1Persepolis est un film d’animation réalisé par Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud sorti en 2007 et produit entre 2004 et 2007. Il a été adapté de la bande dessinée du même nom (de Marjane Satrapi), publiée entre 2000 et 2003 chez L’Association. La production du film a rassemblé jusqu’à quatre-vingts personnes dans un studio d’animation pendant une année. Or, ces dessinateurs qui produisent de nombreux documents pour le film, ne font pas que réaliser des éléments nécessaires à la fabrication, ils dessinent aussi autre chose, qu’ils nomment « petits dessins ». Ce sont des dessins conçus pendant la production, qui sont associés à celle-ci, mais qui ne sont pas véritablement des documents de travail. On y caricature son voisin ou soi-même, on y esquisse une scénette du studio ou même on en fait un cadeau d’anniversaire. Ces dessins jaillissent de façon assez spontanée. Si vous mettez ensemble quatre-vingts dessinateurs, avec du papier et des crayons, il n’est pas surprenant que les petits dessins commencent à fleurir ! Sur les productions de films d’animation c’est une pratique fréquente et courante, dont on trouve la trace dans les studios Disney (Frank Thomas et Ollie Johnston, 1981) ou en France dans le studio Idéfix (Patrick Cohen, 2018). Cependant, qu’un travailleur performe un acte normalement associé à son activité professionnelle en le désinvestissant de sa portée productive est un déplacement intéressant.
2Je proposerai ici un questionnement autour de ces dessins qui éclosent dans l’espace de travail sans avoir été prescrits. Si je les appelle : « petit dessins », c’est en raison de leur format, souvent petit, même s’il y a des exceptions notables. Cela vient également de la description qu’en font spontanément leurs auteurs, qui parlent souvent de dessins « vite faits », de petit « croquis », de choses « anodines » et « anecdotiques ». Le terme de « petit dessin » revient souvent lors des entretiens. Malgré cette minoration, ces dessins ont été conservés, certains dans une pochette intitulée « souvenirs », présente dans les archives déposées à la Cinémathèque Française, d’autres par leurs auteurs ou leurs destinataires. Ils manifestent la trace du lien humain qui se tisse pendant une production et qui est si important pour chacun. Ils constituent un témoignage du travail en train de se faire, en tant qu’activité sociale, les dessinateurs se représentant eux-mêmes ou les autres. Ces dessins renvoient, plus généralement, aux métiers de l’animation dans leur ensemble et mettent en évidence les pratiques et les habitudes de travail des travailleurs. Représentations du travail, ce sont aussi des commentaires apportés par les professionnels eux-mêmes sur ce qu’ils font et sur le film. C’est ce point de vue particulier que je souhaite explorer, comme un accès singulier au monde de la création en studio d’animation.
3Cette réflexion est issue d’un travail plus large que je mène depuis quelques années sur la production du film Persepolis, à partir d’archives du film qui ont été, entre autres, déposées à la Cinémathèque Française, et à partir d’un corpus d’une centaine d’entretiens réalisés par mes soins avec les membres de l’équipe du film. Dans les archives, que ce soient les papiers conservés ou les photographies, on peut observer plus de deux cents de ces « petits dessins », qui se répartissent en quatre catégories principales :
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Les dessins qui servent à communiquer autour de la production.
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Les dessins évoquant les métiers de l’animation dans leur ensemble et dans leurs pratiques.
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Ceux mettant en scène les parcours individuels au sein de la production et l’évolution du travail et des liens sociaux.
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Les appropriations créatives et autres défis artistiques.
- 1 Je voulais remercier ici toutes les personnes de l’équipe du film qui ont pris le temps de répondre (...)
4Dans cet article, je me concentrerai sur une sélection réduite de ces « petits dessins » qui mettent en image le travail de l’animation, et qui s’appuient sur des codes de bande-dessinée1. Même en associant ces deux paramètres, il existe de très nombreux dessins qui correspondent à ces critères. Nous nous appuierons donc sur une sélection en partie due au hasard (les dessins les mieux conservés, dont les auteurs sont connus) et en partie à l’arbitraire. En effet, j’ai choisi des dessins de styles graphiques différents et qui abordaient trois questions successives, le travailleur au sein du studio et la fatigue professionnelle, les relations de travail entre différents membres de l’équipe et enfin les conséquences des évolutions technologiques dans ces métiers, ces trois thèmes étant très présents dans le corpus.
