1Sociologue du travail et de la santé, j’ai mené récemment une recherche sur le travail ouvrier dans deux usines de Beaucourt (Territoire de Belfort) entre 1938 et 2015 (Loriol, 2021). Au cours de cette étude, plusieurs des personnes retraitées interrogées qui voulaient me faire comprendre leur métier, m’ont dit : « il aurait fallu que vous puissiez voir comment je faisais, que je puisse vous montrer ». Le geste professionnel, avec les contraintes physiques et psychiques qui lui sont associées, n’est pas toujours facile à exprimer ni à expliquer (Pillon, 2014). Il se transmet plus par l’exemple que par des mots (Gibert & Monjaret, 2021). L’expérience du travail en usine, avec ses ambivalences, ses peines et ses joies partagées dans l’instant, ne se laisse pas facilement dire et encore moins représenter. Chaque support, chaque média, peut en révéler des dimensions spécifiques, mais souvent partielles.
2Ayant déjà exploré les représentations de la souffrance au travail dans les romans contemporains (Loriol, 2019 a et b), j’ai trouvé pertinent de prolonger cette réflexion en questionnant la façon dont la forme graphique, et toutes les variations stylistiques qu’elle permet, constitue un autre moyen de donner à voir et à sentir à la fois les gestes, leur environnement (bruits, machines, poussières saleté, etc.), les affects, l’ambiance, les relations humaines, etc. Montrer le travail ouvrier aussi bien dans sa face sombre (la pénibilité, les atteintes à la santé, les humiliations de celui qui est subalterne et souvent invisibilisé…) et ses aspects plus lumineux (la fierté du geste maîtrisé, du travail bien fait, la camaraderie d’atelier…) n’est pas toujours facile pour le sociologue, l’ergonome ou même pour le romancier. Dans quelle mesure la bande dessinée peut fournir un regard et un dispositif de compréhension complémentaire ?
3A partir d’œuvres récentes, parfois autobiographiques, et en sélectionnant certains passages significatifs, je vais illustrer quelques-unes des différentes techniques mobilisées par les auteurs et autrices de bande-dessinée pour montrer et surtout tenter de faire sentir le travail. Pour des raisons de copyright, mais aussi de taille de l’article, je me suis centré sur certaines séquences particulièrement suggestives, mais leur interprétation complète aurait nécessité de produire d’autres pages auxquelles il sera juste fait allusion dans mon exposé (ce qui invite le lecteur intéressé à se référer directement aux ouvrages). Grâce aux codes qui lui sont propres et aux résonnances qui se créent entre le graphisme, le texte, le fonds et les intentions de l’auteur, la bande dessinée permet plus que d’autres supports d’impliquer le lecteur dans l’expérience du travail. Une attention particulière sera portée au beau geste, à l’ambivalence du travail, aux ambiances à la fois matérielles et humaines qui rendent compte du contexte matériel et social du travail.
Encadré : les cinq œuvres étudiées
Noir Métal, de Jean-Luc Loyer et Xavier Bétaucourt (2006) retrace l’enquête que mène le dessinateur, accompagné d’un journaliste, dans une usine désaffectée sur les impacts de la désindustrialisation. Le style graphique est classique, avec – comme dans la ligne claire consacrée par Hergé - une représentation iconique et typifiée des personnages et des décors plus réalistes et esthétisés. Le procédé narratif et le style graphique se combinent pour que le lecteur puisse en quelque sorte s’identifier au dessinateur en train de découvrir et tenter de comprendre la situation sociale explorée. Même si les situations de travail sont rares (puisque l’usine est fermée), les dessins sont assez explicites et offrent une bonne entrée en matière.
Dans Bienvenue à l’usine, Bastin Bertine (2019) raconte son expérience d’emploi temporaire dans une usine sidérurgique. Comme le note justement Frédéric Hojlo (2019) dans sa critique :
« Non seulement il en montre la dureté - chaleur extrême, bruits assourdissants, odeurs infectes, tension permanente due aux risques d’accidents - mais il lui donne vie en faisant la part belle à l’humanité qui l’agite. […] Nous n’avons pas ici une bande dessinée de reportage, où l’auteur souhaiterait donner un maximum d’informations, quitte à noyer son dessin derrière le discours. Bastien Bertine propose plutôt une approche sensible de son sujet. Mêlant fiction et réalité pour mieux transmettre son ressenti, il privilégie les sensations à l’exactitude. »
Avec Les mauvaises gens, Etienne Davodeau (2011) retrace le parcours de ses parents, ouvriers et militants CFTC durant les trente glorieuses dans l’Ouest de la France. Si le geste de travail occupe une place secondaire dans une histoire avant tout consacrée à la mise en récit toute en finesse et en retenue d’un engagement militant, l’auteur remémore tout de même le travail répétitif et ennuyeux exercé durant de nombreuses années par sa mère dans une usine de chaussures. Cette dernière est d’ailleurs invitée à valider les dessins de son fils pour en garantir l’exactitude.
