1La Bibliothèque historique de la ville de Paris (BHVP) conserve un fond de plus de 1 500 cartes photographiques représentant des boutiques et des métiers parisiens de la première moitié du XXe siècle. Depuis le tournant du siècle, les cartes postales sont en effet en plein essor : la population, de plus en plus alphabétisée avec l’instruction obligatoire, s’éprend de ce moyen de communication qui permet de rester en contact avec ses proches en cette période de fort exode rural. Les nouvelles s’échangent régulièrement sur ces supports imagés produits à faible coût grâce aux progrès des techniques d’impression. Le choix de la représentation au recto est alors rarement laissé au hasard. L’image envoyée parle de soi, représente son quotidien, suggère ses émotions ou évoque un événement de sa vie. Cela peut être un message général (bonnes fêtes, souvenir, bonjour…) assorti d’une reproduction générique ou une photographie de la ville où l’on réside, de son quartier ou encore de son usine ou de son lieu de travail, voire un portrait dans les cas les plus individualisés. Les cartes photographiques (figures 1-3) répondent à cette demande d’images personnalisées qui accompagne la correspondance amicale et familiale. Elles sont exécutées par des photographes ambulants qui démarchent leurs clients dans la rue pour les photographier au sein de leur environnement quotidien. Les épreuves sont ensuite tirés sur un papier pré-imprimé pour être envoyées – comme il est possible de le voir sur les figures 1 et 2 qui comportent un timbre et un cachet postal. Les cartes photographiques se distinguent donc des cartes postales par leur procédé de fabrication. Les premières sont de véritables tirages gélatino-argentiques, réalisés par des photographes sur du papier dont le verso a été imprimé pour la correspondance postale, tandis que les secondes sont tirées en grande quantité selon le procédé de la photogravure ou de la phototypie.
- 1 BHVP – 4C-EPF-002-0546.
2Ces clichés sont des archives de première importance pour l’histoire du travail et des métiers, car peu de sources donnent à voir de manière aussi précise l’environnement et les habits professionnels des travailleurs. Bouchers, imprimeurs, libraires, etc., posent devant leurs boutiques ; égoutiers, déménageurs, chauffeurs-livreurs, miroitiers, etc. se font photographier avec leurs véhicules ou leurs outils. Or, non seulement, il y a finalement peu de représentations iconographiques professionnelles de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, mais ces images ont la particularité de moins déformer la réalité des pratiques et des apparences au travail que d’autres sources. Contrairement aux manuels professionnels, par exemple, il ne s’agit pas de sources prescriptives de seconde main où l’auteur est toujours susceptible de mettre en avant une norme qui n’est pas forcément respectée dans la réalité. À l’inverse des catalogues commerciaux, les cartes photographiques des boutiques et des métiers parisiens indiquent les vêtements et les instruments effectivement utilisés et non ceux disponibles à la vente. Elles suppléent alors à l’absence de description qui caractérisent les listes d’objets, d’outils, ou de matières premières dressées par les inventaires après décès ou après faillite. Enfin, les cartes photographiques, à rebours d’autres sources iconographiques telles les publicités, les images promotionnelles ou les prises de vue en studio, n’ont pas été préparées : si les personnes posent, elles ne se sont pas habillées pour l’occasion et portent donc leurs vêtements habituels. L’une de ces cartes précise d’ailleurs au verso : « N’allez-vous pas reconnaitre nos jolies frimousses ne faites pas attention car nous sommes tous dégoutants on nous a pris à l’improviste et avons voulu en profiter pendant que nous avions notre Cher1. » Elles sont donc moins susceptibles de donner une vision idéalisée ou biaisée de la réalité que les images de commande. Ces archives peuvent même ainsi apparaitre comme une appropriation du médium photographique par les acteurs qui sont maitres de l’image qu’ils livrent d’eux-mêmes. En effet, si ces cartes sont utilisées par des épistoliers n’apparaissant pas au revers, très souvent, les messages au dos s’empressent d’identifier les lieux ou les personnes (la fenêtre de son appartement, la boutique où l’on officie, son patron ou sa famille), attestant de l’importance accordée à cette possibilité de donner à voir son milieu de vie, son travail, ses proches et soi-même, voire, plus symboliquement, sa réussite à Paris.
Figure 1 : [Boutiques parisiennes. Café, vins, restaurant, tabac], 1910, carte photographique, 13,8 x 9 cm, Paris, BHVP.
Source : Ville de Paris / BHVP.
Figure 2 : [Boutiques parisiennes. Comptoir liquoriste (11e arr.)], 1908, carte photographique, 9 x 13,9 cm, Paris, BHVP.
Source : Ville de Paris / BHVP.
Figure 3 : [Boutiques parisiennes. Peintres en bâtiment], 1905-1920, carte photographique, 9 x 13,9 cm, Paris, BHVP.
Source : Ville de Paris / BHVP.
3Trois de ces cartes photographiques conservées à la BHVP (figures 1 à 3) montrent des peintres en bâtiment posant dans la rue en groupes plus ou moins nombreux (de quatre personnes pour la figure 1 à plus d’une vingtaine pour la figure 3). Ils portent leurs vêtements de travail – une longue blouse ou un pantalon et un bourgeron ou paletot clairs – et ont été photographiés, semble-t-il, à différents moments du jour. Sur la figure 1, les habits sont maculés de peinture comme après une journée de labeur, tandis qu’ils sont beaucoup plus propres dans les figures 2 et 3, comme si les clichés avaient été pris en début de journée. Les peintres se sont regroupés de manière à être tous visibles et à bien regarder l’objectif, adoptant de la sorte des attitudes variées : debout bras croisés sur le torse, mains dans les poches ou derrière le dos pour les poses les plus statiques ; attablés à une table de café, assis à califourchon ou par terre, une cigarette ou un verre à la main, faisant parfois mine de trinquer pour les poses plus vivantes. À travers ces sources iconographiques, s’expose donc un groupe socioprofessionnel, celui des peintres en bâtiment, caractérisé par son apparence – en l’absence d’outils visibles, ce sont les blouses et les surtouts blancs qui ont permis leur identification lors du catalogage des cartes.