5Ces « petits dessins » n’existent pas uniquement dans le cadre du film Persepolis et peuvent être rapprochés d’autres pratiques artistiques et sociales, pour mieux en mettre en évidence les enjeux. Ces dessins pris sur le vif, dans une dynamique de création, évoquent en partie des dessins d’atelier, issus de la tradition de la caricature dans les ateliers d’artistes comme on peut le voir dans les albums de la Villa Médicis qui publient des caricatures de ses pensionnaires faites par d’autres pensionnaires.
« Existait à la Villa une tradition de la caricature touchant aux différents aspects de la vie et du travail de la petite communauté. Les pensionnaires raillaient avec humour et parfois gauloiserie les travers et les habitudes des uns et des autres, en insistant évidemment sur l’exécution des envois dans l’atelier. » (Bonnet, Lavie, Noirot & Rinuy, 2014, p. 40.)
6Ces dessins mettent en scène le travail artistique en train de se faire de manière plus ou moins cocasse. Ils insistent sur la pratique artistique, le style et les méthodes. L’atelier d’artiste, qui entraîne la cohabitation de plusieurs peintres dans le même espace, offre des points communs avec le studio d’animation.
- 2 Lewis Trondheim est lui-même une perruche (ou un aigle suivant les interprétations).
7Ensuite très rapidement, la bande dessinée et son monde professionnel vient à l’esprit. Pourquoi la question de la bande dessinée se pose quand on évoque ces « petits dessins » ? D’abord parce que ce type de dessins, d’un dessinateur représentant ses collègues ou se représentant lui-même au travail, se retrouve fréquemment dans la bande dessinée. Les auteurs de la génération de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud (coréalisateurs du film) ont eu tendance à se regrouper en atelier, pour des raisons d’abord financières. Cela a injecté une dose de collectif dans une pratique assez individuelle. De façon somme toute logique et allant de pair avec la multiplication des volumes liés à une approche autobiographique, cela a été l’occasion de la parution d’ouvrages où des auteurs se mettent en scène dans leur métier de créateurs de bande dessinée, et dessinent aussi les autres. Jean-Christophe Menu dans Livret de Phamille (1995) entremêle sa vie de famille et sa vie professionnelle, les débuts de L’Association, ses ateliers et les copains qui, eux aussi, font des bandes dessinées. On peut aussi penser aux Carnets de Johan Sfar, où on croise dans le premier d’entre eux Harmonica (2002), Marjane Satrapi, Vincent Paronnaud, Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu improvisant une sorte de petit concert dans un restaurant pendant le festival de la bande dessinée d’Angoulême. De même, dans un numéro de l’Oupabo de 2005, on peut découvrir des planches de plusieurs auteurs, dont Marjane Satrapi, se caricaturant lors des festivals de bande dessinée. Lewis Trondheim n’est pas en reste, et propose des Approximativement, des Carnets de bords et des Petits riens, où l’on croise, au fil des voyages et festivals, d’autres auteurs à têtes d’animaux2.
8Le point commun avec les petits dessins du film Persepolis est de laisser la part belle aux relations et de faire apparaître un sentiment de camaraderie. Ce sont également des dessins de coulisses qui donnent à voir l’envers du décor. Mais dans ces exemples, dessins d’atelier et carnets de bande dessinée, nous ne pouvons pas laisser de côté un paramètre essentiel, celui de la publication ou non. Dans le cas des bandes dessinées citées, qui ont été publiées, les auteurs destinent immédiatement leur caricature à la publication et donc à un public. On peut nuancer cette affirmation au sujet de certains carnets qui étaient personnels et amicaux avant d’être finalement publiés, mais cette dynamique de publication restait cependant centrale. Dans le cadre des dessins d’atelier et de studio, le public existe lui aussi dans l’esprit de l’auteur, mais il tient une place plus restreinte. Ce sont avant tout les autres membres de l’atelier ou du studio. Le dessin est un cadeau, donné à un autre membre de l’équipe et souvent affiché fièrement sur le bureau de ce dernier. Les liens affectifs et professionnels, le talent de chacun et chacune, sont exposés aux autres, tissant une étroite toile qui relie les membres de l’équipe et participe de l’énergie déployée autour du film, mettant en évidence l’étroitesse des liens entre vie professionnelle et privée.