Mon quatrième exemple, Chronique de jeunesse de Guy Delisle (2021) est le plus riche en descriptions précises du travail. L’auteur revient en effet sur ses expériences de job étudiant, trois étés consécutifs, dans une usine de pâte à papier. La découverte d’un univers méconnu et impressionnant, la nécessité d’apprendre de nouveaux gestes, mais aussi de nouveaux codes sociaux, expliquent une présentation à la fois pédagogique et intime du monde du travail. La représentation iconique du personnage principal et l’usage de la couleur orange qui lui est réservée, ainsi qu’à ses ressentis et émotions, dans un dessin en noir et blanc, renforcent l’identification avec le narrateur et ses expériences. « Le "monstrateur" peut, en rompant avec le principe d’homogénéité du style, exprimer son implication émotionnelle face aux faits qu’il rapporte » (Groensteen, 2020, p. 472). La longue pratique de Guy Delisle dans le cinéma d’animation explique sans doute aussi son intérêt pour le geste et le mouvement. L’auteur a eu la gentillesse de valider mes petites interprétations de néophyte sur son travail et je l’en remercie grandement.
Dans Le pas de la Manu, enfin, Baptiste Deyrail (2020), évoque, grâce aux souvenirs de sa famille et aux témoignages d’anciens ouvriers, le travail à la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne dans les années 1960. Le style graphique est très différent du fait de l’usage d’une technique particulière : le monotype sur zinc, la plaque de zinc étant enduite d’encre grasse qui est ensuite retirée par l’artiste afin de former à l’impression des zones plus claires. Ce procédé conduit à des images sombres, un peu brumeuses, dans lesquelles les zones de blanc apparaissent comme des sources lumineuses venant briser l’obscurité. Par ailleurs, ce n’est pas le travail officiel qui est présenté, mais la « perruque ». Cette pratique ouvrière, aussi appelée « bricole », consiste à profiter des temps morts dans l’activité pour réaliser, avec les matériaux et les machines de l’usine, des productions pour soi ou ses proches. Cela est l’occasion d’une petite revanche sur l’ordre usinier et un moyen d’exprimer plus librement son savoir-faire et sa créativité.
L’intérêt et la valeur, pour moi, de ces cinq œuvres résident moins dans leur portée documentaire que dans la capacité à impliquer le lecteur dans l’activité productive, à lui transmettre une partie de ce qui a été transmis au dessinateur. Ce n’est donc pas tant l’enquête qui est importante que l’expérience de l’auteur retraduite en séquences graphiques puis en impressions de lecture.
4Les gestes réalisés au quotidien par la plupart des ouvriers impliqués dans la transformation de la matière sont difficiles à saisir, que ce soit par des mots ou des images. Le geste incorpore généralement, en effet, tout un ensemble de connaissances et de savoirs pratiques et corporels. Seule leur complexe alchimie permet l’obtention d’un résultat satisfaisant, c’est-à-dire à la fois efficace par rapport à l’objectif recherché et au bon fonctionnement du processus productif, mais aussi permettant autant que possible une préservation de soi, tant sur le plan physique, en limitant l’usure, les gestes ou postures pénibles ou l’exposition aux dangers, que sur le plan psychique en permettant la réalisation d’un « beau travail », source de fierté et de reconnaissance par autrui. Ces différents objectifs peuvent cependant entrer en conflit les uns avec les autres. Pour tenir la production exigée, l’opérateur peut être obligé de prendre des risques excessifs, mais aussi de sacrifier pour une part la qualité. De même, pour garantir cette qualité, certains ouvriers doivent parfois abandonner des équipements de protection individuelle (EPI), tels que des gants qui empêchent de percevoir de façon fine le touché de pièces délicates ou des bouchons à oreilles qui réduisent la perception des sons potentiellement annonciateurs de problèmes ou dysfonctionnements à venir.
5Le geste ouvrier incorpore donc différentes dimensions. Il suppose des connaissances techniques sur le fonctionnement des machines, des produits réalisés, sur les matières travaillées, leurs différentes réactions possibles ; des connaissances technologiques sur les processus de production et l’application des savoirs théoriques qui les sous-tendent. Mais cela ne pourrait fonctionner sans des savoirs pratiques, souvent plus localisés et contextualisés, sur les spécificités de telle ou telle machine, les façons de faire de tel ou tel atelier, les contraintes vécues par les collègues (Pillon, 2014 ; Loriol, 2021). Ces savoirs pratiques sont transmis par les salariés plus expérimentés et progressivement incorporés, au sens propre du terme, c’est-à-dire appris « par corps », à force de répétition et de contact intime avec la machine et la matière ; d’essais et d’erreurs sous le regard et avec les conseils éventuels des collègues plus expérimentés. Ce savoir pratique implique donc une connaissance sensible du travail à travers la perception des bruits, des vibrations, de la température, du poids et de la résistance des outils et des matériaux, des couleurs, de l’apparence, des odeurs, etc. (Saint-Jacques, 2008 ; Gibert & Monjaret, 2021). A la fois source de pénibilités, qu’il faut apprendre à supporter, et plus rarement de plaisirs qu’il faut savoir apprécier, ces différentes sensations sont également indispensables à prendre en compte pour que le travail puisse se faire. Leur importance est renforcée par les affects et la mémoire émotionnelle, à la fois individuelle et collective, qui les cristallisent (Loriol, 2020). Cette initiation à des expériences sensibles qui ne sont pas toujours perçues ou comprises par un observateur extérieur nécessite tout un « apprentissage social » (Becker, 1963). Enfin, le geste doit aussi être replacé dans son contexte économique et social. Les cadences, les interdépendances entre les différents postes de travail, la régulation collective des potentielles contradictions entre les différents objectifs du geste productif (rentabilité du travail, préservation de soi, travail de qualité), sont largement déterminées par des choix de gestion, eux-mêmes liés au modèle économique et à la gouvernance de l’entreprise. Par exemple une société anonyme soumise à l’exigence de rentabilité à court terme pour les actionnaires et une entreprise familiale tournée vers la viabilité à plus long terme et une forme de paternalisme n’entretiendront pas les mêmes rapports avec les ouvriers, la vie dans les ateliers, la qualité des produits, la recherche et l’innovation à moyen-terme, etc.
