1999 ; Weber, 1999). Dans le présent article, la problématique du franchissement d’objets d’une frontière symbolique entre travail et hors-travail se pose d’autant plus qu’il s’agit d’une configuration particulière d’activité professionnelle. Depuis la fin du XXe siècle, la révolution numérique et Internet ont fortement participé à bouleverser les codes classiques du salariat, entrainant dans leur sillage une multiplicité des formes du travail avec par exemple le statut d’autoentrepreneur (Flichy, 2017). Le travail dit « ouvert » constitue désormais « un nouveau monde qui utilise pleinement les opportunités du numérique, en maintenant un continuum entre des activités privées (loisirs, passions) pratiquant pour soi et des activités réalisées pour les autres sous forme marchande et non marchande ».
5Le présent article a une visée méthodologique : il va me permettre d’aborder, via un retour d’expérience d’observation sur le terrain, comment la méthode d’enquête se construit en lien avec la nature du questionnement de recherche. Ainsi, après avoir donné plus de détails sur les conditions de l’observation (caractéristiques de l’espace, des interactions avec les enquêtés, etc.), je décrirai le développement d’un support iconographique voisin de la bande dessinée à partir du carnet de terrain, composé de croquis faits sur place et de photographies.
- 2 Ce mannequin professionnel est leur égérie depuis les débuts de la marque. Elle figure fréquemme (...)
6Par commodité, les deux membres de Domestique et moi-même avons convenu que je les retrouve à l’appartement de Bastien le matin à dix heures, heure à laquelle Simon avait pour habitude de le rejoindre chez lui pour leur journée de travail ensemble. À notre arrivée, ce dernier, lève-tôt, est la plupart du temps déjà occupé à la fabrication des accessoires. Simon, disposant d’un double des clés, signale son arrivée en sonnant à la porte avant de pénétrer dans l’appartement. Pour accéder à la pièce consacrée à Domestique, qu’ils ont pour habitude de désigner comme « atelier », bien que s’y trouve également le bureau de Simon, celui-ci devait d’abord traverser le salon. Cette pièce, espace appartenant à la sphère privée, comporte néanmoins des éléments de décorations liés à la marque, notamment une photographie en grand format tirée d’une de leurs campagnes précédentes représentant un mannequin, une de leurs amies2, portant un body blanc et un bijou de la marque.
7D’autres éléments de la décoration du salon portent la griffe de la marque, comme les dessous de verre en cuir. Ils sont notamment utilisés lors de la pause-déjeuner se déroulant dans le salon. Les deux associés, ainsi que la petite amie de Bastien lorsqu’elle ne travaille pas, et moi-même, déjeunons en regardant la télévision assis sur le canapé, mangeant sur la table basse sur laquelle nous disposons les dessous de verre. Après le repas, la table est soigneusement nettoyée, Bastien affirmant mettre autant de zèle à la nettoyer que son atelier, assumant fièrement son côté « maniaque », qui apparaît être une qualité dans le travail soigneux et méticuleux de la maroquinerie. Ce nettoyage consciencieux s’inscrit dans une logique de « purification », qui, au quotidien, se traduit par « des rites (…) de contrôle » (Filiod, 1996, 264).
8Les deux fondateurs de la marque ont pour habitude de recevoir leurs collaborateurs ainsi que certains clients dans le salon avant de leur faire visiter l’atelier. Celui-ci fonctionne, de par sa situation dans l’appartement (avec une porte ouvrant sur l’atelier) ainsi que par les usages de Bastien et Simon, comme un sas permettant d’y accéder. Dans le salon se ressent déjà la présence de l’activité professionnelle de Bastien résidant là, et à travers son comportement dans la vie privée apparaissent déjà certaines de ses caractéristiques au travail.
- 3 La couture du cuir exige des machines industrielles à triple entraînement dont le moteur est plus (...)
- 4 La pareuse est une machine dont la lame tournante permet de désépaissir le cuir au bord des pièce (...)
