- 1 Les membres de l’entreprise présents dans les photographies de cet article occupent très majoritair (...)
1Cet article vise à analyser un certain nombre de photographies réalisées dans le cadre d’une enquête ethnographique menée entre 2011 et 2013 dans une entreprise d’exploitation forestière installée alors dans un village (Pont de la Zadié) de la région de Makokou, au nord-est du Gabon. Il montre l’importance des mises en scène de soi, et notamment des vêtements de/au travail, dans ces prises de vues. Celles-ci sont entendues comme des coproductions dont la description donne à comprendre les relations sociales spécifiques tant de ce milieu professionnel que de l’enquête qui y a été menée. Du point de vue de l’anthropologie et des sciences sociales, la photographie est régulièrement réfléchie au prisme de l’ambivalence de son rapport mimétique à la réalité et à la vérité : comme objet construit (Bourdieu, 1965, 113) proposant une trace du réel et en révélant des détails (Piette, 2007), elle « confirme et nie simultanément la vérité tout en mettant l’accent sur une apparente exactitude » (Langewiesche et Ouédraogo, 2019, 9). Ce jeu (potentiel) est au centre de la réflexion proposée ici autour des conditions de production et des usages de certaines images. Elle discute un champ du photographiable (Lagneau, 1965, 201-202) se modifiant au cours de la recherche de terrain, à mesure notamment de l’importance des liens tissés avec les ouvriers1 (et avec les personnes présentes au Pont de la Zadié plus largement) et de la mise en circulation des poses (Carvalho, 2011, 169).
- 2 Pour plus de précisions concernant la morphologie sociale de la population enquêtée, voir Bourel (2 (...)
- 3 Les téléphones portables, par exemple, en disposent rarement.
2La foresterie tient une place particulière dans les mondes du travail gabonais (Joiris et Bigombe Logo, 2010, 78 ; Karsenty, 2020). Secteur fortement pourvoyeur d’emplois après la fonction publique, il est aussi dévalorisé au regard de celle-ci, au point que les travailleurs forestiers se considèrent souvent comme des déroutés par rapport aux personnes occupant des postes dans des bureaux. Durant cette enquête, l’entreprise (la filière-bois d’une multinationale indienne, proche du pouvoir politique) exploite des forêts dans une région jusque-là peu industrialisée et où l’emploi formel (au regard de critères légaux et administratifs, nationaux ou internationaux – Benanav, 2019) se fait rare. De plus, cette entreprise est alors en train de prendre en compte les critères relatifs au développement durable, ceci ayant pour premières conséquences notables des achats de matériels afin de donner au moins des apparences de changement. Dans cette situation interstitielle (une situation de travail entre ville et forêt, un secteur d’activité prisé pour les perspectives d’enrichissement qu’il permet d’espérer mais bénéficiant d’une reconnaissance limitée ou ambigüe) où se trouvent les travailleurs, les mises en scène de soi (Meyer, 2012, 241-242) revêtent une importance particulière2. Celles-ci s’expriment à travers les vêtements professionnels et les outils individuels (vêtements de travail distribués neufs à l’embauche, équipements de protection individuels, outils aux soins des ouvriers). Elles sont également compréhensibles par les façons de s’habiller dans les temps de repos (fin de journée) et au moment de la sortie du village Pont de la Zadié (dans lequel se trouve le camp forestier) pour aller à la ville (Makokou) toutes les quinzaines, les fins de mois ou lors d’événements particuliers. Cette problématique de l’apparence, croisant enjeux d’identité et de sociabilité (Bartholeyns et al., 2015), est réfléchie ici au regard d’un contexte de recherche ethnographique. Ce n’est bien sûr pas du fait de la recherche menée que ces mises en scène de soi ont commencé à exister parmi les habitant.e.s du camp et du village. Toutefois, au début des années 2010, les outils de prises de vue sont encore peu répandus dans la région3 ; le propos de cet article se centre dès lors sur les particularités des photographies prises pour cette recherche.
