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Dossier

« Masters of the streets » : vêtements et images des promoteurs de boites de nuit

"Masters of the streets": clothing and images of nightclub promoters
Alix Boirot

Abstracts

Based on a sixteen-month ethnographic fieldwork in the seaside resort of Lloret de Mar on the Spanish Costa Brava, this article focuses on the clothing of seasonal workers promoting nightclubs by walking the streets of the city, as well as the diffusion of images of these workers on social networks. These promoters are of two types, implying different gender roles and image strategies: touts and hostesses. This work, objectively difficult (staggered hours, low income, precariousness, difficulties in convincing tourists, exposure to risks of symbolic and physical violence, etc.), is staged by the workers (via their outfits, their photographs and the diffusion of these) to show that it is a rewarding job. This research, nourished by interviews, social network monitoring and participant observation as a nightclub tout, allows for an analysis in terms of gender and class around the question of the image of work (for oneself, for the company, for clients) and of the image of oneself.

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Full text

1Chaque été, la nuit, dans la rue principale de la station balnéaire de Lloret de Mar, se côtoient sur les trottoirs bondés, au milieu des touristes, les rabatteur.ses des différentes boites de nuit, les rabatteur.ses des restaurants, ceux des puticlubs (maisons closes), les prostituées, les vendeurs de roses, les dealers de drogues, les vendeurs de montre à la sauvette ; chaque personnage pouvant éventuellement remplir plusieurs de ces fonctions. Lloret de Mar n’est pas une noctambule novice. L’industrie de la nuit a modelé le paysage de la station balnéaire la plus fréquentée de la Costa Brava : la ville compte une centaine de bars et une quinzaine de clubs dans son centre touristique. Des débordements tels que vomissures et urine sur les trottoirs, nuisances sonores, comas éthyliques, et même, plus sporadiquement, quelques batailles rangées entre touristes et forces de l’ordre, émaillent les étés de Lloret depuis une soixantaine d’années. Depuis les années 2000, ce tourisme tourné vers l’industrie festive est dénoncé comme « tourisme de borrachera » (tourisme de beuverie) et de nombreux acteur.ices locaux cherchent à transformer l’image de leur ville (Boirot, 2020). Les touristes fêtard.es ont pour la plupart entre 17 et 23 ans, viennent avec des envies de plage et de fête et sont des représentant.es des classes populaire ou moyenne des petites villes, zones péri-urbaines et villages de l’Europe entière. Une majorité est de sexe masculin. La possibilité de rencontre sexuelle est un produit du tourisme festif à destination de la clientèle masculine (Boirot, 2018). Certes, les offices du tourisme de ces destinations vantent, classiquement, le patrimoine naturel et culturel de leur ville, mais l'offre locale développe un marketing très sexualisé mettant en scène le spectacle d'une sexualité hétéronormée marquée par un désir masculin stéréotypé. Lloret cristallise l'imaginaire touristique d'un lieu de permissivité. À la fois exotisée et érotisée (Staszack, 2008), la station serait un lieu de tous les possibles sexuels.

2De très nombreux saisonnier.es, presque tous étranger.es, sont embauché.es entre juin et septembre pour alimenter l’économie festive de la ville. Certains postes sont exclusivement féminins, c’est le cas des barmaids, danseuses et hôtesses. Les managers de boites de nuit sont formels sur ce sujet : elles apportent une présence féminine à l’intérieur du club, présence recherchée explicitement par les jeunes touristes fêtards. En revanche, les postes de cashmen (la personne responsable de l'encaissement à l'entrée de l'établissement de nuit), portiers, personnel de sécurité sont tous assurés par des hommes. Ces emplois renvoient à une forme d’intimidation et de violence, genrée traditionnellement au masculin. Les personnels de nettoyage, les rabatteur.ses, et les stripteaser.ses sont représenté.es par les deux sexes. Les jeunes promoteurs et promotrices de boite de nuit sont proches sociologiquement des fêtard.es qu’ils tentent d’attirer dans leurs établissements. Bon nombre d’entre eux sont d’ailleurs d’ancien.nes touristes. Un élément diffère cependant : ils exercent presque à parité entre hommes et femmes. Il existe deux types de promoteurs : les rabatteur.ses et les hôtesses (ou T. Girls, du nom du club le T. où elles travaillent). Les premier.es cherchent à arrêter les jeunes fêtard.es dans la rue pour les convaincre, en leur parlant, d’aller dans le club qui les emploie. Ils et elles sont libres de porter les tenues qu’ils souhaitent et leurs choix répondent à des stratégies diverses. Les secondes - exclusivement des femmes - portent des costumes coordonnés moulants, courts et décolletés arborant le nom et le logo du club T. Elles stationnent souvent devant le club et n’adressent presque pas la parole aux passant.es. Le T. diffuse sur Instagram, Youtube et Facebook des photos et vidéos de ses hôtesses, et ces dernières sont elles-mêmes très présentes sur les réseaux sociaux. Au contraire les rabatteurs et rabatteuses diffusent peu d’images les mettant en scène pendant leur travail. L’étude des apparences de ces deux groupes de promoteurs, de la division sexuée du travail qui s’y joue et de la diffusion de photos de ces travailleurs et travailleuses permet une analyse en termes de genre et de classe autour de la question de l’image du travail (pour soi, pour l’entreprise, pour les clients) et de l’image de soi. Les vêtements professionnels sont considérés, dans cet article, comme des objets de « présentation et de représentation » (Monjaret, 2011, p.113) mais aussi comme « l’un des lieux centraux de la construction sociale de la différence des sexes. » (Barbier et al., 2016, p.659).

3Les rabatteur.ses sont généralement mal vu.es : c’est un emploi illégal (il est interdit par ordonnance municipale d’aborder les passant.es pour promouvoir les boites de nuit), lié au tapage des discothèques, non déclaré, précaire, exercé dans la rue. Lorsque les rabatteur.ses apparaissent dans les discours médiatiques ou locaux, c’est généralement pour déplorer leur présence, qui alimente l’image interlope de la ville. Quand la police s’y intéresse, c’est pour les chasser ou au moins les intimider. Les T.Girls, dont l’emploi est déclaré (elles stationnent dans la rue sans aborder directement les passants et ont donc un statut d’animatrices), ont une image plus ambivalente : elles sont parfois jugées vulgaires et renvoyant à l’idée de débauche, mais également liées au glamour et au spectacle. Elles représentent officiellement le club. Sortes d’égéries, leur capital physique est mis au service de l’entreprise.

4Alors qu’il s’agit d’un travail objectivement difficile (horaires décalés, revenus faibles, précarité, difficultés à convaincre les touristes, exposition à des risques de violences symboliques et physiques, etc.), pourquoi et comment les rabatteur.ses se mettent en scène (via leurs tenues et leurs photographies) et diffusent leurs images (y compris avec des commentaires) pour montrer qu’il s’agit d’un travail gratifiant, réalisé dans une ambiance joyeuse ? Qu’en est-il pour les T. Girls ? Comment réaffirment-elles la valeur de leur capital physique via la diffusion des photos produites par le club ?

1. Méthodologie : l’anthropologue en rabatteuse

5Cet article s’appuie sur mon travail de thèse, soit une enquête ethnographique comprenant une observation participante de 16 mois étalée sur 4 ans (principalement l’été), trente-quatre séries d’entretiens formels et de très nombreux entretiens informels auprès de touristes, d’employé.es et managers de bars, de boites de nuit, de puticlubs, d’hôtels, de restaurants, de commerçants et d’agences immobilières ainsi qu’auprès du chef de la police municipale de Lloret. L’ethnographie in situ a été complétée par un suivi des enquêté.es sur les réseaux sociaux (Facebook, YouTube, Instagram et Snapchat). Comme le souligne Marie Bergström : « alors que le réseau était à ses débuts un univers largement textuel […] les espaces de sociabilité en ligne sont aujourd’hui marqués par une dimension visuelle très forte » (Bergström, 2016, p.346 ). L’étude des réseaux sociaux se prêtent donc parfaitement à une analyse en termes d’images. Notons également qu’une ethnographie d’Internet satisfaisante ne peut s’abstraire de considérer à la fois le contexte de production hors ligne et la diffusion en ligne (Hine, 2009). Le rapport à la diffusion d’images sur les réseaux sociaux étudié ici ne peut s’appréhender sans connaitre le travail de promoteur à Lloret.