- 2 Selon le catalogue du fonds, quatre cartes seulement représentent des peintres en bâtiment. L’étude (...)
- 3 La taxinomie choisie pour la consultation des inventaires est large (peintre en bâtiment, entrepren (...)
4Que nous apprennent alors les cartes photographiques de la BHVP sur l’identité collective spécifique à ce métier ? L’uniformité de l’habillement est-elle le résultat de normes vestimentaires imposées aux travailleurs ou reflète-t-elle l’homogénéité sociale et culturelle de la profession de peintre en bâtiment ? Comment interpréter les légères différences qui se révèlent derrière cette similitude apparente ? Sous la blouse, le paletot et le bourgeron, des vestons, des nœuds papillons, ou des lavallières se remarquent ; le chapeau melon peut remplacer la casquette… S’agit-il de préférences vestimentaires individuelles ou est-il possible de déceler dans ces infimes variations des effets de distinction volontaire, des signes d’une hiérarchie socioprofessionnelle chez les peintres en bâtiment et, par extension, d’identités plurielles ? Répondre à ces questions implique de convoquer d’autres archives qui seules permettront de faire parler ces images et d’analyser, le cas échéant, le rôle joué par l’apparence vestimentaire dans la ou les constructions identitaires des peintres en bâtiment au tournant du XXe siècle. Cet article dressera donc le portrait d’un métier – peintre en bâtiment – et de ses pratiquants en croisant les trois cartes photographiques de la BHVP représentant des peintres en bâtiment2 avec les informations tirées d’autres sources : archives juridiques et commerciales3 (inventaires après décès, statuts de société aux Archives nationales – AN – et dossiers de faillites aux Archives de Paris – AD), littérature professionnelle (manuels de peintre en bâtiment et en décor, recueils et planches de modèles, périodiques et journaux) selon une fourchette chronologique volontairement large (de la fin du XVIIIe siècle aux années trente) de manière à déceler les possibles évolutions dans la pratique, la profession et l’habillement. Ce choix iconographique étaye les archives juridiques et commerciales consultées qui sont essentiellement parisiennes.
- 4 Noiriel, 1986 ; Le Play, 1983 ; Le Play, 1989. Le prolétaire travaillant à l’usine ne devient une r (...)
- 5 Corbin, 1995. Il y a, par exemple, de nombreuses récriminations contre le café, source de tous les (...)
- 6 Définitions du CNRTL [en ligne], consulté le 21 février 2022. URL : https://cnrtl.fr/definition/blo (...)
- 7 Dans la suite de l’article, les deux termes, bourgeron et paletot seront donc employés indistinctem (...)
5À première vue, la plupart des signes sociaux perceptibles sur ces clichés de peintre en bâtiment indique une identité ouvrière, au sens large qui prévalait à l’époque, c’est-à-dire celle de travailleurs manuels4 : ainsi, la casquette – que presque tous portent – ou l’usage de se réunir au café pendant la journée de travail. La première, attribut traditionnel des classes laborieuses, comme le second, distraction populaire concentrant les anathèmes5 des théoriciens de la question sociale au XIXe siècle, sont étroitement associés aux professions manouvrières et aux catégories sociales les plus modestes. De même, le paletot, le bourgeron ou la blouse blanche que revêtent les peintres en bâtiment font partie des emblèmes des métiers ouvriers depuis la révolution de 1830 (Faure, 2015). Ces trois différents types de surtouts ne sont pas toujours facilement distinguables car ils se portent tous de la même manière : ils s’enfilent au-dessus des habits pour les protéger. La blouse, vêtement de grosse toile en forme de chemise, se porte large et descend jusqu’aux genoux tandis que le paletot ou le bourgeron sont des vêtements courts qui s’arrêtent aux hanches. La différence entre paletot et bourgeron est particulièrement ténue car si, le bourgeron est une « courte blouse de toile que portent les ouvriers, les soldats pour certains travaux » et le paletot, « une veste boutonnée par devant, à poches plaquées6 », les deux se confondent dans les sources et les écrits scientifiques : la grande majorité des surtouts courts ont la forme de veste boutonnée, avec ou sans poche, sauf dans le vêtement militaire, ce qui laisse à penser que les deux termes sont employés l’un pour l’autre7. Reste que le port de vêtement de travail est un marqueur identitaire fort ; il désigne une catégorie sociale en s’opposant aux gens en habits selon l’antagonisme de classe qui se construit au cours du XIXe siècle. D’ailleurs, les postures sur les images ne possèdent pas, dans l’ensemble, le maintien qui distingue les classes bourgeoises ou aristocratiques ; la raideur du corps, l’élégance ou les accessoires (canne, chapeau haut de forme, chapeau melon, gants...) caractéristiques des couches supérieures de la population sont absents des photographies, ce qui est, somme toute, assez logique pour un métier artisanal comme celui de peintre en bâtiment.
6Officiant tant à l’extérieur (façades, portes, balustrades, grilles, persiennes, volets, vitrines…) qu’à l’intérieur (murs, plafonds, placards, boiseries, parquets, tomettes…), le peintre en bâtiment est
« celui qui, la construction étant achevée, est chargé du soin de décorer les différentes parties du bâtiment en y appliquant des couleurs qui, par leurs nuances diversement combinées, contribuent tout à la fois à l’embellissement de ces parties et à leur conservation » (Riffault, 1825, 1).
