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1Les études sociologiques sur la bande dessinée ont beaucoup reposé sur l'approche de la légitimation du neuvième art (Maigret, 1994, 2012), intérêt initié par l’article fondateur de Luc Boltanski (1975). La recherche qui fournit ses données à cet article voulait sortir de cette problématique en abordant la question des trajectoires professionnelles. Nous disposions d’assez peu de données sur les parcours des auteurs de bande dessinée et notamment sur l’insertion professionnelle des débutants. Surtout, nous nous interrogions sur la perméabilité des différents secteurs d'activité où peuvent œuvrer les auteurs, –animation, jeu vidéo, storyboarding, communication graphique et autres – et nous voulions comprendre ce qui faisait qu'ils passaient de l'un à l'autre quand c'était le cas. La Charente offrait un terrain pertinent, dans la mesure où de nombreux auteurs y résident1 et où un certain nombre d’institutions essaient d’y promouvoir la bande dessinée.
- 2 Les auteurs sont volontiers nomades et les recensions locales dont nous disposions au début de l’en (...)
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2Nous avons établi une liste aussi exhaustive que possible2 des auteurs. Est ainsi considéré comme auteur dans cette recherche tout scénariste ou dessinateur, ayant publié au moins deux récits terminés, sous quelque forme que ce soit (numérique, autoédition, fanzine, revue, album, collectif ou non), résidant en Charente au moins six mois par an3.
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- 6 Dans l’échantillon total (158 auteurs), il n’est aucune personne de milieu défavorisé parmi ceux né (...)
3Nous avons classé les auteurs par âge, sexe et niveau de publication4, afin de pouvoir procéder à un tirage représentatif. Quarante-quatre entretiens (soit 27 % des auteurs recensés) ont été menés, aussi bien avec des auteurs chevronnés que novices. Ce sont ces derniers que nous proposons de suivre ici, en examinant leurs débuts, de la sortie des écoles d’art jusqu’au moment où ils ont été interrogés. Ils sont vingt-trois à être nés entre 1980 et 1999 (soit 52 % de notre échantillon), quinze hommes et huit femmes. Les enfants de cadres et de professions libérales sont les plus nombreux dans l’échantillon (neuf sur vingt-trois), les enfants de milieu défavorisé5 (huit sur vingt-trois) venant juste après, le solde se répartissant de manière égale entre professions intermédiaires et employés (trois personnes dans chacune de ces catégories). On se doit de noter que c’est parmi ces auteurs, nés entre 1980 et 1999, que l’on trouve le plus de personnes issues des milieux populaires, par rapport aux générations supérieures de l’échantillon total6.
4À l'analyse, trois formes de parcours se détachent. Viennent en premier les parcours inaboutis, ceux d’auteurs qui n’ont pas encore publié d’album ou seulement en microédition et qui sont à la recherche d’un éditeur ou attendent de sa réponse. D’autres sont caractérisés par des arrêts et des détours par d’autres activités. Enfin, on trouve des carrières plus abouties, quand les auteurs ont déjà publié plusieurs albums ou signé plusieurs contrats. Le tableau ci-dessous présente les auteurs de manière synthétique.
Tableau 1 : auteurs de bande dessinée selon la décennie de naissance et la forme du parcours.
Source : enquête spécifique.
5On voit tout de suite l'impact de l'âge sur les carrières, puisque les auteurs nés entre 1980 et 1989 sont nettement plus représentés dans les parcours les plus aboutis, là ou ceux nés entre 1990 et 1999 sont bien plus présents dans les parcours inaboutis. De même, seuls ceux nés entre 1980 et 1999 s'inscrivent dans des arrêts ou des détours de carrière. Nous allons détailler ces trois formes en suivant quelques auteurs, les plus typiques, en essayant de les répartir entre décennies de naissances et sexe. Enfin, nous rassemblerons les résultats pour en faire émerger quelques conclusions.
- 7 Diplôme spécifique de l’Université de Poitiers et de l’ÉESI, créé en 2008.
6Les premiers auteurs que nous allons examiner ici ont tous suivi la formation de l’école des beaux-arts d’Angoulême, à l’école européenne supérieure de l’image (ÉESI), pour un diplôme national d’art, un diplôme national supérieur d’expression plastique ou un master bande dessinée7. Ils disposent alors des facilités que procure un milieu local riche en institutions et en ateliers.
Image 1 : l’École Européenne supérieure de l’image, janvier 2015.
© Alain François
7En ce qui concerne les plus âgés (1980-1989), on note tout de suite qu'ils ne sont pas encore très sûrs de leurs productions. Ainsi, Eddy (milieu défavorisé) et Eliot (milieu très favorisé) ont beaucoup publié dans des fanzines et sur Internet. À la sortie de l’école, Eddy écrit un projet de récit, Eliot publie sur Internet pendant quinze mois un chapitre mensuel d'un récit. Tous deux vont présenter leurs productions aux rencontres avec les éditeurs à Angoulême, sans succès. Eddy a trouvé une place dans un atelier local et, grâce au réseau ainsi acquis, a pu faire quelques commandes d’illustration et de communication institutionnelle qu'il complète du revenu de solidarité active (RSA). Eliot travaille toujours sur sa série, qu’il publie sur Internet, mais a désormais quitté Angoulême pour suivre sa compagne.
8Les plus jeunes (1990-1999) sont tous très ouverts aux nouvelles technologies et aux ressources qu'elles procurent. Dans la plupart de leurs projets, une véritable recherche d’innovation est présente. Les formations ont ouvert les horizons artistiques de certains, leur permettant de déployer leur créativité dans de multiples domaines. Mais ils ont aussi une réelle appétence pour des supports nés des nouvelles technologies ou pour des formats hybrides.