9La pièce officiellement consacrée à l’activité professionnelle est majoritairement occupée par du matériel destiné à la réalisation des pièces en cuir. Des meubles de rangement renferment les fournitures ainsi que les stocks, une machine à coudre à triple entrainement3 et une pareuse4 sont installées dans un coin, le mur les jouxtant servant à suspendre les peaux. Enfin, le meuble que Simon et Bastien appellent « l’atelier » est la table sur laquelle Bastien travaille. En maroquinerie traditionnelle, on désigne par l’expression « travail à la table » (Gorre, 1994) toutes les étapes de préparation des pièces avant leur assemblage par couture (à la main) ou piqûre (à la machine). Il s’agit notamment de la coupe, du ponçage et de l’encollage des pièces, du pointage, et de la teinture tranche, opération de finition qui permet d’obtenir des pièces aux bords unis, lisses et résistants dans le temps. Cette dernière se décompose en plusieurs étapes, consistant à poncer les bords des pièces, à y appliquer un fer chauffé qui y inscrira un filet parallèle au bord puis des couches successives de teinture qui seront lissées avec un autre type de fer. Bastien travaille assis face à cette table dont la hauteur le force à travailler courbé. Il se plaint de l’inconvénient de ne pas travailler dans un véritable atelier en évoquant les douleurs au dos qui s’ensuivent. La perspective de l’installation de la marque Domestique au sein d’un incubateur parisien dans les prochains mois est évoquée comme un soulagement : après le déménagement, Bastien pourra alors meubler l’espace grâce à des tables plus hautes mieux adaptées à sa position au travail.
- 5 Leurs activités de designer-maroquinier et de directeur commercial ne leur permettant pas encore (...)
10Dos à lui est installé Simon. Son plan de travail fait face à un semainier mural (« artisanal », « fait-main », tel qu’ils le décrivent à leurs visiteurs) composé de feuilles de papier au format A3 découpées en sept colonnes, une par jour, sur lesquelles sont notées, le plus souvent par Simon, leurs activités. S’y jouxtent des rendez-vous professionnels, pour la marque ou pour leurs jobs alimentaires5, ainsi que des activités hors-travail qui les concernent tous les deux (fêtes avec des amis en commun, anniversaires de leurs connaissances, rendez-vous hebdomadaires devant une émission de télévision, etc.). Le bureau de Simon se compose d’une table posée sur des tréteaux sur laquelle il installe son ordinateur portable personnel, qu’il apporte chaque matin dans son sac à dos. Il m’explique qu’au fur et à mesure que la marque grossit, son espace de travail gagne du terrain dans la pièce, notamment depuis que les deux jeunes hommes ont investi dans une machine à gravure laser. Ce petit boitier cubique d’une quinzaine de centimètres de côté est branché à un ordinateur fixe et siège au-dessus de l’imprimante-scanner, le tout placé à la droite de Simon. La graveuse laser leur permet d’inscrire à la demande des clients textes et motifs sur le cuir de leurs accessoires directement depuis un fichier informatique. Simon est celui qui s’occupe de cette opération de personnalisation pour les clients.
- 6 Le gabarit est l’équivalent d’un patronage en couture : il s’agit d’un carton découpé à la forme (...)
11En observant leur travail dans l’atelier, je m’aperçois rapidement que certains objets, et notamment des outils, les suivent du salon à l’atelier alors que d’autres sont fixement rattachés à l’un ou l’autre espace. En dehors du mobilier fixe, comme la machine à coudre ou la pareuse, des éléments de l’atelier peuvent être transportés dans le salon, notamment pour pallier le manque de place. A contrario, certains objets, appartenant manifestement au domaine du loisir, comme des poids d’haltères, se trouvent dans l’atelier. Je me suis étonnée de ce détail avant de voir Bastien s’en servir comme de poids pour maintenir le gabarit6 en place pour l’opération de la coupe des accessoires. Ces situations ambigües constituent soit un déplacement matériel de l’objet (par la porte séparant le salon de l’atelier, matérialisant la limite censée circonscrire l’espace de travail), soit une transsubstantiation. Si ce terme de transsubstantiation a été utilisé dans la mode pour décrire comme le prestige du créateur se transfère sur la « griffe » (Bourdieu et Delsaut, 1975), ici, transsubstantiation est compris dans son sens étymologique, à savoir la transformation d’une substance en une autre. C’est le cas de la chaîne de la bonde de l’évier de la cuisine, un espace dont nous allons aborder en images les fonctionnalités liées au travail et celles liées au hors-travail. La chaînette de la bonde, composée de petites sphères, reproduite en métal doré et argenté entre dans la composition de certains bijoux de la marque. La substance de l’objet (la bonde) est transformée en une source d’inspiration à l’origine de la création d’un bijou. D’objet matériel, elle devient un élément visuel intangible qui est retraduit en un nouvel objet : le bijou.