7Souvent dénommés « ouvriers peintres » dans les sources de l’époque, ces travailleurs font ainsi partie du secteur du bâtiment, au même titre que les maçons, les charpentiers ou les plâtriers, et sont, de ce fait, affiliés à la fédération nationale du bâtiment et aux syndicats ouvriers (Le Peintre en bâtiment, 1910-1911 ; Rainhorn, 2010). Certaines de leurs tâches se confondent d’ailleurs avec celles de la construction dont ils partagent techniques et outils. Avant de peindre, ils exécutent des travaux d’apprêt : ils lessivent, brûlent et grattent si nécessaire les anciennes couches, puis poncent, époussètent, rebouchent, voire enduisent ou replâtrent les murs. Ils confectionnent donc mastic, plâtre et enduit et emploient grattoirs, brosses, brûloirs, couteaux... Ils effectuent aussi la pose de papier peint, qui se développe au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, et de menues opérations de vitrier. Tous les manuels professionnels comprennent en effet des chapitres sur l’art du vitrier et la pose de tenture, et l’ensemble des inventaires mentionnent des rouleaux de papier peint et des feuilles de verre. Le cœur même du métier est tout autant physique et manuel. Non seulement les surfaces à peindre peuvent être conséquentes, mais les peintres en bâtiment fabriquent également eux-mêmes leurs couleurs. Si l’usage de broyer les pigments se perd au cours du XIXe siècle, ils préparent toujours leurs peintures au fur et à mesure des besoins journaliers en mélangeant les teintes pour obtenir la coloration souhaitée et en les délayant dans un liquide – le véhicule – qui peut être de l’eau, de l’essence, de la colle, de l’huile, du vernis… selon le type de travaux. Ils manipulent alors régulièrement, et en grandes quantités, des produits toxiques, tel l’arsenic qui entre dans la composition des teintes jaunes et vertes, le mercure pour les rouges et surtout le blanc de céruse. Ce dérivé du plomb, qui sert de base à toutes les peintures car il permet d’épaissir et de donner de l’éclat à la couleur, est la cause de nombreux empoisonnements (coliques du peintre, saturnisme). Sa toxicité est reconnue au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et son usage sera interdit dans tous les travaux de peintures en 1909 (mais pas sa fabrication), avec une entrée en vigueur reportée à 1915 (Rainhorn, 2019). Il est alors progressivement remplacé par le blanc de zinc, puis par d’autres substituts moins nocifs.
- 8 L’étiquette « métier d’art », qui émerge au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, vient distin (...)
8Cependant, il ne faut pas oblitérer que cette identité manuelle de la profession, à l’instar de la plupart des métiers à l’époque, s’affirme avant tout à travers une organisation artisanale comme en témoignent les informations relatives à la formation ou à la structure des entreprises. Les peintres en bâtiment ne sont pas de simples manœuvres employés pour de basses besognes parfois dangereuses, ce sont des travailleurs qualifiés qui réalisent aussi les devantures ou les enseignes des magasins, les publicités, ainsi que les décors intérieurs et extérieurs tels les faux bois, les faux marbres, les panneaux et moulures en trompe-l’œil, les ornements floraux ou géométriques, les attributs, ou, plus rarement, de véritables peintures murales. Les plus compétents ont de la sorte un certificat d’artisan d’art8 qui vient parachever un enseignement avant tout familial et corporatif. Bien que les corporations aient été abolies pendant la Révolution française, les sociabilités professionnelles sont en effet restées, dans l’ensemble, inchangées et le métier donc s’apprend auprès d’un maitre, placé en contrat d’apprentissage chez un membre de la famille ou du réseau professionnel parental comme le montrent les biographies dans les dossiers de faillite, les chapitres concernant les contrats d’apprentissages dans les manuels ou la formation de Georges Braque (Danchev, 2005 ; Vallier, 1982). D’ailleurs, l’enseignement professionnel commence seulement à se structurer au tournant du XXe siècle. Auparavant, il n’existe pas réellement d’école d’arts appliqués pour former aux métiers de la décoration intérieure ou d’écoles professionnelles pour les métiers de l’artisanat, à quelques exceptions près comme l’école Boulle pour les métiers du bois. Les écoles municipales, quant à elles, sont plutôt tournées vers l’apprentissage du dessin et de la composition (Enfer, 2003 ; Lahalle, 2006 ; Laurent, 1999). Destinées à des catégories de publics très variés (amateurs, artistes, artisans, ouvriers…), elles poursuivent, entre autres, une optique de perfectionnement professionnel : les travailleurs qui y allaient, à l’instar de Georges Braque, cherchaient à acquérir une compétence graphique et créative supplémentaire pour pouvoir dessiner et inventer de nouveaux modèles et motifs ; leur apprentissage se faisait ailleurs.
- 9 Les manuels professionnels abandonnent en effet progressivement la description de la fabrication de (...)
- 10 Cinq entreprises sur les trente consultées semblent avoir plus de deux employés (AN : MC/ET/I/708 – (...)
- 11 AN : MC/ET/LXXV/1218 – inventaire Vasson en 1851 ; MC/ET/CIII/775 – inventaire Russinger en 1861 ; (...)
9La formation est donc d’obédience artisanale, tout comme l’activité. D’une part, le travail est relativement peu touché par l’industrialisation ; les savoir-faire et les compétences restent globalement inchangés, contrairement à d’autres branches (menuiserie, orfèvrerie, verrerie, textile…) où l’usage des machines modifie profondément les pratiques et l’organisation de la filière, la faisant passer du régime de l’artisanat à celui de l’industrie. Le principal changement concerne la fabrication des pigments et des vernis ou des colles, pris en charge par l’industrie au cours du XIXe siècle et vendues sous formes de poudre, de grain, de pains9... Si, au tournant du XXe siècle, les manuels professionnels et les publicités prônent les peintures en pot toutes prêtes, telles celles de la marque Ripolin, elles sont totalement absentes des inventaires, ce qui révèle que ces marchandises ne se sont pas encore installées dans les pratiques. De même, l’usage de pochoirs et autres poncifs tout faits reste finalement très minoritaire car un bon peintre en décor doit faire ses propres modèles de manière à ajuster la taille du motif à la pièce à décorer. Ils n’apparaissent d’ailleurs pas dans les inventaires. D’autre part, la grande majorité des entreprises de peinture en bâtiment se compose de petits établissements, suivant la structure entrepreneuriale traditionnelle des artisans. La plupart des dossiers de faillite ou des inventaires après décès consultés concerne des indépendants ou des maisons d’un ou deux salariés ou associés qui semblent donc constituer le profil majoritaire de la profession10. C’est la raison pour laquelle les manuels expliquent les rudiments de la tenue d’un fonds de commerce : comment organiser l’atelier et ranger les outils ou entreposer les matériaux, quels prix pratiquer selon les tâches et comment calculer la facturation. Ils préparent à ce futur statut de travailleur indépendant. Il convient alors de souligner que les figures 2 et 3, si elles représentent les salariés d’une même entreprise de peinture en bâtiment, montrent des sociétés de taille bien plus importante que la moyenne, à moins qu’il ne s’agisse d’ouvriers à leur compte œuvrant sur un gros chantier pour un entrepreneur en bâtiment. Dans les passifs des inventaires, il arrive en effet régulièrement de voir la présence de peintre décorateurs, en lettre ou fileur11.
