1Le travail présenté ci-dessous est le résultat d’un mouvement en deux temps. Nous avons tout d’abord écrit un article sur un modèle académique. Nous l’avons ensuite illustré sous la forme d’une bande-dessinée. Cet exercice correspond au processus que nous avons suivi en illustrant les articles scientifiques de chercheurs et chercheuses en sociologie et en sciences de la Vie et de la Terre. Ainsi, nous rendons compte de ces expériences tout en appliquant la démarche pour finalement mieux l’illustrer dans tous les sens de ce terme. La bande dessinée ci-dessous est suivie par l’article dont elle est issue. Les deux objets, bande-dessinée et article se ressemblent et font écho l’un à l’autre. Liés, ils sont pourtant autonomes et chacun porteur de sens à sa manière. Nous invitons le lecteur à découvrir avec nous leurs différences et ressemblances.
© Claire Marc et Verena Richardier
- 1 La paternité de cette expression revient à Jean-Paul Payet, professeur ordinaire à l’Université de (...)
2Écrit à quatre mains, cet article est issu de l’expérience d’une sociologue et dessinatrice, Verena Richardier, et d’une médiatrice scientifique, océanographe de formation, Claire Marc. Nous avons toutes deux réalisé différentes illustrations d’articles scientifiques depuis quelques années dans nos champs disciplinaires respectifs. Notre réflexion se veut transdisciplinaire pour un objet, ou plutôt un « champ de pratiques » (Kuttner et al., 2021), qui l’est également. Il s’agit ici de s’interroger sur la mise à l’épreuve du travail scientifique lors du processus d’illustration. Que dit la bande dessinée des normes des chercheurs et comment avons-nous dû nous adapter ? Confrontées à leurs craintes et à leurs encouragements, nos bandes dessinées sont devenues des objets hybrides floutant les frontières. La mise en dessins d’articles n’est pas seulement une autre manière de parler de la recherche, plus accessible que le serait un article ou un ouvrage par exemple. Elle est aussi une « traduction graphique1 », un objet à part qui jette une autre lumière sur le travail de recherche.
3Cette réflexion est développée à partir des questionnements qui ont émaillé nos collaborations avec des scientifiques. Dans un premier temps, nous présentons les méthodologies à l’origine de notre travail et de cet article. Dans un deuxième temps, nous proposons de réfléchir aux enjeux de scientificité qui ont été générés par le dessin. Enfin, nous souhaitons explorer les différents rapports au public qu’ils suggèrent.
4Pour préparer cet article, nous avons échangé avec quatre des chercheurs dont nous avons illustré les travaux. L’article leur a également été remis en amont pour qu’ils puissent, s’ils le souhaitaient, réagir à nos interprétations.
5Notre démarche est conditionnée par le choix d’un média particulier, le webtoon. Le webtoon est encore rare dans le paysage des initiatives de recherche dessinées, pourtant de plus en plus nombreuses (Tondeur, 2018 ; Weaver-Hightower et al., 2017). Son format est déterminé par sa diffusion sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’un « mot-valise forgé à partir de web et cartoon, [il] désigne une bande dessinée numérique d’origine sud-coréenne, reconnaissable à son mode de lecture reposant uniquement sur le scrolling [l’activité de défilement de l’image par le bas sur un smartphone] » (Baudry & Paolucci, 2019). Sa lecture, encore faible en Europe par rapport aux formats traditionnels, devient de plus en plus populaire. Nous avons chacune choisi ce mode de lecture pour son accessibilité numérique. Cependant, le webtoon n’est pas notre seule inspiration et nous nous sommes inspirées d’une multitude d’expériences de science dessinée, sur papier, sur les réseaux sociaux comme Instagram ou Facebook, relevant de la mise en dessin de théories ou bien d’une mise en récit par la fiction. Les différents supports sont par ailleurs très fluides. Les auteurs peuvent passer du numérique au papier et publier leur travail sur toutes les plateformes. Claire Marc par exemple est coauteure d’une bande dessinée tirée de ses planches chez CNRS Éditions, tandis que Verena Richardier prépare une bande dessinée des cours de sociologie critique de l’éducation à la suite de sa collaboration avec Jean-Paul Payet.
