Les auteurs remercient Luc Ria, Jacques Saury et Philippe Veyrunes pour leur lecture critique d’une version antérieure de cet article.
1Être filmé au travail, observer et commenter des films représentant ce travail, visionner et analyser ses propres prestations ou celles des autres, sont des pratiques qui font de longue date partie de l’univers de la formation des adultes. Ce recours au filmage du travail et l’utilisation des films à des fins d’apprentissage-développement soulève des questions appelant des réponses pratiques, mais surtout l’élaboration d’une ingénierie de formation consistante.
2Nous décrivons dans cet article des éléments d’une telle ingénierie des situations de formation (Durand 2008 ; Durand et Poizat 2015), qui a pour caractéristique de s’articuler aux études sur l’activité humaine et ses transformations dans les situations quotidiennes (Poizat, Durand et Theureau 2016). Cette ingénierie a pour objectifs de définir précisément les contenus à acquérir, et de se protéger contre le risque de valoriser des acquisitions marginales par rapport à l’expertise professionnelle visée. Ne se satisfaisant ni d’une connaissance générale et globale du travail, ni de référentiels de métier prescriptifs, elle s’intéresse à l’activité en situation des professionnels et des apprentis.
3Nous nous centrons ici sur le tournage et le montage de films sur le travail, en insistant sur le fait que l’un et l’autre sont contraints par la nature du travail en question, par les présupposés et exigences théoriques et méthodologiques de la démarche d’analyse du travail, et par les effets recherchés du recours à ces films en cohérence avec les hypothèses qui fondent la démarche formative. La présentation concerne deux aspects principaux : d’une part le concours de l’image filmée à l’analyse préalable du travail (principes d’observation et analyse de l’activité, modalités d’enregistrement des traces de l’activité de travail support de séquences d’auto-confrontation et de repérage de ses contraintes et effets extrinsèques) ; d’autre part la conception (choix des contenus et principes de montage) de films portant sur le travail en vue de documenter des situations de formation.
4Cet article est illustré à partir d’une intervention pilote réalisée sous l’égide de l’université de Genève, en partenariat avec l’office des poursuites du canton de Genève, et le service de formation de l’état. Celle-ci a fait suite à l’implémentation problématique d’un nouveau logiciel et à la restructuration des services concomitante d’une mise en question de la gestion de l’office dans les médias locaux, le tout dans un contexte d’interrogation sur la politique cantonale de services publics. L’intervention avait pour objectifs d’analyser l’activité au travail des huissiers, de contribuer à la constitution d’un référentiel de leur métier afin d’alimenter des programmes de formation initiale et continue, et d’aider aux décisions managériales et de réorganisation dans les services.
5La fonction d’huissier existe dans de nombreux pays avec des variantes. En France l’huissier de justice est un officier public et ministériel exerçant une profession libérale réglementée. Il a, seul, qualité pour exécuter les décisions de justice et délivrer des actes. Il exerce aussi sans en avoir le monopole, dans des domaines tels que le recouvrement amiable de créances, l’aide à la rédaction des actes sous seing privé, les consultations juridiques, l’administration d’immeubles, les ventes aux enchères publiques… En Suisse, une loi fédérale règle la procédure de recouvrement de créances, qui est menée par des offices administratifs cantonaux : les offices des poursuites. Les huissiers sont des fonctionnaires employés du canton et en poste dans ces offices cantonaux, ils n’ont pas de compétence judiciaire ; ils exécutent la procédure de recouvrement sur réquisition du créancier.
6Au sein de l’office des poursuites les huissiers accomplissent notamment des actes de prise de connaissance des réquisitions de poursuite par les créanciers, des continuations et des réalisations (exemples : lorsqu’un débiteur fait déjà l’objet d’une plainte ou a été considéré comme insolvable en raison de revenus insuffisants pour assurer un minimum vital, ou fait l’objet d’un prélèvement sur salaire…). Les huissiers réalisent aussi les notifications de commandements de payer, et l’encaissement des paiements effectués par les débiteurs. Ils procèdent également aux saisies, aux ventes des biens saisis et à la distribution de leurs produits aux créanciers. Enfin, ils délivrent des actes de défaut de biens lorsque le débiteur est jugé insolvable.