6Ma thèse, soutenue en décembre 2020, s’intéresse au tourisme festif par le prisme du genre et des sexualités. Un chapitre de celle-ci est consacré aux travailleurs et travailleuses de boites de nuit et fourni une base de réflexion pour le présent article. Il s’appuie notamment sur une participation observante menée à Lloret de Mar en tant que rabatteuse durant trois saisons (de début juin à mi-septembre 2015 et 2016 et en août 2017). En m’intégrant avec les autres travailleur.ses, j’ai pu connaître leurs parcours et leurs attentes quant au futur et observer leur quotidien tant professionnel que, dans une certaine mesure, personnel (invitation aux logements, sociabilités entre saisonnier.es, etc.). Au-delà de l’observation des autres, mon implication en tant que travailleuse de la nuit m’a en outre permis d’appréhender intimement l’expérience des rabatteur.ses. Être une femme seule et déambuler en abordant des touristes, travailler avec des horaires décalés, éviter la police municipale, sympathiser avec la population interlope des travailleur.ses de la nuit, valoriser le sentiment d'appartenir à une famille urbaine, être poussé par l'adrénaline : autant d'expériences et d'affects que l'observation participante fait ressentir à l'enquêtrice de l'intérieur. Le corps de la chercheure est alors mis à contribution via tous ses sens : elle obtient, par « imprégnation », une connaissance sensible de ce dont elle parle (Olivier de Sardan, 1995, p.5). Néanmoins, parce que jamais je n’aurais exercé ce travail si ce n’avait été pour ma thèse, tant mes goûts personnels en termes de loisirs touristiques et festifs m’en éloignaient, la stimulation de l’étrangeté m’a presque constamment accompagnée.

  • 1 Toutes et tous m’ont donné leur accord pour utiliser les photos présentées ici. Je les en remercie (...)

7La perspective de cet article a été l’occasion de nouveaux échanges plus circonstanciés au sujet des vêtements et de la diffusion de leur image sur les réseaux sociaux avec certains promoteurs (hôtesses et rabatteur.ses). J’ai également effectué une analyse complémentaire sur les photographies postées par les rabatteur.ses et T.Girls afin de nourrir ma réflexion sur le triptyque apparences/image/travail proposé dans le dossier de numéro de la revue. J’ai personnellement pris certaines des photographies qui constituent le corpus d’images, d’autres proviennent des publications sur les réseaux sociaux des promoteurs1.

2. Profils des rabatteur.ses et hôtesses

8Une mannequin serbe entre deux défilés ; quelques étudiants et étudiantes de Pologne, des Pays-Bas, d’Allemagne ; un quarantenaire marocain, célibataire ; une très jeune mère française en instance de divorce ; plusieurs dizaines de Néerlandais.es d’Allemand.es et de Roumain.es entre 19 et 24 ans, issus des classes populaires, sans diplôme et sans emploi fixe, beaucoup résidant chez leurs parents durant l’année ; des Français.es au profil similaire, quoique moins nombreux ; un garçon et une fille des Pays-Bas désireux de faire carrière dans l’événementiel autour de la scène électro ; deux pères de familles indiens d’une quarantaine d’années ; une Russe venue à l’origine pour son enterrement de vie de jeune fille et ayant abandonné emploi stable et mari pour devenir saisonnière ; une anthropologue française trentenaire. Voilà quelques personnes que nous pouvions rencontrer, dans les rues de Lloret, la nuit, l’été, entre 2015 et 2018, pour promouvoir les discothèques de la ville.

  • 2 Les travailleur.ses plus âgé.es ont des logiques, lieux d’origine, sociabilités et motivations tota (...)

9Nous nous concentrerons ici sur les rabatteurs et rabatteuses de moins de 30 ans2 et les hôtesses du club T. tous et toutes généralement motivé.es par l’idée de travailler pour pouvoir faire la fête sur place. Les T.Girls sont exclusivement des jeunes femmes au physique répondant aux normes esthétiques dominantes en occident (en particulier la minceur) et sont toutes Polonaises. Ce dernier détail s’explique par le fait que le T. faisait appel à une entreprise polonaise jusqu’en 2015 pour assurer ce service ; elle ne passe plus par ce canal mais certaines jeunes femmes venues avec l’entreprise ont été embauchées directement ; le bouche-à-oreille a fait le reste. La plupart de ces jeunes femmes sont étudiantes en Pologne. Contrairement à celui de rabatteur, ce travail, considéré comme de l’animation, est couvert par un contrat (et il est mieux payé). Les établissements fonctionnent avec un salaire horaire fixe (entre 5,50 et 10 euros) complété par un nombre limité de consommations gratuites, alcoolisées ou non, au bar de la discothèque. Il existe parallèlement un système de commission dont bénéficient vraisemblablement les rabatteurs plus expérimentés et de confiance.

10Celles et ceux qui viennent des pays de l’Est n’ont généralement pas connus Lloret comme touristes mais en ont entendu parler par d’autres travailleur.ses. Celles et ceux d’Europe de l’Ouest ont souvent été touristes avant de revenir pour une ou plusieurs saisons. Certes, ces derniers auraient pu toucher un meilleur salaire dans leur pays… mais cela à condition de trouver un emploi. Souvent peu ou pas diplômés et/ou sans expérience professionnelle (notamment du fait de leur jeunesse), nombre d’entre eux mettent en avant, en plus du plaisir à travailler dans un lieu de plage et de fête, la facilité à trouver un emploi à Lloret comparé à leur lieu d’origine. Il n'y a pas de qualifications pré-requises pour exercer le travail de rabatteur. Il suffit de se présenter au club de son choix. La tendance à ne pas déclarer les emplois saisonniers (à commencer par celui de rabatteur) entraîne certes une moindre protection pour les salarié.es (qui peuvent par exemple être licenciés à tout moment quelle que soit la raison) et de possibles abus de la part des entreprises (en termes d’amplitude horaire notamment). En revanche, n’importe qui peut postuler, le CV est rarement demandé, c’est en poste qu’il faut faire ses preuves et éventuellement se former. Pas de visa de travail, de diplômes, de recommandations. Que ce soit pour les personnes sans papier venues de pays pauvres ou les jeunes sans qualifications issu.es de pays riches, il est donc relativement facile de trouver un travail pour l’été à Lloret de Mar.

11Chacune des quinze discothèques du centre emploie entre quatre et douze rabatteurs et rabatteuses, et la discothèque T. une équipe de quatre à huit hôtesses. Il reste difficile de chiffrer précisément le nombre de saisonniers totaux tant les effectifs sont variables au fil de la saison (certain.es restent deux semaines, d’autres quatre mois, que ce soit par choix a priori ou parce qu’ils perdent leur emploi ou le quitte pour un autre à Lloret ou ailleurs), et tant la pratique du travail non déclaré est répandue. Les saisonnier.es peuvent souvent se loger via l’établissement qui les emploie mais pas toujours à titre gratuit. Ainsi, le club M., pour lequel je travaille, propose un logement pour 350 euros par mois : il s’agit d’un lit dans un appartement de 60m2 comprenant quatorze couchages (sous forme de sept lits superposés) et une seule salle de bain. Nombre de travailleur.ses louent une chambre chez l’habitant.es ou forment une colocation pour l’été. Si les travailleurs et travailleuses saisonnières de Lloret ont des motivations variées, pour la plupart des jeunes rabatteur.se et des hôtesses, l’objectif est de gagner assez d’argent pour payer leur logement sur place, leur vie quotidienne et leur billet de retour afin d’accéder durant tout le temps de leur séjour à la plage et aux loisirs nocturnes. Ils sortent souvent entre eux et il est relativement courant que des liens entre saisonnier.es perdurent après la fin de l’été (donnant lieu à des échanges virtuels plus ou moins continus mais aussi à des voyages pour se rendre visite).