- 2 « Potentiellement, les bandes dessinées peuvent être écrites à la fois dans un langage visuel (imag (...)
- 3 En effet, si le hashtag (#) permet de référencer et d’indexer les textes sur les réseaux sociaux, l (...)
6La pratique du webtoon et du dessin sur les réseaux sociaux est particulière, car elle implique une conversation et une proximité avec une communauté qui peut commenter ou intervenir en direct. La « charge mentale » est un concept né dans les années 1970. Il permet de définir l’activité gestionnaire invisible qui existe en amont du partage des tâches ménagères selon son auteure, Monique Haicault (Haicault, 1984). En mai 2017, Emma Clit, alors ingénieure informaticienne, illustre le concept sous la forme d’une courte bande dessinée qu’elle publie sur Facebook. En l’espace de quelques mois, la bande dessinée est partagée plus de 215 000 fois (Gramaglia, 2017) et le concept passe dans le langage courant, comme l’observe d’ailleurs son auteure (Haicault, 2020). Le concept est ainsi transformé par sa mise en dessin. Le fait d’utiliser l’image pour vulgariser ces sciences permet plusieurs choses. La première est de pouvoir dédramatiser des sujets sérieux, car la bande-dessinée est encore en France un langage visuel familier, voire enfantin. Le style graphique que nous avons toutes les deux choisi renforce ces émotions, car nous utilisons des couleurs claires et des aquarelles. La seconde est de pouvoir montrer la méthode scientifique, c’est-à-dire le matériel, le travail quotidien des chercheurs, les lieux où ils travaillent, etc. Cela permet également de décortiquer un résultat scientifique, de le recontextualiser dans la société et d’expliquer ses enjeux de manière visuelle et épurée. De plus, la bande dessinée associe des dessins à des mots parfois complexes, apportant au lecteur plusieurs moyens de comprendre un même concept2 (Cohn, 2013). Le format et le style que nous avons choisi impliquent des attentes de communications très précises que nous partageons avec nos lecteurs. Le curseur de la vulgarisation, c’est-à-dire le degré de détails attendu d’une telle production permet de se dégager de la technicité pour atteindre un visuel clair, appuyé d’un texte réduit. Enfin, de ces deux choses découle une troisième : attirer l’attention du public sur des sujets vers lesquels il ne se serait peut-être pas tourné autrement. Un dessin va plus facilement être repéré sur les réseaux sociaux qui sont peu à peu devenus des temples de l’image3. Le fait de choisir ce média en particulier permet donc de désacraliser et de banaliser les sciences en les mêlant à d’autres sujets représentés sur les réseaux sociaux.
7Cependant, nos dessins utilisent les mots des articles scientifiques, citent leurs auteurs. Ils restent profondément liés au travail scientifique. En reprenant, en déstructurant et en réorganisant les articles, nous avons rencontrés les registres de scientificité utilisés pour évaluer le travail scientifique, apparus en creux, mais aussi discutés par les chercheurs dont nous avons illustré les travaux. Nous avons observé que les craintes et l’appétit des chercheurs pour nos dessins dépendait beaucoup de leurs relations, et de la dépendance, qu’ils entretenaient avec leurs différents publics. Si le public des pairs est déterminant, comme l’a déjà démontré Bruno Latour, le grand public prend aussi une place croissante, entre utilitarisme et prise en compte.
8La vulgarisation scientifique est une expression populaire souvent considérée avec méfiance. Elle a changé d’appellation au cours des décennies, désignée « information scientifique », durant les années 1960, « communication scientifique », durant les années 1970-1980, puis diffusion ou promotion de la « culture scientifique », durant les années 1980-1990 et enfin médiation des sciences plus récemment (Bergeron, 2016). Les termes n’ont pas adouci toutefois la méfiance qui accompagne le processus, compris par certains chercheurs comme une dégradation de contenus scientifiques complexes. Il s’agit néanmoins d’une mission très explicite des chercheurs, qui sont également jugés, par exemple au CNRS, sur ce travail.