7Les huissiers caractérisent leur métier comme imposant des arbitrages souvent délicats entre créanciers et débiteurs. Ils pointent un contraste structurant entre le caractère massif et en croissance du phénomène social d’insolvabilité, détresse sociale et délinquance d’une part, et les moyens juridiquement et pratiquement limités de leur action d’autre part. Ils insistent sur le fait que leur travail est usant et nécessite des efforts pour tenir. Pour cela ils développent des stratégies d’auto-protection et de détachement : ils se blindent, contrôlent leurs émotions, ne tombent pas dans la compassion, inhibent leur irritation ou leur colère comme leurs (rares) moments de satisfaction professionnelle, se soutiennent en cas de problème, cultivent une connivence ostensible au sein des collectifs sectorisés de travail… Ce travail est perçu comme en évolution négative : l’office des poursuites ne parvient plus à satisfaire la masse des sollicitations, et les dossiers non aboutis s’accumulent. Ils ressentent un sentiment croissant d’impuissance, et ont souvent la tentation de baisser les bras malgré une ferme volonté d’assumer la responsabilité de leurs décisions individuelles. Ceci s’accompagne d’une certaine nostalgie et d’interrogations quant au sens de ce métier.
8Le travail des huissiers est principalement composé de trois configurations distinctes mais articulées : l’instruction solitaire des dossiers des débiteurs qui viennent sur leurs bureaux numériques, l’interaction au guichet avec les débiteurs se présentant à leur initiative ou sur convocation, les visites à domicile dans l’objectif de compléter la documentation des dossiers, de procéder à l’inventaire des biens saisissables, et/ou de saisir ces biens.
9La configuration d’interaction au guichet seule sert à illustrer le propos de cet article. Sous pression temporelle, les huissiers établissent avec les débiteurs les modalités d’une coopération toujours singulière mais tenue par les rubriques ordonnées d’un document administratif : le formulaire F6. La coopération pour renseigner ce dossier se constitue entre doute mesuré et confiance prudente à l’égard des dires des débiteurs. Elle est aussi documentée par les connaissances préalables : des mémentos personnels, des informations stockées sur la plateforme numérique utilisée par tous, des savoirs glanés sur le terrain ou via des informateurs non officiels. Elle est ajustée au niveau de compréhension et de culture administrative des débiteurs, marquée par l’évolution des positions et attitudes en cours d’interrogatoire, et jalonnée par l’élaboration d’hypothèses transitoires.
10Cette configuration se concrétise par le renseignement des rubriques du formulaire F6 et la documentation de leur décision de saisir ou non les débiteurs. Cela se fait par la co-construction avec eux d’une histoire dont ceux-ci sont les protagonistes centraux, et l’explicitation de la démarche administrative et juridique propre à chaque dossier. Les séquences d’activité qui la composent sont tenues par des dilemmes dont les plus saillants sont : réduire la durée de traitement des dossiers versus les traiter en profondeur, mettre raisonnablement et systématiquement en doute la parole des débiteurs versus leur allouer du crédit, appliquer ou suivre les procédures versus faire comprendre les procédures et les décisions, faire fonctionner un cadre administratif et légal versus s’alimenter aux histoires singulières des débiteurs.
11L’analyse du travail, dont les résultats sont résumés ci-dessus, suppose l’accord et la coopération des acteurs impliqués. Les huissiers, volontaires et intéressés à l’enquête sur leur pratique, étaient disponibles pour être observés et filmés dans des conditions qui n’entravaient pas la réalisation de leur travail. Les usagers ont accepté d’être observés et enregistrés en audio.
12Lors du filmage la caméra était disposée sur pied, de ¾ arrière par rapport aux huissiers assis au guichet, et en légère plongée. Le plan captait en partie les deux écrans d’ordinateurs disposés sur leur bureau (Figure 1). En fonction des gestes des huissiers, la caméra focalisait plus ou moins sur des éléments lisibles sur les écrans par des zooms arrière / avant et des mouvements latéraux. Un microphone HF discret, disposé sur la table entre huissiers et débiteurs, et relié à la caméra, enregistrait les échanges verbaux.
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Exemple de plan pour le filmage de l’activité d’une huissière lors d’une interaction au guichet avec un débiteur (situé hors champ en avant et sur la droite de l’huissière).
13Ces rushes enrichissent et complètent les observations directes, qui permettent des visionnements répétés, avec des arrêts sur image, des ralentis, des loupes et des retours en arrière. De plus, ils supportent les étapes successives de l’analyse de l’activité, en favorisant le consensus entre analystes lors du codage séparé des épisodes de travail. Ils sont enfin utilisés comme supports de recueils de données complémentaires relatives à l’expérience de travail des huissiers, ainsi qu’à ses contraintes et effets.
14L’expérience est conceptualisée comme inhérente à l’activité humaine – et notamment l’activité de travail –. Toute pratique s’accompagne d’une présence à soi fluctuant au fil de son inscription dans le temps (Theureau 2006). Cette expérience est un vécu, tel que si une partie de leur activité échappe à la conscience des acteurs (elle est automatique ou inconsciente), une autre partie de cette activité est consciente ou susceptible de l’être. Ces acteurs ont la capacité d’exprimer/expliciter leur vécu lié à l’accomplissement pratique moyennant certaines conditions.