12Cet article s’intéresse à des jeunes gens qui ont toujours vécu avec la possibilité d’une activité quotidienne de publication de masse sur les réseaux sociaux (Boullier, 2019). Toutefois, comme le souligne Dominique Pasquier : « dans les travaux sur les nouvelles technologies les jeunes sont traités en bloc comme si leur catégorie d’âge suffisait à les rassembler » (Pasquier, 2020, p.11). Selon leur nationalité, leur sexe, leur âge et leurs parcours individuels, ils vivent le travail de façons fort diverses et n’ont pas les mêmes usages des réseaux sociaux. Être rabatteur.se pour une discothèque de Lloret ne recouvre pas la même réalité pour un jeune travailleur pauvre venu de Roumanie que pour une étudiante allemande – y compris peu fortunée – même s’ils occupent un poste identique. Néanmoins, il apparait que devenir promoteur de discothèque est une source de fierté pour nombre d’entre eux. En effet, ils affichent fréquemment l’information sur les réseaux sociaux et plus de cinq ans après la fin de leur expérience à Lloret, comme nous pouvons le voir sur une capture d’écran prise en 2021, beaucoup n’ont pas changé leur statut : sur Facebook ils travaillent toujours en discothèque à Lloret de Mar.

Image 1 Un travail qui s’affiche sur les réseaux.

Image 1 Un travail qui s’affiche sur les réseaux.

Source : Capture d’écran Facebook sur la page d’une ancienne employée de boite de nuit.
Plusieurs années après la fin de son travail de saisonnière, cette jeune femme n’a pas changé la mention de son emploi dans une discothèque de Lloret sur son profil Facebook.

3.Vêtements de promoteurs : marketing et image de la boite de nuit

  • 3 Aucun tarif n’est affiché. L’entrée est présentée comme offerte mais la personne doit régler une so (...)

13Le travail se déroule chaque jour, sans congé (jusqu’à 4 mois d’affilée) de 15h à 19h puis de 22h à 3h du matin. Il s’agit d’arrêter des groupes de touristes dans la rue (de loin la partie la plus difficile ou en tout cas présentant des chances de réussite très basses), leur vanter le club, la soirée, les tarifs (qui sont très variables3), tout en faisant connaissance et en lançant quelques plaisanteries : le but est d'attirer la sympathie et de mettre les potentiel.les client.es en confiance. À partir de 23h, il faut remplir le club. Toute l’astuce une fois que vous avez réussi à arrêter un groupe est de leur vanter un lieu plein à craquer alors que chaque soirée est neuve et à recommencer. C’est seulement si de nombreux groupes croient qu’il va y avoir beaucoup de monde qu’il y aura effectivement beaucoup de monde. Petit jeu d’illusionniste et défi de chaque soir. Prophétie auto-réalisatrice. Une fois le groupe convaincu, le rabatteur l'accompagne jusqu'à la porte puis, la transaction conclue (ou ratée), retourne à son poste dans la rue et recommence l'opération.

  • 4 Il existe à Lloret un organisateur de soirée privée qui officie dans deux boites une fois par semai (...)

14Lorsque j’ai demandé à certain.es ancien.nes rabatteur.ses comment ils choisissaient leurs vêtements de travail, la plupart m’ont écrit qu’ils portaient des tenues similaires à celles qu’ils arboraient en club dans leur pays. Leur apparence doit évoquer une sortie en discothèque, d’ailleurs la présence du rabatteur en train d’y faire la fête est bien vue par les touristes (voire représente un élément qui va les faire venir dans une optique de séduction du ou de la rabatteur.se) ; plus pragmatiquement, les rabatteur.ses sortent presque chaque nuit en club après leur travail et veillent donc à être déjà vêtus de la manière qu’ils jugent adéquate à cette activité. Ainsi, les rabatteur.ses portent le même type de vêtements que les touristes – proches d’eux sociologiquement – qu’ils interpellent : des tenues de plage décontractées la journée (tongs, t-shirts ou débardeurs, mini short pour les jeunes femmes, bermuda ou short de bain pour les garçons), et une apparence parfois plus soignée le soir (par exemple avec l’usage de maquillage pour les femmes, le port de la chemise pour les hommes). Les rabatteur.ses utilisent leurs vêtements habituels, ils ne cherchent pas à se faire passer pour des touristes et leur attitude est sans équivoque à ce sujet. Comme nous pouvons le voir sur la photographie prise durant mon travail de terrain, c’est surtout leur attitude qui permet de distinguer touristes et rabatteurs. Les protagonistes de cette image ont le même âge apparent et sont vêtus de façons similaires : shorts de sport ou de bain, baskets ou tongs. Ce n’est pas tant le fait que le rabatteur soit à vélo qui contribue à l’identifier4 mais bien l’attitude des différents jeunes : les touristes font cercle autour de lui et l’écoute parler. Les rabatteur.ses n’ont pas besoin d’arborer une apparence particulière pour être visibles et identifiables.

Image 2 : Groupe de jeunes touristes entourant un rabatteur à Lloret de Mar.

Image 2 : Groupe de jeunes touristes entourant un rabatteur à Lloret de Mar.

© Alix Boirot

15En outre, ils ne peuvent pas porter d’éléments permettant d’identifier le club pour lequel ils travaillent car cela viendrait trop directement contrevenir à une règle tacite du comportement à adopter face à la police. En effet, ce travail étant illégal, l’utilisation d’objets promotionnels au nom de la boite comme les flyers ou les débardeurs floqués est proscrite. Dans les faits, les rabatteur.ses sont tous les jours au même endroit, aux mêmes horaires. Les policiers le savent bien mais ne les verbalisent que très exceptionnellement. Un jeu de dupe s’engage : si la police passe sur le trottoir, les rabatteur.ses doivent faire semblant de vaquer à des occupations légales (flâner en sifflant, fumer une cigarette, engager une conversation impromptue avec son collègue) : rappel sporadique du pouvoir des forces de l’ordre qui ne font que tolérer dans les faits une activité qu’elles pourraient réprimander. Nous sommes dans le cadre de ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan nomme les « normes pratiques » (2008). En cas de contrôle, les rabatteurs et rabatteuses sont priées par leur responsables de ne mentionner le nom du club sous aucun prétexte. D’ailleurs, les clubs ne produisent pas de photos de leurs rabatteur.ses. Ils apparaissent seulement dans les publications Facebook de fin de saison montrant le staff, célébrant la saison écoulée et appelant à la saison prochaine.

Image 3 : Post Facebook remerciant l’équipe d’une boite de nuit de Lloret pour la saison écoulée.

Image 3 : Post Facebook remerciant l’équipe d’une boite de nuit de Lloret pour la saison écoulée.

Source : Capture d’écran Facebook sur la page de la boite de nuit.
Les managers du club posent avec différents membres de l’équipe dont des rabatteurs.

16Leur apparence donne néanmoins certains signes aux touristes sur l’établissement qu’ils représentent. Ainsi, les deux clubs de la ville qui s’adressent à un public de plus de 25 ans, supposé disposé à payer un peu plus cher, enjoignent leurs rabatteurs et rabatteuses à adopter un style élégant : petite robe noire, veste de costume sur un jean, maquillage, etc. Dans d’autres, la consigne est plus largement que les rabatteur.ses doivent être attentifs à donner une bonne image du club puisqu’ils lui sont étroitement associés dans l’esprit des touristes.

17Certains rabatteurs utilisent sciemment leurs vêtements pour interpeller les touristes. Ils ont, empiriquement, fabriqué une stratégie commerciale autour de leurs tenues. Ainsi, de jour, Giel aime à porter des T-shirts sur lesquels sont inscrits des messages dans sa langue natale, le néerlandais, ce qui indique tout de suite aux touristes de ce pays qu’ils sont compatriotes et peut les inciter à s’arrêter parler avec lui plutôt qu’avec un autre rabatteur avec qui ils devraient échanger en anglais. Justin un autre rabatteur néerlandais, porte à dessein des T-shirts à image ou à message :

  • 5 Ma traduction depuis l’anglais.