- 12 AN : MC/ET/I/708 – inventaire Daudrieu en 1807 et MC/ET/LXXV/1218 – inventaire Vasson en 1851.
- 13 AN : MC/ET/LXXV/1218 – inventaire Vasson en 1851 ; MC/ET/XXIX/1139 – inventaire Lesieur en 1852 ; M (...)
- 14 AN : MC/ET/I/708 – inventaire Daudrieu en 1807 ; MC/ET/CVII/756 – inventaire Mathieu en 1827 ; MC/E (...)
- 15 AN : MC/ET/XXVIII/854 – inventaire Dodenfort en 1833 ; MC/ET/LXXV/1218 – inventaire Vasson en 1851 (...)
10Dans le cadre de cette identité professionnelle artisanale, la tenue vestimentaire homogène des peintres en bâtiment – longue blouse, bourgeron, paletot et pantalon de teinte claire – se présente donc comme un attribut, un signe distinctif du métier. Sur les cartes photographiques, les autres artisans ou boutiquiers n’ont pas de réel code vestimentaire, excepté les différentes sortes de tablier. Pourtant, si cette apparence fait office de marqueur identitaire, et en conséquence de norme collective, force est de constater qu’elle n’est ni pensée, ni appropriée par la profession. Les archives sont en effet muettes à ce sujet. Aucun manuel professionnel, malgré leur aspect encyclopédique, n’évoque l’habillement, pas même pour donner des conseils sur les manières d’éviter ou de nettoyer les taches. Les catalogues commerciaux de fournitures pour artistes, peintres en bâtiment et peintres décorateurs ne proposent pas d’habits, et il est très difficile de déceler des vêtements de travail dans les inventaires en raison de l’imprécision des termes, qui se voit aussi dans les listes de mobiliers ou d’outils, conséquence de l'absence de nomenclature commune aux clercs de notaire ou aux inspecteurs chargés des inventaires. Dans la première moitié du XIXe siècle, des « culottes de velours12 » rappellent la mise d’autres ouvriers – charpentier, terrassier – (Faure, 2015). Des paletots reviennent à plusieurs reprises13, mais dans six inventaires uniquement sur trente. Les expressions « pantalons et vestes de drap14 », qui apparaissent dans presque tous les inventaires, pourraient évoquer des vêtements de travail, en particulier lorsque les possessions vestimentaires comportent également des « habits », mais les couleurs ne correspondent pas toujours (il y en a des noirs, des gris et des colorés et ce sont parfois les seuls). De plus, la dénomination « drap » ne présuppose pas des tenues robustes ou de tous les jours puisqu’il peut y avoir des habits de drap noir ou des gilets de drap brodé. Il y a également plusieurs mentions de pantalon d’été15 qui pourraient faire office de surtout pour les jambes et des tenues qualifiées de « vieilles » (vieux pantalon de drap, vieux linges) qui laissent à penser que certains peintres employaient de vieux vêtements pour travailler. Il faut enfin noter que les inventaires précisent de moins en moins le contenu des garde-robes au cours du siècle, sans doute en raison de la valeur de plus en plus faible de ces possessions avec le développement des vêtements préfabriqués à taille (Charpy, 2015). D’ailleurs, il n’y a pas de trace de réglementation sur ce point avant octobre 1913. À cette date, un décret du Code du Travail et de la Prévoyance vient stipuler pour les métiers ayant à manipuler des matières dangereuses, comme le blanc de céruse pour les peintres, le port de surtouts exclusivement affectés au travail, ces derniers devant être fournis et entretenus par l’entrepreneur (Brucker, 2015). Il faut ainsi analyser l’uniformité vestimentaire des peintres en bâtiment comme le résultat des particularités du travail lui-même, à savoir, le port de vêtements de protection pour éviter les salissures et le recours à des teintes claires, peut-être pour voir immédiatement les projections de peinture et éviter de tacher l’ouvrage. Si les publicités en couleur de la première moitié du XXe siècle (pour Ripolin notamment) montrent généralement des surtouts de couleur blanche ou bleue, rien ne permet de réellement distinguer la prédominance d’une couleur dans les clichés noirs et blanc de l’époque.
- 16 Brucker, 2015. Il est également possible d’y voir un prolongement du désir d’encadrer et contrôler (...)
- 17 AN : MC/ET/I/708 – inventaire Daudrieu en 1807 ; MC/ET/LXXX/469 – inventaire Vorice en 1871. AD : D (...)
- 18 AN : MC/ET/LXXV/1218 – inventaire Vasson en 1851 ; MC/ET/CIII/775 – inventaire Russinger en 1861. A (...)
- 19 AN : MC/ET/XXVIII/854 – inventaire Dodenfort en 1833 ; MC/ET/XXIX/1139 – inventaire Lesieur en 1852 (...)