9La pratique de ce type de dessins peut donc se rapprocher de celle d’auteurs de bande dessinée, même si la question de publication change leur nature. Ce type d’approche autobiographique par le dessin fait partie de la culture artistique et de la formation des membres de l’équipe qui sont nourris de références en bande dessinée, comme l’attestent les affiches accrochées au mur du studio. Travaillant sur un film dans lequel la réalisatrice se représente elle-même, ils hésitent encore moins à faire de même, s’inspirant de codes issus de la bande dessinée. Cet entremêlement entre bande dessinée et cinéma d’animation se retrouve dans l’équipe du film, dont plusieurs des membres vont ensuite développer une carrière dans la bande dessinée, en parallèle ou à la place de leur parcours dans l’animation. C’est le cas de David Etien, Christophe Ferreira, Anne-Catherine Ott, Rémi Zaarour et Jules Stromboni, tous au générique du film et tous auteurs de bandes dessinées. Les mondes de la bande dessinée et de l’animation se mélangent et l’empreinte de la bande dessinée se retrouve dans ces dessins, que ce soit dans leurs objectifs ou dans leur esthétique.
- 3 Le layout est une mise en page, une mise en disposition du plan. A partir du storyboard, le layout (...)
10Cependant, si la pratique du dessin d’atelier, « petit dessin », dessin de coulisses est commune aux lieux de travail où sont réunis des dessinateurs, le milieu professionnel qui les entoure et inspire est différent. Ainsi il ne s’agit pas, comme en bande dessinée, de travailleurs indépendants qui partagent un espace tout en avançant individuellement sur leur projet. Les travailleurs de l’animation sont réunis dans un studio autour d’un but commun impliquant la réunion de compétences spécialisées et sont payés par la production pour suivre les directions données par les deux réalisateurs. La production d’un film comme Persepolis se structure en plusieurs étapes : décor, layout3, animation, assistanat animation, trace, numérisation et compositing. Chaque département est structuré autour d’un chef, qui dirige et corrige si besoin le travail des autres. Les travailleurs sont soumis à des quotas, soit un nombre de dessins à réaliser par jour (variable selon les départements et les types de plans) et à chaque étape les dessins produits sont validés avant de passer à l’étape suivante. C’est donc un travail très structuré et suivi, avec la volonté de respecter des délais et qui se rapproche par certains côtés du travail à la chaîne. Le but est également de parvenir à créer un film unique, à partir des dessins de pratiquement quatre-vingts personnes différentes, ce qui demande un souci constant de normalisation, tout en s’appuyant sur l’énergie créative déployée par chacun, deux exigences potentiellement contradictoires. Ajoutons que le travail de chacun est très dépendant de celui des autres, ce qui exige rigueur et précision dans les échanges. Cette communication sera facilitée dans le cas particulier de Persepolis, celui-ci étant réalisé dans un studio unique, où toute l’équipe est rassemblée. Cette configuration qui est assez rare favorisera le partage d’informations et, de façon corollaire, la multiplication des « petits dessins ».
- 4 Il faut nuancer cette affirmation. La perruque n'est ni du vol, ni du travail au noir. Elle s'inscr (...)