« Dans la journée, je porte toujours un T-shirt avec une citation ou une image amusante. Lorsque j'entame une conversation avec un groupe, il y a toujours une personne qui parle du T-shirt. C'était un bon moyen de briser la glace pour commencer une conversation avec une blague. [...] Le soir, j'ai souvent rencontré des gens que j'avais croisés dans la journée. Ils se souviennent de moi à cause de la conversation...mais la plupart du temps surtout grâce aux t-shirts !5 » (entretien avec Justin, rabatteur)

18Il s’agit pour Justin et Giel de se différencier des autres et de marquer l’esprit des touristes. Leur personne est associée à une interaction agréable et complice ce qui, par ricochet, favorise une bonne image du club qui les emploie. En effet, même si le rapport entre touristes et rabatteur.ses est fondé sur un échange marchand, la stratégie de rabattage implique une complicité, une connivence. Le rabatteur.se mettent en scène leur propre consommation festive pour les touristes. Sans nier être employé.es, ils se placent en experts avisés de la nuit lloretine.

19Au-delà de leurs obligations professionnelles, certaines stratégies et enjeux particuliers émergent du choix des tenues pour les rabatteurs. Ainsi, Patryk un jeune homosexuel polonais, adopte un style plus relâché qu’en Pologne. Voilà ce qu’il m’écrit à ce propos lorsque je le sollicite pour cet article :

  • 6 idem

« Je me sentais plus libre qu'en Pologne, c'est pour ça que je portais la veste en cuir d’Anna par exemple et un chapeau, des choses que je ne portais jamais en Pologne, à cause de l'ambiance antigay...6 » (mail de Patryk, ancien rabatteur)

20Une autre rabatteuse polonaise me répond en ces termes :

  • 7 idem

« Lorsque je travaillais chez M*, je portais les vêtements que je porterais normalement pour une fête à Lloret. Cependant, je dois préciser qu'il s'agissait souvent de styles différents de ceux que je porterais pour une fête en Pologne. Les vêtements que je portais à Lloret étaient beaucoup plus audacieux7» (message d’une ancienne rabatteuse).

21Ce travail de boite de nuit en station balnéaire et dans un environnement nouveau, loin des codes de leur pays natal, permet à certain.e.s d’afficher une image différente de leur choix vestimentaire habituel.

22Le rôle des T.Girls est le même que celui des rabatteur.ses – attirer les touristes dans le club –mais les moyens sont différents. Elles travaillent 6 à 7 heures par jour, toujours en groupe serré de trois à huit jeunes femmes, généralement devant la boite de nuit. Elles distribuent parfois des goodies (sac de plage, débardeurs, etc.) floqués T., aux touristes pouvant montrer un bracelet du club . Les T.Girls parlent peu avec les touristes mais doivent sourire et se tenir droites. Leur apparence est un élément fondamental de leur fonction. Les costumes, de couleurs vives, aux matières chatoyantes et fortement sexualisés (très décolletés et très courts) fournis par le club sont pensés pour attirer l’œil des badauds. En outre, les hôtesses doivent se maquiller et se coiffer avec soin : cela leur est expressément demandé par leur manager. Les rabatteurs circulent au milieu de la foule ; au contraire, un cercle se forme autour des hôtesses, statiques. Les passant.es ont tendance à s’arrêter pour les regarder comme on peut admirer un spectacle de rue. Ils prennent souvent des photos et vidéos des jeunes femmes alors que cela reste exceptionnel pour les rabatteur.ses.

Image 4 : T. Girls et goodies.

Image 4 : T. Girls et goodies.

Source : Page Instagram d’une hôtesse.
Deux T.Girls costumées, maquillées et souriantes entourent une jeune femme. L’une des hôtesses porte les sacs de plage publicitaires en plastique qu’elles sont chargées de distribuer aux détenteurs d’un bracelet du club.

Image 5 : T. Girls en costumes de carnaval.

Image 5 : T. Girls en costumes de carnaval.

Source : Page Instagram d’une hôtesse.

23À propos des hôtesses d’accueil en entreprise, Gabrielle Schutz écrit qu’elles mobilisent « un savoir-être genré […] Leur corps est ainsi entièrement dédié à la représentation d’une féminité idéalisée. » (Schutz, 2006, p.143). Pour les rabatteuses, porter des vêtements fortement genrés au féminin est la norme. Les T.Girls véhiculent une représentation encore plus outrancière du genre : maquillage très visible, mises en valeur des fesses, des seins et des jambes. Les femmes promoteurs participent de l’entreprise de renforcement des normes de genre à l’œuvre dans les vacances festives lloretines. Elles véhiculent une image sexualisée qui sert à la promotion de la discothèque mais aussi à la présentation de soi comme désirable. Cette image tend à renforcer les stéréotypes de genre et par ricochet à réaffirmer la masculinité de ceux qui les regardent : « le vêtement charrie des stéréotypes et renforce les identités de genre de ceux et celles qui les portent comme de ceux et celles qui les voient » (Barbier et al, 2016, p. 815).

Image 6 et 7 : Une représentation outrancière du genre affichée sur les réseaux.

Image 6 et 7 : Une représentation outrancière du genre affichée sur les réseaux.

Source : Capture d’écran du post Instagram d’une T. Girl

4. Marketing sexuel et image d’un soi désirable

24Je l’ai déjà évoqué, le marketing local est largement orienté vers la clientèle masculine, dans une logique hétérosexuelle. Annette Pritchard et Nigel J. Morgan (2000) consacrent un article à l’étude des relations de genre dans les images et expériences touristiques. Étudiant la façon dont les destinations se mettent en scène et reprenant le concept de male gaze de Mulvey (1975), les chercheurs montrent comment « le langage de la promotion touristique est scripté pour une audience hétérosexuelle masculine » (Pritchard, Morgan, 2000, p.887) . Il existe en outre une érotique intrinsèque à la plage et à la fête (corps en maillot, chaleur, danse etc.) et à la figure de la baigneuse (Pécout et al. 2010). Le marketing local vient s'appuyer sur cette imagerie. Le choix de promouvoir leur établissement en faisant circuler toute l'après-midi sur la promenade de la plage les hôtesses en roller moulées dans un mini boxer et une brassière sur lesquels sont imprimés le nom de la discothèque (c'est-à dire sur les seins et les fesses des jeunes femmes) est paradigmatique de ce marketing sexuel. Le marketing utilise bien souvent le sexuel sans qu’il ne représente le cœur du produit : c’est le cas dans l’industrie touristique. On cherche depuis fort longtemps à « érotiser les destinations » (Gravari-Barbas et al., 2017). La plage jouit d’une image érotique depuis la mise en tourisme du rivage (Corbin, 1990). En 1978, les 3S des milieux du marketing « Sea Sand and Sun » sont détournés par Serge Gainsbourg dans une célèbre chanson. Dès lors il sera question des 4S : « Sea, Sand, Sun and Sex ». L’idée d’un espace de liberté, en particulier sexuelle, où les rapports sociaux seraient abolis, constitue un élément fort de l’imaginaire de la plage quand bien même il apparaît largement illusoire (Bidet et Devienne, 2017).

25Tous ces éléments nourrissent le marketing local. Ainsi, les photos qui comptent le plus de like sur le compte Instagram du club T. sont généralement celles mettant en scène les T.Girls, surtout lorsqu’elles sont le plus dénudées. Le nombre de réactions passent au moins du simple au double. C’est le cas pour la photo suivante qui met en scène trois T.Girls en maillots de bain échancrés qui récolte plus de 2000 like

Image 8 : Une photo des T. Girls en maillots de bain qui attire les likes.

Image 8 : Une photo des T. Girls en maillots de bain qui attire les likes.