- 1 Nous nous inspirons ici de la notion de re-enactment proposée par Collingwood (1946) dans ses tr (...)
15Cette capacité est exploitée afin de compléter les données d’observation par des données propres au vécu des acteurs lors de leur travail. A posteriori ceux-ci explicitent leur expérience lors d’une Activité 1 (passée), et la rende accessible à l’analyste au cours d’une Activité 2 (actuelle). Cela nécessite qu’ils soient alors en situation de remise en situation dynamique, c’est à dire engagés avec l’intention principale de présentifier ou revivre l’Activité 1 lors de l’Activité 2 (Theureau 2010), c’est à dire qu’un re-enactment1 se produise à partir du visionnement des traces vidéo de leur Activité 1. L’expression de cette expérience passée est une source d’information sur les significations de l’Activité 1 et sa dynamique intrinsèque pour les acteurs. Elle complète l’observation préalable réalisée par l’analyste. Des démarches ont été conçues pour favoriser l’accès à cette expérience passée et son expression : les auto-confrontations (Theureau 2010).
16Dans le cadre de notre intervention, les professionnels étaient invités – et accompagnés en cela par deux analystes – à se remettre individuellement en situation dynamique lors de l’Activité 2, à se confronter aux rushes en se replongeant dans l’Activité 1 afin d’exprimer (ou rendre explicite) leur expérience au moment où s’était déroulé l’épisode visionné. Par ses consignes et relances, un des analystes s’efforçait de favoriser un dépliement et une amplification de l’expérience vécue passée (l’autre analyste étant derrière la caméra à filmer et observer silencieusement). Cette aide consistait en une incitation du professionnel à revivre l’épisode filmé et à éviter une attitude de jugement, explication ou généralisation de l’Activité 1 durant l’Activité 2. L’analyste insistait pour obtenir l’expression la plus précise et détaillée possible de l’expérience en cours d’Activité 1. Pour sa part, il se référait à une appréhension empathique de l’Activité 1, à son expérience d’analyste du travail en général, et à sa connaissance de ce travail-ci. Il était tenu par un cadre théorique précis, selon lequel cette expérience est constituée de six composantes correspondant approximativement à ce qu’on entend par intentions, attentes, savoirs, perceptions sensations et souvenirs, actions (symboliques ou pratiques), et généralisations (Theureau 2006).
17L’analyste aidait l’expression (verbale et non verbale) de cette expérience par des arrêts sur image, des ralentis, des retours en arrière et des incitations relatives à l’attitude du professionnel. Ses relances étaient orientées vers l’expression de l’expérience à ce moment-là, en excluant les généralités (par exemple : « C’est ce que vous ressentez, là ? A cet instant-là… ? » ; « Vous vous dîtes quelque-chose là, lorsqu’il vous répond… ? »). Elles étaient dépourvues de contenu (par exemple : « Et quand vous voyez cela, vous voyez quoi… ? »), ou proposaient un questionnement ouvert (par exemple : « Et là, précisément, vous faites quoi… ? »), et reprenaient la fin de l’énoncé précédant de l’acteur (par exemple : « … Ça s’annonce mal dîtes-vous… ? »). Enfin elles précisaient une demande orientée vers la connaissance de composantes de l’Activité 1 (par exemple : « En posant cette question que recherchez-vous ? », » Etait-ce la même recherche que pour votre question précédente ? »).
18L’expression de l’expérience passée est favorisée par le choix de cadrage et de prise de vue lors du tournage qui, outre le fait de renseigner sur ce que font les professionnels, les incitent à se focaliser sur leur propre activité à cet endroit-là et à ce moment-là, lors de l’auto-confrontation. Dans le cas des huissiers, les plans de l’interaction au guichet excluant les débiteurs relevaient de décisions relatives à l’objet de l’enquête (i.e. l’activité des huissiers pendant l’interrogatoire dans le but de renseigner le formulaire F6) et aux contraintes de confidentialité relatives aux usagers).
- 2 Cette formulation est inspirée des codes scéniques de l’opéra au tournant des 19ème et 20ème siè (...)
19L’organisation du visionnement de l’Activité 1 concrétisait un emboîtement des Activités 1 et 2, et une mise en abîme : le film montrait l’huissier quasiment de dos en présentant sa nuque et l’arrière de sa tête lors de son Activité 1 et une partie de l’environnement de travail presque comme le ferait une caméra subjective. De plus, le positionnement de l’analyste et de l’huissier épaule contre épaule, face à l’écran et penchés sur lui, favorisaient la dynamique de re-enactment et d’immersion empathique, ainsi que de parler à l’épaule2 focalisé sur ce qui est sur l’écran, tout en dissuadant l’installation d’une discussion usuelle en face à face (Figure 2).