9Dans nos entretiens, l’appréhension de la simplification à outrance est apparue comme transdisciplinaire. Soumis à l’injonction du partage de la science, les scientifiques indiquaient leurs appréhensions face à cette dernière. Notre démarche a été par exemple opposée à celle des journalistes ou des personnes extérieures à la démarche scientifique :
« Dans les laboratoires de recherche, nous avons besoin de l’appui de professionnels de la médiation scientifique qualifiés, par exemple des docteurs en sociologie comme toi qui puissent comprendre vraiment ce que fait le chercheur. »(Échange avec Laurence Roulleau-Berger, sociologue, directrice de recherche au CNRS, Triangle, ENS Lyon, 11/10/21).
« Alors tu n’es pas journaliste donc c’est un peu différent, mais la démarche est la même, et on se méfie énormément si tu veux, il faut qu’il y ait un lien de confiance qui se crée parce que ça nous est arrivé, pas moi personnellement, mais des collègues qui donnent une interview et puis le journaliste, ne leur donnent pas à relire la chose. Et c’est publié, il y a des éléments qui sont publiés, qui ne vont pas du tout dans le sens ou qui ont été un peu transformés, si tu veux, pour que ça fasse un peu, un peu mousser l’article. Et ça, ce sont des choses sur lesquelles vraiment, on se méfie. » (Échange avec Grégoire Danger, Maitre de conférences en chimie - exobiologie, 05/11/21)
- 4 Le dessin est loin d’être simple, car il ajoute beaucoup d’informations, spatialise les idées, met (...)
10Par ailleurs, les chercheurs ont généralement, à la suite d’une première visualisation des dessins, suggéré des modifications des dessins ou des textes. Nous avons toujours accepté ces changements, qui leur paraissent plus proches de la réalité, quitte à complexifier le résultat. Cela montre une sorte de crainte que la forme épurée4 de nos illustrations donne lieu à un fond épuré lui aussi.
« V : Alors moi, je peux te parler… est-ce que tu te souviens de ta réaction de l’époque ?
L : Oui, je me souviens que j’étais un peu réservée sur l’idée de la mise en bande dessinée d’une théorie complexe qui pouvait perdre en complexité. Mais je pense depuis longtemps que, dans le champ des sciences humaines et sociales, il va falloir imaginer des modes de diffusion des connaissances davantage diversifiés et pluriels, je t’ai suivi dans ton cheminement… »
(Échange avec Laurence Roulleau-Berger, sociologue, directrice de recherche au CNRS, Triangle, ENS Lyon, 11/10/21).
- 5 Sous l’impulsion de Malvina Barra, l’illustratrice qui a dessiné les premiers scénarios de Verena R (...)
11L’implication des chercheurs dans la relecture est indispensable, car elle a participé à un processus de co-construction d’outils de partage les plus rigoureux et les plus clairs possible. Ce processus conjoint a abouti peu à peu à la construction d’une grammaire de l’article dessiné. En sociologie, l’enjeu de la complexité, mais aussi du régime de scientificité empirique, dans lequel la preuve provient de l’observation de situations réelles a également poussé Verena Richardier à renoncer à certaines métaphores. Le premier article avait substitué les visages humains en dessins d’oiseaux migrateurs, avec l’idée que cela pouvait éviter de stigmatiser les personnes migrantes. La métaphore était toutefois trop élaborée et trop lointaine de la réalité empirique et donc de l’analyse sociologique. À partir de ce moment, nous avons choisi de dessiner des figures humaines et de conserver des extraits bruts des textes5. Cette évolution n’a pas été nécessaire pour Claire Marc qui, évoluant dans une discipline cherchant surtout à se dégager de termes jugés trop inaccessibles, acceptait volontiers la mise en image plus factuelle et épurée qu’elle proposait. Le dessin lui permet avant tout de se concentrer sur les protocoles et résultats des chercheurs. En illustrant ces derniers, cela permet au public de comprendre les démarches des scientifiques pour finalement mieux comprendre leur métier et leur rôle. Nous avons aussi remarqué que nous codifions nos illustrations. Nous avons dessiné par exemple des visages réalistes lorsque nous mettions en images des propos de vraies personnes, en chair. Toutefois, lorsque les humains étaient une généralité, une sorte d’exemple, il nous était plus facile de dessiner des formes humaines simples, non identifiables.