Source : Compte Instagram d’une hôtesse.

26Contre 680 pour cette autre photographie dans laquelle les jeunes femmes apparaissent en tenue de ville.

Image 9 : Une photo de T. Girls moins populaire sur les réseaux sociaux.

Image 9 : Une photo de T. Girls moins populaire sur les réseaux sociaux.

Source : Compte Instagram d’une hôtesse

27Les T.Girls prêtent aussi leur image au club dans les aftermovies, films promotionnels présentant la saison écoulée. Comme nous pouvons le voir sur la capture d’écran leurs quatre corps dénudés sont la cover image de la vidéo sur Youtube. Les cover image sont les images visibles avant d’avoir lancé la vidéo sur Youtube. Une image est générée automatiquement à la création de la vidéo mais elle peut également être choisie. Impossible de dire ce qu’il en est ici, mais parions que les concepteurs n’ont pas permis au hasard d’en décider tant on sait que ces cover image ont de l’importance pour générer des vues.

Image 10 : Cover image de la vidéo promotionnelle du club T. mettant en scène les T. Girls dénudées.

Image 10 : Cover image de la vidéo promotionnelle du club T. mettant en scène les T. Girls dénudées.

Source : Capture d’écran d’une vidéo promotionnelle sur YouTube.

28Le choix d’une apparence érotisée répond à un enjeu de communication plus ciblé encore que la seule association entre image érotique et vente. La présence de jeunes femmes est un élément-clé pour les boites de nuit. Si l'Académie française définit la discothèque comme un « établissement où l’on danse au son d’une musique enregistrée », elle est également un lieu communément pensé comme un lieu de séduction. Les T.Girls permettent donc d’associer le club avec la présence de femmes, tant convoitée par les jeunes hommes touristes qui forment la très grande majorité de la clientèle des fêtards. Si certain.es touristes souhaitent prendre une photo avec un.e rabatteur.se avec qui ils ont sympathisé ou qu’ils trouvent attirant.e.s, les photos avec les T.Girls sont bien plus fréquentes. Nous en retrouvons trace sur les murs Facebook ou les profils Instagram des jeunes touristes masculins. Nous pouvons faire l’hypothèse que ces photos œuvrent à véhiculer une image conforme à l’imaginaire touristique (Amirou, 1995) de Lloret de Mar : un lieu peuplé de belles jeunes femmes sexuellement disponibles (Boirot, 2020). Cette disponibilité s’avère largement fantasmée mais les représentations préalables au séjour imprègnent les discours et les comportements de nombreux hommes touristes qui affichent leur volonté et leur possibilité de rencontre sexuelle.

29Un accord tacite fait qu’en cas de choix entre rabatteur.ses de la même équipe, les femmes touristes sont plutôt abordées par les hommes rabatteurs tandis que les rabatteuses privilégient les hommes touristes. Les protagonistes des deux sexes sont supposés hétérosexuels et la séduction est communément admise comme un élément pouvant aider à persuader les touristes de rentrer dans un club. Les jeunes rabatteurs et rabatteuses soignent généralement leur apparence, surtout le soir. Ainsi, Laura souffre d’une légère myopie mais elle retire ses lunettes lorsqu’elle travaille de nuit – alors même que bien distinguer les touristes au loin est un atout –, car elle se sent plus séduisante sans celles-ci. Néanmoins, les rabatteuses ont tendance à rejeter explicitement l’idée d’avoir des relations sexuelles avec les touristes, liant cela tout particulièrement à des questions de sécurité (ils sont des inconnus de passage). En outre, la fréquentation quotidienne des jeunes touristes, souvent entreprenants sexuellement voire insultants, amène communément une réaction de répulsion, au moins discursive, face à l’ensemble des hommes touristes par les femmes travaillant de nuit à Lloret. Les enjeux sont différents en ce qui concerne les hommes rabatteurs. Eux aussi ont tendance à soigner leur apparence le soir mais ils sont nombreux à tenter activement de séduire les femmes touristes. De fait, l’observation a montré qu’ils étaient également nombreux à multiplier les partenaires parmi les touristes. Cela est présenté comme un des avantages de ce travail. Cet aspect est à rapprocher de la recherche de la socio-anthropologue Altaïr Despres (2017) sur les beach boys zanzibaries montrant comment le tourisme a apporté à des jeunes hommes défavorisés une certaine autonomie à la fois affectivo-sexuelle et économique. En effet, la publicisation de leurs conquêtes sexuelles réelles ou fantasmées par les rabatteurs est à comprendre comme une volonté de gommer symboliquement une position subalterne. Un rabatteur allemand avait lancé un soir à mon collègue Dirk : « Ouais, putain de boulot de merde, hein ? Mais on peut boire et on peut baiser, mec ! C'est tout ce qui compte ! ». Les relations sexuelles sont perçues comme une juste compensation des difficultés du métier. Leur évocation est utilisée à des fins de valorisation individuelle, mais aussi plus largement afin de redorer le statut de rabatteur. Ainsi, la possibilité offerte par le travail lui-même de multiplier les partenaires sexuelles vient pallier une situation professionnelle marginale. Dans un article intitulé « el latin lover español : un mito iberico », Alicia Fuentes, en analysant l'iconographie et la littérature sur la figure du macho iberico, montre comment elle sert à gommer la partie servile du rôle de nombreux jeunes espagnols. Le macho iberico par excellence est saisonnier des métiers de service ou travailleur de la construction, c’est-à-dire un homme au rôle subalterne. Néanmoins il est avant tout présenté dans les œuvres littéraires et cinématographiques comme un séducteur de femmes étrangères. Le thème de la puissance sexuelle vient remplacer la réalité d'un déséquilibre du pouvoir (Fuentes, 2017).

30Le fait d’aborder des groupes de jeunes souvent alcoolisés expose le ou la rabatteur.se à des remarques, insultes, provocations en tout genre, notamment sexistes. En outre, les femmes rabatteuses sont régulièrement confondues avec des prostituées. Catherine Deschamps décrit les techniques de corps mises en jeu par les prostituées dans son étude sur cette activité : déambulations sur une portion de trottoir limitée entrecoupées de poses statiques à contre-courant des marcheurs (il s’agit de se rendre visible et donc de se différencier des passants), interpellation des passants visés en faisant porter sa voix (Deschamps, 2008). Les rabatteur.ses mobilisent le même type de technique. Les tenues des femmes rabatteuses et prostituées sont également proches. En effet, elles répondent à des attentes similaires, notamment un certain confort pour déambuler une bonne partie de la nuit, couplé à une mise en désir des corps. Ainsi, il m’est arrivé très souvent, comme à toutes mes collègues rabatteuses, d’être abordée par des hommes, seuls ou se détachant d’un groupe, me demandant tout simplement « how much ? ». Cette confusion répétée avec un travail communément stigmatisant renforce la conscience d’exercer une activité marginale. Le renvoi à la prostitution, les insultes sexistes, attouchements (mains aux fesses en particulier) et propositions sexuelles non sollicitées sont des facteurs de pénibilité supplémentaires (en sus des horaires décalés, de l’absence de jours de congés et de l’aspect physique de la déambulation) que les hommes rabatteurs ne subissent pas. Paradoxalement, les T.girls sont plus dénudées mais déclarent se sentir plus protégées que les rabatteuses. Voici ce que déclare Maria, une T.Girls qui travaillait auparavant avec moi comme rabatteuse :

« Oui, sans aucun doute. Je me sentais plus protégée (et les agents de sécurité étaient toujours à proximité). À Lloret, il y a beaucoup de gens immatures qui ont un mauvais comportement, mais en général, les gens nous traitaient avec plus de curiosité et de respect que lorsque je travaillais comme propper. Peut-être que la raison était que nous étions une bande (gang) de 5-6 filles et que nous avions ces gadgets publicitaires dans les mains que nous pouvions utiliser comme une arme (rire). » (Entretien avec Maria, ancienne rabatteuse et hôtesse)

31Le fait que Maria utilise le mot « gang » au lieu de « group » (groupe) par exemple, et fasse des goodies des armes potentielles est un trait d’humour, mais révèle également un certain sentiment de puissance et de force qui traverse les T. Girls mais aussi les rabatteuses. Leur rapport aux rôles de genre est paradoxal. Les rabatteuses usent d’une apparence qui renvoie au féminin mais leur comportement est plutôt celui attendu des hommes : interpeller, s’affirmer devant un groupe, le mener. Plusieurs rabatteuses et T. Girls relèvent que ce job leur a apporté une hausse de l’estime d’elle-même. Ainsi Jessica a pris goût à son travail de rabatteuse qui lui a permis de dépasser sa timidité. Lorsqu’elle évoque ce que lui a apporté cette expérience, elle met particulièrement en avant l’apprentissage des langues étrangères mais aussi la confiance en son potentiel de séduction et sa beauté physique, mis à mal après une rupture amoureuse.

