1Dans le cadre de ce numéro thématique d’Images du Travail, Travail des Images, cet article articule un texte scientifique écrit par Maëlys Tirehote-Corbin avec des planches dessinées par Léandre Ackermann. Les deux autrices ont collaboré autour des thématiques de l’article pour proposer une continuité entre les deux mediums.
- 1 J’utilise le terme autrice aujourd’hui revendiqué par une partie des professionnel·les de la bande (...)
2Cet article s’intéresse aux autrices de bande dessinée et plus particulièrement à la présumée absence des femmes en tant qu’actrices et productrices de contenu en bande dessinée. Malgré des signes manifestes de la participation des femmes, que ce soit en tant qu’autrices1 ou en tant que lectrices, elles ont longtemps été oubliées de l’histoire de la bande dessinée. Cette absence s’explique en partie par le caractère parcellaire des sources à disposition. Néanmoins, des travaux récents, initiés principalement par des chercheuses, ont apporté de nouveaux éléments sur les autrices de bande dessinée au fil du temps.
3L’entrée des femmes dans les segments professionnalisés des milieux artistiques n’est pas un phénomène nouveau, comme en témoignent les travaux qui retracent la féminisation de ces professions (Naudier & Rollet, 2007 ; Octobre & Patureau, 2018). Bien que les femmes aient toujours participé à la production artistique, cela ne leur a pas garanti un accès inconditionnel aux différents espaces des mondes de l’art (Foucher Zarmanian, 2021 ; Hatzipetrou-Andronikou, 2021), et notamment aux espaces les plus consacrés.
4Les autrices de bande dessinée ne font pas exception : malgré des travaux attestant de leur activité, bien que parfois circonscrites à des tâches ou des espaces moins valorisés de la production bédéiste, les discours sur leur absence dans l’histoire de la bande dessinée persistent encore (Ciment, 2017).
- 2 J’utilise la forme symbiotique volontairement tout au long de l’article lorsqu’il s’agit de désigne (...)
5En m’appuyant sur les travaux sur l’histoire des pratiques des femmes dans l’industrie de la bande dessinée (Hertiman, en cours ; Kohn, 2022), ainsi que sur des archives et une enquête qualitative en cours composée d’entretiens et d’observations, j’entends replacer cette supposée absence de femmes dans la bande dessinée dans le contexte socio-historique de développement du médium. Par ailleurs, il s’agira également de mesurer les effets que cela a sur les acteurices2 de cet espace social. Cette mise en perspective historique nous éclaire sur les conditions auxquelles les femmes ont pu et peuvent aujourd’hui exercer cette profession.
- 3 Par ailleurs, les publications militantes, bien que partageant de nombreuses caractéristiques propr (...)
6Je m’intéresse ici uniquement aux femmes ayant des pratiques professionnalisées, écartant de fait les publications ne rentrant pas dans ce cadre – souvent anonyme – comme on peut en trouver entre autres dans les traditions militantes. Ça a pu être le cas par exemple au sein des mouvements féministes. On peut penser aux suffragettes (Streeten & Tate, 2018), ou encore, dans un contexte francophone plus récent, aux publications dans Le torchon brûle édité par le MLF entre 1971 et 1973. Bien que les pratiques puissent être similaires, les aspirations – professionnalisante d’une part et militante d’autre part – séparent ces deux formes de bande dessinée3.
7Au regard des nouveaux éléments apportés sur les autrices, il semble pertinent de relire cette histoire parcellaire à l’aune des outils conceptuels proposés dans les travaux s’intéressant à la féminisation des professions artistiques. Je propose d’utiliser les trois manches telles que conceptualisées par Michèle Le Doeuff (1998) et reprises par Christine Détrez (2018) pour comprendre l’exclusion des femmes des espaces intellectuels et artistiques. Ces trois formes d’exclusion se caractérisent comme suit.
8La première s’incarne dans le déni d’accès des femmes à certaines professions ou formations.
9La deuxième consiste à nier la présence de femmes dans ces professions. Cela fait écho au « déni d’antériorité » théorisé par Delphine Naudier (2010) pour caractériser l’effacement systématique des femmes de l’histoire des écrivain·es. Nier leur présence sur le long court justifie par la même occasion l’exclusion des contemporaines.
10Enfin, la dernière manche de l’exclusion est caractérisée par un déni de valeur et qui revient à affirmer que les femmes exercent cette profession sont moins talentueuses que leurs homologues masculins. Ces trois dénis permettent d’esquisser les contours de l’invisibilisation des femmes. Plus largement, cela nous éclaire sur la construction de l’histoire de la présence des femmes dans la bande dessinée, décrit comme un phénomène nouveau alors même que celles-ci y ont toujours participé. Cela nous renseigne aussi sur les conditions de leur présence, structurées en partie par ces formes de déni.
© Léandre Ackermann
© Léandre Ackermann
11En partant de la typologie proposée par Michèle Le Doeuff, j’utiliserai ici les formes de déni qu’elle caractérise plutôt que le terme de manche pour comprendre l’exclusion des femmes des espaces intellectuels et artistiques. Cette acception permet de dépasser la dimension successive et potentiellement exclusive que laisse entendre le terme de manche. Or, il semble primordial de pouvoir prendre en compte comment ces formes de déni ne sont pas consécutives et ordonnées, mais bien comment elles coexistent et conditionnent la présence des femmes dans ces espaces.
12Je propose de revenir sur ces trois dénis et les formes spécifiques – liées au contexte social et économique de production des bandes dessinées – qu’ils ont pu prendre au cours de l’histoire du médium. Pour chaque période, on s’attardera sur une forme de déni dominante, qui n’exclue en rien l’existence des deux autres.
13Ce travail s’insère dans les recherches que je mène dans le cadre de ma thèse portant sur les trajectoires des auteurices de bande dessinée. En questionnant les ressources mobilisées pour exercer la profession d’auteurice, j’interroge également les coûts d’entrée et de maintien dans la profession mais surtout comment ceux-ci se reconfigurent.