6Celui ou celle qui observe de l’extérieur un ouvrier expérimenté pourrait avoir une fausse impression de fluidité, voire de simplicité ; ou alors au contraire le sentiment d’avoir affaire à des gestes désordonnés, saccadés, peu compréhensibles. Quand les préventeurs étudient un poste de travail, ils doivent parfois l’occuper eux-mêmes pour bien comprendre ce qu’ils voient et ce qu’on leur explique (Munoz, 2021 ; Gibert & Monjaret, 2021). Si le cinéma ou la photographie ont une indéniable portée documentaire et possèdent la force du réalisme, ils n’échappent donc pas au risque de ne capter qu’une partie de ce qui se passe réellement. Suivant l’angle, la focale, le rythme de succession des plans, le réalisateur ou le photographe peuvent choisir d’accentuer l’une ou l’autre des impressions (fluidité ou désordre, aisance ou pénibilité), mais aura plus de mal à rendre compte simultanément des différentes dimensions du geste ouvrier. L’impression de réalité qu’induit le cinéma, le poids des images et de leur montage réduisent finalement la part de l’imagination, d’identification et de la participation du spectateur, donc la transmission du sensible. C’est pourquoi, les ergonomes ou les préventeurs utilisent l’image comme un outil de dialogue avec les travailleurs étudiés (Clot, 2021 ; Munoz, 2021) et non comme une fin en soi.
7L’écriture – documentaire ou de fiction – permet elle aussi une grande précision descriptive, que ce soit au niveau technique, des idées ou même des émotions. Elle peut éventuellement rentrer plus explicitement dans le sensible grâce à des métaphores suggestives. Dans un ouvrage autobiographique, un ouvrier électricien, Charles Dusnasio (1992, p. 51) donne l’exemple de consignes écrites pour le changement d’une sonde de contrôle : « Laisser s’épanouir la tresse métallique, sur la face interne de la bride moleté. […] Il faut plier l’âme du câble deux fois à 90° avec une pince très fine. » Ce texte aux accents quasi poétiques (et atypique dans son genre) vise à transmettre l’expérience sensible de la tâche à réaliser. Toutefois, cet exemple reste exceptionnel et de nombreux auteurs de modes d’emplois (par exemple pour le montage ou l’usage d’une machine) trouvent plus simple de passer par l’image plutôt que par le texte afin de viser une efficacité immédiate. Cette image est alors purement documentaire, pratique, et ne véhicule aucun ressenti.
8Associer l’écrit et l’image, pour créer plus qu’une simple addition, comme le fait la bande dessinée, peut donc apporter quelque chose de complémentaire à la photographie, au cinéma ou à la littérature. Bien qu’étant un média uniquement visuel, la bande dessinée permet de communiquer plus que des images, mais aussi des sensations, des émotions, une perception du temps. Par différentes conventions graphiques, par le choix d’un style, la succession des cases, les ellipses implicites entre les cases, etc., des idées, des affects, des perceptions peuvent être transmises (McCloud, 1999). Comme c’est le lecteur qui doit opérer la synthèse entre les informations apportées par les mots et celles véhiculées par la succession des dessins, il est plus naturellement impliqué dans la récréation de l’expérience sensible que souhaite transmettre l’auteur (Groensteen, 2020). Chaque lecteur, en fonction de son histoire, de ses expériences et connaissances peut plus encore qu’avec d’autres medias forger ses propres interprétations. Celles que je proposerai dans la suite de cet article, influencées par mon intérêt pour la culture ouvrière et la vie d’atelier, en sont une illustration.
9Un premier exemple (Noir Métal, de Loyer et Bétaucourt, 2006) permet de donner à voir certaines possibilités de la bande dessinée. La séquence se situe lors de la visite, par les deux auteurs de la bande dessinée, de l’usine désaffectée de Métaleurop, dans le Nord. Un ancien métallo leur explique comment les coulées de plomb dans les colonnes de four nécessitent parfois des interventions manuelles pour réguler la production. L’usage d’une case en noir et blanc, mais aussi un réalisme un peu plus poussé du décor, permettent de comprendre qu’il s’agit d’une reconstitution du travail tel qu’il se pratiquait avant la fermeture. Dans la cinquième case, c’est l’impression de pesanteur, de lourdeur, de la louche de fonderie qui est rendue par l’utilisation de symboles propres à la bande dessinée, comme les gouttes de sueurs, les lignes de mouvements, etc., qui font comprendre la surprise face à un poids plus élevé qu’attendu.