  • 8 idem

32Cet aspect valorisant du travail est encore plus mis en avant par les T.Girls. La première fois que je croise Maria dans son nouveau travail de T.Girls, lorsque je la vois fardée et entourée d’admirateurs, j’ai peine à reconnaître la frêle jeune femme timide, presque effacée, que je voyais s’échiner sur le trottoir face au mien lorsqu’elle était rabatteuse. Je n’ose d’ailleurs pas aller la saluer car je vois bien qu’elle est en représentation. S’il se rapproche un peu de celui de rabatteuse, elle considère ce travail comme bien plus « glamour ». Il ne s’agit plus de réclamer l’attention des passants, ils la remarquent et viennent d’eux-mêmes :« C'est comme un spectacle » me dit-elle plus tard dans l’été. Une autre ajoute : « Et ils vous regardent et prennent des photos : parfois j'ai l'impression d'être un mannequin (rire)8. ». Les T.Girls peuvent ainsi s’émanciper des injonctions à être « être remarquable sans se faire remarquer, être sexy sans être vulgaire » (Liotard et Jamain, 2011) qui vise principalement les jeunes filles des classes populaires (Berard et Sallée, 2016). Le fait que les jeunes femmes soient costumées ajoute encore à cette possibilité de se cacher derrière un rôle qu’elles peuvent afficher avec fierté : celui du mannequin sexy, soit selon les sociologues Ashley Mears et Frédéric Godart, une profession « décrite dans les médias comme étant le plus désirable des métiers pour les femmes » (2011). Ainsi, la dépossession de leur image par les clubs (qui choisissent leur tenue et diffusent leurs photos) est utilisée par les T.Girls pour réaffimer la valeur de leur capital physique tout en diminuant les risques de jugements négatifs et culpabilisateurs que ce genre de tenues pourraient engendrer. Le rapport aux rôles de genre des femmes promoteurs, rabatteuses et T.Girls est ambivalent : à la fois objets de désir, actrices de cette séduction (notamment via la diffusion des photographies mettant en valeur leurs atouts physiques), se comportant en leadeuses des groupes de touristes ou les tenant à distance (physiquement ou par le maniement de la parole, notamment l’ironie mais aussi l’usage d’un ton énergique et impérieux), elles représentent un phénomène plus complexe qu’il ne pourrait paraitre si nous nous arrêtions à l’esthétique outrancièrement sexuelle de leurs photographies et nous contentions de crier à l’hypersexualisation (Liotard et Jamain, 2011).

33Le travail précaire et pénible de promoteur offre la possibilité à ses acteurs et actrices d’explorer leur rôle de genre, de se créer une identité différente le temps d’un été et de se mettre en scène sur les réseaux sociaux comme des rois et reines de la nuit.

5. Précarité et orgueil de la nuit : brouillage travail/loisir

34Le brouillage entre travail et loisir est caractéristique de ce travail et cela se retrouve à la fois dans les images partagées et dans le choix des vêtements des promoteurs. Des auteurs comme George Gmelch (2003) montrent que les travailleurs du tourisme intériorisent souvent la vision enchantée de leur travail qu’ils destinaient en premier lieu aux touristes : 

« La façon dont ils pensent et construisent leur place au sein du système touristique est ainsi largement déterminée par des représentations liées aux territoires sur lesquels ils restent, passent ou s’intègrent » (Baghioni, 2012, p.232).

  • 9 Pour rappel : les clubs embauchent très facilement des rabatteur.ses. qui choisissent ainsi général (...)

35Dans leurs discours et dans leurs photos, les jeunes rabatteurs et rabatteuses se mettent en scène comme des sortes de « super clubbers » : ils connaissent tous les bons plans de la ville, entrent gratuitement partout. Ils précisent parfois aux touristes que s’ils ont choisi de travailler dans ce club en particulier, c’est parce qu’ils l’apprécient (ou plutôt parce que c’est le « best club in town » selon l’expression consacrée) et ils le fréquentent d’ailleurs assidument. C’est un argument de vente – eux-mêmes consomment le produit qu’ils vantent – mais aussi, souvent, une réalité. La plupart des jeunes rabatteur.ses sortent effectivement en discothèque presque chaque nuit après leur travail, souvent dans celle qui les emploie : généralement choisie par affinité9, ils y obtiennent des boissons gratuites, connaissent tous les employés notamment les barmaids (ce qui est source de privilèges comme des plus beaux verres ou des cocktails plus chargés en alcool). Il s’agit d’une forme de « rémunération en style de vie, c’est-à-dire l’accès occasionnel à un statut social et aux privilèges qui y sont liés » (Mears, 2019, p. 59).

36En outre, beaucoup ont intégré, sans que les responsables n’aient forcément besoin de le préciser, qu’ils sont les représentant.es du club en toute circonstance, même en dehors des heures de travail. Non seulement un comportement déviant de leur part pourrait nuire par association à l’image de la discothèque, mais être vu trop souvent dans un autre établissement que le leur pourrait être interprété comme l’expression d’une préférence et donc comme un désaveu. Ainsi, les photos postées sur les réseaux sont en priorité celles de leur club. L’exposition de leurs loisirs doit montrer leur adhésion à leur établissement. Comme nous pouvons le voir sur la capture d’écran suivante, U. une rabatteuse polonaise de 19 ans ayant posté une photo d’elle et d’autres rabatteuses dans un club concurrent et ayant récolté un commentaire « The best disco in Lloret » veille à répondre « After MG* of course » (c’est-à-dire la boite qui l’emploie).

Image 11 : Les rabatteurs représentent le club en toutes circonstances, y compris sur les réseaux.

Image 11 : Les rabatteurs représentent le club en toutes circonstances, y compris sur les réseaux.

Source : Capture d’écran du post facebook d’une rabatteuse et des commentaires suivant le post.

37Cette représentation quasi permanente est encore plus nette pour les T.Girls car elles sont très visiblement associées avec le club T. (alors que tous les autres rabatteurs peuvent être associés par confusion avec une autre boite que la leur). Cette injonction à surveiller son comportement en dehors des heures de travail est d'ailleurs directement exprimée par les managers des T. Girls :

  • 10 Ma traduction depuis l’anglais.

« Malgré des horaires de travail clairement définis, pour des raisons de reconnaissabilité, nous devions faire attention à la façon dont nous nous comportions pendant notre temps libre. Le club se soucie beaucoup de son image10. » (Entretien avec une ancienne T. Girls)

38Comme je l’ai déjà souligné, la clientèle féminine est largement minoritaire dans les boites locales (ce qui apparait de façon assez flagrante lorsque nous regardons les photographies de foule bien qu’elles soient majoritaires ou au moins très mises en avant dans les photos de groupes). Les T.Girls viennent donc assurer une présence féminine désirable. Elles sont dehors en journée et début de soirée puis la nuit dans la boite en train de s’amuser (elles ne sont pas payées lorsqu’elles sont à l’intérieur). Les clients peuvent penser à elles comme de « vraies » clientes ; ce qu’elles sont en partie puisqu’elles ont choisi ce travail pour pouvoir profiter des loisirs nocturnes. Contrairement aux femmes touristes, leur présence est assurée, et elles ne sont limitées ni par leur budget (elles ont droit à six à huit boissons gratuites) ni par un éventuel sentiment d’insécurité. La boite poste aussi des photos d’elles dans leurs tenues de ville, ce qui peut brouiller leur identification comme employée.