14Comprendre des obstacles qui seraient spécifiques aux femmes dans l’industrie de la bande dessinée nécessite d’historiciser leur présence et les conditions auxquelles elles ont pu exercer les différentes professions liées à cette activité.
15Après un cadrage sur l’historicisation des conditions d’exercice de l’activité, nous verrons comment les formes de déni se reconfigurent et s’articulent autour des enjeux de reconnaissance du travail des femmes dans l’industrie de la bande dessinée, d’abord pendant la période des illustrés, puis autour de la carrière de Claire Bretécher, et enfin par la période contemporaine avec les blogs BD et la « bande dessinée féminine ».
16Les débuts de la bande dessinée prennent racines au cours du XIXe siècle dans la presse, sous diverses formes et rubriques (caricature, illustrés jeunesse, etc.). Elle n’en porte d’ailleurs le nom qu’à partir des années 1950, après que la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence se soit emparée du terme en 1949 (Lesage, 2019, 30). Jusque-là, ces « récits en images » et « aventures dessinées » à destination de la jeunesse et des adultes, sont publiés dans la presse. Les dessinateurices peuvent travailler dans les salles de rédaction, mais en pratique, iels travaillent plus souvent depuis leur domicile et ne se rendent dans les locaux que pour rendre leurs dessins (Kohn, 2018, 247).
17C’est au cours des années 1940 et 1950 que l’exercice de l’activité en atelier et en studio se développe, tout particulièrement en Belgique et dans quelques lieux parisiens. Si l’atelier est habituellement un espace d’apprentissage et le studio un moyen d’accélérer la production grâce à la division du travail, cette distinction n’est en pratique pas si hermétique et ce sont avant tout des lieux de socialisation professionnelle (ibid., 124).
18Certains studios ne sont d’ailleurs pas au service d’une division pure et simple du travail mais se font aussi sur le mode d’un espace de travail partagé, à l’image des ateliers que l’on trouve aujourd’hui (Nocérino, 2021).
19Par ailleurs, des auteurices, engagé·es par le Lombard, Dupuis et Fleurus notamment, ont des bureaux de dessin, mis à disposition par leur maison d’édition. Cependant, cette situation ne concerne qu’une minorité des professionnel·les, bénéficiant par ailleurs du statut de salarié·e.
20Ces espaces de travail partagé – studio, atelier et bureaux de dessin – apparaissent déjà comme un signe de professionnalisation pour les auteurices qui y travaillent (Kohn, 2018 ).
21Ces différents modes d’exercice de l’activité participent à la distinction grandissante entre celleux qui travaillent pour des organes de presse et celleux qui travaillent pour des maisons d’édition.
22Le marché éditorial de la bande dessinée connaît de très grandes mutations de la fin des années 1960 et au cours des années 1970. Cette évolution prend racine dans les années 1950 avec la parution en album des histoires publiées dans les illustrés. Progressivement, avec l’arrivée de nouvelles maisons non spécialisées dans l’édition d’illustrés et de périodiques, le statut de l’album va évoluer. De recueil d’histoires déjà parues dans la presse, disponible ponctuellement au moment des fêtes, l’album devient progressivement un produit à part entière, parfois sans que l’histoire ait été prépubliée dans la presse, et présent toute l’année en librairie. Le basculement de la presse à l’album s’opère au milieu des années 1970, moment auquel le marché de l’album continue de prendre de l’ampleur, tandis que celui des périodiques s’effondre (pour une histoire plus détaillée de l'affirmation de l'album comme mode de production, voir Lesage, 2018).
23Le passage de la publication dans la presse à l’édition directe en album implique de nombreux changements, notamment autour des contrats et de la rémunération des auteurices. Bien que l’exercice de la profession soit déjà précaire pour toute une partie des professionnel·les, ces reconfigurations entérinent la dégradation des conditions de travail des auteurices. De contrats réguliers – dont la fréquence est liée au périodique –, les auteurices passent à des contrats ponctuels uniques pour une publication en album. Cela a pour effet de baisser leur rémunération, jusqu’alors relativement régulière, à un montant unique pour lequel le prix de la planche diminue drastiquement. Cela modifie le statut de ces revenus qui deviennent des droits d’auteur.
24Ces évolutions participent activement à la précarisation de cette activité et affecte les revendications liées au statut et aux protections sociales. En effet, toute une partie des professionnel·les de la bande dessinée exerçaient cette activité dans le cadre juridique régit par la carte de presse ou assimilé – pigiste, carte de dessinateur reporter, etc – obtenue seulement en 1957 pour les dessinateurices des illustrés (Kohn, 2018, 303). Ce statut, sans garantir la stabilité de l’emploi et des revenus, donnait accès aux protections sociales liées au salariat. L’acquisition de droits sociaux faisait par ailleurs l’objet de nombreuses revendications, à la fois par les syndicats, mais aussi par le biais de recours juridiques et de procès à l’encontre des rédactions de journaux et qui ont eu lieu tout au long des années 1970. Lorsque les revenus deviennent des droits d’auteur, celles et ceux-ci perdent de fait les droits sociaux associés au statut de pigiste.
25Par ailleurs, les auteurices doivent trouver de nouveaux moyens de diversifier leur activité pour trouver d’autres sources de revenus. Il n’est plus forcément possible de tenir plusieurs rôles au sein d’une même maison d’édition de périodiques si celle-ci réduit ses publications, ou de multiplier les employeurs lorsque le nombre d’illustrés publiés décroît. Ces reconfigurations de l’activité entrainent également une évolution des contraintes de réalisation telles que définies par Pierre Nocérino (2020b). On passe de récits courts à des récits longs, le format des planches change mais surtout le métier de scénariste voit le jour parallèlement à une utilisation croissante de la couleur (Lesage, 2019, 85‑96).