12Pierre Nocerino, en interrogeant l’écriture dessinée, souligne qu’il existe des critères d’évaluation de la bande-dessinée, comme il existe des critères d’évaluation des articles académiques (Nocerino, 2016). Cependant, si ces derniers sont reconnus, la mise en dessin est encore rarement évaluée par les pairs.
13La réflexion sur la complexité nous a aussi amenées à réfléchir à la structuration des textes, afin de distinguer la complexité de la pensée de la complexité des termes :
« J-P : Mais franchement, des fois, tu lis un article, tu te dis, si tu enlèves tout ce que tu dois dire pour que ça apparaisse scientifique, il reste quoi ?
V : Quand tu mets en dessin, justement, cette partie-là est très vraie. Parce que des fois, y’a rien à mettre en dessin. Dans le processus de dessin, tu élagues tout ce qu’il y a à élaguer et des fois… et effectivement des fois je sais plus ce qui reste, je sais plus quel est le propos.
JP : C’est là où, dans le dessin, tu dénudes, où tu désosses, tu écris à l’os. C’est une formule des écrivains, de l’écriture littéraire. Écrire à l’os, tu écris un texte et tu repasses une fois, dix fois et tu enlèves tous les adverbes, tout, tout, ce qui… Bon après c’est un style. Tu as des défenseurs de l’écriture à l’os. »
(Échange avec Jean-Paul Payet, professeur ordinaire à l’Université de Genève, sociologue, 15/11/21)
14Dessiner revient ainsi à dénuder les textes scientifiques pour isoler la structure argumentative qui sera au cœur de l’illustration. Notre mise en dessin ne permet pas les ramifications complexes d’un article écrit. Les notes de bas de page, l’inscription en introduction de l’article dans un champ disciplinaire, les questions ouvertes, etc., tous ces éléments sont coupés. L’article écrit est comme un arbre, dont les racines plongent dans l’histoire des disciplines, et dont les branches sont plus ou moins développées. La mise en dessin isole finalement l’argumentation de cette structure. Certains articles, très denses, issus d’une pensée itérative sont ainsi plus difficiles à dessiner que ceux rythmés par une argumentation visible. Le vocabulaire propre à certains auteurs et qui structure leur réflexion peut également être difficile à transcrire tant il porte une histoire faisant écho à des discussions antérieures qu’on ne peut dessiner. L’illustration d’articles, ou de morceaux de réflexion s’est donc révélée plus accessible pour nous deux. Elle a guidé notre choix d’illustrer essentiellement des articles ou des chapitres d’ouvrages et nous considérons nos traductions graphiques comme des aperçus, un regard sur une recherche écrite beaucoup plus large.
- 6 Jusqu’à nous représenter sous la forme de petits portraits pour la traduction graphique de cet arti (...)
