1Dans le cadre de cet article, je propose de revenir sur l’expérience de recherche qu’a constitué la réalisation du film Alors… où est-ce qu’on est chez nous ? ! (Girardot-Pennors 2016) : les différentes étapes de sa fabrication et les choix tout à la fois cinématographiques et scientifiques qui l’ont accompagnée. Ce retour réflexif me permettra de montrer comment le dispositif technique propre à la réalisation cinématographique peut donner une visibilité inédite au travail de l’anthropologue au point de rendre public ce qui est d’habitude caché, à savoir, certaines de ses coulisses. Cet accès à une partie de la méthode d’enquête a favorisé l’implication de mes interlocuteurs à différents stades du processus de recherche, créant les conditions propices à une coproduction originale de savoirs.
- 1 Je qualifie Alors… où est-ce qu’on est chez nous ? ! de film de recherche en ce qu’il procède d’ (...)
2Tout à la fois film de recherche et documentaire de création1, Alors… où est-ce qu’on est chez nous ? ! a été réalisé dans l’optique d’interroger la façon dont l’expérience migratoire peut renvoyer à des histoires à la fois singulières et communes : en quoi, au-delà de la diversité des vécus, y a-t-il des constantes et du commun ou, autrement dit, en quoi l’expérience migratoire peut-elle faire mémoire collective ? D’ailleurs, le titre du film est une phrase adressée face caméra par le personnage principal – un épicier de Vienne (ville moyenne du nord de l’Isère sur la présentation de laquelle je reviendrai au fil du texte tout comme je reviendrai sur celle de cet épicier) — qui témoigne d’une interrogation partagée par de nombreuses personnes dont l’histoire personnelle ou familiale a trait à l’expérience migratoire. Les déplacements et les installations – définitifs ou saisonniers – occasionnés par l’expérience migratoire confrontent les individus à des modèles culturels et sociaux différents et introduit de l’altérité tant dans la société d’accueil que dans celle qui a été quittée. Témoignage d’une appartenance en tension, d’un accueil, d’un regard, d’un double décalage qu’engendre une « double absence » (Sayad, 1999), cette interrogation fait partie de ce que je nomme le commun de l’expérience migratoire – composé d’une multiplicité de souvenirs et de savoirs – que j’ai choisie de questionner à Vienne, caméra à l’épaule, et que le film fini continue de questionner en d’autres lieux.
3Après avoir expliqué les raisons qui m’ont conduite à entreprendre cette recherche filmée et, ce faisant, ma conception de la recherche et du film, j’exposerai d’abord le dispositif méthodologique que la caméra et la projection publique des images et des sons enregistrés m’ont permis de déployer (partie I), puis la façon dont j’ai successivement réalisé le tournage (partie II) et le montage du film (partie III). Ce parcours réflexif sera l’occasion de montrer comment la caméra m’a permis d’impliquer dans la construction des savoirs relatifs au commun de l’expérience migratoire, tour à tour, les habitants (au sens large) de la ville de Vienne, l’épicier du « Seven/7 Market » – mon personnage principal – ainsi que le « reste du monde » – chaque spectateur du film fini. Chemin faisant, j’espère inviter à considérer d’un œil singulier la nature des divers échanges que le film peut occasionner et le type d’exposition qu’il permet.