- 4 Association de recouvrement des cotisations des artistes-auteurs pour leurs droits à la sécurité so (...)
26Le statut d’indépendant qui ne concernait alors qu’une partie des professionnels devient la norme pour la majeure partie, entérinant une segmentation d’autant plus marquée entre les dessinateurices de presse et les auteurices de bande dessinée. Lors de la création du régime des artistes-auteurs en 1975, ces dernièr·es deviennent affilié·es à la Maison des Artistes4 (Nocérino, 2020a).
27L’évolution des supports de publication n’est pas la seule transformation que connaît le marché de la bande dessinée entre les années 1960 et 1970. C’est aussi la période à laquelle apparaît un nouveau segment de publication : celui de « la bande dessinée adulte ». La lecture de bande dessinée par les adultes n’est pas une pratique nouvelle, comme en attestent les publications régulières dans la presse généraliste tout au cours du XXe siècle. Cependant, l’évolution des supports de publication engendre une redéfinition et une réorganisation des segments de publications, créant ainsi la « bande dessinée pour adultes » et la « bande dessinée jeunesse ».
28Ces reconfigurations participent à la légitimation du médium et aux pratiques de lecture y étant attachées (Boltanski, 1975). Cette transformation s’achève dans les années 1980 lorsque que séparation la entre la bande dessinée adulte et la bande dessinée jeunesse est actée par les institutions : par le Festival International de la Bande Dessinée en 1981 et par le Syndicat National de l’Édition en 1986 (Lesage, 2019, 264).
29Ces années connaissent aussi des expérimentations sur les supports de commercialisation de la bande dessinée, sans parvenir à créer un marché, comme c’est le cas par exemple de la bande dessinée sur CD-Rom (Stucky, à paraître). Les années 2000 voient fleurir de nouvelles formes de publication dématérialisées d’abord sur les blogs, puis sur les réseaux sociaux et plateformes de lecture (Kovaliv, en cours).
- 5 Nous pouvons citer notamment le cas de Claire Bretécher, documenté entre autres dans la thèse de Je (...)
30Bien que la présence des femmes dans la presse ait pu connaître de fortes résistances (Delporte, Blandin & Robinet, 2016), ces dernières n’ont pas connu d’interdiction formelle, institutionnelle ou juridique de publier comme c’est usuellement le cas dans la première manche de l’exclusion telle que Michèle Le Doeuff la théorise. Cependant, des résistances à la participation des femmes à des productions de presse ont pu se jouer au niveau familial. Plus encore, ces résistances ont pu prendre place au niveau professionnel, au sein des rédactions mêmes par exemple, de la part de collègues5. La première manche de l’exclusion – celle de l’interdiction d’exister – ne concerne pas à proprement parler les premières autrices de bande dessinée au XXe siècle. Le caractère nouveau du médium et la période à laquelle il émerge permettent de comprendre en partie pourquoi les autrices de bande dessinée ne font pas face aux mêmes interdictions que les peintresses, les écrivaines, les musiciennes, etc. C’est bien parce que la bande dessinée n’est pas encore institutionnalisée que les femmes ne trouvent pas porte close face aux institutions prestigieuses de formation : celles-ci n’existent tout simplement pas. Cependant, lorsqu’on s’intéresse aux modalités de participation des femmes à cette industrie, celles-ci font face à une autre forme de déni de reconnaissance lorsque leur participation se fait sur le mode de l’anonymat.
31Le travail d’archives mené par Jessica Kohn a permis de montrer que les femmes ont participé à la production de bandes dessinées, et ce au moins depuis les années 1930, période pour laquelle elle a trouvé une vingtaine d’autrices actives (Kohn, 2016, 2018). Elle a également pu mettre en lumière les modalités de participation des autrices à cette industrie., modalités ayant concouru en partie à l’effacement de leur contribution.
32L’une de ces modalités est celle de l’anonymat. C’est le cas de dessinatrices qui utilisaient un pseudonyme ou un patronyme masculin, pour lesquelles il n’est pas toujours possible d’identifier l’autrice. C’est aussi le cas de celles qui travaillaient pour un conjoint, un frère, le plus souvent de façon gratuite et anonyme. De plus, une partie du travail de mise en forme avant publication – comme l’encrage des dessins, le lettrage ou encore la mise en couleur – n’était pas signée. Ces travaux de petites mains ont été pris en charge – au moins en partie – par des femmes, souvent dans le cadre conjugal. L’historienne a pu établir que 15 % des auteurs de son échantillon – comprenant près de 360 dessinateurs – mentionnent leur femme comme assistante, soit plus d’une cinquantaine de conjointes anonymes.
33Pour certaines d’entre elles, des traces écrites ont permis de délimiter plus précisément leur apport. C’est le cas de Lilian Funcken pour laquelle il existe des échanges manuscrits et des contrats établis entre la maison d’édition Casterman et le couple Funcken, concernant leur production pour le journal Tintin. Lilian Funcken a commencé par encrer les dessins de son mari, pour ensuite dessiner les planches complètement à partir des storyboards de son mari et participer à l’écriture du scénario. Ce cas documenté nous montre par ailleurs que le travail effectué pour un conjoint ne se fait pas uniquement sur le mode de la délégation de tâches peu valorisées, anonymes et invisibles et que les frontières de la division du travail au sein des couples n’est pas si délimitée et figée.
- 6 32 des 36 dessinatrices identifiées dans le corpus ont commencé - et souvent continué - à publier d (...)
- 7 Ces illustrés ont été très peu conservés, notamment car les collectionneurs de bande dessinée sont (...)
34La participation des femmes à la bande dessinée ne s’est pas uniquement faite dans le cadre conjugal ou domestique. Une partie des pionnières de la bande dessinée travaillaient pour des illustrés, souvent catholiques, à destination des jeunes filles6 – tel que La semaine de Suzette, Âme vaillante, Bernadette, etc. Ce fut par exemple le cas de Jacqueline Rivière, la première scénariste de Bécassine. Les illustrés pour fillettes sont régulièrement oubliés des recherches à la fois par désintérêt mais aussi par difficulté d’accès7. Ces illustrés ont pourtant permis à l’historienne de considérablement augmenter le nombre de son échantillon à une quarantaine de dessinatrices.