« En 1980, Mort Walker a donné le nom d’emanata aux petits traits, gouttelettes, spirales et autres signes graphiques ou idéogrammes qui viennent souvent entourer le visage d’un personnage dessiné pour accentuer une expression de surprise, d’ébahissement, de perplexité, de peur ou de colère. » (Groensteen, 2020, p. 467).
10Ce langage est subtil, car suivant le contexte ou l’histoire, un même signe peut prendre des sens différents. Pourtant, ces conventions iconiques sont facilement comprises par la plupart des lecteurs et permettent, dans les quatre premières cases, de ressentir, avec le dessinateur, une partie de la pénibilité du travail et des gestes à effectuer, même s’il s’agit d’une transmission au second degré (de l’ouvrier au dessinateur, puis de ce dernier au lecteur). La deuxième bulle de la troisième case à propos de la louche qui ne peut pas « causer » pour raconter le travail souligne le pouvoir du dessin de donner d’une certaine façon vie aux objets.
Illustration 1 : Noir Métal, Loyer et Bétaucourt,
©Delcourt, 2006, p. 55
11Il est significatif qu’une scène quasiment identique se retrouve dans Bienvenue à l’Usine de Bastien Bertine (2019). Il s’agit peut-être d’une référence à l’œuvre précédente, tout comme le personnage du métallo est un hommage au Polza de Manu Larcenet, dans Blast. Cette dernière référence peut d’ailleurs renforcer, chez les lecteurs qui connaissent l’œuvre de Larcenet, l’impression de partager une épreuve subjective forte de souffrance. Il y a ici l’idée d’un rituel initiatique, une forme de bizutage, de rite de passage. Pour Xavier Vigna,
« le bizutage comme initiation présente également une dimension professionnelle marquée, notamment dans les métiers à l’identité forte […]. Ce type de bizutage, moque l’incompétence voire la naïveté du jeune, et souligne par contraste la maîtrise professionnelle des ouvriers faits. » (2013, pp. 153-54)
Illustration 2 : Bienvenue à l’Usine de Bastien Bertine
©Vide cocagne, 2019, p. 32
12Ces deux exemples illustrent d’une autre façon comment la transmission du geste ouvrier peut être suggérée à travers les potentialités de la bande dessinée. A l’usine, comme dans d’autres mondes professionnels populaires (tels que la police), l’apprentissage se fait généralement par le faire plutôt que par le dire (Loriol, 2021). Essayer soi-même, se tromper éventuellement, ressentir la résistance de la matière ou des usagers, vaut mieux que de longs discours et garantit une intériorisation plus efficace. Ici, plutôt que d’expliquer que l’outil de travail pèse lourd, ce qui rend sa manipulation pénible et suppose force et résistance de la part de l’ouvrier, le métallo préfère que le dessinateur ou l’intérimaire expérimente par lui-même, sans avoir été prévenu, la matérialité des choses.
13La bande dessinée permet, plus que l’écrit ou la photo, de faire une transmission analogue auprès du lecteur. Le poids des mots rendu par le choc de l’image est ainsi appuyé par un dispositif séquentiel apparemment simple, mais aux règles subtiles, variées et néanmoins rigoureuses. Si le texte peut servir de gouvernail pour cadrer l’action et éventuellement l’argumentation (de façon déjà riche, car la graphie, la mise en image des mots et leur codification par différents types de phylactères, offrent plus de possibilités que le texte simple), l’image peut transmettre plus encore par l’ambiance, les impressions, les émotions qu’elle suscite, les interprétations auxquelles elle invite.
« L'image nous fait travailler elle aussi de façon très intense ; s'il est vrai que dans certains cas l'absence de texte est un signe de pauvreté intellectuelle, dans mille cas c'est justement la marque d'une activité de déchiffrage et de décodage prodigieuse. » (Fresnault-Deruelle, 1980 ; p. 24).
14L’image séquentielle dessinée apporte donc plus qu’une simple juxtaposition d’illustrations documentaires. A titre de comparaison (et de preuve par l’absurde), je me suis amusé à chercher, sur Internet, quatre images libres de droits (trois photographies et une infographie) représentant une activité similaire à celle présentée dans les deux bandes dessinées ci-dessus. Puis, tel un mauvais scénariste, je les ai mises en séquence. Les trois premières images pourraient évoquer une ellipse d’action à action (ce qu’elles ne sont pas puisqu’elles sont issues de séries différentes) ou une ellipse de thème à thème (le thème serait la louche de fonderie et le métal en fusion), mais qui peine à suggérer de façon convaincante une ambiance, des ressentis (bruits, poids chaleur, fierté), car malgré la beauté de certaines photographies, aucune unité d’impression ou d’atmosphère ne semble surgir. La quatrième image pourrait être vue comme une sorte de synthèse explicative (ce qui est le rôle d’une infographie) de l’action présentée dans les trois premières images. Il est facile de constater que le résultat est tout sauf probant. Si celui qui regarde ces images peut avoir une représentation un petit peu plus informée de l’activité représentée, il n’en perçoit pas pour autant les dimensions sensorielles, émotionnelles et sociales suggérées par les deux séquences de bande dessinée présentées auparavant.