9C'est le cas pour Ferdinand (milieu très favorisé), qui a vite cherché, dès ses études, à diversifier ses productions, se tournant vers l’hybridation des supports. Il s’attaque aux bandes dessinées à choix multiples, un peu sur le mode du jeu vidéo, qu’il cite beaucoup en référence. Il n’a guère envie de se lier à un seul médium et son imagination débridée lui demande des temps importants de conception. Il développe ses projets, vit essentiellement du RSA et de petits travaux. Alors qu’il parle de développer des jeux, il confesse ne pas savoir comment on fait pour protéger ses concepts et semble un peu désarmé.
10Flore (milieu très favorisé), plus attirée par le numérique que par la bande dessinée, a obtenu un master BD. Elle commence un projet, le soumet à la Maison des Auteurs (MDA), qui accueille des auteurs en résidence artistique pendant un temps plus ou moins long en leur fournissant un atelier, et obtient une résidence pour l’année suivante.
Image 2 La MDA d’Angoulême, vue extérieure.
© Alain François
Image 3 Vue d'un des ateliers de la MDA (février 2019).
© Alain François
- 8 Elles sont plutôt décernées par la société des arts visuels et de l’image fixe (SAIF) ou le centre (...)
- 9 La communauté de communes du Grand Angoulême s’est engagée depuis 2016 dans la mise en place des pr (...)
11Les auteurs ont un espace à disposition et ils peuvent y travailler librement. Mais les bourses artistiques8 et la résidence ne vont pas nécessairement de pair. C'est pourquoi Flore fait du babysitting pendant sa résidence. Elle réalise ensuite un atelier pédagogique en collège, sans arriver à s’y retrouver financièrement. Quand on lui demande si l’action qu’elle mène avec des élèves s’intègre au parcours d’éducation artistique et culturel de l’établissement9, elle répond qu’elle ne sait pas vraiment.
Image 4. Animation pour les enfants, septembre 2014.
© Alain François
12Beaucoup d'auteurs utilisent les animations pédagogiques, nombreuses dans la région, pour gagner de l'argent. En début de carrière, ils ont bien du mal à s'y retrouver, ne sachant pas vraiment construire une progression, une séquence ou même gérer une classe : c'est là quelque chose que l'on n'apprend pas aux Beaux-arts et, si certains sont plus à l'aise que d'autres, la première fois est assez délicate.
13Toujours est-il que Flore est prête à présenter un projet de bande dessinée aux éditeurs. Mais cette démarche même l’angoisse : « Pour moi, le festival, c'est un peu de la prostitution pour les auteurs. [...] Et il y a cette idée que tu dois être présent et sociable pour que ça t'apporte un regard bienveillant sur ton projet personnel. [...] chaque année, je refuse ». Elle semble à la fois idéaliste et désarmée.
14Fabien (milieu défavorisé), lui, n'a pas fini son master. Il s’est inscrit à Pôle emploi, fait des stages de recherche d’emploi, touche le RSA, pense à travailler en librairie. Mais sa meilleure amie le pousse à publier quelques dessins sur le Net. Il connaît alors une relative popularité et des fans commencent à lui passer commande ; lui a bien du mal à fixer des tarifs. Il ouvre un compte sur un site de financement participatif, touche des commissions et se constitue une clientèle. Cela ne lui apporte pas de gros revenus, entre 100 et 300 euros par mois, mais un poste d’agent d’accueil à temps partiel lui permet de joindre les deux bouts.
15Pour tous ces auteurs, les premières années de sortie de l’ÉESI correspondent à un temps d’indétermination sociale. Leurs carrières n’ont pas toujours été bien réfléchies en termes de rationalité économique ou de stratégie professionnelle. Ils disent souvent ne pas être prêts à entrer dans la vie active après leurs études. Pour autant, si on comparait ces artistes à des jeunes se destinant à un autre métier, obtiendrait-on des résultats différents ? Une étude du centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) montre que les 18-25 ans privilégient l’intérêt qu’ils portent à une profession ou une filière à la stabilité, la rémunération ou au statut social (Hoibian & Millot, 2018). Ils sont souvent conscients des difficultés à trouver un emploi, en les replaçant bien dans un marché du travail extrêmement tendu. En ce sens, le fait que les futurs auteurs privilégient leur intérêt à des choix plus rentables économiquement ne leur est pas spécifique.
16Certains prennent un autre emploi (Faustin, classes moyennes ou Firmin, milieu défavorisé), d'autres se lancent dans des travaux titanesques, pour se prouver à eux-mêmes qu'ils en sont capables, sans avoir pris de contact préalable avec un éditeur. C'est le cas pour Eliot et Eddy, mais aussi pour Firmin : « J’ai fait le scénario pour les quatre tomes, [...] et j’ai fait un récit, complètement dessiné, pas entièrement colorisé, de cent pages ».
17La première chose qui ressort clairement de leurs discours est la place de la confiance en soi et des inhibitions, difficiles à dépasser lorsqu’il s’agit, par exemple, d’aller aux rencontres avec les éditeurs, de présenter son travail ou de se promouvoir sur le Net. Flore et Fabien sont dans cette situation. Le problème semble être ici lié à l’estime de soi et donc à la vision qu’ils ont de leurs propres travaux. Or, en se sous-évaluant, ils ne peuvent arriver à prendre l’initiative. C’est là qu’intervient le support des proches, comme le montre l’exemple de Fabien.
18Mais ils rencontrent aussi la difficulté de devoir produire sans cadre de travail, sans contrainte. Eddy explique ainsi : « Quand t’es sorti de l’école, bosser chez soi, ben, c’est dur. Quand tu as des deadlines, tu te dis, t’es obligé, mais là, faut prendre le rythme. C’est plus dur ». C'est probablement pourquoi beaucoup d'entre eux vont essayer de rejoindre les ateliers locaux.
Image 5. L’atelier du Marquis, anciennement atelier Sanzot, le plus ancien atelier d’Angoulême, vu de l'extérieur (décembre 2021).