12Définir une frontière entre le domestique et le professionnel à l’appui de trajectoires d’objets a été entrepris sur différents terrains. Des incursions du domestique dans la sphère professionnelle ont par exemple été observées dans des bureaux, montrant comment des objets du chez-soi peuvent être apportés et intégrés dans l’espace de travail (Monjaret, 1996). La trajectoire inverse, celle d’objets de l’espace professionnel investissant le foyer, a été particulièrement dépeinte dans les mondes ouvriers. Dans le cas du travail manuel, cela s’apparente à des pratiques de bricolage, qui s’appuient sur la mobilisation de compétences et d’aptitudes professionnelles dans la sphère domestique. Ce ne sont alors pas seulement les objets qui migrent d’un pôle à l’autre, mais aussi des compétences et un état d’esprit, un savoir-faire ainsi qu’un savoir-être. Sur ces mêmes questions, certaines ethnographies se sont déroulées sur des chantiers (Trivière, 1999), d’autres au domicile des travailleurs (Weber, 2001).
13Le contexte de la présente étude regroupe en une unité de lieu (l’appartement) les pôles professionnels et domestiques. Au sein de cet espace hybride quelques objets sont apparus particulièrement révélateurs des tensions qui nous intéressent. Parmi les outils de Bastien, il y en a qui sont des objets domestiques qui sont intégrés dans son activité professionnelle. D’autres sont des éléments de décoration ou des accessoires utilisés par Simon et Bastien qui sont marqués du logo Domestique. Autant d’éléments matériels qui entrent en résonance avec les discours des deux protagonistes sur leurs propres comportements et valeurs, mais aussi sur la marque qu’ils ont créée.
14L’anthropologie graphique (ou anthropographie) identifie des « modes historiques d’utilisation du dessin », parmi lesquels les notes visuelles réalisées sur le terrain, sur place ou de mémoire (Tondeur, 2018). Initialement formée au dessin lors d’études de design, je remplis mon carnet de terrain de croquis pris sur le vif et je réalise des photographies argentiques et numériques. Après avoir clôturé ce terrain, c’est en me penchant sur ces supports visuels que j’ai pu identifier la trajectoire de certains objets à travers les différents espaces de l’appartement comme point d’entrée dans ma problématique de recherche. Assez rapidement, un retraitement de ces images (notamment le décalque de tout ou partie des photographies) s’est mis en place pour isoler les objets les plus à même d’étayer ce questionnement.
15Un même objet revêtant une fonctionnalité différente selon la pièce de l’appartement ou la situation pendant laquelle il est employé, j’ai cherché un moyen d’identifier visuellement l’incursion d’éléments professionnels dans les espaces domestiques et vice-versa. Relevant le contour des objets et des espaces, j’ai découpé les dessins obtenus, extrayant les objets professionnels présents dans les espaces domestiques et inversement. Découlant de la technique utilisée, j’ai attribué à chacun des deux types de papiers utilisés pour les découpages un domaine : papier blanc pour la sphère domestique et papier kraft pour la sphère professionnelle. Dans le cas où un objet du professionnel sort de son contexte pour venir occuper l’espace domestique (ou inversement), et qu’il dénote fortement, le contraste de couleur indique de manière claire le franchissement d’une limite. Grâce à ce code contrasté, le potentiel de transition d’une sphère à l’autre des objets peut également apparaître à travers les degrés de transparence. Les teintes intermédiaires obtenues entre le brun et le blanc, peuvent indiquer selon la situation l’appartenance prépondérante d’un objet à l’une ou l’autre sphère.
Visuel n°1 : Croquis préparatoire : Vues de la cuisine
Certains outils sont nettoyés dans l'évier et sèchent avec le reste de la vaisselle. Le napperon sur la table est en cuir marqué du logo Domestique.