15Si les dessins mis intelligemment en séquence peuvent faire sentir le poids d’un objet, ils peuvent aussi faire ressentir celui de l’ennui ; une impression comme la monotonie d’un geste simple continuellement répété. Dans la planche suivante, Etienne Davodeau (2011), dans le style sobre qui le caractérise, décrit le travail de sa mère dans une usine de chaussures, qui passe ses journées, seule dans un local grillagé, à coller des pièces de plastique et de cuir qui formeront des talons pour les bottes.
Illustration 4 : Les mauvaises gens, Etienne Davodeau
©Delcourt, 2011, p. 39.
16La tête de l’ouvrière, coupée ou penchée dans trois cases sur six et escamotée dans les trois autres cases, pourrait exprimer l’idée de négation de l’intelligence mise en œuvre. L’enchaînement lent d’action à action (McCloud, 1999), les plans coupés, le fond sombre font sentir l’ennui, la répétition, la routine, le côté déshumanisé du travail. D’ailleurs, les six cases de la page suivante (40) continuent l’action avant de la reprendre au début dans la sixième case. Pages 41 et 67, deux fois deux cases reprennent encore la mise en image de cette activité, qui est à nouveau montrée en une case page 94, alors même que le texte, en décalage, évoque les transformations de la société française. En tout, 17 cases, égrenées au cours du livre, répètent la même succession de geste à travers le temps, donnant au lecteur le sentiment que le travail de la mère de l’auteur n’évolue guère et reproduit de façon fastidieuse les mêmes gestes éternellement répétés. Mais aussi que son activité rend difficile la réalisation d’un beau geste dont on peut à la fois être fier et qui rattacherait l’ouvrière à ses collègues et à la société.
17Le beau geste, et plus largement le beau travail, n’est pas seulement une création personnelle. Outre le fait que le geste est transmis des ouvriers expérimentés vers les plus novices, il s’inscrit dans un processus productif plus large, se fait dans un espace de travail partagé et sous le regard plus ou moins évaluateur des autres.
Illustration 5 : Chronique de jeunesse de Guy Delisle
©Shampooing, 2021, p. 37
18A travers ces sept cases, essentiellement visuelles, Guy Delisle illustre la première fois où il a réussi un geste technique propre au travail dans une papèterie industrielle. Admiratif devant les ouvriers plus expérimentés qui semblent de façon désinvolte et sans effort apparent retirer l’entame abimée d’un rouleau de papier déchiré et la glisser dans la trappe vers le recyclage, il échoue de nombreuses fois à reproduire le geste, ce qui engendre un surtravail considérable (pousser une masse de papier froissée et lourde car devenue inerte). A force d’échecs et grâce à un conseil pratique (donné page 36 et dont la mise en œuvre est montrée dans la quatrième case) révélé par un autre ouvrier temporaire, il parvient enfin à le faire, même si une certaine tension, suggérée par les deux « gouttes de sueur » est encore palpable. L’ellipse d’action à action est plus espacée que dans l’extrait précédant de Davodeau, ce qui suggère un enchaînement rapide (McCloud, 1999) et fluide. Les petits nuages d’air et les lignes de mouvement assez simples évoquent la façon dont la séquence des geste a permis de conserver une certaine légèreté à la section de papier retirée, afin de pouvoir la mener vers la trappe sans trop d’effort. La pesanteur et la matérialité du papier deviennent des alliées du geste et non plus des contraintes. Comme dans l’exemple précédant, en plus de cette leçon à la fois sensible et technique, cette séquence, en complément d’autres passages du livre (page 26, un ancien montre la manœuvre à faire sans préciser les détails importants et page 36 un jeune collègue révèle l’astuce pour rendre le déplacement du papier plus aérien), suggère un second message sur la vie sociale de l’usine : les ouvriers expérimentés rechignent à transmettre trop rapidement et trop explicitement les gestes efficaces, car dans cette entreprise la progression professionnelle est cadrée et concurrentielle ; les places intéressantes sont convoitées. Ce n’est donc pas un hasard si c’est un jeune ouvrier n’envisageant pas de faire carrière dans l’usine qui livre l’astuce et le tour de main. Le petit clin d’œil, dans la première case, au roman de Garcia-Marquez (Cent ans de solitude) pourrait évoquer le sentiment d’isolement vécu par l’intérimaire quand il n’arrive pas à réaliser un geste important pour son activité professionnelle.