© Alain François
Image 6. Un des bureaux du Marquis (août 2018).
© Alain François
Image 7 L’atelier du Gratin. Ici, les auteurs ont un espace ouvert plutôt que des bureaux (mars 2017).
©Alain François
19Entrés dans un atelier, Eddy, Faustin, et Firmin peuvent bénéficier des conseils des auteurs plus expérimentés, mais aussi trouver des opportunités de production. Les ateliers sont souvent sollicités par les institutions ou les entreprises, voire les particuliers, pour différents travaux. Faustin a ainsi entamé son premier album, une commande certes, mais une forme d’achèvement pour lui. Firmin, travaillant en atelier, a réalisé un peu d'illustration et d'animation et dit s’être ainsi senti pleinement auteur. Si gagner de l’argent avec son travail signale l’entrée véritable dans la profession, la bande dessinée peut devenir instrumentale quand la création disparaît derrière la confection de travaux de commande.
20La plupart des jeunes auteurs cumulent plusieurs activités pour vivre. Nombreux sont ceux qui ont recours au RSA. Ce sont quatorze auteurs sur les vingt-trois examinés ici qui l’ont touché à un moment ou un autre. Ils ne sont pas toujours très au fait de leurs droits ou très prévoyants. Firmin l’explique ainsi : « j’aurais dû demander le RSA plus tôt, parce que quand je l’ai demandé, je n’avais plus de ressources. La société te place tellement ce regard d’assisté que tu n’as pas envie d’être dans cette situation-là. » avant de confesser être obligé de regarder chaque formulaire avec soin pour ne pas se tromper.
21Mais ce n’est pas seulement en ce qui concerne les aides sociales que les jeunes auteurs sont démunis. Que ce soit Flore qui sait à peine dans quel cadre elle fait une intervention pédagogique, Fabien qui a du mal à définir ses tarifs, Ferdinand qui ne sait pas devoir protéger ses concepts, beaucoup ont des carences en matière de connaissances juridiques et administratives.
22Élise (milieu très favorisé) s’est aperçue durant ses études que la bande dessinée ne l’intéressait pas tant que cela. Après un Erasmus, pendant lequel elle s’est formée sur des logiciels de mise en page et de typographie, elle décide de rester à l’étranger et y vit quelques années. Elle y monte une petite structure de correction et de mise en page de mémoires, collabore à une revue angoumoisine et publie des dessins sur Internet. Elle revient en France, d’abord dans sa région natale, puis à Angoulême où elle a de nombreuses connaissances. Elle publie dans quelques collectifs et alterne illustration, communication graphique et mise en page, ateliers pédagogiques et animation dessinée de colloques. Elle n’en est nullement frustrée et vit bien de ne pas se consacrer à la bande dessinée. C’est aussi qu’elle a un regard très critique sur les éditeurs : « C’est un système qui est là pour vendre des choses qui se vendent et immédiatement éjecter les choses qui ne ressemblent pas à ce qu’eux ont en tête (...). Au final, t’as trois clopinettes et t’es vraiment insultée par la démarche ».
23Edwige (milieu défavorisé) a rejoint Angoulême pour le master BD. Venue des beaux-arts, elle n’avait jamais fait de bande dessinée et c’est au cours de ces deux années qu’elle participe à un collectif avec lequel elle publiera ses premiers travaux. À sa sortie du master, elle travaille en centre de loisirs, puis dans l’intervention pédagogique en classe. Enfin, elle obtient un contrat de vacataire dans l’Éducation nationale comme enseignante d’arts plastiques, qu’elle décide de prolonger. Parlant de la bande dessinée, elle dit : « ça demande énormément d’énergie pour au final presque pas de salaire. (...) Je ne pouvais pas vivre comme ça ». Mais elle désire toujours réaliser quelques récits.
24Emma (milieu défavorisé) a quitté l'ÉESI en 2006. Elle rejoint sa région natale où elle trouve un travail d’animatrice culturelle, qu’elle quitte après quelques mois. Elle appelle un libraire spécialisé en bande dessinée pour qui elle a déjà travaillé pendant les vacances, fait des contrats à durée déterminée (CDD), change de région, accepte un contrat à durée indéterminée (CDI). Elle va continuer un temps à participer à des projets collectifs, à publier dans des fanzines, mais, peu à peu, elle va se détacher du monde de la création et s’installer dans celui de la librairie. Ce qui est déterminant dans son choix est le fait de pouvoir être salariée et de disposer d’un revenu fixe. Elle a désormais quitté la librairie pour se consacrer à l’intervention pédagogique.
25Émile (milieu favorisé), en fin de cursus dans une école privée d’illustration, a fait un voyage d’études riche en contacts. Un scénariste rencontré lors de ce voyage lui propose alors de travailler avec lui. Mais l’expérience n’est pas concluante, la maison d’édition refusant les planches. Il dit avoir commencé trop tôt. Il va donc travailler pour une entreprise spécialisée dans la communication institutionnelle pendant cinq ans. Notamment, il réalise des animations de colloques, en projetant ses dessins pendant les conférences, à la manière d'un concert dessiné.
Image 8. Elric Dufau (auteur ne faisant pas partie de l’échantillon), concert dessiné au Bar Le Mars, en octobre 2013.
© Alain François
26Ayant appris qu’il pouvait demander une résidence à Angoulême, il tente sa chance et est accepté. Il y passe un an, puis s’y installe, travaillant encore dans la communication et préparant un récit.