© Francine Barancourt.
- 7 Groensteen T., Système 1, Résumé en 36 propositions, Le site de Thierry Groensteen, https://www.e (...)
16Cette méthode anthropographique permet de faire l’économie de la description textuelle de migrations physiques et symboliques d’objets au cas par cas. J’ai ainsi commencé à composer des planches à l’appui des visuels (photographies et croquis du carnet de terrain) produits sur place. La première étape a été de les synthétiser en les réduisant à des dessins en ligne claire, notamment pour les photographies qui ont été décalquées. Ensuite, j’ai composé ces images avec des inserts de texte m’ont permis d’articuler les différentes étapes du raisonnement. Ce format, qui reprend certains codes emblématiques de la bande dessinée, comme les bulles dans lesquelles s’inscrivent les verbatim des personnes enquêtées, n’en épouse néanmoins pas toutes les caractéristiques énoncées par Thierry Groensteen7. L’espace de la page n’est pas compartimenté en cases à proprement parler mais il est toutefois rythmé par des vignettes ouvertes. Celles-ci sont à la fois une interprétation iconographique des vignettes ethnographiques, anecdotes de terrain utilisées pour étayer l’analyse de l’ethnographe, et un appui sur le format archétypal de la vignette, « unité de base du langage de la BD » (Groensteen, 2011).
- 8 Ces images étant tirées de photographies, elles s’inscrivent dans deux régimes temporels, l’insta (...)
17Décrire les déplacements d’objets mobilisés alternativement entre l’atelier et le reste de l’appartement, à la fois déplacements physiques et glissements d’usage, a constitué l’un des enjeux de la réalisation des planches iconographiques. Constituées d’instantanés recréant artificiellement la continuité d’une situation8, ces planches ont l’avantage de permettre la juxtaposition de données, qui sont alors spatialisées et mises en séquences (Labarre, 2013).
18En plus de faciliter un laborieux travail de description, le dessin met en exergue la singularité de l’auteur : comme l’écriture manuscrite, il comporte la trace de la main de celui-ci et est ainsi associé à sa corporéité. D’une manière plus évidente qu’avec d’autres moyens de captation comme la photographie (transparente, d’après Labarre, 2013), le dessin permet d’identifier la présence physique de l’observateur sur le terrain, tissant un lien ténu entre l’énonciateur et le récepteur. Les situations observées étant forcément influencées par ma présence participante, les restituer sous forme de dessin est une manière d’inclure l’impact de mon travail auprès des deux enquêtés dans le media de restitution de l’observation. L’intérêt de ces supports iconographiques s’est révélé aux trois étapes identifiés par des chercheurs ayant recours au média BD en sciences sociales : premièrement lors de la collecte, avec la réalisation de visuels bruts, ensuite lors de l’échafaudage du processus cognitif d’analyse, puisque c’est lui qui a permis d’identifier les objets focaux, et enfin dans la restitution, puisque les planches présentées ici sous une première version permettent d’exposer les résultats de cette analyse (Kuttner, Sousanis, Weaver-Hightower, 2017).
Visuel n°2 : L’atelier. Planche 1/4
© Francine Barancourt
Visuel n°3 : Objets focaux. Planche 2/4
© Francine Barancourt
Visuel n°4 : Débords dans le salon. Planche 3/4
© Francine Barancourt
Visuel n°5 : De l’atelier vers la cuisine et vice-versa. Planche 4/4
© Francine Barancourt
19Les planches ici réalisées sont le fruit d’un travail en cours. Elles soulèvent des questions qui demandent à être approfondies dans la suite de cette recherche. Après cette phase d’analyse des éléments matériels du terrain (objets et espaces), la première interrogation qui apparaît est celle du traitement graphique des corps. Les deux protagonistes sont représentés au travail dans les situations précédemment décrites. Mais quel code graphique appliquer à l’image du corps lorsque, au cours d’une même opération, l’artisan Bastien peut être partagé entre vie personnelle et activité professionnelle ? Par exemple, lorsqu’il répond à son téléphone posé en mode haut-parleur sur le bureau pour une conversation d’ordre personnel alors qu’il réalise simultanément des opérations techniques de fabrication. Dans cette situation, segmenter le corps en parties liées au travail (les yeux et les mains) et celles liées à la vie personnelle (tête, oreilles, bouche) pourrait être une piste à envisager mais demande encore à être affinée.