4L’introduction d’une caméra sur un terrain de recherche n’est pas toujours évidente en ce qu’elle peut confronter le chercheur à un surplus de difficultés ; des difficultés qui peuvent être de plusieurs ordres – techniques, juridiques, institutionnelles, épistémologiques, éthiques ou même esthétiques (Larcher, 2012 ; Maurines, 2012) – et qui, installant le chercheur dans un « flottement » (Maurines, 2012, 378), rendent le processus de recherche d’autant plus incertain et par-là, d’autant moins confortable. Constituant toujours un bon alibi à une présence prolongée en des lieux où l’on ne fait d’ordinaire que passer (l’épicerie par exemple) ou se livrer à une activité précise (le lavoir par exemple) et s’avérant souvent être, en tant qu’objet de curiosité, un bon prétexte pour engager la discussion, si la caméra pu représenter un atout dans le cadre de cette recherche, reste qu’elle ne m’épargna pas ce surplus de difficultés. Cette recherche filmée m’a notamment amenée à questionner à nouveau frais le respect de l’anonymat qui jusqu’alors ne m’avait jamais posé problème – soit parce que mes précédentes recherches n’ayant pas été filmées, il me suffisait de ne pas rendre publiques certaines données pour préserver l’anonymat de mes enquêtés, soit parce que mes recherches se déroulaient dans un univers clos où il était aisé d’obtenir l’accord préalable de tous mes interlocuteurs. Filmer dans des lieux publics était toujours source d’inquiétude, chaque prise de vue se trouvait constamment menacée par la possible venue d’une personne rétive à se laisser filmer. J’ai en conséquence dû plus d’une fois suspendre le tournage et composer avec cette demande d’anonymat en adaptant mes stratégies de tournage : recours au hors-champ, au très gros plan, à une faible profondeur de champ, ou encore à la fiction pour rendre compte d’une réalité de manière impersonnelle.
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- 2 Très vite soutenu et défendu par les quatre centre sociaux de la ville (celui d’Estressin, de L’ (...)
6Cette recherche ne procédait pas d’une commande mais d’une envie personnelle à laquelle sont ensuite venus s’associer différents partenaires qui lui ont permis de prendre corps2. Il n’existait donc pas d’injonction préalable et le choix de faire usage du film était uniquement lié à mes préoccupations et à ma conception de la place de la recherche et du chercheur dans la cité.
- 3 Les « habitants » de Vienne, c’est-à-dire non seulement les personnes domiciliées à Vienne mais (...)
7Pour qui considère que les sciences « participent à la mise en forme du social » et que « la production de connaissance est un travail collectif […] qui ne se réduit pas aux seuls chercheurs » (Callon 1999 : 65 et 71), le film a ceci d’intéressant qu’il peut permettre d’exposer sa démarche au triple sens du verbe : la montrer, l’expliciter et la mettre en danger par le débat. D’abord, parce que le film permet de rejouer ici et maintenant des évènements qui se sont déroulés ailleurs en un autre temps ; il s’agit d’ailleurs de sa caractéristique la plus commune, les deux suivantes dépendant étroitement de la volonté du réalisateur, de la manière dont il fait usage de la caméra, de ce qu’il décide de montrer et de cacher. Ensuite, parce que le film est « un mode de connaissance par l’écoute et le regard » (Laplantine 2007 : 14) qui, produisant « une série d’impressions », mobilise « une autre attention que celle qu’exige la compréhension des idées explicitement formulées » et permet de se saisir du réel « sur le mode de l’évidence sensible » (Bensa 2008 : 221). Enfin, parce que le film, lorsqu’il ne cherche « ni à informer pour démontrer, ni à divertir pour faire oublier, mais à montrer et questionner » (Laplantine 2007 : 26), est capable, en même temps qu’il montre, de montrer qu’il montre, capable de donner à voir comment la réalité se construit, capable de rendre perceptible la relation, l’échange à travers lequel elle se construit. Ces trois caractéristiques offrent la possibilité à tout un chacun d’accéder à une part des coulisses de la recherche – c’est-à-dire à la manière dont se construisent les données et dont s’élabore un raisonnement anthropologique – et alors de jouer un rôle actif dans la production de connaissances, par ses interpellations, ses questionnements, ses mises en parallèle, ses suggestions et ses objections. Tout un chacun, c’est-à-dire d’abord, en ce qui me concernait, les « habitants »3 de Vienne.
- 4 Centres sociaux que je connaissais pour avoir précédemment mené des études sur les mémoires de p (...)