20Les séances d’auto-confrontation étaient filmées, la caméra placée de dos, centrée sur l’écran présentant l’Activité 1. Ceci permettait de faire coïncider précisément et a posteriori l’expérience exprimée par les professionnels et les composantes observables de leur activité.
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Exemples de configuration des séances d’auto-confrontation au cours desquelles les huissiers étaient aidés par l’analyste au re-enactment et à l’expression de leur expérience lors de l’Activité 1.
- 3 Parler de corps phénoménal revient à insister sur l’idée que le corps d’un acteur n’est pas un o (...)
21Après l’auto-confrontation, un recueil complémentaire de données est réalisé à partir du visionnement des rushes, et animé par les deux analystes dont l’un avait conduit l’auto-confrontation. Ce recueil porte sur l’environnement, le corps phénoménal3 et la culture des acteurs. Il est orienté vers la description par eux des contraintes et des effets sur leur activité afin de compléter la description réalisée par l’analyste à partir de données externes ou objectives (Theureau 2006). Il est demandé aux acteurs de se détacher de leur expérience lors de l’Activité 1 tout en s’y référant, et de la (re)placer dans la dynamique historiquement, culturellement et spatialement située des contraintes qui pèsent sur elle, et de ses produits ou effets tangibles. Contraintes et effets de l’activité du professionnel sont conceptualisés comme ressortissant de son corps vécu et individué (ses dispositions, son histoire…), de sa culture en acte (ses ambitions, ses goûts et préférences, ses valeurs, sa signification de ce métier…) et de son environnement (sa tâche et son contexte socio-organisationnel, ses objectifs, les exigences managériales, les rapports hiérarchiques…) (Theureau 2006).
- 4 Il est difficile, par manque de place, de justifier ici l’ensemble des composantes et objectifs (...)
22Cette situation comptait quatre pôles : le professionnel, l’écran, l’Analyste A, l’Analyste B. Les rushes provenant du tournage sur la place de travail et des auto-confrontations constituaient le point de centration du recueil de données et des échanges entre le professionnel et les deux analystes. Tout en concrétisant la référence à l’épisode visionné, le professionnel était incité à s’en détacher pour s’adresser aux analystes (Figure 3). L’Analyste A se tenait à ses côtés et éloigné de l’écran ; il interagissait avec le professionnel en face à face à propos de l’Activité 1. L’Analyste B qui se tenait en arrière et à côté de la caméra, renforçait par sa position et ses questions la prise de distance avec l’Activité 1. Les aides et relances par les deux analystes concernaient les domaines suivants : les normes et habitudes qui particularisent l’activité en question et ses différences avec d’autres pratiques sociales, la dynamique de son émergence en lien avec ses contraintes, ses effets sur l’individu son environnement et sa culture, son partage avec d’autres professionnels dans le collectif de travail, et son évolution historique individuelle et collective.4
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Lors du visionnement de leur Activité 1, les huissiers étaient incités à décrire la dynamique « contraintes extrinsèques – effets extrinsèques » de leur travail et son évolution. La configuration adoptée les invitait à se tourner et se détourner momentanément des images filmées (dont le défilement était interrompu).
23Cette séance relative aux contraintes et effets extrinsèques de l’activité était filmée en plan moyen, caméra sur pied, un analyste derrière – ou proche de – la caméra.
24L’ensemble du corpus filmique est constitué de traces d’activité différentes. L’analyste réalise une synthèse de cette hétérogénéité en allouant un primat au point de vue des acteurs sur leur activité. La démarche d’analyse procède en trois étapes : la reconstitution des cours d’activité de chaque acteur dans chaque situation ou épisode de travail, le repérage de ressemblances ou singularités entre les sous-corpus (plusieurs professionnels et plusieurs situations), et enfin l’identification et reconstitution d’épisodes-types conceptualisés.
25Dans leur activité quotidienne, les acteurs tendent à généraliser leurs expériences singulières et à leur conférer un potentiel expansif susceptible de recouvrir des situations autres mais ayant un air de famille (Rosch 1973 ; Theureau 2006). Chaque expérience est potentiellement à l’origine de la constitution d’une typicalité, c’est à dire de nouveaux types ou de la transformation de types anciens ; et ces types constituent les ressources à disposition des acteurs et des collectifs, à partir desquelles ils signifient les situations nouvelles. Ils remplissent ainsi une double fonction conservatrice et novatrice au plan cognitif en signifiant la nouveauté à partir du déjà connu et déjà vécu, sans la réduire à ce déjà-là. Au plan social ils définissent dans l’action les degrés de légitimité et validité des pratiques (Lave 2012). Dans cette dynamique, le repérage de relations de ressemblance (d’air de famille) grâce aux métaphores et aux significations imagées est essentielle (Fisette 2008 ; Salini et Durand 2016).