- 9 D’après Robert Rochefort, les progrès technologiques liés à la téléphonie mobiles, et notamment l (...)
20Certaines des activités des deux fondateurs de la marque, notamment celles impliquant leur smartphone, sont particulièrement difficiles à déterminer comme appartenant au travail ou non9. En effet, de nombreuses tâches de communication et diffusion de la marque, ainsi que la vente qui se fait en ligne en l’absence d’espace-boutique, passent par l’interface des réseaux sociaux. Si chacun possède un compte Instagram personnel et qu’ils se partagent un compte professionnel Domestique, le temps et l’intérêt porté à l’actualité des réseaux est difficile à identifier comme professionnel ou non. La porosité de cette frontière est exacerbée par la dématérialisation du support, qui brouille encore les frontières temporelles et physiques entre lieux de travail et de non-travail.
21En donnant une couleur aux deux pôles entre lesquels oscille la problématique, cette méthodologie graphique permet d’envisager tout un dégradé entre les deux nuances qui indique visuellement si l’objet est plus proche de l’activité professionnelle (tirant plutôt sur le brun), plus proche du hors-travail (se rapprochant alors du blanc) ou s’il se trouve à mi-chemin entre les deux (mélange homogène). En prenant du recul sur les images bicolores, on identifie seulement des taches, blanches sur l’espace couleur kraft qui indiquent les incursions du personnel dans le professionnel et inversement pour les espaces blancs ponctués de taches brunes.
22C’est la description d’objets matériels constitutifs d’une culture matérielle prosaïque ainsi que leur travail de mise en images qui ont guidé ma réflexion autour de la porosité entre travail professionnel et hors-travail. Citant à nouveau l’introduction de Carrière d’objets, par C. Bromberger et Denis Chevallier, la méthodologie d’anthropographie développée ici sert à illustrer « la variété des trajets et des réseaux qui se croisent pour aboutir à une innovation ». Ici, l’innovation se situe à deux niveaux. D’une part, celui de la conception de nouveaux accessoires de mode qui transposent, à la manière de mouvements artistiques comme le surréalisme, des objets de la vie quotidienne dans la création ; d’autre part, celui des innovations sociotechniques à l’articulation des évolutions sociétales et des avancées technologiques, qui redessinent les contours du travail professionnel depuis l’arrivée d’Internet.
23Si le support iconographique permet évidemment d’économiser de fastidieuses descriptions textuelles, il apparaît de surcroît comme ayant une réflexivité propre. Le dessin a la capacité de montrer ce qui peut être perçu par l’observateur comme une idée et non seulement comme une image (Knutter, Sousanis et Weaver-Hightower, 2016). La méthodologie de retour sur les images de terrain n’a pas uniquement permis de réaliser des illustrations des situations décrites, elle s’est aussi montrée particulièrement propice pour figurer l’éclatement de la frontière entre travail et hors-travail par les outils du numérique (téléphone portable, réseaux sociaux) et plus globalement par la transformation du salariat classique en travail ouvert tel que décrite par Patrice Flichy (2017). Les formes de poly-activité sont complexes et ne se prêtent pas facilement à la description. La composition de dessins en planches permet une juxtaposition des données observées (sphères d’activités variées) qui en facilite la description comme l’analyse.
24C’est en reconsidérant le dessin, outil méthodologique ayant accompagné les fondements historiques de la discipline anthropologique, à la fois comme procédé d’écriture, comme technique pédagogique, comme mode de représentation et comme pratique réflexive que se construit l’anthropologie graphique (Tondeur, 2018). Dans le travail en cours, cet outil est un fil rouge depuis les prémisses de la recherche (prise de notes visuelles) jusqu’à la restitution de l’enquête dans un dispositif d’exposition des données, hybride entre texte et images. La poursuite de ce travail s’inscrit dans un mouvement des sciences sociales visant à mieux considérer les supports visuels dans la recherche, qui sont loin de n’être que l’illustration des situations décrites.