3Durant ces enquêtes, en effet, je réalise régulièrement des photographies. Assez vite, je m’arrange pour en faire développer un certain nombre lors de mes passages à Makokou (j’en grave aussi un maximum sur des CD-Roms et des DVD avant mes départs) afin de les donner aux personnes concernées ensuite, dans une forme de restitution par circuit-court qui va avoir des effets sur les relations que je noue et ce que je peux en comprendre (Buscatto, 2010, 31-33). Au fur et à mesure, je deviens ainsi le photographe du camp forestier et du village où il se trouve. Je suis sollicité de plus en plus régulièrement pour prendre des clichés, dont les poses ne sont que rarement choisies en fonction d’indications de ma part. Cette politique de l'enquête (Fassin et Bensa, 2008) valorise la considération des attentes des personnes rencontrées. S’inscrivant dans le sillage des réflexions sur la production et la circulation des images de/en Afrique(s) (Cros et Bondaz, 2013), l’article montre que les photos mettent en exergue un ensemble d’enjeux politiques inhérents aux relations sociales dans ce camp et dans ce village, ainsi que dans la/les position(s) que j’ai pu y occuper. Il parle donc de ce que signifie être un forestier pour les travailleurs gabonais de cette entreprise, de vivre au Pont de la Zadié à cette période, des façons d’exprimer sa dignité, ses valeurs, ses savoir-faire. Au croisement d’un contexte social particulier et d’un dispositif d’enquête, l’acte photographique, dans la variété de ce qu’il produit comme réalité, s’avère performatif (Colleyn, 2013, 225). La situation analysée documente la place de la photo imprimée au Gabon au début des années 2010 et la médiatisation particulière de ces enjeux quand les photos sont faites par un Français.
- 4 Les noms de l’entreprise et des personnes mentionnées ont été modifiés.
- 5 De la même manière que les entreprises d’exploitation forestière obtenant des labels écocertificate (...)
- 6 Des doutes, régulièrement mentionnés dans la littérature ethnographique, sur l’hypothèse d’une prés (...)
- 7 En contexte postcolonial, la possession de cet objet relevait en soi d’une forme de pouvoir, renvoy (...)
4Sur le plan méthodologique, ces recherches se sont déroulées en suivant le canevas conventionnel de la production des données en socio-anthropologie (Olivier de Sardan, 2008, 39-104). Concernant l’insertion dans l’entreprise Uleaf4, elle a été notamment possible parce que mes précédentes enquêtes m’avaient permis de tisser des relations dans le monde de la foresterie gabonaise, parce que l’entreprise était inscrite dans une perspective de développement durable (ceci impliquant un certain nombre de changements autant dans les pratiques que dans l’organisation, mais aussi une relative ouverture aux regards extérieurs5) et parce que les dirigeants exécutifs étaient français (ce qui m’a donné la possibilité de jouer sur une tendance à la solidarité entre expatriés). Il n’en demeure pas moins que, pour reprendre les mots d’Estelle d’Halluin (2005, 65), en rencontrant les travailleurs, je me trouvais dans une relation asymétrique à double titre. D’une part, parce que je leur étais imposée par la direction (Erikson et Ghasarian, 2002) et, d’autre part, car, étant blanc et Français dans une entreprise forestière opérant au Gabon, ma présence tendait à actualiser des formes de relations de pouvoir connues dans le pays et largement néocoloniales (Kialo, 2007). Tendanciellement toutefois, les dirigeants de l’entreprise se sont rendus compte de l’écart entre nos considérations sociologiques ou nos opinions politiques respectives (Bourel, 2016). De la sorte, si j’ai finalement pu mener mon enquête de terrain jusqu’à son terme, ils m’ont de plus en plus tenu à l’écart des informations importantes. À l’inverse, si j’ai d’abord suscité la méfiance auprès des ouvriers6, j’ai noué, au fur et à mesure des semaines et des mois, des relations de proximité voire d’amitié avec (certains d’entre) eux ainsi qu’avec les habitant.e.s du village Pont de la Zadié. Se rendant compte de la marginalisation dont je faisais l’objet par les dirigeants français, ils m’ont témoigné une empathie inversée (Gallenga, 2007) proportionnée. Cette enquête s’est déroulée en deux phases principales de sept mois, la première en 2011 et la seconde en 2012 et 2013. Dans le cadre de cet article, je me concentre principalement sur la première phase. En effet, comme cela sera développé ensuite, les temporalités qui ressortent des photos que j’ai prises alors contribuent à leur heuristique. Durant ces sept mois, que ce soit à propos de ma recherche spécifiquement ou dans le cadre de ma vie personnelle, j’ai réalisé environ deux mille quatre cents photos (ou courtes séquences vidéo) avec un appareil de marque Fujifilm, modèle FinePix Z20fd7.