11Les figures 1 à 3 montrent de la sorte une certaine homogénéité socioculturelle des peintres en bâtiment. Le groupe possède visuellement une identité professionnelle et son expérience du métier le rattache au corps des artisans, mais cette double affiliation semble moins signifiante pour la profession que l’appartenance à la catégorie des travailleurs manuels et, par conséquent, aux couches populaires de la société. Le port d’une tenue de travail contribue d’ailleurs à inscrire les peintres en bâtiment au sein des classes laborieuses : la construction de normes vestimentaires professionnelles au tournant du XXe siècle – c’est-à-dire l’idée que le travailleur doit porter des habits particuliers pour l’exercice de son métier – s’élabore en particulier dans les usines et les ateliers pour des raisons de sécurité (éviter les accidents avec les machines, les matières dangereuses) et de santé (limiter les maladies professionnelles liées aux atmosphères ou aux substances nocives16). Il n’est alors pas étonnant que les archives juridiques et commerciales confirment cette origine sociale humble. La parentèle (parents, frères, sœurs, enfants) tout comme le réseau amical sont de type artisanal ou ouvrier : les femmes des peintres en bâtiment sont dentelières, blanchisseuses… ; ils côtoient charron, menuiser, serrurier… ; les membres de la famille sont mécaniciens, ferblantiers, imprimeurs, chapeliers, commis négociants, tailleurs, marchands de vin… À lire les inventaires de biens personnels, c’est même la modestie des revenus qui frappe par comparaison avec la description des appartements bourgeois (Charpy, 2010). Les logements sont petits (de une à trois pièces sans la cuisine), les meubles sans caractère, la décoration réduite à quelques rideaux et gravures encadrées, le nombre de vêtements limité, les bijoux et pièces d’argenterie rares et régulièrement laissés en gage au Mont de piété pour disposer de liquidités17. Certains tiennent également une boutique (marchand de papiers peints, de vins, de jouets18) en sus de leur entreprise de peinture pour compléter leurs gains ; d’autres investissent dans des terrains, des actions et autres moyens d’obtenir de petites rentes19. C’est donc bien un milieu ouvrier ou, au mieux, artisanal relevant des classes moyennes ou de la petite bourgeoisie commerçante, comme en témoigne le fait qu’ils soient photographiés avec les boutiquiers de Paris.
12Il existe néanmoins des indices d’une hiérarchie au sein de la profession. Afin d’éviter les travaux au rabais ou au contraire surévalués, les grandes villes font établir des séries de prix par des architectes. Elles se basent sur les déboursés de main d’œuvre et de fournitures (69%), les bénéfices et avances de fonds de roulement (11%), les faux frais (patente, tenue du magasin, chauffage… 20%). Ce sont souvent celles de Paris qui font référence et servent d’étalon pour la province, en tenant compte de la moins-value de la main d’œuvre. Ces séries de prix permettent d’évaluer le coût de chaque type d’ouvrage et, par extension, de connaitre les hiérarchies internes de la profession. Par exemple, lors d’une facturation en surface, les opérations les plus chères sont, soit les plus longues et minutieuses, comme le brulage et le grattage à vif sur moulures ou les enduits sur parties moulurées – le prix est alors proportionnel au temps passé –, soit celles réclamant le plus de savoir-faire, tels les faux bois ou faux marbres – le prix dépend alors de la difficulté du travail. La facturation à la pièce (lettre, attribut, ornement) signale également une réalisation plus complexe. En termes monétaires, les opérations les plus rudimentaires (travaux d’apprêts, peinture des grandes surfaces et travaux de finition) sont donc moins rémunérées que les décors (lettres, ornements, faux bois, faux marbres) tandis que les chefs d’atelier ou contremaitres bénéficient d’une allocation supplémentaire, la plus-value dite de conduite, que Paul Fleury en 1899 évalue à un franc par jour (1899, 325). Autrement dit, deux types de travailleurs sont valorisés financièrement – les contremaitres ou chef d’atelier et les peintres en décor ou peintres décorateurs – et disposent de ce fait d’un prestige supérieur. Lorsque l’envergure des établissements le permet, il y a en effet une répartition des tâches selon une échelle de commandement ou de compétence au sommet de laquelle se trouve le patron. La croissance de l’entreprise engendre ainsi une subdivision professionnelle, invisible chez les indépendants, qui pourrait avoir des répercussions identitaires, c’est-à-dire, modifier l’identité d’ouvrier ou d’artisan peintre précédemment mise au jour et se manifester dans l’habillement. C’est en tous cas ce que tendent à montrer les figures 1 à 3, qui concernent des firmes assez conséquentes, où les légères différences de tenues relèvent d’effets de distinction, sont les signes visuels et symboliques d’une position d’autorité sur les pairs – par des responsabilités ou des savoir-faire accrus – et désignent en conséquence aux yeux de tous – gens de métier ou non – patrons, chefs d’ateliers, contremaitres ou peintres en décor.
Figure 4 : Duchêne, Maison de Peinture, 10 rue Sainte-Anne, Mayenne, France, ca. 1910. Photo A. Chevrinais. Carte postale, 13.8 × 9 cm, Collection of Elizabeth Cowling.
Source : Collection of Elizabeth Cowling.
13La figure 1 est à ce titre particulièrement révélatrice : l’homme à droite, qui arbore un nœud papillon et un chapeau melon, accessoires plutôt bourgeois, semble être le propriétaire de l’entreprise. Ses vêtements sont d’ailleurs bien plus propres que celui des trois autres travailleurs et il ne porte pas de pantalon de travail, ce qui concorde avec l’activité d’un patron, plus orientée vers la gestion de l’établissement, de la clientèle et du chantier. Un deuxième peintre se détache à gauche par son attitude, l’air fier, les bras croisés sur le torse, et ses habits, un col cassé, une cravate et un veston sous le paletot, autant d’éléments d’un langage symbolique qui vise la reconnaissance d’une supériorité sur ses deux collègues au centre. Il est sans doute chef d’atelier ou peintre décorateur et signifie par ces marques vestimentaires qu’il détient la direction effective de l’ouvrage et réalise les tâches les plus complexes et valorisantes. La comparaison de cette image avec la photographie de la maison de peinture Duchêne en Mayenne (figure 4) confirme cette hypothèse. Ce cliché a clairement été mis en scène : les salariés prennent la pose avec leurs outils de travail (échelle, camions de peinture et pinceaux divers) devant leur établissement ; ils font mine de travailler car la devanture, achevée, n’est pas en travaux. Le caractère artificiel de la représentation permet, cette fois-ci, de distinguer les attributs emblématiques propres à chaque position dans l’entreprise. Dans cette carte postale à visée publicitaire, tout a été pensé pour valoriser la firme et correspondre à l’image commune d’une maison de peinture en bâtiment prospère ; en conséquence, chacun a adopté les attitudes, les tenues ou les outils liés à sa fonction. Le patron affiche un costume trois pièces sombre et une cravate qui donne à voir son éloignement du travail manuel et le rapproche des codes vestimentaires bourgeois tandis que les femmes sont à la fenêtre de l’étage, reléguées dans la sphère domestique. Le jeune apprenti tient un camion de peinture ; avant d’avoir acquis suffisamment de savoir-faire, il est l’aide à tout faire. Les peintres, quant à eux, sont presque tous au travail : agenouillés devant le soubassement de la vitrine, en équilibre sur l’échelle pour accéder à la partie haute du piédroit, sur le point de grimper de l’autre côté, ils tiennent une ou plusieurs brosses à la main. L’un d’entre eux (le troisième en partant de la droite) porte les mêmes accessoires distinctifs – un veston, une lavallière – mais le pinceau large qu’il a en main permet, cette fois-ci, de préciser sa position au sein de l’entreprise. Bien qu’il soit difficile de distinguer avec précision le type de brosse, il s’agit dans tous les cas d’un pinceau destiné à la décoration (spalter pour les faux-bois ou veinette pour faire les veines des marbres). C’est donc un peintre en décor.