8Située sur les bords du Rhône à une trentaine de kilomètres au sud de Lyon, à la croisée des grands axes routiers Nord-Sud/Est-Ouest et à proximité immédiate de plusieurs pôles industriels et économiques, Vienne est une ville où prospéra l’industrie textile de la première moitié du XIXe siècle à la seconde moitié du XXe siècle. C’est une ville que j’ai choisie comme terrain d’enquête pour deux raisons. D’abord parce que, en raison de son passé industriel, couplé à sa situation géographique, cette ville a accueilli, depuis le début du XXe siècle, des personnes issues de la plupart des vagues d’immigrations et que, de ce fait, elle était propice à interroger le commun de l’expérience migratoire. Ensuite parce que les centres sociaux de ce territoire4 mirent à ma disposition des moyens logistiques (salles en différents points de la ville, matériel de projection, supports de communication, etc.) qui me permirent de développer ma méthodologie d’enquête en organisant des séances de visionnage de mon travail à différents stades. Ces moments collectifs me permettaient de développer « une attitude méthodologique d’étroite collaboration » (de France 1982 : 359) en impliquant non seulement les personnes filmées mais aussi d’autres habitants de la ville.
- 5 Je veillais à ce que la diversité culturelle, sociale et géographique des personnes présentes so (...)
- 6 Ces séances étant espacées de deux mois environs, j’avais à chaque fois plusieurs heures de nouv (...)
- 7 Expression utilisée par l’une de mes enquêtées pour désigner le français parlé de manière approxi (...)
9Ces séances rassemblaient, sur la base du volontariat, entre vingt-cinq et trente-cinq personnes – dont un noyau dur composé d’une vingtaine de personnes – que je n’avais pas nécessairement filmées mais qui avaient toutes une attache à Vienne et, pour la plupart d’entre elles, une histoire personnelle ou familiale en lien avec l’expérience migratoire5. Je projetais alors les rushes des séquences déjà tournées comme support de verbalisation mutuelle. Ces rushes, grossièrement débarrassés de leurs parties techniquement inexploitables, étaient sélectionnés6 et mis bout à bout de manière chronologique sans autre souci que celui de donner à voir et à entendre la recherche en train de se faire : donner à voir la diversité des lieux traversés et des personnes rencontrées, les différentes situations filmées dans la ville et ma manière de les saisir, mes tâtonnements et mes flottements de chercheur ; donner à entendre mes questions et ma manière de questionner, les récits approximatifs ou détaillés qu’elles suscitaient, les langues de la ville, le « français cassé »7, mes malentendus et mes contresens. Cette première sélection me permettait d’expliciter mon travail de manière sensible et vivante, puis d’engager un dialogue et de confronter les points de vues en présence. Ces trois séances, organisées à intervalles réguliers durant les sept mois qu’a duré le tournage, permirent aux participants de saisir ma démarche et de s’impliquer dans la construction des savoirs – en faisant part d’expériences, en exprimant des doutes quant à certains de mes choix, en proposant de nouvelles pistes, en me poussant dans mes retranchements, en me forçant à en sortir. En ce qui me concerne, ces séances m’ont permis de reprendre chaque fois ma caméra avec une connaissance plus précise du contexte viennois et de retourner filmer avec une intention plus marquée.
10Si j’ai choisi de faire usage de la caméra parce qu’elle permettait aux habitants de Vienne de s’investir dans ma façon de mener l’enquête, j’ai également fait ce choix car le film allait me permettre de poursuivre ailleurs le débat engagé à Vienne. Mais encore fallait-il que des personnes qui ne soient pas directement concernées puissent être intéressées. Encore fallait-il avoir des spectateurs et donc que ce film ethnographique puisse devenir un film en soit comme le souhaitait Jean Rouch – « Il serait temps que les films ethnographiques deviennent des films » (Rouch 1973 : 69) – lui qui définissait le film ethnographique comme devant allier « la rigueur de l’enquête scientifique à l’art de l’exposé cinématographique » (Rouch 1968 : 432). Encore fallait-il donc essayer de faire du cinéma et non pas de simples notes de terrain filmées.