11Malgré cet environnement de travail structuré pour être le plus productif possible, les « petits dessins » ne se font pas de façon dissimulée mais au contraire sont réalisés au vu et au su de tous et sont affichés sur les murs. On pourrait trouver des points communs entre ceux-ci et « le travail en perruque », que Michel Anteby définit comme consistant « en l’utilisation de matériaux et d’outils par un travailleur, sur le lieu de travail et pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer un objet en dehors de la production normale de l’entreprise » (Anteby, 2003). Comme « la perruque », « le petit dessin » est une production personnelle, un travail pour soi. Cela se manifeste par l’utilisation d’un style graphique personnel, qui se distingue du style commun choisi par le dessin animé. Comme la perruque, le dessin est réalisé sur le temps de travail, avec le matériel fourni par la production que ce soient les crayons ou les feuilles. Mais contrairement à la perruque décrite comme « illégale et relativement marginale4 » (Anteby 2003), cette pratique n’est pas interdite et elle est même favorisée sur Persepolis par les cadres de la production comme les réalisateurs ou l’assistant réalisateur qui s’y adonnent eux-mêmes. Ce type de pratique dans le milieu de l’animation est considéré comme normal et s’il n’impacte pas la productivité, c’est au contraire, potentiellement, un atout professionnel, marquant un potentiel créatif.
12Maintenant que nous en savons un peu plus sur le contexte, penchons-nous sur quelques-uns de ces dessins.
Figure 1 : « Fatigue », Dessins d’Anaïs Chevillard
© Anaïs Chevillard
13Il s’agit d’une planche réalisée par Anaïs Chevillard, une jeune animatrice dont c’est un des premiers engagements professionnels, pendant la production du film. Elle se représente à sa table de travail, entourée de ses outils et des personnages du film, reconnaissables à leur voile. Notons l’appropriation des codes de la bande dessinée, les six cases permettant de développer une histoire dans le temps, donnant à voir la lutte vaine des travailleurs de l’animation contre la fatigue. Le travail se déploie dans le temps d’une production qui dure plusieurs mois. Les journées pouvaient être très longues comme souvent dans les productions d’animation, à quoi s’ajoutaient des fêtes régulières pour une partie de l’équipe. Ce dessin documente une pratique courante d’après les témoignages, celle de la sieste sur le lieu de travail, le stimulant de la caféine n’étant pas toujours suffisant. Il met aussi en évidence une certaine tendance des « petits dessins » de Persepolis à créer, pour certains dessinateurs, un petit avatar d’eux-mêmes, un peu à l’image de la Marjane de la bande dessinée adaptée.
14La perception de cette pratique de l’endormissement sur le lieu de travail n’est pas négative dans les entretiens, d’autant que cela va avec une grande implication, l’animatrice n’hésitant pas à revenir le dimanche pour finir ce qu’elle n’a pas réussi à terminer durant la semaine. Mais cela reste l’objet de taquineries, que l’on adresse à soi-même et aux autres, et qui se retrouvent dans les dessins. Le temps du projet, les membres de l’équipe rêvent Persepolis, mangent Persepolis, vivent à Persepolis. Plusieurs dessins reprennent cette idée du travail qui hante, de façon obsessionnelle, les protagonistes. De petites silhouettes voilées s’agitent dans les songes d’une Anaïs Chevillard endormie dans ce dessin de Florian Fiébig, un autre animateur, qui reprend les codes de la bulle floconneuse des pensées et des rêves.
Figure 2 : « Rêve de travail », Dessin de Florian Fiébig
© Florian Fiébig
15Au travers de ces dessins se tisse une zone intermédiaire entre le monde de la fabrique et le monde de la fiction, les travailleurs de l’animation se mettant en scène comme des personnages, qui nous donnent à voir le spectacle de la fabrique de l’animation et de ses travailleurs. Tout en taquinant sa voisine de table, Florian Fiébig met en évidence son engagement dans la production qui peuple même ses rêves. Ces dessins permettent de mettre en partage certains régimes d’engagement dans le travail, tel que l’épuisement professionnel, et donc potentiellement à tisser de nouvelles solidarités pour y faire face. Au fil de la production, la réalisation de siestes sous la table de travail deviendra fréquente pour certains membres de l’équipe. Anaïs Chevillard n’est pas la seule à souffrir de la fatigue et plusieurs stratégies se mettent en place, dont celle-ci. Ces dessins signifient tout autant l’engagement au travail que son désengagement. Tout comme le sommeil, c’est une façon de s’extraire de la production, de faire un pas de côté. Mais ils y reviennent par un autre biais, et comme Anaïs Chevillard qui rêve du film, le travailleur-dessinateur prend un moment pour dessiner sans contrainte productive, mais commente ainsi la production.