5Afin de comprendre la situation de travail abordée dans cet article, il convient tout d’abord de saisir la particularité de l’entreprise au sein de laquelle l’enquête s’est déroulée. Il sera, de la sorte, possible de comprendre un certain nombre de conséquences pour les travailleurs ainsi que l’importance de montrer les activités de l’entreprise en acte.
6L’entreprise Uleaf fait partie d’une multinationale indienne basée à Singapour s’affichant comme un acteur mondial majeur dans l’agro-industrie. Elle est présente au Gabon depuis la fin des années 1990, ayant d’abord opéré dans le transport de grumes forestières et dans l’importation de lait en poudre. À la fin des années 2000 et à la faveur de l’arrivée à la Présidence de la République du Gabon d’Ali Bongo (à la suite du décès de son père, Omar Bongo, en 2009), elle déploie fortement ses activités dans le pays, afin de produire du bois, de l’hévéa, de l’huile de palme, des fertilisants et en devenant responsable d’une Zone Économique Spéciale à proximité de Libreville. Concernant la filière-bois, la politique de l’entreprise à l’échelle de la ville de Makokou est alors conforme à celle d’Uleaf dans l’ensemble du pays, et de la multinationale plus généralement, à savoir d’augmenter le contrôle sur les chaînes de production en se chargeant de la production même des matières agricoles (et non plus uniquement de leurs importations ou exportations) et d’améliorer la qualité ainsi que la perception de la qualité de l’entreprise en allant vers l’obtention de labels écocertificateurs.
- 8 Au Gabon, la propriété du sol revient à l’État et les surfaces disponibles pour l’exploitation fore (...)
- 9 Concept déclinant les principes du développement durable à la foresterie. En ce sens, une Gestion D (...)
7De la sorte, l’entreprise obtient en quelques années un vaste ensemble de concessions forestières8 et compte parmi les principales du secteur au début de l’enquête, en 2011. Elle s’inscrit alors dans une démarche de Gestion Durable des Forêts9 et focalise principalement ses activités dans la région de Makokou. Du fait de l’interdiction d’exportation des bois en grumes décidée par Ali Bongo fin 2009 et mise en application en 2010 (Karsenty et Ferron, 2017, 9-10), Uleaf développe parallèlement ses activités d’exploitation forestière dans les concessions forestières se trouvant autour du village de Pont de la Zadié et une scierie qu’elle implante à moins de vingt kilomètres de Makokou. Si, initialement, les intentions des dirigeants d’Uleaf était d’obtenir le label écocertificateur FSC, l’un des plus complets et des plus prestigieux dans la foresterie mondiale, ils réussissent au cours de l’année 2013 à accéder à un premier label intermédiaire portant sur la légalité et la traçabilité de la production. Cependant, les activités de la filière-bois d’Uleaf ne s’avèrent pas suffisamment rentables et l’ensemble de celle-ci est liquidée début 2014.
8Encore aujourd’hui, Uleaf est une entreprise très importante au Gabon. La proximité du représentant des activités de l’ensemble des filières avec Ali Bongo est de notoriété publique. Durant les premières années de la décennie 2010, lors du déroulement de l’enquête que j’ai menée, elle est également un acteur de premier plan dans le secteur forestier et dans la province de l’Ogooué-Ivindo. Makokou, capitale provinciale, est à ce moment-là une ville d’une vingtaine de milliers d’habitants (DGS, 2015, 11). En employant (surtout si le compte est cumulatif plutôt qu’à tel ou tel instant précis) des centaines de personnes en quelques années, Uleaf prend une importance considérable dans la région, par le travail direct qu’elle fournit et par les entreprises et commerces qu’elle fait vivre indirectement. Par ailleurs, la proximité de ses dirigeants avec le pouvoir autoritaire de la famille Bongo renforce sa puissance locale. Enfin, cette entreprise fait le choix d’une grande visibilité, à Libreville comme à Makokou, qui se traduit par une présence dans de nombreux espaces publicitaires, des parrainages et des distributions régulières de vêtements à ses couleurs (casquette, polos, T-shirts…)
- 10 Si cet exemple est écrit ici dans une perspective de documentation des modalités concrètes de fonct (...)