- 20 C’est par exemple ce qui se passe pour le père de Georges Braque. Il crée une entreprise de peintur (...)
14Les apparences au travail des peintres en bâtiment révèlent de la sorte bien une double hiérarchie à l’intérieur de la profession – de commandement et de spécialité – qui s’exprime en termes vestimentaires et semble avoir une incidence identitaire. L’habillement des patrons, surtout, traduit une démarche d’ascension sociale que confirment les inventaires. Plus le fond d’entrepreneur de peinture est important, c’est-à-dire possède de nombreux employés et répond à des commandes substantielles, plus le statut social du propriétaire augmente : la taille des logements, le nombre de biens détenus et leur valeur ou la présence de domestiques témoignent d’une adoption des modes de vie bourgeois20. Autrement dit, en adoptant des attributs comme la cravate ou le veston, les directeurs de maison de peinture se dissocient de l’identité strictement ouvrière et artisanale des peintres en bâtiment pour indiquer une certaine aisance financière et une réussite sociale. Ils créent une image d’eux-mêmes qui les distinguent de leurs employés, tant pour affirmer leur position de domination dans leur entreprise qu’aux yeux des autres. Les chefs d’ateliers et les peintres décorateurs, de leur côté, reprennent ces accessoires vestimentaires, qui sont des symboles de pouvoir, de manière à montrer leur rang supérieur et leur proximité avec le patron. Pour autant, outre ces emprunts au paraitre du propriétaire, existe-t-il une identité particulière aux chefs d’ateliers ou aux peintres en décor ? Il est difficile de répondre à cette question pour les premiers car les sources n’évoquent quasiment pas de cette condition au sein d’une entreprise de peinture, sans doute parce qu’elle est très marginale puisqu’il y a peu d’établissements de taille suffisante pour avoir une telle division des tâches. Par contre, les archives relatives aux peintres décorateurs témoignent d’une construction identitaire distincte qui complexifie l’image du métier au tournant du XXe siècle.
15Dans les manuels professionnels, les peintres en décor sont, en effet, présentés comme les artistes des peintres en bâtiment :
« La peinture de décors a pour but l’imitation des divers objets qui peuvent concourir à l’embellissement des bâtiments ; aucune limite n’est posée à cette peinture, tout est de son domaine ; l’imitation des bois, des marbres, des bronzes, celui des ouvrages d’architecture, la peinture des lettres, la peinture d’attributs, celles des ornements coloriés, des fruits, des fleurs et des oiseaux qui lient la peinture d’impression au genre le plus élevé. La diversité de ces décors exécutés par une classe d’artistes différents, nécessite des connaissances plus ou moins étendues chez ceux qui les exercent. » (Riffault et Vergnaud, 1843)
16Des connaissances plus ou moins étendues, un lien au genre le plus élevé, ce qui fait des peintres décorateurs une classe d’artistes différents, c’est qu’ils partagent des savoirs théoriques et pratiques avec les beaux-arts, plus précisément avec la peinture. Réaliser des lettres, des ornements ou des faux bois et des faux marbres, c’est avoir des connaissances en géométrie, en dessin ou en perspective ; c’est maitriser les jeux d’ombre et de lumière ou la science du coloris ; c’est enfin posséder une certaine érudition artistique pour reproduire les différents styles historiques (grec, roman, gothique, classique, baroque…), autant de savoir-faire associés aux arts majeurs dont l’apprentissage lui-même s’inspire de la formation académique. Ainsi, l’exercice de la copie d’après modèle et d’après nature, au fondement de la pédagogie académique (Bonnet, 2006), est préconisé pour obtenir la dextérité indispensable à la reproduction exacte du réel – mimesis qui confine au trompe-l’œil pour les peintres en décor. Les auteurs des traités professionnels préconisent d’ailleurs de se constituer une bibliothèque d’échantillons pour s’entrainer et revenir au motif si besoin tandis que l’école de Van der Kelen, créée en 1892 à Bruxelles, possède une marbrothèque et une xylothèque. De manière plus générale, ce qui fait du peintre décorateur une « catégorie spéciale […] qui renferme quelques vrais artistes » (Fleury, 1898, 265-266), c’est la possibilité de concevoir une œuvre originale, unique, surtout dans le cas de décorations de grande envergure.