15Le rapport à l’objectivité est le deuxième élément du registre d’évaluation scientifique qui a rapidement été soulevé par le dessin. En effet, le dessin, comme l’art en général, touche à la subjectivité et se rapporte à l’émotion. En introduction du Handbook of art-based research, Patricia Leavy cite la poétesse Muriel Rukeyser « L’univers est fait d’histoires et non pas d’atomes », soulignant ainsi que l’art a le potentiel d’être à la fois « immédiat et durable », générant des réactions « viscérales, émotionnelles et psychologiques » avant d’être intellectuelles (Leavy, 2019). Nos dessins en sciences de la vie et de la Terre comme en sociologie se rapportent à des expériences subjectives, effaçant en partie la rupture épistémologique censée accompagner toute démarche scientifique. Nous avons chacune notre style et interprétation personnelles des articles. Nous puisons dans nos expériences et dans notre sensibilité pour illustrer d’exemples les théories déployées. Se plonger dans les origines de la vie sur Terre est une préoccupation de Claire Marc lorsqu’elle illustre un article « The challenging detection of nucleobases from pre-accretional astrophysical ice analogs ». Verena Richardier, en dessinant une chercheuse travaillant avec des « acteurs faibles » (Payet, 2011) fait pour sa part appel à sa propre expérience lors de la mise en image d’un article de Jean-Paul Payet. Contrairement à l’écriture standardisée et formatée par des polices numériques d’écriture, le dessin suggère vivement la personnalité de l’auteur. Le style d’écriture permet bien-entendu également d’identifier un auteur, mais nos dessins ont été faits pour directement rendre compte de nos présences6. A l’inverse, la manière d’écrire des scientifiques aide à instaurer la distance. Les textes et la pensée peuvent ainsi être épurés de la présence de leur auteur.
16S’ils sont importants face aux pairs, ces registres de scientificités ne suffisent toutefois pas toujours pour atteindre le grand public, soit le public profane qui n’appartient pas au monde scientifique. Cet enjeu a attiré l’attention des chercheurs pour notre travail. Souvent laissés seuls dans leur conversation avec le monde, ils utilisent des codes qui ne suffisent parfois pas à générer la confiance et l’adhésion.
17Les sciences dites dures, mais aussi la sociologie, ont rendu le grand public méfiant au cours du XXe siècle avec l’apparition de technologies, et de prouesses scientifiques toujours plus complexes et opaques. La méfiance n’est pas tant née du fait que les citoyens ne comprennent pas comment les scientifiques développent ces technologies, mais plutôt des grandes catastrophes et scandales sanitaires causés par ces dernières (Boy, 2007). En effet, ces accidents ou dérives de la science touchent souvent directement les populations. L’utilisation politique et militaire de la science pour des armes de destruction massive pouvant mener à une guerre-monde a entraîné une première rupture (Pignon, 1985), approfondie peu à peu par les scandales et la commercialisation de la science, générant un soupçon généralisé du bien-fondé de la recherche scientifique et particulièrement des vaccins (Goldenberg, 2016).
18Un questionnement éthique naît alors et le public peut se sentir trompé par les scientifiques qui auraient développé des technologies qu’ils ne seraient tout à fait pas en mesure de contrôler, mettant en danger des vies humaines. Cette méfiance de la part du public s’accroît chaque fois que la proximité de la science avec le monde s’observe. Elle apparaît alors comme un processus plein de controverses et de négociations, montrant qu’elle n’est pas intangible, ni dénuée d’intérêt (Callon & Latour, 1991). Ce processus est parfois exposé de manière brutale :
« G : Après ça je ne sais pas, peut être que toi, tu es mieux placée que moi, mais j’ai cette impression si tu veux que... En fait, les gens soit s’intéressent pas, soit idéalisent les scientifiques et la science en tant que telle. Et je pense qu’il y a beaucoup de personnes dans le grand public qui, avec ce qui s’est passé avec le Covid, désolé je reviens dessus, mais pour moi ça a tellement été symptomatique de notre société... Ils ont vu qu’en fait, le monde scientifique, c’est pire que la société, c’est-à-dire que tout le monde se tape dessus (rires). »
(Échange avec Grégoire Danger, Maitre de conférences en chimie - exobiologie, 05/11/21)
19Si la science apparaît consensuelle, c’est en réalité le résultat d’un parcours semé de controverses. Le public constate en temps de crises que la science est pleine de rebondissements et d’échecs avant la réussite, mais aussi de débats entre des chercheurs emplis de doutes. Les processus de médiation classique ouvrent les laboratoires au grand public et montrent l’intimité de la science. Toutefois, ces approches réifient la méthode, masque les incohérences en mettant en scène l’expérience de laboratoire de façon presque caricaturale. Transposer ces approches dans les sciences sociales est par ailleurs difficile (Demory & Imbert, 2020).