19Pour prendre un exemple différent d’utilisation du langage des images dessinées, voici une séquence de trois cases qui présente la fabrication, en perruque, de gandots, c’est-à-dire, dans le patois stéphanois, de gamelles que les ouvriers peuvent utiliser pour y mettre leur repas et l’emmener à l’usine. Ces deux cases suggèrent une ellipse de sujet à sujet, puisque nous voyons deux étapes différentes de la production du gandot. Mais du fait du style graphique si particulier, il pourrait aussi s’agir d’une forme d’ellipse de point de vue à point de vue (on passe de la première image qui évoque le calme d’une pose dans le travail à une image d’action). Rare, sauf dans les mangas japonais (McCloud, 1999), ce type d’enchaînement vise à installer une atmosphère, une ambiance. De plus, le contraste introduit par le passage d’un plan rapproché de l’ouvrier à sa machine à un très gros plan des mains tenant délicatement une lime accentue le sentiment que la seconde tâche est d’une nature différente. La position des doigts, qui semblent à peine tenir l’outil fait alors comprendre qu’il s’agit d’une tâche délicate qui demande du doigté, de l’expérience. « Il a de l’or dans les mains », ou « elle a des doigts en or » sont des expressions que j’ai plusieurs fois entendues ou lues à propos d’ouvriers ou d’ouvrières particulièrement habiles. Cela explique peut-être l’aspect lumineux et brillant de l’objet fabriqué, que ne justifie pas forcément ici, contrairement aux autres illustrations du livre, un effet d’éclairage.
Illustration 6 : Le pas de la Manu de Baptiste Deyrail
©Actes-Sud, 2020, p. 41
20Pour finir sur cet exemple, il est intéressant de rappeler que la gamelle (ou gandot) représente, avec les quilles de métal offertes par leurs collègues au moment du départ en retraite, une des formes les plus typiques et traditionnelles de perruque (Kosmann, 2018). La dimension sociale et symbolique de ces deux objets est importante : la quille matérialise un rite de passage particulièrement délicat car le salarié va sortir du groupe, quitter le collectif de travail. Lui offrir un objet symbolique (sans utilité réelle) mais transitionnel, produit par les autres, est ainsi une façon d’atténuer cette rupture. De même, la gamelle ou gandot évoque le moment des repas pris en commun. Situation liminaire entre le travail et le hors-travail, occasion de marquer la frontière du groupe (ceux avec qui on va manger ou boire et ceux avec qui on ne le fait pas), la consommation alimentaire est plus que la satisfaction d’un besoin physique, mais un moment social important de la vie à l’usine.
21Mais, dans Le pas de la Manu, Baptiste Deyrail va plus loin en prenant l’exemple d’une perruque exceptionnelle – la construction d’un bateau – qui oblige son auteur à faire appel à de nombreuses compétences au sein de la manufacture et donc à entrer dans le système d’échange ou de don – contre-don qui structure la communauté de travail, y compris les rapports avec les chefs qui tolèrent un système dont ils profitent également, tel ce cadre dans l’introduction du livre qui vante un barbecue réalisé par ses ouvriers. Ces exemples rappellent que le geste ouvrier s’inscrit dans un collectif qui le permet, l’encadre et lui donne sens et valeur.
« Les gestes, les habitudes et les capacités perceptives acquises au contact de certains environnements, mais surtout la transmission de ces capacités, tout comme leur valorisation par le groupe, contribuent à créer ce que l’on peut appeler une culture corporelle. » (Pillon, 2014)
22Le geste ouvrier n’est donc pas isolé. Il est effectué au sein d’un processus de production qui lie plusieurs opérateurs, si bien que l’erreur ou le retard de l’un peut affecter le travail de l’autre. Le geste est donc scruté, analysé, discuté, évalué par les collègues concernés. Le collectif de travail peut être défini comme un groupe de collègues en mesure de mettre en débat, produire et partager des règles sur ce que devrait être un travail bien fait, les façons d’y parvenir, les relations avec les collègues, l’encadrement, les directions, les usagers ou les clients. Le collectif est donc fondé sur « l’activité déontique au service du travail en commun » (Dejours, 2009). Parmi ces règles, certaines portent sur les risques, la façon dont ils doivent être perçus, leur caractère supportable ou au contraire inacceptable, la manière de les gérer, comme dans l’exemple suivant.
Illustration 7 : Chronique de jeunesse de Guy Delisle
©Shampooing, 2021, p. 39
23A travers cette séquence de huit cases, Guy Delisle décrit une action qu’il qualifie de « partie sympa du boulot ». Comme dans une sorte de jeu vidéo en vrai, le travail consiste à déplacer un lourd rouleau (destiné à recevoir le papier) avec une grue télécommandée. Ce geste, apparemment facilement acquis, est ensuite accompli avec nonchalance par le jeune ouvrier, jusqu’au jour où un incident survient. Un ouvrier, d’abord représenté dans la troisième case par une petite silhouette surmontée par trois petits traits symbolisant la stupeur, intervient rapidement pour signaler une dangereuse erreur de manipulation, la corriger et en réprimander l’auteur. D’un point de vue graphique, l’enjeu est de représenter, dans une même séquence, des informations à la fois techniques (pourquoi le geste n’est pas bon et dangereux) et des informations sur l’état d’esprit et les émotions des personnages au sein d’un récit plus large. L’alternance de cases fermées (par un trait noir) et de cases ouvertes (sans démarcations matérialisées) renforce la narration. La case ouverte, outre qu’elle allège la planche, indique notamment que l’image ou l’action qui s’y trouve ne se suffit pas à elle-même, mais s’inscrit, encore plus que les cases fermées, dans une séquence qui lui donne sens (Robert, 2011).