27Éric (classe moyenne) est un passionné de bande dessinée, complètement autodidacte. Sa scolarité ne s’est jamais bien déroulée. En lycée professionnel, il a cependant participé au journal de l’établissement qui lui a offert des pass pour le festival international de la bande dessinée et de l’image (FIBDI). Il y va avec deux amis. Il rencontre là le représentant d’une agence américaine qui regarde ses dessins, les apprécie et donne sa carte à Éric. Après avoir passé son bac, ce dernier reprend contact avec l’agent et reçoit une réponse positive, avec en pièce jointe un contrat. Il sert de petite main, fait de l’encrage ou des arrière-plans, mais est très bien payé. Cependant, l’agence va déposer le bilan assez rapidement. Éric essaie alors de publier quelques fascicules, puis se lance dans le domaine de l’édition. Il fédère des auteurs, n’hésite pas à les aider pour les couleurs, l’encrage, le lettrage. Cela ne suffit pas vraiment à faire décoller la petite maison d’édition et il vit essentiellement du RSA. Le soutien de ses parents est primordial. Arriver à faire tenir sa structure est un véritable chemin de croix et il en paie le prix en termes de santé. Néanmoins, il poursuit ses efforts et ne désespère pas de reprendre lui-même le crayon.
28Arrêts et mises entre parenthèses de la bande dessinée se montrent bien ici. Certains auteurs choisissent des activités plus rémunératrices au détriment de leur art. Emma est issue d’un milieu assez pauvre et ne se sent pas en sécurité financière. Les parents d’Edwige sont respectivement assistante maternelle et agent EDF. Ils ont largement contribué à ses études, par rapport à ses sœurs qui sont vite entrées dans la vie active, et cela la gêne. Et puis, dit-elle, « Financièrement, au bout d’un moment, tu as besoin de vivre avec plus que 500 euros par mois. ». Bien qu'Émile soit issu de milieu favorisé, il a connu une enfance pauvre et marquée par la maladie : son choix de se tourner vers la communication institutionnelle vient clairement de là, de même que celui de revenir à la bande dessinée s’explique par l’accumulation d’économies et d’un petit héritage. La crainte de l’insécurité économique est, dans ces situations, liée à une habitude des budgets serrés. Mais, même pour les auteurs dont les parents sont de classe plus favorisée (Élise est issue de milieu très favorisé, Éric de classe moyenne), le besoin de subsides est le déterminant le plus important du détour par d’autres secteurs d'activité. Arrive un moment où tous doivent vivre par leurs propres moyens.
29S’ajoute aussi un regard critique sur les conditions de travail et de publication, qui sont en grande partie la cause des bifurcations d’Élise et d’Edwige vers d’autres professions. Pour Éric et Émile, l’envie de faire de la bande dessinée est restée présente. Mais n’étant pas prêt (Émile) ou ne trouvant pas de débouchés (Éric), ils se tournent vers d’autres horizons.
30Si, ici, les détours et les arrêts s'affirment davantage dans les parcours de ceux nés entre 1980 et 1989, c'est qu'ils ont eu plus de temps pour considérer l'espace des possibles et faire leurs choix. En ce sens, on ne peut prédire que ceux qui ont un parcours encore non abouti ne vont pas, eux aussi, choisir une autre voie que celle de la bande dessinée, de manière définitive ou non. Pour autant, les auteurs qui ont choisi d'arrêter mettent tous à profit leurs compétences pour rester dans des domaines proches : le maquettage, l'édition, la communication graphique, l'enseignement et l'animation pédagogique.
31Les trajectoires que l'on va présenter montrent souvent des temps de latence qui caractérisent les situations vues plus haut. Ainsi, Eugène (milieu très favorisé) s'est inscrit en Diplôme National d’Arts Plastiques (DNAP) aux beaux-arts de sa région. Il tente avec un de ses amis le concours d’entrée à l’ÉESI. Son ami réussit et pas lui. Ils vont néanmoins présenter leurs planches dans un atelier de bande dessinée où les auteurs leur disent qu’ils ont du potentiel. Eugène y est accepté et vient s’installer à Angoulême. Ses parents l'aident un peu et il accomplit quelques petits travaux de communication graphique obtenues par l’intermédiaire de l'atelier. À vingt-cinq ans, il peut toucher le RSA. Environ deux ans s’écoulent encore avant qu’il ne trouve un projet avec un auteur plus connu de l’atelier qui lui mettra le pied à l’étrier en lui proposant de dessiner un de ses scénarios. Il aura passé presque trois ans sans trouver de véritable débouché. Il enchaîne désormais les albums avec un succès notable.
32Éloi (milieu défavorisé), alors qu’il faisait une seconde professionnelle, a découvert un atelier d’initiation à la bande dessinée. Après son bac, il suit une année de préparation artistique, va aux beaux-arts, puis en histoire de l’art à l’Université. « Une fois que j’ai terminé ma deuxième année, je me suis dit, en fait, ça ne sert à rien ». Il désire passer un concours pour devenir manager de centre commercial, mais il a dépassé l’âge d’inscription. À l’atelier de bande dessinée, on lui conseille de tenter le concours de l’ÉESI. Il le réussit, y entre et s’y épanouit pleinement. Il prépare un récit, trouve une résidence à l’étranger. Revenu, il obtient une résidence à la MDA. Il finalise son projet, rencontre sans succès des éditeurs durant le festival, envoie son dossier à d’autres. Une réponse positive arrive, suivie d’une rencontre, puis d’un contrat. Pour autant, malgré ce succès assez rapide, Éloi ne vit pas de son art. Il a toujours accepté les opportunités de travail qui se présentaient, même sans rapport avec le dessin. De ce fait, il arrive à assez bien vivre, en stabilisant son budget par du gardiennage et de l’enseignement.
33Éva (milieu défavorisé), diplômée en design graphique, a suivi quelques cours de bande dessinée ; elle est beaucoup allée en festival et a rencontré des éditeurs sans succès. Elle prépare sa première bande dessinée, tout en travaillant comme vendeuse. Elle obtient une résidence artistique à l’étranger et œuvre à sur une histoire, quand un de ses anciens enseignants la contacte à l’improviste : un éditeur cherche un auteur pour réaliser une bande dessinée. Ils font affaire. « En fait, je me suis rendu compte que je n'avais vraiment jamais fait de BD. Parce que (...) je suis passée directement par un livre de cent pages. En plus, j'ai eu plein de problèmes avec cet éditeur-là ! » Les opportunités s’enchainent. Elle vient en résidence à Angoulême et signe un autre contrat. Elle complète ses revenus en travaillant comme modèle vivant et en faisant de l’illustration.