26L’analyse du travail réel des acteurs permet notamment le repérage de ses composantes typiques, c’est à dire d’occurrences identifiées et évaluées comme les meilleures représentantes de l’échantillon d’épisodes étudiés et, par extension, du travail en question. Si l’analyste est pertinent, la typicité ainsi repérée est analogue à celle construite par les acteurs dans leur activité quotidienne. Le caractère de typicité renvoie à cinq aspects au moins : descriptif (l’occurrence type concentre le plus d’attributs de l’activité observée au sein de l’échantillon des acteurs et des situations étudiés), statistique (l’occurrence-type est la plus fréquemment observée dans l’échantillon enquêté), génératif (le type présente une propension à s’actualiser de façon privilégiée lorsque des conditions ayant un air de famille avec celles observées sont reproduites), significatif (les acteurs expriment un sentiment de typicité lorsqu’ils sont interrogés à ce propos), et expansif (l’analyse révèle des ajustements, des migrations et des diversifications des types dans le temps et selon les environnements) (Durand 2014 ; Poizat et al. 2016).
27Une fois ce caractère de typicité validé par les professionnels, ces épisodes et situations typiques alimentent une modélisation du travail (en termes de dilemmes et situations ou activités-types), et constituent le cadre de référence pour la conception des formations.
28Les rushes constituent le corpus à partir duquel sont conçus des films pour la formation. Ceux-ci ont des propriétés fonctionnelles procédant de l’analyse et de la modélisation du travail, et de nos hypothèses relatives à l’activité humaine et ses transformations (Durand 2017 ; Poizat et al. 2016).
29Les films sont des objets temporels (Stiegler 2010) : ils changent et s’écoulent dans le temps. Par un processus de synchronisation avec le flux de l’image, ces transformations s’accompagnent d’une captation du flux de conscience et d’expérience du spectateur/visionneur, que cet auteur caractérise comme un pouvoir d’envoûtement des objets qui passent. Ce pouvoir tient à ce qu’ils disparaissent à mesure qu’ils apparaissent : la condition de leur apparition à la conscience des acteurs est leur disparition.
30Utilisé en formation, ce pouvoir de captation des objets temporels suppose et supporte des phénomènes mimétiques et empathiques chez les participants : le visionnement d’un film déclenche chez l’Huissier B visionneur, un engagement de type « l’autre comme soi-même » au spectacle du travail de l’Huissier A. Il est à l’origine d’une expérience caractérisable par une double négation : pour l’Huissier B l’activité observée n’est pas la sienne, mais elle n’est pas « pas la sienne » (Horcik et Durand 2015). Saillante dans le jeu, l’art, la fiction, et convoquée dans certains dispositifs de formation, cette expérience particulière caractérise un engagement à la situation qui, même s’il est pragmatique et orienté vers la production et le travail, constitue simultanément un lâcher-prise propice à des transformations majorantes de l’activité.
31Les films de formation sont des promesses de captation de l’expérience des participants aux formations. Cela suppose qu’ils aient une durée correspondant à un empan d’activité conscientisable et re-saisissable en une nouvelle expérience globale (que nous estimons à 7-8 minutes). Par ailleurs leur contenu doit être significatif pour les participants, et ressenti comme typique du travail en question. Nous résumons ces propriétés par l’idée que le contenu de ces films doit être appropriable.
32Les rushes sont montés avec l’intention de mettre en récit des épisodes typiques de travail. Les films sont des reconstructions qui imagent un thème ou une composante critique du travail sous forme de micro-histoires selon un schéma narratif classique : une situation initiale qui lance le récit, un élément déclencheur ou accrocheur qui perturbe la situation initiale, un enchaînement d’actions ou d’interactions qui thématisent le récit et lui confèrent sa spécificité, un dénouement portant souvent la décision prise par l’huissier et conduisant à la situation finale. Produire ce schéma narratif suppose d’avoir opéré des sélections et des découpages dans les rushes, modifié la chronologie de l’épisode et supprimé certaines de ses parties, introduit des répétitions, mis en saillance tel aspect, etc.