11Prenant au sérieux dès le début de la recherche ma volonté de la porter à l’écran, j’ai mené en parallèle d’un travail que l’on pourrait dire classique d’enquête exploratoire, un travail tout aussi classique de repérages cinématographiques. Il me fallait en effet trouver des personnages, des temps, des lieux qui fassent sens scientifiquement mais également cinématographiquement pour pouvoir s’inscrire dans une narration mêlant images et sons. Il me fallait inclure dans ma démarche scientifique des considérations esthétiques et sensibles, penser le phénomène observé non plus seulement à partir du verbe. Et c’est ainsi, avec le souci de la narration cinématographique couplé à celui de l’exigence scientifique, que j’ai un jour poussé la porte de l’épicerie « Seven/7 Market ». À force d’y passer du temps et de regarder vivre ce lieu de commerce durant les quatre mois qu’ont durés ces repérages, j’ai décidé de m’y arrêter, d’en faire un espace privilégié pour interroger le commun de l’expérience migratoire.
- 8 La Vallée de la Gère est le nom institutionnel de ce quartier qui est davantage appelé par les h (...)
12L’épicerie se situe dans le quartier de la Vallée de la Gère8, un ancien quartier industriel et ouvrier proche du centre ancien, qui est depuis longtemps le premier point de chute des immigrés arrivés à Vienne. Même une fois parties, les populations immigrées continuent à fréquenter ce quartier où se concentrent les structures d’aide aux étrangers ainsi que les associations et cafés communautaires. Il me semblait donc intéressant d’un point de vue socio-anthropologique et narratif d’entrer dans la recherche et dans le récit précisément par ce quartier qui est à la fois celui par où les immigrés arrivent à Vienne et celui à partir duquel ils s’y insèrent.
- 9 Seul point relais de l’agglomération viennoise pour la réception de colis volumineux et endroit (...)
13Si j’ai choisi de m’arrêter dans cette épicerie c’est également parce que l’ensemble des habitants de Vienne s’y retrouvaient9 et qu’il me donnait alors accès à cette ville. En me rendant dans certains lieux évoqués pour prolonger certaines discussions qui s’engageaient dans l’épicerie, en suivant certains clients dans leur parcours ordinaire, je pouvais en effet sortir de ce lieu pour cheminer dans la ville afin de mettre en perspective anciennes et nouvelles migrations, de raconter sa diversité sociale et culturelle, l’atmosphère de ses différents quartiers, la manière dont elle vit, s’anime, travaille, etc.
- 10 Pour des raisons de confort de tournage, j’ai choisi d’utiliser une volumineuse caméra d’épaule (...)
14Enfin, si j’ai choisi de m’arrêter dans cette épicerie, c’est parce que ses propriétaires et gérants avaient eux-mêmes une histoire familiale propice à interroger l’expérience migratoire. Cette épicerie a été fondée par Mustapha Ozgür, né à proximité d’Emirdağ en Turquie au début des années 1950. Venu seul en France en 1975, il rejoint son frère à Feurs, dans la Loire, puis se rend à Vienne. Après avoir logé un temps dans la Vallée de la Gère, il s’installe dans un appartement situé dans un des quartiers HLM de la ville où il sera rejoint par sa femme qui était jusqu’alors restée en Turquie. D’abord grutier sur différents chantiers de la région, il devient épicier à Givors (située à une dizaine de kilomètres) puis à Vienne même, dans le quartier de la Vallée de la Gère. À la retraite au moment de ma venue, il se rendait encore régulièrement à l’épicerie pour aider ses deux fils cadets qui en avaient repris la gestion : Mesut et Umït, tous deux nés à Vienne respectivement en 1978 et 1979. C’est principalement avec le premier d’entre eux que j’ai filmé, caméra à l’épaule, les activités qui se déroulaient au sein de l’épicerie. D’abord due au hasard de nos emplois du temps respectifs, notre coprésence a ensuite été recherchée, car, confronté à ma présence non discrète10, Mesut s’est peu à peu intéressé à ma recherche.