35Par ailleurs, l’historienne précise qu’elle n’a pu trouver la trace que d’autrices qui publiaient très régulièrement et sur de longues périodes, alors qu’elle disposait de nombreuses sources attestant de participations plus erratiques pour les auteurs. Elle fait l’hypothèse que les autrices n’ont pas uniquement publié sur un mode soutenu et régulier, mais bien que ce sont celles dont on a conservé traces de leur production.
36D’autres travaux (Hertiman, en cours) s’appliquent à retracer systématiquement les publications de bande dessinées signées par des femmes dès la fin du XIXe jusqu’à aujourd’hui. Il semble pour l’instant trop ambitieux de parler de carrière pour ces autrices, mais cette recension a permis de constituer un corpus de plus de six-cents autrices ayant publié en France sur la période.
37Le déni d’existence, tel que théorisé par Michèle Le Doeuff, appliqué aux autrices de bande dessinée se caractérise plus par la dimension anonyme de leur participation que par une interdiction formelle d’exercer la profession. Par ailleurs, les cas des autrices publiant dans les illustrés catholiques esquisse les prémisses de la cohabitation et parfois l’articulation de plusieurs formes de déni. L’effacement des autrices publiant dans les illustrés pour jeunes filles catholiques témoigne d’une hiérarchisation des publications entre les illustrés pour garçons et pour jeunes filles, caractérisant le déni de valeur. Cette hiérarchisation structure la conservation et l’historicisation du médium, permettant ainsi de construire un récit dans lequel les autrices de bande dessinée n’ont pas existé, donnant lieu au déni d’existence.
38Au-delà du caractère non exclusif des trois formes de déni, ceux-ci coexistent aussi avec leur contradiction. Par exemple, la mise en récit de la carrière de Claire Bretécher est au service du déni de réalité.
« Pendant des décennies il n’y eut pas de femmes dans la bande dessinée francophone. Puis, en gros, il y en eut une à partir de 1963 : la grande Claire Bretécher. Celle-ci resta d’autant plus symbolique qu’elle dépassa très largement le cadre des amateurs (et amatrices) de bande dessinée, sa série la plus célèbre Les Frustrés, paraissant à partir de 1973 dans les pages du Nouvel Observateur. » (Ciment, 2017)
39Claire Bretécher y est présentée comme la première autrice de bande dessinée – c’est donc bien qu’il n’y en a pas eu avant – et la seule pendant plus d’une décennie. Elle aurait ouvert la voie aux autrices dans les années 1980 et 1990. La caractérisation exceptionnelle de sa carrière est attribuée au fait qu’elle est une femme et qu’elle serait la première à exercer ce métier. Cette mise en récit s’articule autour d’autres enjeux de reconnaissance des femmes dans les professions artistiques et notamment le paradoxe qu’elles représentent en tant que femme et artiste, alors que ce dernier attribut présuppose un génie masculin (Creissels, 2021).
40Si les autrices ne sont pas nouvelles dans le milieu de la bande dessinée, le contexte dans lequel se déroule la carrière de Claire Bretécher permet de mettre en lumière les conditions d’invisibilisation des créatrices de bande dessinée.
41Avec la reconfiguration du marché de la BD – notamment avec le déclin des illustrés –, les autrices ont dû tenter de pénétrer des espaces principalement masculins sans réel succès. C’est le cas des ateliers et des studios, dans lesquels Claire Bretécher a dû se faire une place :
« J’ai commencé à aller aux réunions de rédaction, où il n’y avait que des mecs. […] Pour moi, c’était tout à fait facile parce que ça ne me posait pas de problème, mais pour eux c’était dur je crois […]. J’étais tout à fait inconsciente. D’abord j’étais inconsciente du fait que ce soit étonnant qu’il n’y ait pas de femmes dans le monde de la bande dessinée. » (Kohn, 2018, 250)
42Cela a participé à l’idée que Claire Bretécher serait la première autrice de bande dessinée, rendant de ce fait invisible les pionnières et les contemporaines de cette autrice. Ce contexte de mutation permet de comprendre le régime d’exceptionnalité appliqué à la lecture de la carrière de cette autrice, certes centrale dans l’histoire de la bande dessinée, mais pas unique.
43Dans ce contexte de restructuration de l’activité, Claire Bretécher fait figure d’exception car elle accumule des caractéristiques qui la rendent exceptionnelle. Elle pénètre des espaces jusqu’alors très masculins. Elle se distingue de ses prédécesseuses par sa visibilité, ou plutôt par l’impossibilité de la rendre invisible : elle signe en son nom des séries publiées dans les illustrés pour garçons les plus en vogue : d’abord pour Spirou, Tintin puis pour Pilote. Elle quitte ensuite les illustrés pour garçons pour se diriger vers des publics plus adultes. Elle cofonde L’écho des savanes avec Mandryka et Gotlib en 1972, et rejoint la rédaction du Nouvel Observateur en 1973.
- 8 Première occurrence du terme « auteur complet » dans la base de données Europresse, dans un article (...)