33Cette démarche de mise en récit relève de trois hypothèses à dimension anthropologique : celle relative à la construction et compréhension du monde et de soi-même selon des formes narratives (Bruner 2003), celle d’une propension à signifier le réel et les flux événementiels, ainsi qu’à piloter ses propres actions en les insérant dans des cas, ce qu’on peut synthétiser par la formule : penser et agir par cas (i.e. Passeron et Revel 2005), et celle portant sur la prégnance dans les récits structurés et culturellement validés, de schémas narratifs ou actantiels généraux et généralisateurs (Greimas 1966 ; Propp 1970). Au plan technique, cette démarche est à rapprocher du courant du digital storytelling qui propose des productions non exclusivement langagières de ces récits par le recours à des outils numériques ou vidéo dans des intentions éducatives ou thérapeutiques (Lambert 2006 ; Rossiter et Garcia 2010).
34Le montage ne répond pas à une intention évidente de cinéma du réel. Ces films sont doublement documentaires au sens où ils rendent compte d’une réalité et sont conformes à la modélisation préalable du travail, et où ils documentent un usage particulier en formation. Le montage puise dans le corpus des rushes provenant des diverses données recueillies : filmage des pratiques, expression de l’expérience, des contraintes et effets extrinsèques, etc. Il répond à la recherche d’effets précis et explicites. Ainsi par exemple, afin de rendre compte d’un épisode au cours duquel un huissier soumet le débiteur à un feu roulant de questions factuelles, les réponses de l’usager sont supprimées au montage pour ne conserver que les questions, avec une coupe au plus serré au début et la fin de chaque question, et les questions éparses dans l’épisode réel sont rassemblées et montées avec des transitions fondues-enchaînées très brèves qui procurent une impression de bouger sur place. Ce montage accentue la signification du travail au guichet comme une compilation active et contrainte d’informations, de pression exercée sur le débiteur et de rigueur dans la succession des questions (qui correspondent aux catégories du formulaire F6).
35Enfin, dans certains cas, des insertions de textes s’affichent brièvement en bas d’écran. Ces énoncés qualifient la séquence en cours (Figure 4) et signifient de façon synthétique la portion d’activité visionnée, en condensant notamment les dimensions saillantes de l’expérience des huissiers (intention, action, émotion, sensation, perception, attente…). Ils sont présentés sous une forme laconique : la plupart du temps par un verbe d’action à l’infinitif et un complément d’objet direct ou indirect (par exemple : Masquer ses émotions ; Enoncer le problème ; Interrompre poliment...). Ils sont destinés à ouvrir sur une généralisation et une élaboration symbolique de ce qui est montré.
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Extrait d’un film présentant un « type d’action » et la rendant explicite pour les participants aux formations.
36Les situations de formation visent des transformations de l’activité des participants (Durand et Poizat 2015). Ceci suppose de leur proposer des situations qui soient perturbatrices ou disruptives au sens où elles marquent une rupture dans la continuité de leur activité et s’accompagnent d’une instabilité qui s’installe ou non. Elles sont prometteuses d’une réorganisation de cette activité retrouvant une stabilité antérieure ou trouvant une stabilité nouvelle. Les situations sont plus ou moins appropriables selon les participants, mais une promesse d’appropriabilité des films réside, selon nos hypothèses, dans le fait d’exposer des contenus typiques du travail en question. Elles sont formatrices lorsque la perturbation déclenche une multi-stabilité caractérisée par la coexistence de différents possibles susceptibles de s’actualiser, ou une métastabilité c’est à dire un état instable et non déterministe, promesse d’une possible rééquilibration majorante (Simondon 2005).
37Les films offrent aux participants des possibilités d’engagement mimétique et de re-enactment, conçus comme des vecteurs d’appropriation / expropriation des composantes typiques du travail. L’économie de cette démarche de formation repose sur deux orientations qui tiennent à ce que les films ne sont pas des spectacles à regarder mais des expériences à vivre, et à ce que visionner ces films conçus à dessein est susceptible de déclencher une activité significativement plus riche et complexe que la simple contemplation d’un enregistrement vidéo du travail.
38Le visionnement de son propre travail mis en récit filmique, est le support d’un engagement mimétique et re-enactif, souvent empreint d’émotions (Leblanc et Sève 2012). Ce visionnement ouvre sur un début d’expropriation de son activité, celle-ci devenant un contenu ou un objet indépendant de l’acteur. Ceci la rend partageable avec d’autres acteurs du fait de sa présentation sous forme d’un récit construit en allouant un primat à l’intrinsèque (ce que l’on peut caractériser par la formule « son propre travail comme celui d’un autre »). Cette expropriation – qui est détaillée plus loin – est conçue comme fournissant une amorce de démarche de réflexivité augmentée et un contenu (l’activité de travail) pour cette démarche.