17Le prestige entourant les peintres en décor est cependant assez récent : en 1850, le manuel Roret du peintre en bâtiment explique encore que, depuis la création de l’Académie, « l’entreprise de la peinture en bâtiments est […] une profession entièrement distincte et en dehors des arts libéraux proprement dits, et n’a plus rien de commun avec la catégorie des artistes » (Riffault, Vergnaud et Toussaint de Sens, 1850, 2). L’édition de 1896, en revanche, modifie ce jugement : « Toutefois, les études professionnelles et l’habileté que déploient parfois certains peintres, surtout ceux qui s’appliquent à la partie dite décorative, permettent souvent de les mettre au rang des vrais artistes. » (Riffault, Vergnaud, Toussaint de Sens et Malepeyre, 1896, 2). Cette nouvelle perception des peintres décorateurs est le résultat, tant de la place majeure prise par la décoration dans la seconde moitié du XIXe siècle – il suffit de penser à l’éclectisme et à la surcharge décorative de l’époque – que de l’essor, avec l’industrialisation, des arts appliqués et d’une nouvelle catégorie de créateur, les dessinateurs de modèle. Afin de défendre leurs droits et valoriser leur travail, toujours considéré comme un art mineur, les professionnels des arts décoratifs se regroupent tandis que le champ se structure avec la création de sociétés (l’Union centrale des arts décoratifs en 1882, la société des artistes décorateurs en 1901), de lieux d’expositions (musées, salons) et de formations (écoles professionnelles, d’arts appliqué, réforme de l’enseignement du dessin à l’école) (Laurent, 1999 ; Brunhammer et Tise, 1990).
- 21 AD : D.11U3 187 – faillite Trouvin en 1854 ; D.11U3 1531 – faillite Cadell en 1894.
- 22 AD : D.11U3 832 – faillite Duille en 1876 ; D.11U3 1531 – faillite Cadell en 1894.
- 23 AD : D.11U3 178 – faillite Devoir en 1851 ; D.11U3 1697 – faillite Gentina en 1898.
- 24 AN : MC/ET/CXV/1648 – liquidation Druot-Polish en 1886. AD : D.11U3 178 – faillite Devoir en 1851 ; (...)
- 25 D.11U3 1531 – faillite Cadell en 1894.
- 26 AD : D.11U3 437 – faillite Holthausen en 1863.
18Comment cette élévation récente du statut des peintres en décor au rang de créateur, voire d’artiste, rejaillit-elle sur leur identité socioprofessionnelle ? Ces derniers se différencient-ils réellement des peintres en bâtiment et, le cas échéant, tentent-ils de rendre visible cette nouvelle affiliation artistique ? Selon les archives commerciales et juridiques, les peintres décorateurs se distinguent, au niveau socioculturel, par leur appartenance à une classe éduquée et leurs sociabilités. Ils n’ont pas forcément beaucoup plus de biens que les peintres en bâtiment, mais possèdent quelques reproductions d’œuvres d’art (plâtres, gravures, tableaux21…), des pianos22, des bibliothèques23, signes d’adoption de la culture savante, et fréquentent, dans le cadre de l’exercice de leur métier, une certaine élite artistique, économique ou politique24. Cette ascension sociale semble d’ailleurs reconnue par le reste de la société puisque le clerc de notaire en charge, en 1894, de l’inventaire d’Albert Cadell, peintre décorateur, note à propos de son actif qu’« il n’existe pas à proprement parler de fonds de commerce car l’artiste se crée sa clientèle en fonction de son habileté25 » tandis qu’un autre signale à propos de Frédéric Holthausen en 1863 que « la vie aventureuse d’artiste qu’a menée votre débiteur est une des causes du désordre de ses affaires26 ».
Figure 5 : Van der Kelen enseignant le faux marbre dans son école, 1893, photographie, Bruxelles.
Source: Van der Kelen Archives.
19La volonté d’être plus qu’un simple artisan se dévoile également dans l’imagerie accompagnant le développement des écoles de peintre en décor. Le portait de Van der Kelen au milieu de ses élèves (figure 5), par exemple, reprend exactement l’iconographie du peintre enseignant dans son atelier : le maitre est représenté en pleine démonstration pédagogique entouré de ses apprentis, palettes et pinceaux en main, en admiration devant son savoir-faire et ses conseils. Il peint un faux marbre, morceau de bravoure de la profession, sur un chevalet et les murs de l’atelier sont couverts de peintures et de dessin de toutes sortes. Tout dans cette image a donc été pensé pour valoriser le travail du maitre – il est même surélevé pour dépasser en taille ses élèves (sans doute est-il monté sur un piédestal caché par l’étudiant agenouillé à ses pieds) – et l’associer à la figure de l’artiste. L’émergence d’une identité artistique au sein de la profession se confirme avec la figure 6 qui représente la promotion 1911-1912 de l’école Sieber à Melun. Les élèves, qui posent alignés en rang successifs encadrés par leurs professeurs et le personnel administratif, arborent, sous le surtout caractéristique des peintres en bâtiment, des accessoires qui modifient à la marge leur apparence et précisent l’image qu’ils veulent renvoyer de leur travail et d’eux-mêmes. Si quelques cravates, nœuds papillon et chapeaux melon se discernent, en particulier chez les enseignants, l’écrasante majorité de la promotion porte la lavallière et le béret du peintre. Autrement dit, à la place des attributs bourgeois qui signalaient jusqu’alors leur position supérieure dans la hiérarchie de la profession, ceux-ci s’approprient les codes vestimentaires de l’artiste pour manifester leur volonté d’être considérés comme des créateurs. Il faut alors faire une dernière remarque sur la tenue de travail des élèves des deux écoles : tous ou presque portent une blouse. Celle-ci est donc également un emblème identitaire artistique, à l’instar de ce qui s’observe dans l’iconographie des ateliers d’artistes du XIXe siècle.
Figure 6 : Étudiants de l’école Sieber, Melun, France, 1911–12, carte postale, Cliché, Gabriel, Melun.