44C’est d’ailleurs pour désigner Claire Bretécher que l’on retrouve la première mention du terme « auteur complet »8 qui symbolise bien le double impensé qu’elle représente. Elle est désignée au masculin, et ce sans que ce terme n’ait jamais été utilisé pour désigner ses homologues masculins, simplement désignés comme auteurs. On opère une masculinisation de ses compétences et de ses attributs qui ne peuvent être féminins, tout en en soulignant sa singularité. À l’image des solistes d’exception, elle est perçue au prisme de l’universel masculin. C’est « une femme avec un cerveau et des talents d’homme » (Launay, 2008, §15), elle ne remet pas en cause « l’ordre naturel » par sa seule présence car elle est la seule qu’on rend visible. Elle travaille en tant qu’« autrice complète », et non pas « femme de », coloriste, lettreuse, ou autre travail de petites mains invisibles. De plus, elle publie dans les segments les plus prestigieux de la bande dessinée de son époque. Lorsqu’elle travaille pour des illustrés, elle publie au sein des journaux à destination des garçons, jugés comme généralistes, à très gros tirages. L’écho des savanes devient rapidement un incontournable dans le paysage de la bande dessinée, tandis qu’elle tient une rubrique régulière dans l’hebdomadaire à grand tirage le Nouvel Observateur. En 1975, elle se lance seule dans l’autoédition pour publier en recueil la série Les frustrés qu’elle écrit pour le Nouvel Observateur, puis édite ensuite le reste de sa production.
45Elle ne rentre pas dans le cadre de l’anonymat dans lequel ont exercé la plupart de ses prédécesseuses. Claire Bretécher n’est pas la seule femme à avoir une production de bandes dessinées dans les années 1960 et 1970 mais un régime d’exceptionnalité s’applique à la lecture de sa carrière.
46Cette exceptionnalité ne la prémunit pas de sexisme ordinaire de la part de ses collègues comme Gotlib qui la met à l’écart lors de conférences de rédaction (Talet, 2006).
« J’ai dû me dire « Ah, elle est drôlement jolie ! » certainement. C’est après, après coup que j’ai dû dire « elle dessine bien, elle fait des bandes dessinées intéressantes » et ça ne va pas lui plaire parce qu’elle aurait sûrement préféré le contraire (il rit). Elle faisait tout son possible pour qu’on la considère comme… comme un mec, comme un homme qui dessine, comme un membre de l’équipe. Et je me souviens très bien que ça l’agaçait par exemple quand on…quand elle arrivait pour s’installer avec nous et que l’un d’entre nous se levait pour lui céder sa place par exemple. Alors elle le traitait de phallocrate macho. Cela dit, quand personne ne se levait, elle hurlait qu’on manquait de courtoisie et de galanterie. C’est très dur de …(rire) avec elle. »
Gotlib, archives de France Culture, dans l’émission Le Bon Plaisir, diffusée le 1er décembre 1988.
47Cet extrait – sans être représentatif des conditions quotidiennes de travail de Claire Bretécher tout au long de sa carrière – met en lumière plusieurs tensions qui se cristallisent autour de la présence même de l’autrice parmi ses collègues masculins. Il souligne d’abord la difficulté d’être considérée pour son travail. La seconde tension mise en lumière est celle de faire coexister ses deux statuts de femme et d’auteur de bande dessinée, pensé comme un métier masculin. Ces deux dénominateurs apparaissent comme excluants, à l’image des ouvrières enquêtées par Danièle Kergoat. Ces travailleuses opèrent une mise à distance de leur statut sexué par un syllogisme : « toutes les femmes sont jalouses […] je ne suis pas jalouse […] donc, je ne suis pas une femme » (Kergoat, 2001). L’activité exercée par Claire Bretécher agit comme proposition principale de ce syllogisme, dans lequel elle ne peut être une femme car elle exerce un métier d’homme. Ce paradoxe se retrouve plus généralement dans les professions artistiques : le génie est un attribut masculin, c’est donc bien qu’il ne peut pas y avoir de femmes artistes (Creissels, 2021).
48La difficulté de faire coexister ces deux propositions – être femme et être artiste – renforce le caractère exceptionnel de la carrière de Claire Bretécher, de même qu’elle empêche la constitution d’un collectif sexué : puisqu’auteur de bande dessinée est un métier d’homme, c’est donc qu’il n’y a pas de femmes qui l’exercent.
49Dans ce cadre, il s’agit donc bien de nier l’existence de ces pionnières, qui précédent la carrière de Claire Bretécher. C’est ce que Michèle Le Doeuff identifie comme le déni de réalité, aussi théorisé par Delphine Naudier (2010) comme le déni d’antériorité : ces « aïeules agissantes » n’ont pas existé (Le Doeuff, 1998). Ce refus de reconnaître les pionnières participe non seulement à l’effacement de ces créatrices, mais permet aussi d’enrayer toute normalisation de la présence des femmes dans ces industries (Naudier et Rollet, 2007).
50Présenter Claire Bretécher comme la première, mais aussi comme la seule autrice de son époque, maintient l’illusion que les femmes n’ont que très tardivement participé à produire des bandes dessinées. Elle n’est pourtant pas la seule femme à publier à cette époque. Les archives de l’INA permettent de montrer que Claire Bretécher coexiste dans les mêmes espaces que ses contemporaines. On la voit par exemple partager le plateau de l’émission du Tac au Tac du 15 janvier 1972 avec Nicole Claveloux, qui publie aussi pour un public jeunesse, pour ne pas mentionner ses autres contemporaines telles que Joëlle Savay, Nicole Constant ou encore Simone Poulbot.
51Le double coût de l’exceptionnalité de Claire Bretécher semble bien tenir à l’accumulation de caractéristiques désignées comme masculines – autrice complète, illustrés pour garçons, bande dessinée adulte, underground etc – qui la rendent visible par rapport à ses contemporaines.
52Dans une démarche de matrimonialisation de la bande dessinée, il semble nécessaire de repenser le cadre dans lequel la carrière de Claire Bretécher est présentée, sans diminuer l’importance et la centralité qu’elle a eu pour les autrices (et les auteurs) de bande dessinée.
53Le paradoxe de la femme artiste, en affirmant l’extranéité des femmes au génie artistique renforce par la même occasion l’idée que la création des femmes est spécifique et naturelle en tant que telle. Les femmes artistes ne peuvent en conséquence participer au jeu de la création universelle qu’au prix de l’effacement de leur caractéristique de genre, ou bien de se retrouver cantonnées à l’idée d’une création féminine.