Image 12 : Brouillage entre loisir et travail pour les T.Girls dans la communication du club.

Image 12 : Brouillage entre loisir et travail pour les T.Girls dans la communication du club.

Source : Compte Instagram d’une hôtesse

39Les managers leur recommandent expressément de ne pas sortir dans les autres clubs et le cas échéant de ne surtout pas diffuser leur image sur les réseaux sociaux : « Il est arrivé que le patron mentionne que nous ne devrions pas aller dans d'autres clubs après le travail, faire la fête pendant longtemps, nous saouler. Ce n'était pas un ordre, mais plutôt un conseil. C'est juste que ce comportement n'est pas le bienvenu, mais personne ne pouvait nous l'interdire. » (Entretien avec une ancienne T.Girl). Aucune hôtesse ne m’a rapporté un blâme qui serait venu sanctionner un comportement a posteriori. Néanmoins ce genre d’injonction peut conduire à une forme d’autocensure. Les T.Girls soignent tout particulièrement leur apparence après le travail, une fois leurs costumes retirés. Outre l’expression d’un désir personnel, cela souligne une forme de responsabilité continue vis-à-vis du club. Leur apparence (et leur comportement) sont donc influencés par leur travail dès qu’elles se montrent en public. Sur leurs profils Instagram, sous les photos les représentant dans leurs tenues personnelles (mais toujours apprêtées), que ce soit en maillot de bain sur la plage ou en robe en boite de nuit, elles écrivent les hashtags #T. et #T.girls. Chaque soir, elles se filment dans la discothèque et diffusent les vidéos avec les mêmes hashtags dans leurs story Facebook et Instagram. À l’échelle de Lloret, elles sont des personnes publiques et cela engage leur image sur les réseaux sociaux.

40Nous pourrions penser que le fait de se changer après le travail, de retirer son costume, marque une délimitation entre temps de loisir et temps de travail. Pourtant, paradoxalement, les T.Girls semblent moins libres que les rabatteur.ses de dissocier temps de travail et de loisir et de porter les tenues qu’elles souhaitent pendant leurs sorties. De fait, la gestion des tenues peut tout de même permettre en partie de rétablir les frontières entre travail et loisir pour les rabatteurs et rabatteuses. Certain.es ont adopté des rituels vestimentaires pour différencier temps de travail et temps de loisir. Ainsi, Tim porte une montre différente lorsqu’il travaille. Il la met au moment d’arriver sur son terrain de rabattage et la quitte pour la remplacer par une autre sur le chemin qui le mène à la discothèque après son service. C’est un détail qui n’est visible que de lui seul mais qui lui permet, via un élément de sa tenue, de gérer ce brouillage loisir/travail. Le fait qu’il ait choisi la montre, l’objet qui marque le temps, n’est sans doute pas anodin. Ce geste vient marquer l’existence d’un temps de travail et d’un temps de loisir qui ne sont pas scandés par le même objet.

41Ce brouillage entre loisirs et travail est un facteur de pénibilité, car il implique un contrôle de son comportement et de son image y compris durant les heures chômées. Néanmoins, il sert également les rabatteur.ses en leur permettant de revaloriser leur travail et donc leur image d’eux-mêmes. Ce brouillage est entretenu notamment sur les réseaux sociaux via les photographies postées. Ce travail précaire, mal payé, avec des horaires difficiles s’affiche comme un emploi particulièrement enviable dans les publications. Rabatteur.ses et hôtesses ne montrent que la face festive ou de détente de leur quotidien (vidéos de soirées ou de plage tout à fait semblables à celles que postent les jeunes touristes) et relient parfois cette ambiance à leur travail. Trois photographies de Florin, rabatteur roumain habitué de Lloret, sont intéressantes à analyser pour comprendre ce qui est dit de ce travail par les promoteurs grâce aux images. Toutes trois ont été postées durant le mois d’août 2014 et contiennent une référence au travail. Ainsi le 3 août, Florin poste une photo de lui, son supérieur et un collègue rabatteur, tous trois habillés en costumes, titrée « Masters of the streets ». Il se présente donc en tant que rabatteur, travailleur de rue, qui serait le maitre de ce royaume urbain. Cette supériorité est ici objectivée par le port du costume, signe de richesse, d’élégance et de pouvoir.

Image 13 : Masters of the streets.

Image 13 : Masters of the streets.

Source : Capture d’écran du post Facebook d’un rabatteur.

42Un peu plus tard dans la saison, il se met en scène en journée dans la rue, en tenue décontractée cette fois, avec à la main un verre de ce qui ressemble à du pastis en titrant « Working hard ». L’expression se révèle donc antiphrase : ce travail ressemble plutôt à des vacances. La photo pourrait être celle d’un touriste de Lloret mais le commentaire vient détromper la personne qui regarde le post.

Image 14 : Un travail présenté comme un loisir.

Image 14 : Un travail présenté comme un loisir.

Source : Capture d’écran du post Facebook d’un rabatteur.

43Une dernière photo de Florin porte la mention du travail cet été-là. On y voit avec Florin deux jeunes hommes en costume de panthères et lunettes de soleil ainsi qu’une jeune femme. Florin a indiqué les hashtags « nom de sa boite », « crazy », « staff » et « working ». Là encore, l’image est celle de la détente et de la fête, mais les commentaires mettent en avant le travail.

Image 15 : Un travail de fête.

Image 15 : Un travail de fête.

Source : Capture d’écran du post Facebook d’un rabatteur.

44Ces observations sont valables pour de nombreux rabatteurs et T.Girls qui mettent en scène leur travail sur les réseaux sociaux avec une image de fun et de classe. Iels relaient les photos prises par la boite pour la promotion et postent également des photos et vidéos de l’intérieur du club en dehors de leurs heures de travail. À en croire ces images, ces jeunes vivent un été de détente, de cocktails, de fête et de beauté. Les rabatteur.ses postent peu d’images de leur travail contrairement aux T.Girls mais lorsqu’iels le font c’est pour en montrer une image chatoyante. Source de rire et de bons moments mais aussi de frustration, d’agressions, de fatigue, le travail de promoteur semble via les images réduit à un facteur de prestige social et d’amusement.

45En présentant sur les réseaux sociaux le travail sous son meilleur jour, via les photographies et vidéos, les promoteurs donnent par ricochet une belle image d’eux-mêmes. L’idée qu’ils vivent en permanence dans un monde de vacances et de fêtes fait d’ailleurs rêver certains de leurs amis et certains touristes. Cela participe à créer l’impression d’un univers de fête totale, une image profitable à l’industrie de la nuit mais aussi aux promoteurs eux-mêmes. La dureté du travail, les rebuffades, la fatigue, l’ennui : tous ces éléments sont masqués sur les réseaux et plus généralement sur les photos souvenirs. La plage, les jeunes filles en bikini mais aussi l’alcool et la mise en scène de sa consommation excessive, la piscine, les palmiers et les fêtes réunissant des centaines de jeunes gens constituent des éléments incontournables de l’imagerie du tourisme festif. Tous ces éléments se retrouvent dans les photographies et vidéos diffusées par les touristes mais aussi par les promoteurs de boite de nuit. Pour les besoins même de leur travail, ils alimentent l’imaginaire d’un emploi festif et glamour, exercé en costume (signe de pouvoir et d’élégance) ou en tongs et T-shirt (renvoyant aux vacances), et, dans un même mouvement, se servent de cet imaginaire pour donner une meilleure image d’eux-mêmes. Les jeunes femmes en particulier se construisent ainsi « un corps-pour-autrui mais aussi un corps-pour-soi » (Bard, 2010, p.66).