34Emmanuel (milieu défavorisé) s’est d’abord dirigé vers le graphisme où il a travaillé deux ans. Il se décide à reprendre ses études à l'ÉESI et obtient un prêt étudiant. À sa sortie, il tient un blog et obtient une résidence à la MDA, sans que son projet aboutisse. C’est un auteur, devenu directeur de collection, qu'il a rencontré pendant son cursus, qui l’appelle : « Je lui ai filé des pages dégueulasses au brouillon et ils m’ont signé là-dessus. C’était fou. Mon album a été super bien reçu. ». Néanmoins, malgré ce beau début, pendant huit ans environ, il cumule des petits travaux (pages de jeux, colorisation), est au RSA par période, scénarise une série de dessin animé. Il obtient une autre résidence artistique, publie un nouvel album, trouve enfin une série jeunesse dans la presse qu’il publie régulièrement, s’assurant une rentrée minimale qu’il complète d’autres travaux.
35Édith (milieu favorisé) a un parcours de formation proche. Elle a fait des études inachevées aux beaux-arts. « La deuxième année, à l’école, on avait accueilli un des enseignants de l’ÉESI, (...) Et, du coup, j’étais resté en contact avec lui (...). On échangeait beaucoup de mails. » En parallèle de cette formation, elle a fait une école spécialisée de bande dessinée, ce qui l’amènera une première fois au festival d’Angoulême. Elle évolue ensuite entre un atelier fondé avec des amis et des formations complémentaires, notamment dans le dessin animé. Puis elle travaille pour un studio d’animation, participe à des fanzines, est vendeuse en librairie. Elle vient une première fois à Paris, repart, y revient et s’y installe. Elle vit avec un auteur quelques années, pendant lesquelles elle fait du babysitting, produit quelques travaux d’illustration et de publicité, mais surtout travaille en librairie pendant trois ans. Grâce à son ami, elle fait de la couleur pour un éditeur, puis obtient une courte résidence à la MDA d’Angoulême, retourne à Paris quelques mois, puis décide de venir s’installer à Angoulême. Elle publie enfin une première bande dessinée pour la jeunesse, deux ans après le début de sa résidence.
« Et maintenant, je suis en train de signer pour un projet où je serai dessinatrice et coloriste (...) Et j’ai un autre contrat avec une autre maison d’édition dont je dois terminer le bouquin (...). Mais ça a été long, au total, sept ans. »
36Édouard (milieu très favorisé) a fait une formation spécialisée dans l’animation, laquelle l’amène à rejoindre Angoulême pour travailler sur son premier contrat. Il a toujours hésité entre bande dessinée, animation et illustration. Il travaille sur une autre production :
« Autant la première me laissait du temps libre, là plus trop, et c’est là que j’ai eu plus envie de dessiner, en plus je voyais mes potes qui dessinaient, qui faisaient des albums, je me disais, ça a l’air cool et j’avais envie d’être avec eux. »
37À la fin de son deuxième contrat, grâce à un ami, il contacte un scénariste à qui son travail plaît. Ils préparent un dossier qui est accepté. Deux tomes sont prévus avec la possibilité de faire une série. On pourrait penser que tout va bien pour Édouard, mais il tombe alors en dépression. Il arrivera à s'en remettre, fera les albums prévus, retournera travailler dans l’animation. Il prépare désormais un nouveau projet en bande dessinée.
Image 9. Un des studios d’animation d’Angoulême, comme celui où Édouard a travaillé, juillet 2017.
©Alain François
- 11 Néanmoins la proximité entre dessin animé et bande dessinée dépasse largement les opportunités loca (...)
38Ces derniers récits montrent le recours fréquent au dessin animé pour gagner sa vie. C'est d'une part que les auteurs disposent de compétences proches (Emmanuel) ou ont été formés dans ce domaine (Édouard, Édith), mais aussi que de nombreux studios sont installés à Angoulême11.
39De manière plus large, les recours aux institutions locales sont fréquents pour obtenir quelque rétribution. Comme les photos ci-dessous le montrent, les auteurs peuvent alors sortir des compétences qui découlent de leur activité. Par exemple, ci-dessous, un auteur a été employé pour monter une exposition à la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l'Image (CIBDI).
Image 10. Montage d'une exposition. Octobre 2013.
© Alain François
Image 11 Accueil de la CIBDI, 4 septembre 2019
© Alain François
Image 12. Matéo Pillu, (auteur ne faisant pas partie de l’échantillon), chargé de mission à la CIBDI.
© Alain François
- 12 Lequel consiste en la création d’une base de données des périodiques en français sur la bande dessi (...)
40De nombreux futurs auteurs ont travaillé à l’accueil de la CIBDI à leur sortie des études. Les postes d’accueil et de gardiennage sont appréciés en ce qu’ils ne mobilisent pas une forte énergie mentale. Fabien et Éloi, par exemple, ont eu des postes de ce type. Ces ressources institutionnelles peuvent parfois se concrétiser par des postes plus ou moins durables. C’est le cas pour Matéo Pillu, qui a été chargé de mission pour l’université Bordeaux Montaigne auprès de la CIBDI, dans le cadre du projet MédiaBD12 de février 2018 à juin 2019.
41Ce n'est pourtant pas spécifique à Angoulême qui, certes, offre de nombreuses opportunités. Les plus jeunes dont nous parlons ici sont majoritairement venus à Angoulême pour leurs études. Mais on trouve beaucoup de personnes dans l'échantillon général ayant fait leurs études en France ou en Europe, et qui ont usé aussi des ressources du milieu local, à Strasbourg, à Paris, à Bruxelles ou ailleurs, pour travailler.