54Le particularisme attribué à la production artistique des femmes trouve sa place dans le modèle de Michèle Le Doeuff dans le déni de valeur. Ce particularisme justifie la séparation mais surtout la hiérarchisation des productions artistiques réalisées par femmes d’une part, de celles des hommes d’autre part. Dans le cas des autrices de bande dessinée, cette hiérarchisation se matérialise notamment dans les segments de publication.
55La répartition inégale des femmes dans les segments de publication est rendue visible à l’occasion des festivals où les professionnelles de la bande dessinée sont principalement présentes dans les espaces jeunesse, qu’il s’agisse des stands de maison d’édition, des rencontres et dédicaces, ou encore des expositions (Tirehote-Corbin, 2019).
56La participation des femmes à la création de bande dessinée se fait de moins en moins sur le mode de l’anonymat et elles commencent à investir des segments plus prestigieux comme ceux de la « bande dessinée adulte ». L’exemple le plus connu est celui d’Ah ! Nana, revue publiée de 1976 à 1978 et qui se veut l’équivalent français du Wimmen’s comix, notamment fondé par Trina Robbins. On y trouve alors des publications signées par Chantal Montellier, Florence Cestac, ou encore Aline Isserman.
57La présence des femmes au sein des professionnel·les de la bande dessinée est devenue de plus en plus incontestable. Dans ce contexte, il devient difficile pour les acteurices et les institutions de la bande dessinée de maintenir le même type de discours sur elles – et leur exceptionnalité qui serait liée à un « cerveau et des talents d’hommes ». Comment conjuguer cette participation visible avec la conservation d’une citadelle masculine ? Ce changement de paradigme pose les prémisses de la troisième forme de l’exclusion : le déni de valeur. Celle-ci se base sur le postulat que les femmes seraient moins douées que les hommes et c’est la raison pour laquelle on ne les retrouverait pas parmi les grands artistes. Elles ne seraient pas en mesure de rivaliser avec le génie de leurs collègues masculins et ne produiraient qu’un art médiocre, diminué.
58Dans le cas des autrices de bande dessinée, ce déni de valeur s’incarne entre autres dans la catégorie « bande dessinée girly », « bande dessinée féminine » ou « de femme » mais aussi dans le secteur jeunesse. Parce qu’elles sont des femmes, elles produiraient une bande dessinée non-universelle, spécifique et féminine, à l’image de l’écriture femme des romancières (Naudier, 2001, 2010). Le cantonnement de la production des autrices à certains segments de publication peut se comprendre à l’aune de la naturalisation des compétences des femmes qui seraient plus disposées à écrire par exemple à destination d’un public jeune en raison de supposées compétences maternelles, ou bien d’une « sensibilité féminine ».
59L’essor des blogs dans les années 2000 illustre la manière dont les publications d’autrices ont pu faire l’objet d’une catégorisation spécifique. Les blogs de bande dessinée ont permis la publication de contenus sans le filtre des maisons d’édition, et dans certains cas, avec une audience conséquente (Kovaliv, à paraître). Il est intéressant de voir comment les maisons d’édition se sont saisies de cet espace et comment elles l’ont refaçonné pour le marché de l’album papier. Une partie de ces blogs étaient tenus par des femmes qui publiaient régulièrement des notes de blogs inspirées de leur quotidien. Les plus connues sont Diglee, Margaux Mottin ou encore Pénélope Bagieu, (qui publiait alors sous le pseudonyme Pénélope Jolicoeur). Leurs sites pouvaient générer plusieurs milliers de visites par jour. De ce fait, les maisons d’édition s’intéressent à ces blogs et publient les plus populaires en album sous la catégorie « bande dessinée girly » ou « bande dessinée féminine ». Par exemple, la première bande dessinée de Pénélope Bagieu intitulé Ma vie est tout à fait fascinante paraît en 2008 chez Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, dans la collection « Tendance fille ». Cette maison d’édition ne publiait alors pas de bande dessinée, à l’instar de Marabout, qui publie les premiers albums de Diglee et Margaux Mottin dans une nouvelle collection « Marabulles » créée pour l’occasion et dédiée à la bande dessinée. Cela témoigne bien d’une forme d’impensé ou tout du moins de frilosité de la part des éditeurices de bande dessinée à l’égard de ces autrices.
- 9 On peut également citer par exemple la création des collection Strawberry et Blackberry chez Soleil (...)
60Ces collections9 illustrent la segmentation du marché des publications et l’inclusion conditionnelle, ou inclusion ségréguée, pour beaucoup d’autrices qui les cantonnent à des segments spécifiques de publication. Comme le cas des scénaristes d’Hollywood, les autrices de bande dessinée sont type casted. C’est-à-dire qu’elles sont recrutées sur la base d’une assignation à leur genre qui les rendrait compétentes uniquement dans le cadre d’une production à destination d’un public féminin.
61Ces collections sont très ambivalentes. Elles représentent pour un certain nombre d’autrices l’accès à la publication en album de leur production, témoignant aussi de leur professionnalisation alors même qu’elles affirment la spécificité de la production des femmes, comme une professionnalisation incomplète.
62Cette ambivalence se retrouve également du côté des autrices, dont certaines ont pu accueillir positivement la création de ces collections et les investir pleinement, alors que pour d’autres, elle équivaut à une négation de leur talent.
63Si ces collections ont pu apporter des opportunités de carrière et des formes de reconnaissance pour les autrices, leur existence même permet le maintien de la hiérarchisation des segments de publication. Les enjeux de qualification des publications tracent les contours de cette hiérarchisation. Si les femmes font « un récit du quotidien », les hommes eux produisent des « récits autobiographiques ou des autofictions » (Kovaliv, à paraître). On peut également citer le terme de « biographie “genrée” » proposé par Thierry Groensteen, opérant donc une distinction entre les biographies non-genrées – produite par des hommes et portant le sceau de l’universel neutre masculin – des biographies genrées, écrites par des femmes et donc par conséquent non-universelles (Groensteen, 2014). Cette différenciation existe bien non pas comme une catégorie naturelle liée à une essence féminine, mais a minima comme un segment marketing dont se sont saisies les maisons d’édition.