16Dans ces dessins nous voyons aussi chacun exercer son métier en lien avec les autres, introduisant la notion de codépendance et de hiérarchie.
Figure 3 : « L’élastique ça fait de la musique », dessin d’Alice Lia
© Alice Lia
17Ce dessin d’Alice Lia met en scène Marianne Lebel, animatrice sur le film et voisine de bureau. Il est construit comme un petit strip, la succession des deux cases conférant une impression de temporalité. Comme le dessin précédent, il utilise certains codes de la bande dessinée et donne à voir un outil du studio d’animation traditionnel, l’élastique. Une liste du matériel de travail de l’animateur s’esquisse assez précisément : une table à dessins, inclinée et lumineuse, avec un disque d’animation (qui permet de faire pivoter les feuilles en tous sens afin de faciliter le dessin). Sur le disque se trouve une réglette avec trois ergots, dite peg bar (deux ergots rectangulaires de chaque côté et un rond au centre) qui sert à maintenir les feuilles d'animation sur le disque et permet de les superposer toujours de manière identique afin que les dessins restent parfaitement calés les uns par rapport aux autres. C’est ce qui permet de créer l’animation en assurant la fixité pour qu’il n’y ait pas de décalage d’un dessin à l’autre. Lorsqu'il y a beaucoup de feuilles et que l’animatrice ou l’animateur les « flippe » pour percevoir le mouvement ainsi animé, il est souvent d’usage alors de placer un élastique autour des ergots pour éviter que les feuilles se délogent de la réglette. Marianne Lebel explique :
- 5 Entretien inédit du 10 mars 2021.
« Ce petit dessin relate un moment de détente insolite et de composition "musicale"... que j'ai partagée avec Alice, où, dos tourné à l'allée centrale de la salle, je m'amusais à faire chanter mon élastique comme une petite harpe et je n'ai pas vu arriver Christian. Celui-ci venait, bien entendu, me parler de mon travail et il a été, malgré lui, spectateur de ce concerto pour élastique solo... et moi prise sur le vif d'un moment d'intense création5 ! »
18Ainsi ce dessin rend compte du détournement ludique d’un outil de travail, pour une approche plus musicale que graphique. L’outil va de pair avec un bruit, familier des studios d’animation avant le passage au numérique. Il fait entrer en scène un autre personnage essentiel de l’équipe d’animation, son chef, Christian Desmares, témoin involontaire de la dissipation (provisoire) de son équipe. Remarquons comment le petit strip suggère la position d’autorité de ce dernier, un peu professoral, et arrivant dans le dos de ses élèves dissipés, tout cela évoquant le gentil chahut d’une classe. La question de la hiérarchie est ainsi abordée avec le sourire. Le dessin et le commentaire de Marianne Lebel mettent en évidence la conscience d’une transgression des modalités de travail attendu. Mais la mise en scène de la petite harpe, à la manière d’une élève dissipée, désamorce le potentiel conflit. Le chef animateur est celui qui contrôle, corrige et valide le travail des animateurs, et il se trouve représenté comme un professeur bienveillant et non comme un superviseur tyrannique. Il n’est pas contesté dans sa position de représentant de l’autorité, sa seule présence suffisant à faire cesser cette activité extra-professionnelle, mais il ne manifeste aucune agressivité.