39Le visionnement de l’activité d’un autre professionnel est aussi le support d’un engagement mimétique et re-enactif, parce que les épisodes visionnés sont typiques du travail, c’est à dire sources d’un partage de signification d’un vécu au moins partiellement commun. Si le récit filmé est pertinent il présente cette typicité qui appelle des jugements de ressemblance, d’accord ou désaccord sur un registre corporel et symbolique de perturbation ou non avec ce qui est visionné. Cet engagement mimétique / re-enacté est favorable à des transformations majorantes parce qu’il est propice à l’émergence de significations basées sur l’établissement d’analogies non logiques ou non conventionnelles, comme la perception d’un d’air de famille. Par un jeu de superposition d’expériences / activités qui sont convoquées, supportées, amplifiées et orientées, les récits filmiques favorisent la superposition des activités passées et actuelles, d’autrui et de soi-même. En cela ils sont des vecteurs de réflexivité au double sens d’un réfléchissement mimétique et d’une réflexion relative à l’identification et la validation de types d’action anciennes ou nouvelles.
40Le visionnement accompagné des films du travail est potentiellement à l’origine d’un dynamisme à double sens : une appropriation phénoménale, corporelle et symbolique des composantes de l’activité typique du métier objet de la formation, et une expropriation phénoménale, corporelle et symbolique, au sens où l’activité/expérience des professionnels visionnés leur échappe et constitue une altérité susceptible d’enrichir la culture de chaque autrui, et la culture commune du collectif de travail.
- 5 Le nouveau logiciel était à l’origine d’une souffrance chez les huissiers qui avait motivé la de (...)
41La dynamique d’appropriation est l’ensemble des transformations intégrées par lesquelles les individus, les situations et les cultures propres sont mobilisés et modifiés en fonction d’engagements praxiques répétés et / ou variés (Poizat 2014 ; Poizat et al. 2016). Ainsi, notre intervention étendue sur plusieurs mois a permis de repérer des transformations de l’activité des huissiers au guichet. Elles concernent notamment l’usage du nouvel environnement numérique. Aujourd’hui, les huissiers identifient sur l’écran et dans l’action, des indices qu’ils ne percevaient pas un an plus tôt ; ils appréhendent globalement et quasi immédiatement des pages du formulaire F6 en lien avec une pondération des zones de l’écran explorées liée à la répartition des informations sur tout l’écran, et au caractère plus ou moins crucial pour leurs décisions. Au guichet, ils ne perçoivent plus l’outil numérique comme un obstacle ou un double écran physique entre eux et l’usager, mais comme une composante intégrée dans une expérience globale d’interaction. Les ordinateurs disposés sur le guichet font corps avec eux en situation, en matérialisant et portant leurs intentions, leurs actions et leurs façons de signifier le dossier en cours. Alors que jusqu’à huit pages du programme peuvent être ouvertes simultanément, l’une masquant les autres et étant seule visible, le passage d’une page à l’autre (et d’un écran à l’autre) sont devenus plus rapides. Une expérience continue associée à ces mouvements (décrits par un huissier comme proche du surf) s’est substituée d’une part à celle décrite un an plus tôt, de se perdre en tâtonnant dans l’empilement des pages, et d’autre part d’errer de l’une à une autre. Le masquage des pages pose moins de problème de mémorisation de leur contenu qui est maintenant ressenti comme à disposition pour agir. L’environnement s’est reconfiguré en fonction de l’engagement praxique de ces professionnels, et d’une organisation de l’activité de renseignement du formulaire F6 à partir d’un classement pragmatique des cas, selon des critères qui ne renvoient pas à des catégories juridiques, sociales ou informatiques mais à des gradients de praticabilité. Dougherty et Keller (1982) ont désigné ce processus de catégorisation pratique par le néologisme difficile à rendre en français de taskonomy (et non taxonomy) c’est à dire d’une classification en acte des objets et situations qui sont utiles pour l’action et ne répondent pas aux critères d’une logique aristotélicienne.5
42Si les expériences mimétiques et de re-enactment déjà décrites sont présentes, les manifestations de ce processus d’appropriation sont aussi observables lorsque les situations dans lesquelles sont engagés les acteurs, sont des situations de visionnement et non d’effectuation du travail. De sorte que, à partir de son expérience du travail, l’acteur est susceptible d’avoir accès au vécu d’autrui, par une relation empathique incarnée. Il peut ainsi se l’approprier. En raison de l’intensité de la captation mimétique et re-enactive décrite plus haut, il se produit donc un phénomène d’extériorisation et d’aliénation, c’est à dire un devenir autre – qui n’est pas nécessairement chargé de valeurs négatives. Cette expropriation signe un partage désindividuant de la pratique, et appelle spontanément des débats et controverses dès que des pratiques analogues mais différentes sont visionnées. Cette interactivité empathique est une prémisse à la co-constitution d’acteurs agissants et d’un collectif de et au travail, notamment grâce à des appropriations mutuelles par les différents acteurs impliqués.