64Ces logiques de naturalisation des créations des autrices étaient déjà présentes à l’époque des illustrés. Les rédactions des illustrés catholiques comptaient plus de femmes dans leur rédaction non pas par souci d’égalité mais bien sur la base de compétences supposées. Bien que n’étant pas la forme de déni présentée pour la période des illustrés, cela montre bien comment ces formes coexistent plus qu’elles ne se succèdent comme le feraient des manches.
65Cantonner les autrices à ces segments permet de restreindre leur accès aux autres espaces de publications, plus valorisés que la « bande dessinée girly ». La réputation de l’artiste est basée sur la perception du succès, lequel dépend des styles de publication qui n’ont pas la même valeur symbolique sur le marché éditorial.
66Ce cantonnement n’est pas systématique et n’est pas totalement imperméable mais il est suffisamment efficace pour contraindre de diverses façons la production des autrices. Dans ce cadre, l’analyse proposée par Denise Bielby sur les styles rétributeurs, à la fois symboliquement et économiquement (Bielby, 2009), fait de nouveau écho à la situation des auteurices de bande dessinée. La chercheuse explique comment la naturalisation des compétences des femmes scénaristes joue en leur défaveur sur plusieurs tableaux. Cette naturalisation les cantonne à des styles moins valorisés, conséquence immédiate de leur type-casting. Elles sont recrutées pour écrire des shows et séries télévisées à destination d’un public féminin, en opposition par exemple à des shows ou séries de type comique. La dimension spécifique et non-universelle de ces shows et séries impacte par ailleurs les rétributions symboliques et matérielles des professionnel·les impliqué·es dans la production. Parce que ce sont des produits culturels de moindre valeur, à destination d’un public spécifique, ils ne permettent pas l’accès à la reconnaissance et à une rétribution monétaire au même titre que les segments moins spécifiques de cette industrie. Cette logique se retrouve également dans la bande dessinée et suggère des pistes pour mieux comprendre la précarité accrue des autrices de bande dessinée.
67Cela nous permet de comprendre comment la permanence d’une certaine segmentation genrée du marché de publication, que l’on retrouve par exemple dans les collections dédiées à une « bande dessinée girly ou « de femme » est justifiée par la naturalisation des compétences, mais aussi comment le maintien de cette catégorie participe au gatekeeping des auteurs, qui restreignent ainsi l’accès des femmes aux segments les plus prestigieux et rétributeurs de la bande dessinée. La question de la rétribution symbolique et matérielle se pose de façon d’autant plus pressante que l’exercice de l’activité est précaire pour la plupart des auteurices de bande dessinée. En effet, 40% des auteurs déclarent des revenus inférieurs au SMIC annuel brut, et environ 27% déclarent des revenus inférieurs au seuil de pauvreté pour l’année 2014. Les autrices sont encore plus touchées par cette précarité financière car elles sont 54% à déclarer des revenus inférieurs au SMIC et 41% vivent sous le seuil de pauvreté (Nocérino, 2020a, 353).
68Au-delà de la segmentation des publications, l’accès au marché éditorial reste relativement inégalitaire. Il y a d’une manière générale peu d’indicateurs sur les auteurices de bande dessinée, mais les quelques éléments disponibles mettent en exergue cet accès différencié à la publication et, d’une certaine manière, d’accès à la carrière. C’est le cas si l’on compare les chiffres de États Généraux de la Bande Dessinée à ceux du rapport de l’Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée. La première enquête estime la part d’autrices de bande dessinée – sur le principe d’auto-déclaration – à 27 % (États Généraux de la Bande Dessinée, 2016). De son côté, Gilles Ratier de l’ACBD estime cette part à 12,8 % (Ratier, 2016), soit moins de la moitié. Cet écart s’explique notamment par l’établissement d’un seuil de publications minimal à atteindre pour être comptabilisé·e en tant qu’auteurice dans le rapport de Gilles Ratier. Bien que l’enquête des États Généraux de la Bande Dessinée connaisse quelques limites (questionnaire auto-administré accessible uniquement en ligne), la proportion de femmes double sur l’absence de ce critère. Les populations comptabilisées dans les deux rapports ne sont pas tout à fait équivalentes mais cet écart met en lumière une inégalité dont les formes sont à investiguer. Si la part des autrices double en supprimant le seuil de publication, il semble bien que la définition des frontières du groupe professionnel soit aussi un enjeu en matière d’égalité femme-homme.
69Ce discours sur la spécificité des productions des femmes ne se limite pas seulement à la « bande dessinée girly ». On le retrouve également pour les mangas qui s’importent en France avec les catégories du marché éditorial japonais. Ceux-ci sont organisés en catégories de publication (shôjo, shonen, seinen, josei) qui correspondent aux publics – par âge et par genre – visés par les périodiques, à l’instar des illustrés en France et Belgique au milieu du XXe siècle. Le shôjo, à destination des jeunes filles, est présenté à la fois comme la voie royale pour les femmes mangakas, de même que la solution naturelle pour remédier à la faible part des femmes parmi les mangakas.