Conclusion

« This is reality ; this is Instagram »

James Franco à propos du film Springbreakers (Vice Magazine, 2013)

46Les lieux tels que Lloret permettent à certains individus parfois déclassés de trouver une place au moins transitoire dans la société. Que ce soit comme jeune migrant.e saisonnier.e ou comme touriste, ils font intervenir des affects divers et marquent parfois durablement les individus dans leurs corps comme dans leurs appréhensions d’eux-mêmes et du monde. Il s’est agi dans cet article de « rendre compte conjointement d’une position dominée et d’une capacité d’agir » (Roux, 2014, 353) notamment en ce qui concerne l’apparence professionnelle et la gestion de la diffusion des photographies et vidéos liées au travail sur les réseaux sociaux. Rabatteur.ses et T.Girls produisent, tout comme les touristes, un important contenu vidéo et photo en club. À la différence des touristes cependant, ils ne sont pas tout à fait libres de poster ce qu’ils veulent et doivent une forme de fidélité à leur entreprise. Un brouillage s’installe entre travail et loisir, lisible dans l’apparence choisie dans les contenus produits et diffusés par les promoteurs. Les rabatteurs profitent de ce flou pour faire circuler des photos d’eux-mêmes propres à nourrir leur orgueil et leur prestige, et à éloigner l’image marginale de leur activité, se présentant comme des rois et reines de la nuit, dont le travail consiste à faire la fête.

47Philippe Bachimon, Jean-Michel Decroly et Rémy Knafou notent que l’emprise croissante des réseaux sociaux a « fait évoluer le statut du souvenir et de la mémoire : une partie du stock mémoriel enfoui en nous est désormais exposée alors qu’elle était de l’ordre du privé voire de l’évocation intime auparavant » (2016, p.4).

  • 11 Slogan publicitaire choisi en 2003 pour promouvoir la ville de Las Vegas « What happens in Vegas st (...)

48La devise « What happens in Lloret, stays in Lloret »11 apparaît quelque peu mise à mal par l'utilisation massive des réseaux sociaux. La promesse n'est-elle pas en partie brisée alors que certaines vidéos et photos sont visionnées par des centaines voire des milliers de personnes ? Il convient de nuancer. Cela est vrai lorsque les images sont mises sur les réseaux sans consentement des personnes y figurant. Pour le reste, les photos et vidéos font l'objet de tri, de montage, de retouches. Ce qui est sorti de Lloret est contrôlé et transformé. Ce qu'il se passe à Lloret, peut rester à Lloret et cela concerne des actes transgressifs de toutes sortes : flirt, excès d'alcool ou de drogue, violences mais aussi ennui, maussaderie et déplaisir. Ces derniers affects viennent contrarier la norme festive hédoniste, et à ce titre ne peuvent être montrés. Ce faisant, les promoteurs participent à alimenter le mythe du Lloret touristique : un territoire hors du monde et du temps dans lequel tout n’est que fête et légèreté.

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Notes

1 Toutes et tous m’ont donné leur accord pour utiliser les photos présentées ici. Je les en remercie chaleureusement.

2 Les travailleur.ses plus âgé.es ont des logiques, lieux d’origine, sociabilités et motivations totalement différentes des jeunes saisonnier.es qui ne répondent pas aux enjeux du présent article.

3 Aucun tarif n’est affiché. L’entrée est présentée comme offerte mais la personne doit régler une somme correspondant à des consommations dont le nombre et le prix sont variables. Ceux-ci dépendent de critères tels que l’heure, la nationalité, le sexe, le taux de remplissage, etc. À titre d’exemple, un tarif assez fréquent en 2016 était de 12 euros pour deux boissons.

4 Il existe à Lloret un organisateur de soirée privée qui officie dans deux boites une fois par semaine et envoie ses rabatteur.ses dans toute la ville pour démarcher des client.es pour des soirées sur liste. Ceux-ci utilisent donc parfois des vélos pour se déplacer et aller à la rencontre des touristes, ce qui n’est pas le cas des rabatteur.ses employé.es directement par les clubs.

5 Ma traduction depuis l’anglais.

6 idem

7 idem

8 idem

9 Pour rappel : les clubs embauchent très facilement des rabatteur.ses. qui choisissent ainsi généralement leur lieu de travail (ancien client, connaissance d’un employé, préférence musicale, etc.).

10 Ma traduction depuis l’anglais.

11 Slogan publicitaire choisi en 2003 pour promouvoir la ville de Las Vegas « What happens in Vegas stays in Vegas» devenu une devise populaire (apparition dans des émissions, des films, etc.), reprise pour de nombreuses destinations festives (Ibiza, Sunnybeach, etc.), pas toujours avec l’approbation des pouvoirs publics locaux (ils ne sont pas à l’origine de cette devise à Lloret).

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List of illustrations

Title Image 1 Un travail qui s’affiche sur les réseaux.
Caption Source : Capture d’écran Facebook sur la page d’une ancienne employée de boite de nuit.Plusieurs années après la fin de son travail de saisonnière, cette jeune femme n’a pas changé la mention de son emploi dans une discothèque de Lloret sur son profil Facebook.
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File image/jpeg, 17k
Title Image 2 : Groupe de jeunes touristes entourant un rabatteur à Lloret de Mar.
Credits © Alix Boirot
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Title Image 3 : Post Facebook remerciant l’équipe d’une boite de nuit de Lloret pour la saison écoulée.
Caption Source : Capture d’écran Facebook sur la page de la boite de nuit. Les managers du club posent avec différents membres de l’équipe dont des rabatteurs.
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Title Image 4 : T. Girls et goodies.
Caption Source : Page Instagram d’une hôtesse.Deux T.Girls costumées, maquillées et souriantes entourent une jeune femme. L’une des hôtesses porte les sacs de plage publicitaires en plastique qu’elles sont chargées de distribuer aux détenteurs d’un bracelet du club.
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Title Image 5 : T. Girls en costumes de carnaval.
Caption Source : Page Instagram d’une hôtesse.
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Title Image 6 et 7 : Une représentation outrancière du genre affichée sur les réseaux.
Caption Source : Capture d’écran du post Instagram d’une T. Girl
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Title Image 8 : Une photo des T. Girls en maillots de bain qui attire les likes.
Caption Source : Compte Instagram d’une hôtesse.
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Title Image 9 : Une photo de T. Girls moins populaire sur les réseaux sociaux.
Caption Source : Compte Instagram d’une hôtesse
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Title Image 10 : Cover image de la vidéo promotionnelle du club T. mettant en scène les T. Girls dénudées.
Caption Source : Capture d’écran d’une vidéo promotionnelle sur YouTube.
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Title Image 11 : Les rabatteurs représentent le club en toutes circonstances, y compris sur les réseaux.
Caption Source : Capture d’écran du post facebook d’une rabatteuse et des commentaires suivant le post.
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Title Image 12 : Brouillage entre loisir et travail pour les T.Girls dans la communication du club.
Caption Source : Compte Instagram d’une hôtesse
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Title Image 13 : Masters of the streets.
Caption Source : Capture d’écran du post Facebook d’un rabatteur.
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Title Image 14 : Un travail présenté comme un loisir.
Caption Source : Capture d’écran du post Facebook d’un rabatteur.
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Title Image 15 : Un travail de fête.
Caption Source : Capture d’écran du post Facebook d’un rabatteur.
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References

Electronic reference

Alix Boirot, “« Masters of the streets » : vêtements et images des promoteurs de boites de nuit”Images du travail, travail des images [Online], 13 | 2022, Online since 18 September 2022, connection on 05 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/2927; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.2927

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About the author

Alix Boirot

Alix Boirot est anthropologue, chercheure associée au LAIOS (Laboratoire d’Anthropologie Interdisciplinaire des Organisations Sociales) à l’EHESS. Sa thèse soutenue en 2020 intitulée Là où vont les garçons : anthropologie du tourisme festif (Lloret de Mar, Costa Brava) croise anthropologie du tourisme et anthropologie du genre et des sexualités en interrogeant notamment la construction des masculinités des jeunes européens.

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