- 11 Les autres jours de la semaine réservés à ce projet durant cette période (un ou deux jours de pl (...)
15Si Mesut, comme son frère, fut intéressé par ma présence dès l’évocation du projet, c’était surtout parce qu’il voyait là une opportunité de communication pour faire connaître l’épicerie. J’ai ainsi pu d’emblée venir à ma guise dans leur commerce pour filmer ce qui s’y jouait à raison de deux à trois jours par semaine11. Seule à prendre en charge l’image et le son, je déclenchais la caméra au gré des entrées et des sorties des clients, des arrivages de colis ou de marchandises, des tâches rythmant la journée et des menues activités des heures creuses. Je filmais d’abord de manière désordonnée, ne sachant pas exactement ce que je cherchais, puis de façon plus précise, à mesure que s’affinait ma compréhension du commun de l’expérience migratoire et ma connaissance du lieu, de ses temps et de ses gens. À l’instar de Mesut qui, depuis la banque d’accueil, scrutait ce qui se passait à l’extérieur et pouvait anticiper certaines actions – « Tiens tu vas voir, lui c’est pour un colis c’est sûr ! » –, je devenais progressivement capable de prévoir qui allait rentrer et pourquoi, si c’était un habitué ou non, s’il allait prendre le temps de discuter autour d’un café, s’il allait longuement errer entre les rayons pour tuer le temps ou ne faire que passer. Devenant capable d’anticiper et de déterminer si la situation à venir allait m’intéresser, je préparais alors avec plus de soins mes cadrages et mes plans afin de saisir au mieux certaines images et paroles.
- 12 Les dates des séances de visionnage étant arrêtées prioritairement au regard du calendrier des q (...)
16Or, si je pouvais ainsi observer Mesut dans son activité quotidienne, il pouvait également m’observer dans la mienne. Sachant à quels moments je déclenchais ma caméra (grâce à la présence d’un voyant lumineux), il saisissait les situations qui m’intéressaient. À travers mes prises de parole et mes interrogations, il découvrait quelles étaient mes préoccupations de recherche. S’il m’arrivait de lui poser directement des questions sur son histoire, il m’en posait également sur la mienne et sur ma recherche. À mesure qu’il saisissait ma démarche, il s’est progressivement impliqué dans mon travail, même s’il n’a jamais pu participer aux séances de visionnage et a découvert le fruit de notre collaboration lors de la projection publique du film fini12.
17Ayant accès de manière privilégiée à la recherche en train de se faire, Mesut en vint donc à jouer un rôle important dans son déroulement. S’il profita rapidement des heures creuses pour me raconter par bribes son histoire de manière légère ou grave, il fit également en sorte que d’autres personnes prennent la parole, tels son père et certains clients qu’il choisissait lui-même, faisant parfois office de traducteur. Pouvant utiliser des objets pour engager le dialogue (un livre de photographies de la ville au temps de ses usines emprunté à une voisine, une ancienne carte de visite du magasin sur laquelle figurait son ancienne dénomination « Özgür Alimentation générale Bazar oriental », etc.), il devint lui-même enquêteur, reprenant à son compte mes formulations et mes manières de faire. Je n’avais alors parfois plus qu’à m’effacer le temps de certaines prises.
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19Le dispositif technique propre à la réalisation cinématographique peut, selon l’usage qui en est fait, donner une visibilité inédite au travail de l’anthropologue (visibilité accrue en situation de tournage, visibilité démultipliée par l’organisation de séances collectives de visionnage). Ce qui est habituellement caché – certaines coulisses de la recherche –, est rendu public et favorise l’implication des enquêtés dans le processus de recherche et la production conjointe des savoirs. Mais l’expérience filmique a également ceci de particulier de permettre au chercheur de « transporter » (Callon 1999 : 73-74), par la projection du film fini, les savoirs ainsi acquis pour tester ailleurs leur robustesse.