19L’animatrice, Marianne Lebel, qui a déjà de l’expérience au moment du film, est dessinée en train d’employer son énergie de façon puérile, alors que le travail de l’animateur est un des métiers les plus reconnus dans ce monde professionnel. L’ensemble évoque la notion de distance au rôle développée par Erwin Goffman (2002), que ce soit de la part de l’animatrice ou du chef animateur, chacun étant conscient de leur place importante dans la production, tout en s’en amusant. En croquant cette situation et en offrant ce dessin à Marianne Lebel qui l’affichera quelque temps sur son bureau, Alice Lia se réapproprie et met en scène un moment de transgression, rendant visible les tensions qui existent entre les distractions d’un travail artistique en groupe et l’organisation hiérarchique de ce travail, chacun des deux protagonistes pouvant se permettre cette mise à distance puisqu’ils sont fermement validés dans leur rôle. La mise en scène de l’anecdote rend évidente l’existence d’un théâtre social au sein de l’espace ouvert du studio, où chacun travaille sous le regard de l’autre, la fantaisie n’entraînant cependant pas de sanctions professionnelles tant que le travail est réalisé, voire étant valorisée, tout comme la réalisation de « petits dessins ». La notion de distance au rôle est encore plus évidente quand on observe ce dessin réalisé par Denis Walgenwitz, assistant réalisateur sur le film et se trouvant donc en position d’autorité, accompagnant et contrôlant la productivité de chacun.
Figure 4 : « Bon … je vais chercher des plans », dessin de Denis Walgenwitz
© Denis Walgenwitz
20L’assistant réalisateur organise de la façon la plus fluide possible la communication dans l’équipe et le travail collectif. Dans ce dessin, on le voit déclarer, la pelle à la main, qu’il va chercher des plans, travail qui semble difficile. Dans ce cas précis, ce sont des plans (les dossiers avec les dessins) qui sont validés en animation et qui ne sont pas encore passés à l’étape de l’assistanat car les animateurs ne les ont pas restitués après leur validation. Denis Walgenwitz explique que ce retard était dû au perfectionnisme des animateurs qui continuaient à travailler sur les plans :
- 6 Entretien inédit du 29 mars 2017.
« La plupart du temps, afin de les peaufiner, et d’y ajouter un ou deux détails pour ne pas avoir de regrets. Ceci provoquait un ralentissement que Marc Jousset [le directeur technique], avait décelé et que je me chargeais de vérifier et de régler pour redonner un peu d’oxygène au département de l’assistanat6. »
- 7 Représentation sous forme de flux des opérations à réaliser pour accomplir l'ensemble des tâches.
21En effet, si les dossiers des plans n’étaient pas donnés par l’animateur à l’étape suivante, les assistants pouvaient se retrouver au chômage technique et par la suite avec une surcharge de travail sur le dos dans des délais très courts. L’assistant réalisateur fluidifie le workflow7. La pelle et les collines en arrière-plan sollicitent la métaphore de la mine, rappelant, toute proportion gardée, l’aspect harassant et répétitif que peut prendre le travail de fabrication d’un film d’animation. Au-delà du commentaire, ce dessin adresse également une information à l’ensemble de l’équipe et surtout aux animateurs. Certaines pochettes de plans vont être retirées des casiers animation et être transférées à l’assistanat. Il ne sera plus possible d’y revenir. En se caricaturant avec une pelle, l’assistant réalisateur réaffirme son rôle de régulateur tout en s’en moquant.
22Un autre dessin d’Arnaud Roger, traceur, évoque les relations entre les différents départements. Son travail à la trace consiste à repasser sur une autre feuille les contours du personnage d’un trait plus affirmé, rendant le dessin plus lisible.
Figure 5 : « Mais caisse keu c’est ce truc ! », dessin d’Arnaud Roger
© Arnaud Roger
23Arnaud Roger se caricature en train de faire des reproches à Etienne Pinault, qui officiait à l’assistanat. L’assistanat est le moment de la mise au propre des dessins de l’animateur (le clean) ainsi que la réalisation des poses intermédiaire du mouvement (l’animateur ne dessinant que les poses clés). A la trace, il s’agissait de repasser au feutre le trait de l’assistant, qui était au crayon fin. L’efficacité de la trace dépendait donc beaucoup de la précision de l’assistanat. Ainsi pour les rides sur le visage de la grand-mère, il fallait que les traits soient toujours placés au même endroit, au risque de faire trembler le dessin. Notons ici une forme d’inversion des rôles. Le processus de fabrication de l’animation se déroule selon des étapes successives d’animation, assistanat puis trace, qui recoupent une hiérarchie correspondant à une échelle de salaire, la trace étant le département le moins bien rémunéré. Ici le traceur, qui met au propre le dessin de l’assistant, se plaint du travail de l’étape précédente et lui fait des critiques. Cette inversion des rôles est bien évidemment rendue ici sur un mode comique, en effet il n’existait pas réellement d’interaction de cet ordre entre deux membres de l’équipe, ne serait-ce qu’en raison des moments de validation et parce que les plans passaient d’abord par les chefs d’équipe.