42Ce qui caractérise ceux qui ont déjà un parcours assez abouti, c'est qu’ils recourent à de multiples activités pour poursuivre leur projet. Emmanuel a travaillé dans la publicité sur le lieu de vente (PLV) et le graphisme, Éva dans la vente et est modèle vivant, Éloi fait du gardiennage. Pour ces trois-là, issus de milieu défavorisé, on peut comprendre qu'ils aient su se saisir de toutes les opportunités pour poursuivre leur carrière. Mais les parcours, comme on l'a dit plus haut, ne sont pas si différents pour Édith qui a fait du babysitting et travaillé en librairie ou Eugène qui a fait beaucoup de petits boulots d'illustration. Seul Édouard, qui alterne bande dessinée et animation, peut disposer, grâce à cette dernière activité, du statut d’intermittent du spectacle.
43La plupart ont déplacé leurs activités vers les domaines les plus proches possibles de la bande dessinée, en quittant les activités sans rapport avec le dessin. C'est le cas pour Eugène, qui réussit à ne vivre quasiment que de la bande dessinée (c'est le seul de l'échantillon), mais confesse travailler pendant le week-end et les vacances pour arriver à payer son loyer. Les revenus des autres découlent de la bande dessinée et d'autres travaux : illustration (Emmanuel, Éva, Édith), scénarisation (Emmanuel), enseignement (Éloi), etc. Mais alors même que ceux dont nous venons de parler semblent en bonne voie de poursuivre leurs carrières, il faut bien admettre que les revenus de la bande dessinée sont majoritairement insuffisants pour en vivre totalement.
44On l'a vu, les auteurs ont fréquemment recours à des activités autres que la bande dessinée, parfois associées à celle-ci (dessin animé, jeu vidéo, communication graphique, illustration, etc.), parfois plus éloignées en ce qu'elles laissent moins de place à la créativité ou nécessitent des compétences supplémentaires (vente en librairie spécialisée, maquettage, enseignement ou interventions pédagogiques, responsabilités éditoriales), parfois sans aucun rapport. Les débuts de carrière sont les périodes où les auteurs usent le plus souvent de cette dernière catégorie d’activités.
45Ces activités font baisser d’autant les capacités des auteurs en termes de créativité. Eddy, par exemple, explique : « J’ai fait pas mal de boulot de type manuel, je sais bien comment on est quand tu rentres de ce type de boulot. On n’a pas forcément envie de créer et (...) ça finit par te bousiller ».
46La concurrence entre le travail alimentaire et la préparation de projets de bande dessinée s’affirme clairement. Or, quand il est question des professions artistiques, il est de bon ton de parler de vocation, une vocation « définie comme le fruit d’une révélation intime, de l’appel extérieur d’un ordre supérieur, d’une rencontre avec une œuvre ou un(e) artiste révélant une nécessaire passion ou de la mise en œuvre d’un talent lié à un passé ou à une expérience sociale précise » (Buscatto, 2017, 38), qui fait que les artistes acceptent les difficultés rencontrées.
47Pourtant, les jeunes auteurs rencontrés déclinent peu leur amour de la bande dessinée de manière exclusive. Le passage des écoles, où l’essentiel des formations se fonde sur l’art, à la pratique réelle de la bande dessinée (apprendre à présenter ses dossiers, trouver un éditeur, gérer son temps de travail, etc.) est souvent une véritable « traversée du miroir », pour reprendre l’expression d’Everett C. Hughes (1958, 119) où l'on passe d’une vision parfois encore naïve à une perception plus professionnelle, ce qui explique que certains préféreront d’autres voies. Les revendications portées par les États-généraux de la bande dessinée, la ligue des auteurs professionnels, le groupement Bande dessinée du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs montrent assez que l’acceptation du modèle de l’économie inversée, où l’on se satisfait d’autres activités pour pouvoir produire son art (Bourdieu, 1992), n’est que très partiellement à l’œuvre ici.
48Plus encore, on a pu voir que les plus jeunes avaient de véritables intérêts pour d’autres médias que la bande dessinée : jeux vidéo et dessin animé, notamment, construisent l'attrait pour le graphisme autant que la bande dessinée. Par exemple, Flore (80-99) n’est venue à la bande dessinée que tardivement. D’abord inscrite dans un cursus d’Arts du visuel, elle est surtout attirée par l’image numérique.
« Et puis j'ai trouvé le cursus à l'ÉESI, qui faisait le master BD. Et je me suis posé [...] la question, je ne connais rien à la BD, est-ce que je peux me voir là-dedans ? [...] je me suis dit, allez, je me lance dans la bande dessinée, c'est de l'image, statique ou pas, ce qui m'intéresse c'est l'image. »
49Il n’est pas question de vocation ici. Ces intérêts, qu’ils existent auparavant ou se développent à partir des formations, sont parfois à la base de conversions, de détours ou d’une multiplication des activités. C’est le cas pour Élise, pour Ferdinand, Félix, etc.
50Mais c'est dans toutes les professions artistiques que se développent la pluriactivité (plusieurs activités dans un même secteur professionnel), la polyactivité (plusieurs activités dans plusieurs secteurs professionnels) et la polyvalence (plusieurs métiers dans un même collectif de travail) (Rahou et Roharik, 2009). La polyvalence est déjà au cœur de la profession d’auteur de bande dessinée, puisqu’ils gèrent des tâches administratives (contrats et droits d’auteurs, déclarations à l’URSSAF, facturation, etc.), des fonctions organisationnelles (gestion des contacts, des dossiers, des délais) des tâches techniques (numérisation, etc.) et, enfin, des tâches artistiques, ce sont les deux premières spécifications qui permettent de mieux les distinguer. Or, tous ont été polyactifs au début de leur carrière et la majorité ont été pluriactifs. On retrouve là la multiplication des tâches dans les professions artistiques (Bureau, Perrenoud, Shapiro, 2019). Devenir auteur de bande dessinée sous-entend de ne pas être seulement auteur de bande dessinée. Le travail de l’ombre, c’est alors celui que l’on doit accomplir pour gagner sa vie et dont les auteurs qui ont la faveur de la presse parlent peu souvent.