- 13 Dans le même ordre d’idée, Laplantine note à propos du tournage et du montage : « La temporalité (...)
- 14 Se situant entre le bout-à-bout et le montage définitif, l’ours renvoie dans le jargon cinématog (...)
- 15 J’ai également organisé une autre séance de projection du second ours pour le comité scientifiqu (...)
- 16 Pour des raisons budgétaires, je n’ai pas pu avoir recours à un monteur pour le montage de ce fi (...)
20Si beaucoup se joue au moment des repérages et du tournage, si le choix des personnages, des espaces, des temps, les manières de cadrer, de capter les images et les sons, de saisir les situations pèsent sur le film fini, reste qu’une fois le tournage terminé, il y a encore mille façons de monter un film, mille films possibles. Pouvant être défini comme une réinterprétation du tournage venant prolonger cette expérience ou au contraire s’en affranchir (Gauthier 2008), le montage qui consiste « à organiser ensemble avec précision des séquences de sons et d’images » (Laplantine 2007 : 20), n’est jamais une simple opération technique. C’est durant le montage, au moment de cette écriture particulière, à mesure que sont assemblées les différentes séquences, que finit réellement de s’échafauder le raisonnement anthropologique13 ; c’est la raison pour laquelle j’ai organisé une séance de projection du premier ours réalisé14 afin de bénéficier des réactions du public local et d’ajuster mes choix de montage en conséquence15. C’est également durant le montage – choix des séquences et des enchaînements, entre inclusion et exclusion, dans le jeu « de ce qui est donné à voir et à entendre et ce qui est laissé à l’imagination du spectateur » (Boukala, 2009, 25) – que se décide l’histoire qui sera racontée dans le film fini et la manière de le faire. Dans mon cas, c’est principalement la possibilité de continuer ailleurs ma recherche qui a guidé mes choix16. J’ai alors monté ce film au regard de trois principes : la généralisation des savoirs, la place laissée au spectateur et le respect d’une certaine grammaire cinématographique.
21Si ma conception de la place de la recherche et du chercheur dans la cité réclame dans un premier temps de « s’attacher » au terrain, attachement sans lequel la construction partagée des savoirs ne peut avoir lieu, elle requiert dans un second temps de s’en « détacher », de s’extraire des singularités du terrain et des particularismes locaux, pour tendre vers une possible généralisation de ces savoirs qui doivent être évaluables, ailleurs, par d’autres (Callon 1999 : 75-76). Ainsi par exemple n’ai-je pas cherché en montant ce film, à montrer la ville dans ses détails, à restituer son histoire propre et sa géographie particulière. Ce qui m’intéressait de donner à comprendre, c’était que la ville avait un passé industriel fort par lequel elle s’était constituée en tant que pôle d’attraction, et peu importait de savoir que cela fut du textile ou de la métallurgie. Ce qui m’intéressait de donner à comprendre de sa géographie, c’était sa situation en bord de vallée, à proximité immédiate de grands centres industriels et économiques, à la croisée de grands axes routiers et donc de chemins migratoires, et peu importait de savoir si elle se situait au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest du pays. Ce qui m’intéressait de donner à comprendre de Vienne, c’était son urbanité, l’hétérogénéité de sa population, sa densité, ses espaces différenciés, et peu importait de pouvoir exactement situer ses quartiers les uns par rapports aux autres. Ce que je voulais avant tout porter à l’attention du spectateur concernant ce territoire, c’était sa relation au phénomènes migratoires et à la façon dont ils avaient contribué à le façonner, à l’instar de beaucoup d’autres où il serait alors possible de poursuivre le débat.