24Ce dessin n’est donc pas une représentation d’une situation ayant existé. Son statut est tout à fait différent des précédents. Il est une nouvelle mise en situation, qui permet de formuler un reproche par le dessin, c’est un outil qui participe à la régulation du collectif de travail en signalant les impératifs productifs d’Arnaud Roger à la trace, une mise en garde. Cela met en évidence l’interdépendance des différentes étapes de création, chacune devant s’appuyer sur le travail de la précédente. Le dessin agit également comme une sorte de soupape, une manière de se dire les choses sur le ton de l’humour, chaque sous-équipe se trouvant pressée par le temps. Ces petits dessins permettent de souligner des postures ou des détails techniques précis, par exemple l’environnement de la trace qui est assez différent de celui de l’animation ou de l’assistanat, le travail s’effectuant sur une table à l’horizontale, ce qui met en évidence un geste bien différent.
25Persepolis est un des derniers longs métrages d’animation dessinés sur papier, alors que le numérique commençait à s’imposer. Cette tension se retrouve logiquement dans plusieurs dessins d’atelier, dont les deux qui suivent, réalisés par Antoine Dartige du Fournet, animateur, et qui se développent dans la sérialité, comme des cases qui se suivent dans une bande dessinée.
Figure 6 : « C’est la fin mes amis… », dessin d’Antoine Dartige du Fournet
© Antoine Dartige du Fournet
26Odile Comon, animatrice expérimentée pendant la production de Persepolis, louait avec enthousiasme l’animation papier crayon, et ses deux voisins de travail, Antoine Dartige et Etienne Pinault, assistants animateurs, d’une génération plus jeune, se moquaient gentiment d’elle tout en partageant sourdement son inquiétude en ce qui concerne la mutation technique à l’œuvre dans les années 2000. Elle explique, en entretien, qu’elle préfère le travail au crayon :
- 8 Entretien inédit du 4 juillet 2021.
« Quels que soient les logiciels utilisés, le rendu n'est pas le même qu'au crayon, et la façon de procéder beaucoup moins spontanée. La tablette c'est froid, il y manque la sensation, le toucher. Sur la mienne j'ai collé du papier pour retrouver le bruit, la texture, le « scratch-scratch8 »
27Ce dessin fait apparaître aussi l’inquiétude de la profession, en 2005-2007, face à l’évolution technologique ni parfaitement maîtrisée, ni satisfaisante. Odile Comon, en surplomb, apparaît comme un oracle angoissant, annonçant l’apocalypse aux jeunes générations. Persepolis, avec son choix affirmé de l’animation papier, apparaissait, au moment même de sa fabrication, comme une survivance, une des dernières fois où ces méthodes de travail seraient employées. Les deux jeunes professionnels, débutent leur carrière sous de funestes auspices, ou, en tout cas, dans un monde de l’animation en pleine mutation. Le « petit dessin » apparaît ici comme une l’expression cathartique des angoisses de la profession durant les années 2000, tout en ironisant sur le catastrophisme des professionnels aguerris.
Figure 7 : « Puis vous serez transformés en Homme-Computer », dessin d’Antoine Dartige du Fournet.
© Antoine Dartige du Fournet
28Ce dessin est la suite de l’annonce apocalyptique « c’est la fin », précisant le drame qui s’annonce. Odile Comon est caricaturée entre pythie et fantôme, les yeux exorbités, elle délivre sa prophétie aux nouvelles recrues. Les dessins s’extraient ici de tout réalisme, basculant dans l’imaginaire qui synthétise les discours d’Odile Comon et l’impression produite sur ses voisins.