51Une autre dimension est rarement mise en avant : celle qui tient à la construction des réseaux professionnels. Les auteurs entrés rapidement en bande dessinée ont une propension à ne rien laisser passer, à tenter leur chance, à présenter leurs travaux. Mais cette proactivité découle en partie de configurations familiales qui favorisent l'émancipation.
52D’une part, on voit se dégager des contraintes qui obligent à devenir indépendant : un apprentissage précoce de la résistance aux objurgations scolaires (Éric), des déplacements géographiques (Emmanuel), des séparations familiales (Emmanuel, Émile). D’autre part, au contraire, on observe des modèles familiaux qui favorisent la prise de confiance en soi, notamment quand les choix sont non seulement acceptés par les parents, mais soutenus par eux (Éric, Éloi, Elias, Fanchon).
53Ces deux configurations produisent un esprit d’initiative qui achève de se construire à travers un fort investissement dans un parcours supérieur qu’ils adaptent à leurs envies (Éva et Émile) et l’apprentissage de l’autonomie dans une école qui défend cette pédagogie (Vanderbunder, 2015), qu’ils en aient souffert (Emmanuel dit que les critiques qu’il a subies lui servaient) ou qu’ils l’aient adorée (Éloi). La proactivité des auteurs et le développement des réseaux s’associent alors étroitement, on le voit dès les formations, quand ils pensent à préparer leur sortie des écoles, en suivant des cours supplémentaires (Éva, Édith, Fanny) ou en prenant des contacts professionnels (Émile, Édith, Éva, Eugène).
54La construction du carnet d’adresses passe d’abord par les formations. Comment expliquer que ce qu’Emmanuel juge avoir été « des pages dégueulasses au brouillon » lui permettent de signer un contrat, sinon parce que l’auteur-éditeur le connaissait pour être intervenu dans un workshop de son école et savait qu’il ne s’agissait là que d’une ébauche grossière ? Le professeur qui a orienté Éva vers un éditeur était l’enseignant d’un cours de scénario qu’elle avait choisi de prendre en plus de son cursus universitaire. Les premières relations professionnelles se bâtissent avant tout au sein des écoles, pas seulement avec les enseignants ou les intervenants extérieurs, mais surtout avec les camarades de promotion, ce qu'a bien noté Benjamin Caraco à propos des auteurs de l'Association (Caraco, 2017).
55Or, la théorie déjà ancienne de Mark S. Granovetter (1985) montre comment les liens faibles, relativement distendus, dépendant davantage du monde professionnel, étaient plus utiles à l’insertion économique que les liens forts qui se créent entre proches, parents et amis. Cette conceptualisation se révèle fort utile pour mieux comprendre comment les configurations relationnelles des jeunes auteurs favorisent ou non l’avancée de leurs carrières.
56Si l’on observe les réseaux des auteurs, tels qu’ils sont décrits dans les entretiens au moment où ils cherchent à entrer en bande dessinée, on perçoit trois tendances assez fortes : tout d’abord une focalisation importante sur les collectifs estudiantins des écoles, sans contact avec des auteurs déjà engagés dans une solide carrière (en dehors des enseignants, bien sûr), ensuite des relations avec d’anciens étudiants ou des auteurs habitant dans la même ville que les futurs auteurs et, enfin, des contacts répétés avec des professionnels résidant ailleurs que dans la ville où logent les futurs auteurs, que ce soit en France ou à l’étranger. Réseaux estudiantins, réseaux locaux et réseaux étendus -lesquels sont souvent construits sur des liens faibles- se séparent ainsi assez facilement.
57Si on les compare à la rapidité d’entrée en bande dessinée, on obtient des résultats assez évidents : la majorité des auteurs disposant d’un réseau étendu (cinq au total), réseau qu’ils ont souvent contribué à créer, font des entrées assez rapides dans la profession (quatre d’entre eux), suivie ou non d’un détour. De tels réseaux sont souvent bâtis par des contacts d’abord universitaires (Édith, Éva, Emmanuel) et la cooptation dans des collectifs, estudiantins ou non (Édith, Éva, Fanchon, Faustin, etc.), et s’élargissent par des contacts pris de leur propre chef, dans les festivals, dans des stages ou des voyages d’études (Édith, Éva, Émile) ou directement auprès des éditeurs (Éloi, Fanchon, Éric). Parmi ceux-là, on voit aussi que si l’entrée en bande dessinée se fait parfois vite (Émile, Éric), elle n’est pas toujours couronnée de succès. Dans tous ces cas, le soutien familial peut jouer un rôle certain (Éric) et permettre d’accéder à des ressources différentes.
58Au contraire, ceux qui ne disposent à la sortie de l’école que d’un réseau estudiantin (Fabien, Faustin, Flore, Fanny, Firmin, Ferdinand) sont ceux aussi qui restent le plus longtemps en attente d’un éditeur. Ce sont aussi ceux-là aussi qui font le plus souvent des activités sans lien avec la narration graphique. Et ce sont aussi eux qui ont des carences en termes de compétences juridiques et administratives. Parmi eux, quelques-uns voient leur réseau s’amplifier par le recours aux ateliers (Firmin et Faustin) qui leur permet de bénéficier des conseils et des ressources d’auteurs plus expérimentés (Caraco, 2017). Et, on l’a vu, c’est ainsi qu’Eugène arrivera à publier. Le fait qu’ils résident à Angoulême, ville où sont présents de nombreux ateliers, prend alors une certaine importance. Ces relations locales permettent aussi d’accéder à l’ensemble des activités que le milieu peut offrir : illustration, communication, activités pédagogiques, etc.