20Dans cette perspective, la relation au public est distante et peut également devenir instrumentale. La vulgarisation est un moyen pour obtenir de la visibilité, et donc éventuellement des financements. Elle permet de légitimer la pertinence d’une recherche.
« G : L’idée c’est que nous, bon ben tu connais le processus, on publie des articles scientifiques dans les journaux. L’idée, c’est de pouvoir transférer ça vers le public général, vers le grand public on va dire, de manière à valoriser ce qu’on fait et puis derrière pour nous, d’avoir des financements. »
(Échange avec Grégoire Danger, Maitre de conférences en chimie - exobiologie, 05/11/21)
21Cependant, les pairs restent centraux pour la reconnaissance, dans un marché scientifique concurrentiel, fragmenté et surtout désormais international. Dans cette configuration, la relation au public est beaucoup plus lointaine.
« Le marché scientifique est très compétitif. Au niveau international le processus de globalisation des connaissances peut empêcher la circulation de certaines formes de savoirs et ne pas favoriser le développement de modes de leur diffusion via la bande dessinée, les activités artistiques… »
(Échange avec Laurence Roulleau-Berger, sociologue, directrice de recherche au CNRS, Triangle, ENS Lyon, 11/10/21)
22De leur côté, les sociologues avec lesquels nous avons échangé ont souligné que le public pouvait très facilement s’approprier la sociologie, car elle parle de leurs expériences directes du monde. Cela peut générer une méfiance, la volonté de se distancier chez certains chercheurs, afin d’éviter que ne se confondent l’analyse du scientifique et celle de l’homme de la rue, plus souvent appelé « sens commun ». Face à cette méfiance, la tentation est grande de considérer que le public manque d’intelligence, qu’il faut mieux l’éduquer et le protéger (Brunk, 2006). Claire Marc lutte bien contre les fakes news dans ses planches. Son objectif n’est cependant pas (seulement) de défendre la science. Elle part d’inquiétudes concrètes pour apporter d’autres perspectives sur un enjeu, le réchauffement climatique, devenu central.
23Les méfiances réciproques n’empêchent pas non plus la volonté d’une conversation ou d’une volonté de se confronter aux réactions. La bande dessinée est apparue pour certains scientifiques comme une autre manière de penser la relation au grand public, en ancrant la recherche dans l’expérience (Payet et al., 2022). Sa visée n’est plus éducative, mais critique.
« JP : (…) Et toi tu amènes un discours sociologique…
V : Sur l’expérience des gens ?
JP : Voilà, sur l’expérience des gens et en le mettant un peu au même niveau, en le dé-spécifiant au niveau du langage, au niveau de la complexité de la langue et là, du coup, ça frotte. Et c’est pour ça que tu vas aller chercher des exemples qui sont des exemples de la vie courante. Dans ton illustration du texte, tu vas chercher des exemples de la vie courante et c’est là que tu produis de l’accrochage… Après, il faut vérifier que l’accrochage est juste. Mais tu arrives à accrocher une pensée sociologique à des images, des représentations… »
(Échange avec Jean-Paul Payet, professeur ordinaire à l’Université de Genève, sociologue, 15/11/21)
24Cette recherche de dialogue avec le public change le chercheur, en même temps qu’évolue le public au contact de la recherche. Cela interroge alors sur la place et le rôle du médiateur dans ce processus. En sociologie, les vulgarisateurs ont par exemple été considérés comme « parasitaires », surtout lorsqu’il s’agit de professionnels qui « tendent à pénétrer dans l’espace jusque-là occupé par les universitaires et à les dessaisir du pouvoir de diffuser et étalonner les savoirs légitimes auprès du grand public » (Le Grignou, 1991). Les vulgarisateurs sont considérés comme externes au processus, sans prendre en considération le nombre important de chercheurs pour qui la médiation et l’art sont déjà des outils de recherche. En partant toujours d’une question, d’une problématique parfois très ordinaire (« est-ce que les ours sont en train de disparaître ? », « comment égaliser une relation d’enquête ? »), nous entamons des dialogues qui finissent par s’autonomiser, échappant tant aux dessinateurs qu’aux chercheurs.