Source : www. delcampe.net
20Ces deux photographies montrent le rôle joué par les collectifs, et en particulier les écoles, dans la construction de cette nouvelle image du métier à partir de la seconde moitié du XIXe siècle : les associations et les lieux de formation contribuent à l’émergence et à la propagation de l’identité artistique des peintres en décor, identité qui s’exprime et se donne à voir, entre autres, via le jeu des apparences. Les signes vestimentaires indiquant l’adhésion à la figure du créateur se diffusent alors au sein de la profession, bien qu’ils s’exposent de manière moins ostensible que dans les écoles. Ainsi, le peintre identifié comme décorateur dans la figure 4 porte-t-il une lavallière, accessoire également affiché par deux autres professionnels des figures 2 et 3 tandis que la blouse, qui reste minoritaire par rapport aux bourgerons ou aux paletots, habille plusieurs individus. En conséquence, le métier attire de nouveaux aspirants et une plus grande perméabilité entre les carrières liées à la création (artiste, artiste décorateur…) s’observe. Albert Cadell, par exemple, après sa formation de peintre décorateur, commence sa carrière « en vendant des tableaux à l’huile, paysages ou portraits. Ces travaux n’étaient pas très lucratifs, et, en 1884, il entreprit des ouvrages de décoration comme sous-traitant. Il déclare que ce nouveau genre de travail était plus avantageux27 ». André Mare, Sonia Delaunay se tournèrent aussi vers les arts appliqués tandis que Georges Braque, à l’inverse, s’engage dans la grande peinture après un apprentissage de peintre en décor. Face à un système académique saturé et en perte de vitesse (White, 2009), la profession de peintre décorateur devient, pour de jeunes gens avides de reconnaissance et de prestige social, une manière d’embrasser une carrière créative et de s’approcher du statut d’artiste si convoité sans subir son caractère par trop aléatoire. L’aura artistique du métier s’accorde avec les aspirations d’une bourgeoisie en quête de légitimité et de respectabilité culturelle pour assoir sa place de nouvelle élite sociale et transformer son capital financier en capital social.
21La valorisation des peintres en décor rejaillit, par extension, sur l’ensemble de la profession des peintres en bâtiment puisque, comme l’explique Philippe Hettinger :
« Où s’arrête le peintre en bâtiment et où commence le décorateur ?
La question est bien difficile à résoudre ; les travaux des uns et des autres se pénètrent si intimement, sont si bien mêlés, qu’il est à peu près impossible d’établir une ligne de démarcation. Il en résulte que, assez fréquemment, le peintre en bâtiment a besoin des outils du décorateur et vice-versa. » (1934, p. 1.)
- 28 An : MC/ET/CIII/1215 – inventaire Ruleaux en 1873. AD : D.11U3 178 – faillite Devoir en 1851. Catal (...)
- 29 AN : MC/ET/CIII/775 – inventaire Russinger en 1861 ; MC/ET/CIII/1105 – inventaire Chaumont en 1870 (...)
- 30 Comme E. Boudry, A-D. Vergnaud ou Pierre Chabat, directeur du Journal-manuel de peintures appliquée (...)
22En effet, étant donné la structure artisanale et micro entrepreneuriale des établissements ainsi que le type majoritaire de commandes – peindre une devanture, une boutique, une cage d’escalier… –, dans la pratique, la même personne exécute généralement les travaux d’apprêts, les fonds, les filages et les décors et possède donc une formation de peintre décorateur. Il faut alors nuancer ces indices d’un changement identitaire : à part pour quelques pratiquants ayant de véritables velléités artistiques, pour la majorité des peintres en décor ou en bâtiment, l’appropriation des valeurs, des normes et des sociabilités véhiculées par le monde de l’art reste fragmentaire. Les livres de modèles ou d’histoire de l’art sont par exemple quasiment absent des possessions des peintres décorateurs et des entrepreneurs de peinture28. Peut-être la profession consultait-elle ce type d’écrits dans les bibliothèques spécialisées ou ouvrières qui se développent au même moment (Brunhammer et Tise, 1990 ; Laurent, 1999 ; Lecture, 1985) – précisément pour développer la culture esthétique des artisans et favoriser la création et la diffusion de nouvelles formes – mais il semble plutôt que l’identité d’ouvrier ou d’artisan peintre mise au jour précédemment reste la plus prégnante, même si elle bénéficie d’une légère promotion sociale et culturelle. La marge d’invention sur les commandes – qui fait le creuset de l’identification à la figure de l’artiste – reste d’ailleurs faible pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le peintre doit se conformer aux désirs du commanditaire ou aux règlements des corporations qui imposent des chartes colorées pour certaines professions (pompes funèbres, bouchers, pâtissiers, marchands de vin par exemple). Ensuite, il est la plupart du temps appelé pour des travaux ordinaires nécessitant finalement peu de créativité. Enfin, pour les ouvrages importants, il est généralement soumis aux desiderata d’un chef de chantier. Il est courant chez les entrepreneurs de peinture et les peintres décorateurs de travailler pour des architectes ayant la maitrise d’ouvrage29, et par conséquent le monopole de la création – la présence de nombreux architectes parmi les auteurs des manuels professionnels et des recueils de modèles30 confirmant cette mainmise des architectes sur la conception d’ensembles décoratifs importants.
23Les photographies de peintres en bâtiment témoignent donc à la fois de l’importance de l’habillement pour saisir l’appartenance à un groupe socioprofessionnel et des jeux sur le paraitre qui s’élaborent à la marge dans une communauté pour créer une image de soi différente et signifiante. Derrière une tenue de travail – surtouts blancs – qui fait office de norme collective et de marqueur identitaire pour la profession, les accessoires vestimentaires – cravate, veston, lavallière, chapeaux, voire blouse – sont les éléments forts d’un langage qui vise la reconnaissance par les pairs et la société d’une hiérarchie interne ou d’une identité artistique. Les images du travail, et les habits en particulier, dévoilent alors les coulisses d’un métier, que l’historien appréhende via d’autres sources telles les archives juridiques, commerciales ou la littérature professionnelle : les clichés de peintres en bâtiment rendent compte, tant des différences identitaires qui sous-tendent les distinctions professionnelles – ouvrier peintre, contremaitre ou chef d’atelier, patron, peintre en décor se dissocient par leurs appartenances sociales et culturelles –, que des changements à l’œuvre au sein la profession et de sa perception – elle est de plus en plus considérée comme une activité de création relevant des arts appliqués. Loin d’une uniformité trompeuse, les apparences des peintres en bâtiment révèlent un travail sur l’image de soi qui renvoie à des constructions identitaires multiples et complexes.