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23Laisser place au débat, c’est d’abord laisser place au spectateur, à son intelligence et à sa capacité de raisonnement. C’est affirmer un point de vue sans l’imposer, en donnant à comprendre la manière dont il s’est construit, afin que les spectateurs puissent l’interroger. Ainsi le montage ne devait pas seulement présenter les résultats de la recherche, il devait également restituer mon rapport au terrain et donner accès à ma démarche d’enquête. C’est pourquoi je n’ai pas cherché à gommer les rapports qui se sont noués entre filmant et filmés lors du tournage (adresses caméras, échanges, questions, etc), conservant ainsi certaines manifestations de profilmie et d’auto-mise en scène (de France, 1982, 348). Je souhaitais que la manière dont ma présence pesait sur les situations participe au récit et j’ai en conséquence installé mon personnage de chercheuse usant d’une caméra dès les premières minutes du film en intégrant deux plans : un client de l’épicerie montre la caméra du doigt en se moquant de Mesut ; on m’entend m’adresser à Umït après qu’il m’a interpellé par un « Ça va l’intéresser Madame sociologue ». Bien que mon corps demeure toujours hors-champ, ma personne est ensuite toujours présente grâce à ma voix qui questionne ou s’étonne et à cette caméra subjective qui ne se laisse jamais très longtemps oublier. Par ces indices, contribuant à dévoiler certaines coulisses de la recherche, le spectateur accède ainsi à une partie de la manière dont j’ai construit mes données et bâti mon raisonnement.
24Cependant le film que je voulais faire devait être différent des bouts à bouts projetés lors des séances de visionnage qui témoignaient principalement de ma démarche de recherche. L’enjeu au montage était de capter l’attention des spectateurs n’ayant pas les mêmes préoccupations que les personnes intéressées par le seul fait que la recherche se déroulait sur leur territoire. Aussi ai-je cherché à faire un montage guidé également par une certaine esthétique, esthétique des images comme celle du récit. Si l’un des enjeux de mon travail a été de restituer ma démarche pour la mettre en débat, je souhaitais également faire un film et donc bâtir un récit par le montage : « le film documentaire coud ensemble des morceaux d’histoires distinctes dans l’histoire racontée par le film qui n’est pas une histoire s’étant déroulée mais un récit dont la succession des séquences est décidée au montage » (Bensa 2008 : 223). Cependant, je ne souhaitais pas masquer totalement ce travail de réécriture désirant notamment rendre visible ma démarche de chercheuse en l’intégrant dans l’intrigue. Il s’agissait alors de viser à intéresser le spectateur, tout en lui signifiant que le film fini n’est jamais que le résultat d’un montage, c’est-à-dire d’une série d’options, d’une sélection qui inclut et exclut tour à tour et qui, de ce fait, peut être interrogée.
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- 17 Expression de Jean Renoir cité par Laplantine (Laplantine 2007 : 16).
26Si j’ai choisi mes séquences au regard d’une certaine esthétique et tenté de remettre d’aplomb celles qui me paraissaient nécessaires malgré leur maladresse, je me suis toujours refusée l’usage des plans de coupe. Quand je ne pouvais pas laisser un plan dans sa totalité pour une question de rythme ou de décadrage intempestif, j’ai choisi d’avoir recours à la coupe franche qui témoigne du bricolage et de la ruse du montage tout en rendant sensibles mes tâtonnements de chercheuse. J’ai privilégié les plans longs qui donnent le temps au spectateur d’entrer dans l’image pour observer et écouter (observer la ville en mouvement, les corps, les postures, les manières d’être au monde, écouter les accents, les intonations, les bruits de la ville dans les silences de ses gens). Aménager ainsi des espaces propices à la pensée du spectateur, c’est lui faire confiance et s’adresser à sa sensibilité, lui laisser le soin de « terminer le film »17. J’ai donc essayé de faire un film qui ne soit pas un « un livre d’image parlé » (Bensa 2008 : 213) en évitant de procéder à un montage qui, à l’instar de certaines voix-off, verserait dans une démonstration implacable, dans un discours surplombant ne laissant pas de place à la pensée.