43De façon concomitante, se manifeste donc un processus d’expropriation-appropriation simultanément individuel-collectif. Celui-ci tient à ce que l’activité visionnée grâce au film du travail, est aliénée, c’est à dire qu’elle devient potentiellement un objet extérieur à l’acteur filmé, et que cet objet devient potentiellement partagé par le collectif de formation et de travail, par une appropriation mutuelle ou collective (Lave et McDermott 2002). Ce processus présente une forte connotation corporelle, au sens où Merleau Ponty (1992 a) parle de chair du monde partageable. Grâce au film, l’activité et l’expérience qui étaient propres à un individu sont potentiellement projetées, au plan phénoménal, dans les autres individus ou dans leur monde culturel partagé. En d’autres termes, cette expropriation et ce partage font simultanément émerger une communauté centrée sur l’activité de travail. Ceci correspond aux puissants phénomènes de communauté de pratique étudiés par Lave (2012). Par exemple, il est impossible à un expert d’un métier d’observer un professionnel réalisant le même travail que lui, sans participer à son activité, et ce n’est qu’au prix d’un effort d’inhibition qu’il peut rester passivement à observer en totale neutralité cette activité comme un spectacle. Le visionnement des films de travail favorise cette captation de l’activité du professionnel visionnant celle d’un autre, dont les limites phénoménales sont poreuses, au point que l’on peut dire que cette communauté de la pratique une fois installée ouvre sur la constitution de communautés de praticiens. Sans cette participation, les collectifs de travail ne sont que des groupes d’individus engagés dans des tâches analogues ou complémentaires.
44Dans l’expérience de travail et de visionnement du travail, il y a « toujours déjà » la place pour de l’activité d’autre que soi. L’acteur qui visionne cela est affecté par l’activité d’autrui mais il n’est pas à la place d’autrui ; une relation s’instaure qui n’est pas une fusion, mais une réciprocité qui maintient la différence. Lors des visionnements, il ne s’agit pas seulement de contempler l’activité de travail d’autrui comme analogue à la sienne : ce qui semble prometteur de développement et d’apprentissage est la subsistance d’un léger et mystérieux décalage porteur d’apparentement et d’opposition (et non pas d’identifications) (Merleau-Ponty 1992 b, p. 186). Pour paraphraser cet auteur on pourrait écrire que les films du travail opérationnalisent dans une visée de formation l’idée que pour un acteur « l’activité des autres hante sa propre activité ».
45Les situations de formation centrée sur le visionnement de films du travail conçus comme cela est décrit ci-dessus, proposent de transcender la simple observation ou la perception lors du visionnement d’un film, pour une appréhension des fondements implicites et culturels de l’activité professionnelle (Suhr et Willerslev 2012) : l’enjeu et de passer du visionnage du film à l’appréhension de l’activité de travail. En raison de leur contenu, du montage et des conditions de leur visionnement, ces films véhiculent simultanément une propriété (c’est de l’activité propre), une altérité (ce qui dépasse l’activité propre) et une collectivité (ce qui est partagé et qui gomme les propriétés) qui sont appréhendables par les professionnels.
46Utiliser les films pour révéler ces aspects invisibles du travail implique le maintien d’une tension entre une adhésion à la réalité de ce travail, et sa perturbation. Les réaliser suppose de surmonter une tendance de formateur et d’analyste du travail à produire des dispositifs filmiques réalistes copiant fidèlement la réalité. Ici le montage notamment, devient manipulateur et perturbateur de cet asservissement littéral à l’activité observable, afin d’évoquer l’invisible partageable de l’activité. Ce montage perturbateur fait que ces films documentent le travail sans être stricto sensu des documentaires (pas plus d’ailleurs que de pures fictions) : leur fonction n’est pas d’informer sur ce travail, mais d’inciter à s’y plonger, et à conjoindre l’expérience de l’acteur filmé avec celle du visionneur. Leur visionnement permet la perception de l’activité de travail, et non pas seulement sa contemplation spectaculaire.
47Ces films sont des moyens de conjuguer les dynamiques appropriatives des composantes du métier initialement étrangères aux novices, et expropriatives assurant la projection vers autrui et en des collectifs, des composantes de l’expertise de chaque professionnel, tout en les mettant en débat. Cette perspective centrée sur le filmage du travail et le travail du filmage, implique une re-définition large et intégrative des pratiques de formation professionnelle. Elle suppose aussi un rapport complexe de ces films du travail à visée formative, à la réalité du travail : ni fictions pures, ni documentations réalistes, ils proposent des interprétations orientées et construites des pratiques laborieuses à partir de l’analyse de l’activité in situ des professionnels.