9Pour les travailleurs de l’entreprise, cette situation singulière en termes d’économie politique a plusieurs implications. En effet, il est très commun, pour un ouvrier gabonais, de s’engager dans la foresterie dans le but de chercher l’argent. Les métiers forestiers sont perçus dans le pays comme plus difficiles que les métiers de la fonction publique et moins rémunérateurs que ceux relatifs au secteur pétrolier, domaine où les salaires sont particulièrement élevés mais dont l’accès est très limité. Devenir forestier suppose donc d’accepter de se charger de travaux pénibles, souvent dangereux, ceci dans un milieu social lui-même considéré dur, viril et violent. Il s’agit cependant d’une façon d’accéder à un emploi salarié (formel ou informel), dans les meilleurs des cas de faire une carrière connaissant une progression hiérarchique (de manœuvre à ouvrier, puis éventuellement à chef d’équipe, chef de chantier ou chef d’exploitation) et, quoi qu’il en soit, d’espérer accéder à une certaine réussite sociale et à une dignité (faire vivre sa famille, construire et/ou détenir sa propre maison). Par ailleurs, et pour peu que de nombreuses entreprises forestières aient des activités aux marges de la loi, la mise en place des politiques de développement durable a mené plusieurs d’entre elles à viser des labels écocertificateurs. Trois entreprises françaises ou de capitaux européens, notamment, ont obtenu un des deux plus prestigieux dans la foresterie mondiale, le label FSC. Ainsi, quand Uleaf commence son exploitation dans la région de Makokou, elle suscite beaucoup d’attention et d’espoir, par l’ampleur de ses activités ainsi que par ses ambitions en matière de développement et de certification. De nombreuses demandes d’embauche sont régulièrement déposées auprès des directeurs exécutifs et les travailleurs recrutés ont conscience de faire partie d’une entreprise aux habitudes différant de la discrétion de nombreuses autres (discrétion renforcée du fait que les chantiers forestiers sont éloignés des regards par leurs emplacements en forêt). Néanmoins, la proximité d’Uleaf avec le pouvoir politique, tant national que local (un exemple, de notoriété publique durant l’enquête : les montants versés régulièrement au maire de la capitale provinciale, au préfet, au gouverneur et au directeur provincial des Eaux et Forêts afin d’éviter tout blocage administratif dans les affaires courantes de l’entreprise10), est présente dans tous les esprits et les déceptions régulières face aux salaires et aux primes moins élevées qu’escomptées ne manque pas de susciter des mécontentements.
Figure 1 - Le défilé des travailleurs d'Uleaf le 1er Mai 2011
© Étienne Bourel
- 11 Ce qui ne manque pas d’interpeller un jour de fête du Travail, historiquement et encore aujourd’hui (...)
- 12 À part pour les plus hauts placés dans l’entreprise, les payes sont toujours versées en argent liqu (...)