29La fabrication de Persepolis constitue un moment charnière choisissant l’animation sur papier alors que plusieurs productions déjà (surtout de séries) commençaient à avoir pour support la tablette. Il s’agit d’ailleurs, pour de nombreux membres de l’équipe, de leur dernier film sur papier. Ces dessins combinent plusieurs éléments qui pourraient sembler à première vue contradictoires. Tout d’abord une taquinerie générationnelle à l’égard d’une professionnelle plus aguerrie et très admirée sur la production. Cet hommage à rebours est bien pris pour ce qu’il est par Odile Comon, la destinatrice, qui a conservé ces dessins plus de 10 ans après la fin de la production et qui les évoque avec affection. Mais c’est aussi une manière de révéler une angoisse transgénérationnelle qui concerne une grande partie de l’équipe. D’abord évidemment de la part des professionnels expérimentés qui n’ont pas voulu ou pas pu réussir le tournant numérique et qui ont vu leur carrière s’infléchir. Ainsi, dans les années qui ont suivi cette production, plusieurs membres de l’équipe, souvent parmi les plus âgés, ont connu de graves difficultés pour retrouver du travail comme animateur ou assistant animateur du fait de l’évolution des procédures. Mais pour les plus jeunes, ces dessins mettant en évidence que l’angoisse de cette génération devient contagieuse sur le lieu de travail.
30Ces dessins sont en partie un outil de régulation sociale, permettant de désamorcer la charge dramatique. Ceux dont la carrière s’est poursuivie dans ces métiers se sont adaptés à la nouvelle configuration et à l’apparition de nouveaux besoins comme animateur couleur, devenant de véritables hommes et femmes computer, la tablette et le stylet étant désormais une nouvelle extension d’eux-mêmes. Pourtant la production papier restera pour ceux-là auréolé d’une forme de nostalgie, du temps d’avant, la plupart se souvenant avec émotion de la chance d’avoir pu travailler sur papier avant qu’il ne disparaisse de la fabrique. En dessinant sur un mode héroï-comique le basculement dans le numérique, Antoine Dartige du Fournet dit quelque chose de l’imaginaire d’un métier qui se sent menacé par les évolutions technologiques mais qui s’en accommode en s’en amusant. Signalons que le passage à la tablette semble entraîner une moindre production de « petits dessins », si l’on en croit certaines des personnes avec lesquels je me suis entretenue. L’absence de papier produirait un moindre griffonnage même s’il faut nuancer ce type d’impression, qu’il faudrait confirmer à partir d’une enquête plus approfondie.
31A travers ces quelques exemples, commence à se dessiner la vie d’un studio d’animation, de ses travailleurs et de leurs outils. Le choix du dessin, accompagné de texte, selon les principes de la bande dessinée et s’appuyant sur ses codes, déploie une grande force expressive. Réalisés au moment même de la production, ces dessins constituent de précieuses bouffées d’un temps disparu, grâce auxquels les travailleurs échangent et commentent ce qu’ils font dans une approche spéculaire, mettant en scène leurs propres personnes ainsi que leurs voisins de table. Loin d’être seulement un miroir de cet environnement de travail, ils participent au contraire à en modeler la structure, en mettant en image des règles, des dépendances techniques non-verbalisées, des mythologies collectives animant les travailleurs, des confrontations entre certaines représentations de la profession. Ponctuant la production, ils mettent en scène de façon récurrente la tension qui existe autour d’une double demande potentiellement contradictoire : l’efficacité technique et productive qui va de pair avec une adaptation permanente aux outils et leur évolution ainsi que l’exigence de créativité artistique, depuis une forme de distraction inventive jusqu’à une sensibilité particulière à un support comme le papier. Au sein du collectif, ils participent à l’expression de l’individualité et de la différence par le biais d’un style personnel. Enfin, ils disent la force d’une passion au sein de métiers souvent décrits par ceux qui les pratiquent comme vocationnels, passion du dessin – parfois contrariée par les impératifs productifs – de professionnels qui dessinent pour travailler mais qui dessinent aussi pour se détendre et s’amuser.