70La présence aujourd’hui attestée des femmes dans l’industrie de la bande dessinée n’a pourtant pas empêché l’organisation du Festival d’Angoulême d’affirmer que : « Lorsque l’on remonte dans ce laps de temps pour regarder quelle était la place des hommes et des femmes, dans le champ de la création, en matière de bande dessinée, force est de constater qu’il y a très peu d’auteures reconnues » dans un article aujourd’hui effacé du site officiel du Festival d’Angoulême (dont on retrouve des extraits choisis ici : Le Feuvre, 2016, 182). Ces rhétoriques plus largement partagées dans le milieu de la BD réaffirment la spécificité de la création des femmes, de même qu’elles participent à l’effacement de leur participation passée et actuelle, tout en dédouanant les institutions et les acteurs qui prennent part à l’industrie de la bande dessinée des mécanismes de hiérarchisations sexués à l’œuvre en « [déresponsabilisant] les hommes de quelque rôle que ce soit dans la reproduction des inégalités de sexe » (ibid., 185). Cette absence ou faible présence des femmes serait justifiée par une histoire qui s’est faite sans elles. Si elles sont absentes, c’est par un manque de volonté de la part des femmes d’exercer ces métiers et non une responsabilité des acteurs du champ. Ils justifient par la même un accès différencié aux espaces et instances consécrationnelles.
71Ces discours sur les femmes dans la bande dessinée ne sont pas le propre du milieu professionnel de la bande dessinée. On les retrouve également dans d’autres espaces concomitants, par exemple dans certains espaces institutionnel ou académique comme c’est le cas de Gilles Ciment sus-cité, ou encore Thierry Groensteen qui parle d’ « essor tardif, et encore trop timide, de la littérature graphique au féminin » (Groensteen, 2014). Cependant, le travail de visibilisation des autrices du XXe siècle commence à porter ses fruits et permettent d’apporter quelques nuances aux mythes sur leur absence. C’est notamment le cas d’Olivier, enseignant l’histoire de la bande dessinée dans une école privée proposant une formation spécialisée en bande dessinée, lors d’un cours de première année :
« Jusqu’à très récemment, il y avait beaucoup de BD pour garçons. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en avait pas pour les filles, mais celles qu’on gardait en album, les BD patrimoniales, c’est la BD pour garçons. »
- Extrait du journal de terrain du 08/10/2018
72Les aïeules agissantes, telles que désignées par Michèle Le Doeuff, ne sont plus invisibles – bien qu’elles ne soient pas nommées. On peut espérer que progressivement, la participation des autrices soit plus largement reconnue. Cependant, pour Christine Détrez, la visibilisation de ces pionnières ne suffit pas pour remédier à la place faite aux femmes. Elle propose une quatrième manche pour prolonger la réflexion de Michèle Le Doeuff. Celle-ci se joue auprès des institutions avec pour objectif de reconnaître le rôle joué par les institutions dans la marginalisation et l’effacement des femmes. Il s’agit de ne pas limiter l’absence des femmes dans ces espaces à leur invisibilisation mais prendre en compte les rouages institutionnels à l’œuvre et enrayer leur dynamique.
© Léandre Ackermann
73Il s’agit aussi de « revendiquer que le travail des artistes femmes soit jugé de la même manière que celui de leurs collègues masculins et à refuser qu’il soit systématiquement interprété à l’aune de la “féminité”, tout en reconnaissant la possibilité qu’il puisse exprimer des problématiques particulières (notamment féministes) » (Dumont et Sofio, 2007, §28).
74L’exclusion en manches nous éclaire sur l’effectivité de ces formes de déni sur les professionnelles de la bande dessinée et offre des éléments de compréhension sur une partie des contraintes qui pèsent sur les femmes dans l’exercice de l’activité. Sans que ces manches soient systématiquement consécutives ou exclusives, elles permettent de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans l’écriture de l’histoire de la bande dessinée et les discours actuels sur l’absence des femmes dans l’histoire de la bande dessinée. Cette conceptualisation pose un diagnostic et identifie clairement ces mécanismes.
75Les mobilisations des autrices de bande dessinée mettent en lumière que ces trois formes de dénis opèrent toujours dans le monde de la bande dessinée. En se constituant en collectif, elles les dénoncent et portent des revendications spécifiques aux conditions d’exercice de l’activité qui sont les leurs. Les autrices de bande dessinée n’ont cependant pas attendu les travaux des historien·nes pour mettre en place des initiatives et s’organiser collectivement autour de revendications communes.
76Entre adhérer ou refuser l’assignation à une création de femme, une partie des autrices ne veut plus jouer un jeu où elles sont perdantes d’office. Pour ne citer que deux de ces initiatives, nous pouvons mentionner l’association Artemisia – fondée en 2007 par Jeanne Puchol et Chantal Montellier – qui récompense chaque année des autrices de bande dessinée ; ou encore le Collectif des Créatrices contre le sexisme. Ayant commencé comme mailing-list en 2013, celui-ci prend progressivement la forme d’un collectif pour lequel les autrices signataires établissent une charte en 2016. C’est par le biais de ce collectif que de nombreuses autrices ont pris position et se sont mobilisées lorsque l’organisation du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême a annoncé une sélection de lauréats uniquement masculine en 2016. En 2021, la charte compte plus de deux-cent-soixante signataires. Si l’on se réfère à l’enquête des États Généraux de la Bande Dessinée, cela représenterait près de deux tiers des autrices recensées dans l’enquête.
77Ces mobilisations sont de plus en plus visibles et, sans être homogènes, elles interpellent et portent les revendications d’autrices auprès des instances décisionnelles. On retrouve une partie de ces revendications dans le Cahier de doléances, rédigé par des membres du Collectif des créatrices contre le sexisme, publié conjointement aux résultats de l’enquête Auteurs. Elles demandent la prise en compte de la vulnérabilité exacerbée des femmes au sein des professions précaires liées à l’écriture de bande dessinée.
78En plus de se heurter à ces formes de déni, les autrices doivent aussi faire face aux défis liés à l’exercice de l’activité artistique (Perrenoud & Bois, 2017). C’est pourquoi les revendications des autrices s’inscrivent plus largement dans les mobilisations collectives des auteurices de ces dernières années. Ces mouvements se mobilisent auprès des pouvoirs publics autour des questions de la reconnaissance d’un statut, de formes de légitimation institutionnelles, et plus largement pour une régulation de l’activité.