24Au-delà de sa signification directe, cette planche rappelle que le geste ouvrier n’est pas aussi solitaire qu’on pourrait le croire, qu’il se fait en général sous le regard de collègues qui sont, au quotidien, les premiers spectateurs et juges de l’action. Le collectif de travail est la principale instance d’évaluation de l’activité, celle qui est légitime à produire un « jugement de beauté » (Dejours, 2009) sur le geste, son élégance, son efficacité, sa conformité aux règles de métier, etc.
25La reconnaissance collective du beau travail ne peut pas être réduite à une simple stratégie inconsciente de consolation, « un anticorps contre la triste réalité » (Frémontier, 1980), car la valorisation, symbolique et matérielle du beau geste, du beau travail est aussi une demande de reconnaissance de l’apport des ouvriers et ouvrières à la production, une reconnaissance de leur savoir-faire, de leur créativité. Camille Saint-Jacques (2008), en jouant sur le double sens de « mouvement ouvrier » (comme lutte sociale contre l’exploitation et mobilisation du corps dans le geste productif), rappelle que ne pas vouloir être considéré comme l’appendice humain de la machine, comme un opérateur interchangeable, c’est aussi lutter pour la dignité des travailleurs, contre leur déshumanisation au profit de la rentabilité à court terme.
26Le beau travail idéal a donc au moins six dimensions, imbriquées les unes dans les autres : esthétique (c’est agréable à regarder, propre, rangé), ludique (quand il peut y avoir une compétition amicale pour réaliser le plus bel-ouvrage, le plus impressionnant), pratique (ça fonctionne mieux, plus longtemps), sociale (on pense à ceux qui auront à monter la pièce défectueuse ou aux clients, à l’image qu’ils vont avoir de nous), revendicative (car on attend qu’il soit reconnu, y compris financièrement) et sanitaire (préserver a-minima la force de travail et la santé contre l’usure, les accidents). La force sociale et psychologique de la référence au beau travail tient ainsi à sa dimension intersubjective (quand elle est partagée et valorisée par le collectif, les clients, les chefs), mais aussi à sa dimension objective. N’importe-qui ne peut pas faire, sans formation, apprentissage ni entraînement, un beau travail. La reconnaissance, y compris pécuniaire, de ce savoir-faire participe de la défense des intérêts du groupe ouvrier, contre les managers qui prétendent organiser la production avec des opérateurs interchangeables sur la seule base de savoirs abstraits, de chiffres et de résultats financiers.
27L’ouvrage Le pas de la manu de Baptiste Deyrail contient plusieurs exemples de cette fierté du beau travail de la part des ouvriers et de critique des chefs dont l’autorité ne reposerait pas sur leur maîtrise professionnelle. L’exemple ci-dessous est intéressant car il évoque une anecdote amusante et typique sur un petit chef autoritaire dont la compétence réelle est moindre que celle qu’il s’attribue. Cette planche utilise un graphisme différent des autres planches ; plus épuré, plus clair et utilisant discrètement de la couleur (une sorte de marron-clair moutarde). Cette particularité graphique qui singularise la planche dans l’ouvrage, mais la rapproche d’un style plus standardisé, renforce l’idée d’une moquerie assez typique dans la culture ouvrière à l’égard du petit chef ; comme si le changement de style annonçait : « attention, on va vous en raconter une bien bonne », une histoire drôle représentative de la culture ouvrière. On retrouve d’ailleurs ce type d’histoire dans d’autres témoignages. Voici, par exemple comment un ouvrier électricien décrit de façon colorée l’un de ces petits chefs :
« Notre chef d'équipe, 1m58, malingre, verdâtre, maladif ne sait parler qu'en râlant. Il est ravi de gueuler, de provoquer les occasions ! D'une fausseté stupéfiante, il nous dira jaune, puis noir une heure après. Sa peur bleue des supérieurs lui fait raconter n'importe quoi pour détourner le blâme sur d'autres. Jamais il n'a tort : "Je vous l'avais bien dit !" Alors qu'il n'a rien indiqué. » (Douart, 1967, p. 263).
28Moquer le petit chef dont l’autorité ne dépend pas de son professionnalisme ni de sa dextérité technique, mais de sa docilité à l’égard de la direction est une façon de rappeler l’importance trop souvent déniée des savoirs faire de l’expérience.
Illustration 8 : Le pas de la Manu de Baptiste Deyrail
©Actes-Sud, 2020, p. 75
29Les quelques exemples que j’ai essayés de décortiquer de façon sans doute un peu trop didactique, ne doivent pas faire croire que les auteurs de bandes dessinées ne feraient que manipuler le lecteur à l’aide de techniques graphiques et narratives éprouvées. Au contraire, tout l’art consiste à pouvoir jouer avec les codes pour créer de la nouveauté, de l’intérêt, des émotions qui ne sont pas seulement esthétiques, tout en restant compris par le lecteur ; même si d’une bande dessinée à l’autre, le travail de décryptage demandé au lecteur peut être très variable. Il existe une multiplicité de styles et de genres en bandes dessinées et de nouvelles formes restent encore à inventer (McCloud, 2002).