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28Alors… où est-ce qu’on est chez nous ? ! vise en définitive à interroger non seulement le commun de l’expérience migratoire mais aussi celui de l’expérience de recherche. Tandis que se succèdent les entrées et les sorties des clients, les irruptions de la ville et les incursions dans la ville, la relation qui me lie à l’épicier de la Vallée de la Gère se tisse progressivement, une relation à travers laquelle se fait jour, d’étonnements en questionnements, une compréhension réciproque. Ainsi ce film pourrait être qualifié comme étant de « néo-exposition » (de France, 1982) : s’il procède d’une démarche exploratoire, le film monté répond à une forme susceptible de toucher des spectateurs au-delà de l’univers de la recherche et des personnes directement concernées. J’ai ainsi souhaité faire un film qui non seulement respecte une certaine rhétorique cinématographique mais aussi restitue de manière sensible ma démarche exploratoire, la progression de ma recherche et l’évolution des relations qui se sont progressivement nouées lors de l’enquête ; un film qui expose au triple sens du verbe : qui permet de montrer au plus grand nombre, d’expliciter de manière sensible et vivante et de mettre en danger en remettant sur le métier la recherche dans laquelle il s’inscrit et qu’il permet de poursuivre à chacune de ses projections.
29Parce qu’elle peut donner une visibilité inédite au travail de recherche en rendant publiques certaines de ses coulisses, l’utilisation d’une caméra offre la possibilité à l’anthropologue de pratiquer une recherche dans laquelle toutes les personnes intéressées peuvent trouver leur place et jouer un rôle dans la construction des savoirs. Ce rôle cependant est toujours encadré par la caméra, qui précisément cadre et délimite le champ et le hors-champ de la recherche, et par le chercheur qui, derrière elle, veille par ses compétences propres au respect d’une certaine rigueur scientifique. La caméra agit alors à la manière du quadrat utilisé par les sciences participatives naturalistes lors des « sorties nature » au cours desquelles des non professionnels sont invités à observer la nature « dans l’optique de constituer des bases de données » (Charvolin 2017 : 3). Participant du protocole servant à s’assurer de la validité des données, le quadrat est un quadrilatère de plastique rigide qui vient borner le périmètre de nature à observer et permet de cadrer l’attention des participants et, ce faisant, leurs mouvements et leurs paroles (Kohler 2002). L’image qui délimite le social observé peut être assimilée à ce quadrat en raison non seulement de sa forme de quadrilatère mais également du caractère protocolaire et des vertus qui lui sont attachées. Les projections, en cours ou au terme de l’enquête, peuvent alors être assimilées aux sorties nature. Rassemblant un public hétérogène, qui ne se réduit pas aux seuls chercheurs spécialistes du phénomène étudié, ces séances ont le caractère hybride des sorties nature et sont porteuses des mêmes vertus quant à la production de connaissances nouvelles et à la « mise en réflexivité de la pratique scientifique » (Charvolin, 2017, 33). Au cours de ces projections, comme au cours des sorties nature, « l’étonnant est du côté des scientifiques et non pas du public » (Charvolin, 2017, 33).
30Or, sachant que c’est précisément de cet étonnant ou, pour le dire autrement, de l’inattendu que naît la connaissance, la question est alors de savoir jusqu’où le chercheur est capable de l’accueillir, d’être bousculé dans ses habitudes, de se décentrer, de remettre en questions ses pratiques, ses certitudes. Jusqu’où prendre en considération, prendre au sérieux, tout ce qui émerge de ces séances de projection ?
31En ce qui me concerne, je ne me suis peut-être pas laissée suffisamment bousculer pour sortir totalement de mes prémisses scientifiques. Il est en effet une voix que j’ai entendue à Vienne, mais que je n’ai pas su écouter suffisamment, une voix qui a pourtant trouvé écho à presque chaque visionnage ou projection du film fini : cette voix concerne l’impossibilité de considérer le commun de l’expérience migratoire face au déchirement, d’ailleurs couramment passé sous silence, que cette expérience peut occasionner. Mais cette impossibilité et ce silence, malgré tout, ne font-ils pas également commun ? Mais voilà que de nouveau, je cherche à avoir le dernier mot.