59Ni les revenus des parents, ni leurs dispositions artistiques n’agissent sur la rapidité d’insertion dans le milieu professionnel. Il en va tout autrement du niveau culturel des familles, qui semble bien agir sur la capacité à faire réseau. Les enfants issus de classe défavorisée sont plus nombreux, en début de carrière, à ne disposer que d’un réseau estudiantin (sept sur huit).
- 13 On pourrait retrouver là les « cliques » qu’évoque Pierre Nocérino (Nocérino, 2020, 193), dont cert (...)
60Finalement, nos résultats sont assez conformes à la théorie de Granovetter. Ce sont les liens faibles, c’est-à-dire le réseau étendu, qui permettent de trouver plus vite des débouchés, les liens forts ne semblant pas favoriser l’intégration professionnelle dans de courts délais. C’est le fait de disposer de relations distendues, avec d’anciens enseignants, des éditeurs, d’autres auteurs, qui va permettre de placer un récit. Mais un niveau intermédiaire, un réseau qui tient finalement d’un entre-deux défini par le fait de s’être fixé localement et de s’inscrire dans les ateliers et dans une communauté charentaise d’auteurs, va permettre de densifier le réseau13. Le travail de l’ombre, ici, c’est celui du relationnel qui lie les auteurs, d’abord entre eux, puis aux éditeurs.
- 14 Si on l’emploie beaucoup dans le travail social et dans le milieu médical, au croisement de la soci (...)
- 15 Le soutien parental est particulièrement important, non pas tant au niveau du réseau professionnel (...)
- 16 C'est ici que le concept de clique que Pierre Nocérino utilise semble le plus porteur, quand il y a (...)
61Pourtant, on ne peut nier l'intérêt des liens forts. Ils constituent l’essentiel du soutien social, concept utilisé de manières différentes selon les auteurs et les disciplines14, dont l’efficacité est ici indéniable. Nous avons parlé plus haut de la manière dont le manque de confiance en soi pouvait agir de manière inhibitrice. Dans un système où l’artiste est souvent renvoyé à ses capacités ou à ses incapacités (Menger, 2009), les crises de confiance en soi sont nécessairement fréquentes. C’est ici que les liens forts interviennent, formant un « réseau de soutien » constitué par des personnes disponibles sur lesquelles l’individu peut compter, qui le valorisent et se soucient de son bien-être (Sarason, Levine, Basham, Sarason, 1983, Joubert, 1995), c’est-à-dire les sources informelles de soutien, par opposition aux sources formelles -aide sociale, associations, autres institutions - (Streeter, Franklin, 1992). Ce soutien peut naître dans un couple, dans la famille15 ou dans les amitiés, mais aussi au sein des promotions et des réseaux estudiantins qui se montrent alors particulièrement efficaces. On se souvient que Fabien a ainsi repris confiance quand sa meilleure amie l’a convaincu de publier sur le Net. Il y a là une consistance des relations, souvent, mais pas seulement, créées au sein des écoles, des promotions et des collectifs, mais aussi du milieu artistique local, par les rencontres, les ateliers et les associations16.
Image 13 Débat après la projection d’un film au bar Le Mars, en octobre 2013.
© Alain François
- 17 Les visages n'ont pas été floutés : il s'agit de photos de groupe, dans des occasions publiques, ne (...)
Image 14. Big Birthday Party, septembre 2014. Big Birthday Party17
©Alain François
- 18 Parmi les personnes plus âgées que celles examinées dans le cadre de cet article, on trouve quelque (...)
62Le fait que les auteurs aient bien du mal à vivre de leur art montre aussi la convergence des deux points soulignés. D'une part, c'est parce que les auteurs, au sortir des écoles, ne disposent pas toujours des capacités qui leur permettraient d'être immédiatement publiés, qu'ils doivent élargir leurs relations professionnelles18. Celles-ci procurent des ressources pour disposer d'activités les plus proches possibles de la narration graphique. On le voit bien en étudiant les trajectoires : c'est en début de carrière que les travaux les plus éloignés de la bande dessinée sont le plus utilisés, c'est quand les rattachements locaux se font que l'on a le plus d'activités proches de la bande dessinée et, enfin, quand les réseaux faibles s'étendent que l'on fait bien plus de bande dessinée.
63Pour autant, les collectifs qui sont à la base des réseaux estudiantins, les ateliers qui structurent les réseaux locaux ou les relations plus distantes qui élargissent encore leurs horizons ont leur utilité. Les premiers procurent du soutien face à l'incertitude de la profession. Les liens intermédiaires des réseaux locaux, souvent, permettent de trouver des activités plus proches du dessin ou du scénario, on l’a dit, mais aussi de disposer de conseils et de recommandations, qu’il s’agisse de techniques artistiques ou de renseignements administratifs, commerciaux ou juridiques. Ces liens sont réellement intermédiaires, en ce qu'ils lient souvent affectif et professionnel. Enfin, les liens faibles ne s'étendent vraiment qu’avec les premières publications des auteurs.
64Si l’extension des réseaux est fondamentale, on se doit de souligner que les activités aussi transforment les réseaux. Les tâches accomplies peuvent faire dévier une trajectoire hors du secteur de la bande dessinée, on en a eu des exemples, mais aussi ouvrir des opportunités dans la bande dessinée : les activités sont aussi le support du développement des relations professionnelles. Autrement dit, les activités se transforment avec les réseaux et les réseaux avec les activités. C’est cette interaction qui permet aux auteurs de construire leurs trajectoires professionnelles, dans un contexte qui n'est en rien spécifique aux artistes de bande dessinée, mais qui concerne globalement la plupart des professions artistiques (Bureau, Perrenoud, Shapiro, 2019).