30D’ailleurs, quand le dessin semble être juste descriptif, documentaire (à l’instar d’une infographie), le lecteur s’implique moins, perçoit moins les sensations, les émotions, les gestuelles mises en œuvre (McCloud, 2002). Dans les bandes dessinées choisies, l’on retrouve, de façon variable, l’idée de transmission du geste (à l’ouvrier débutant ou au dessinateur) et une description personnalisée, presque intime de cette transmission, ce qui renforce l’identification émotionnelle du lecteur à l’auteur et aux sensations qu’il représente. La dimension plus ou moins autobiographique permet à la fois l’exploration d’une large palette d’expériences et d’émotions, ainsi qu’une personnalisation de ces expériences sensibles qui les rendent plus vivantes, plus suggestives et touchantes. De plus, la transmission, dans les exemples étudiés, porte spécifiquement sur le travail et les gestes effectués, ce qui est plutôt rare. Longtemps, le travail ouvrier a été ignoré ou méprisé, vu comme la reproduction répétitive d’un geste simple, sans grand intérêt social ou pictural ; peut-être parce que peu d’auteurs étaient issus du monde ouvrier, ou, pour ceux pour qui cela était le cas, tentaient de s’en dissocier pour gagner en crédibilité auprès de la critique ou des éditeurs (McCloud, 2002). Bastien Bertille (dans bienvenue à l’usine, 2019) ou Manu Larcenet avec le tome 2 du Combat ordinaire, justement intitulé Les quantités négligeables (2010), expriment bien le peu de cas qui est généralement fait des ouvriers dans l’art pictural.
31Mais cette situation est en train d’évoluer. Le travail ouvrier est depuis une dizaine d’années l’objet d’un intérêt croissant de la part de certains auteurs de bandes dessinées. La collection Sociorama, qui associe des recherches sociologiques et des dessinatrices et dessinateurs de bandes dessinées a permis d’explorer de façon pédagogique certains univers professionnels (notamment les chantiers de construction). De plus, suite à des enquêtes ou à travers leur expérience personnelle (ou de leurs proches) différents auteurs de bande dessinée ont abordé la vie populaire dans les cités ouvrière ou les grèves et mouvements sociaux pour protester contre les fermetures d’usines. Johnson m'a tuer, Journal de bord d'une usine en lutte de Louis-Theillier-2014) dont l’auteur, lui-même salarié de l’entreprise, utilise ses notes et croquis réalisés au jour le jour ; Lip - Des héros ordinaires de Laurent Galandon et Damien Vidal (2014) sur la tentative autogestionnaire des ouvriers horlogers de Besançon ; ou Sortie d'usine. Les GM&S, la désindustrialisation et moi (Benjamin Carle et David Lopez, 2021) qui raconte le combat des ouvriers de GM&S, équipementier automobile victimes d’un capitalisme voyou, en offrent de belles illustrations. Mais le travail y est, par définition, peu, voire pas, présent. Les gestes et le labeur des ouvriers restent encore largement oubliés, comme s’ils étaient trop simples ou trop triviaux pour qu’il vaille la peine de s’y attarder et comme si seule la lutte sociale pouvait donner de la grandeur à la condition de producteur. Cela est encore plus vrai pour les gestes et les efforts des ouvrières (Saint-Jacques, 2008), les femmes étant à la fois marginalisées et mises de côté dans les combats sociaux et dans la division du travail usinier.
32C’est donc un grand regret de n’avoir pu citer le travail d’autrices, mais seulement des auteurs hommes, alors que près d’un tiers des ouvriers sont des ouvrières. Dans ma recherche sur Beaucourt (Loriol, 2021), où sur la période les ouvrières ont représenté près de la moitié des effectifs, le point de vue qu’elles exprimaient sur le travail et l’usine était parfois similaire à celui des hommes, mais parfois différent du fait des conditions d’emploi et de travail spécifiques faites aux femmes. Bien que réalisant des gestes aussi complexes et pénibles que ceux de leurs collègues masculins, leur travail a longtemps été considéré, à tort, comme plus simple et moins qualifié, ne demandant que de la patience et de la minutie, des qualités féminines vues comme « naturelles » et non comme des compétences professionnelles. Un véritable combat individuel et collectif a été nécessaire à ces ouvrières pour être reconnues comme professionnelles et non considérées comme des OS. Le seul exemple que j’ai pu trouver sur le travail d’une ouvrière est celui de la mère d’Etienne Davodeau dans Les Mauvaises gens (2011). Le fait que ce travail soit vécu et présenté comme routinier, peu intéressant, risque toutefois de renforcer les clichés sur la place des ouvrières à l’usine. Quel serait l’apport propre des autrices et des lectrices (McCloud, 2002) pour donner une image plus complexe et diverse des femmes à l’usine ?