25A partir d’une approche transdisciplinaire de mise en dessin du travail scientifique, nous avons cherché à comprendre les réactions positives, les réticences et les inquiétudes des scientifiques. Notre article est un retour d’expérience, une observation et une discussion avec ceux dont nous avons dessiné le travail. Dans le paysage déjà dense des initiatives mélangeant recherche et art, nos planches se distinguent par le choix de l’outil, le webtoon, et la manière de traiter les sujets, à la fois technique, proche des articles, mais sans s’éloigner des expériences ordinaires et de l’usage des réseaux sociaux. Cette approche a révélé des implicites de l’évaluation et des normes du travail scientifique, comme le rapport à l’objectivité et la crainte de la simplification. Elle s’inscrit dans ledébat entre science et société tout en enrichissant les manières d’échanger avec le monde des scientifiques. Cette réinjection du sensible dans le discours scientifique à partir de nos dessins nous amène à nous questionner sur le statut même de la médiation. Nous n’avons finalement pas traduit les sciences en dessin, mais peut-être beaucoup plus mis en images notre compréhension, notre regard sur la science. Nos traductions graphiques sont finalement l’écho d’une science digérée, sous un format hybride empruntant aux codes de la recherche et à ceux de l’image des réseaux sociaux. Le type de média choisi pour échanger influence le message, mais aussi les messagers, dessinateurs comme chercheurs. Nos bandes dessinées sont des miroirs proposés aux chercheurs, leur montrant comment leurs réflexions sont comprises, et ce qu’elles évoquent pour nous comme problématiques. Le processus de diffusion, qui est censé aller du scientifique vers la société, est alors inversé.
26Pour prolonger cette expérience, nous vous proposons de découvrir les articles écrits des chercheurs qui ont répondu à nos questions ainsi que leurs articles dessinés :
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Référence écrite : Payet, J-P., (2011) « L’enquête sociologique et les acteurs faibles », SociologieS, [En ligne], consulté 31 octobre 2022, URL : http://sociologies.revues.org.acces.bibliotheque-diderot.fr/3629.
Article dessiné : https://medium.com/tidomedia/lenqu %C3 %AAte-sociologique-et-les-acteurs-faibles-b3f12a0f5875
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Référence écrite : Roulleau-Berger, L. (2010), Migrer au féminin. Paris : Presses universitaires de France.
Article dessiné : https://medium.com/tidomedia/disqualification-et-comp %C3 %A9tences-dans-la-migration-6d42e94e2087
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Référence écrite : Streiff-Fénart, J., (2006). « L’attribution de paranoïa comme délégitimation de la parole des minoritaires : l’exemple d’une entreprise de transports publics ». Cahiers de l’Urmis, no. 10–11
Article dessiné : https://frontline.hypotheses.org/86
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Référence écrite: Ruf, A., Lange, J., Eddhif, B., Geffroy C., Le Sergeant d’Hendecourt, L., Poinot, P., and Danger, G. (17 December 2019): ‘The Challenging Detection of Nucleobases from Pre-Accretional Astrophysical Ice Analogs’. The Astrophysical Journal 887, no. 2 L31. [En ligne], consulté 31 octobre 2022, URL : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3847/2041-8213/ab59df.
Article dessiné : http://meduse-communication.fr/2020/07/13/nebuleuses/
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Et tout en dessin, les dessins de Claire Marc issus de ses webtoons : BonPote, Brès A., Marc C., and Doussin, J-F. (2022). Tout comprendre (ou presque) sur le climat. Paris, Editions du CNRS