10Ces différents éléments permettent de saisir l’ambiguïté de cette photographie (fig. 1) montrant le défilé des travailleurs de l’entreprise à Makokou le 1er Mai 2011. Lors de la Fête du Travail, il est d’usage au Gabon que les travailleurs des entreprises paradent et, pour cela, ces dernières distribuent souvent des vêtements (polos, T-shirts ou pagnes) imprimés à leurs couleurs11. À Makokou en 2011, les employés des différentes entreprises forestières constituent une large part du cortège défilant. Cela dit, toutes n’ont pas fourni de vêtements pour l’événement et une concurrence, oscillant entre camaraderie et rivalité, s’exprime entre les travailleurs des différentes enseignes quant à savoir laquelle est la meilleure (sur le plan de la qualité des outils disponibles, par exemple) et surtout laquelle paye le mieux. Plusieurs émotions sont donc à l’œuvre dans cette photo : défiler en rang et aux couleurs de l’entreprise implique une reconnaissance et une fierté. Surajouter à cela l’agitation d’un billet de 10 000 FCFA (celui ayant le plus de valeur au Gabon) exprime une volonté d’afficher sa richesse et une certaine satisfaction. S’il peut être apprécié par les dirigeants de l’entreprise assistant au défilé, le message vise donc au moins autant à se distinguer des travailleurs d’autres entreprises et à faire circuler l’idée que « Uleaf paye ». Le paradoxe de la situation tient au fait que ce défilé se déroule quelques heures seulement après la remise des salaires du mois d’avril, qui a eu lieu la veille au soir. La proximité entre ces deux moments contribue à expliquer qu’autant de travailleurs aient, lors du défilé, un billet de 10 000 FCFA sur eux12. Toutefois, les montants reçus ce mois-là ont déçus de nombreux ouvriers, suffisamment pour que l’un des directeurs présents dans la tribune officielle fasse l’objet de quolibets exprimés à mots couverts. Le défilé se poursuit, comme les travailleurs en ont l’habitude pour les deux fêtes annuelles où ils paradent aux couleurs de l’entreprise (le 1er Mai et le 17 août, commémoration de l’Indépendance), par des tours dans les camions (débâchés) de l’entreprise afin de chanter en cœur (des grivoiseries notamment) avant de rejoindre le lieu du buffet offert par Uleaf puis les débits de boisson jusqu’à la fin de la journée.
Figure 2 - Une photo de groupe le 17 août 2011
© Étienne Bourel
11Dans la description d’une scène similaire se déroulant le 1er Mai 2010 au nord de la République Démocratique du Congo, Thomas Hendriks (2022, 84-87) envisage un défilé des travailleurs forestiers comme l’affirmation performative d’un statut de travailleurs salariés par rapport à l’ensemble des personnes non-salariées de la région. Ces travailleurs ne défilent pas volontairement et leur entreprise ne leur a pas fourni de tenue particulière. Dans le cas présent, les travailleurs d’Uleaf défilent volontairement mais se retrouvent porteurs du logo de leur entreprise. De tels moments constituent donc, de fait, autant de lieux d’expression des liens entre les travailleurs (fig. 2) que des relations ambivalentes qu’ils entretiennent avec leur entreprise et de la place de celle-ci dans le paysage social local. Ils participent également à la politique de visibilité de l’entreprise, politique qu’on retrouve à l’œuvre directement dans les opérations forestières.
12Comme mentionné en introduction, une des raisons qui a permis mon insertion dans l’entreprise Uleaf est que non seulement celle-ci vise alors à s’inscrire dans le cadre d’une Gestion Durable des Forêts (comme le prévoit la loi gabonaise depuis le vote du Code forestier du 31 décembre 2001) mais, qu’en plus de cela, elle ambitionne de rejoindre celles labellisées FSC et relevant d’une sorte d’excellence en matière de foresterie. C’est en sens qu’il est possible de comprendre pourquoi je peux participer à une tournée en forêt avec le chef d’exploitation et certains membres de l’inspection provinciale des Eaux et Forêts le 9 mars 2011, soit quelques semaines après mon arrivée au Pont de la Zadié.
Figure 3 - Une visite du chantier par les inspecteurs des Eaux et Forêts le 09 mars 2011
© Étienne Bourel
- 13 Tous les noms des personnes mentionnées dans cet article sont anonymisés. Les photos ont été réalis (...)
13Sur cette photo (fig. 3), le chef d’exploitation, Thomas Mbandjou13, présente l’état du chantier aux quatre inspecteurs. Il porte une tenue bleue fournie par l’entreprise ainsi que les équipements de sécurité réglementaires (casque, gilet jaune réfléchissant, bottes), les inspecteurs se contentant d’un gilet. Au premier plan, un travailleur est habillé comme lui. Sa présence n’est pas anodine puisqu’il s’agit d’un des plus appréciés du chantier. Paul Mabika est en effet chef d’équipe, reconnu pour la qualité de son travail, le soin qu’il apporte à ses outils et les relations qu’il entretient avec ses collègues, et les personnes vivant au camp de la Zadié plus largement. Peu de temps après mon arrivée, Thomas Mbandjou m’a incité à me tourner vers lui pour les questions que je pouvais avoir à poser. Il a aussi demandé à Paul Mabika de se montrer disponible pour y répondre.
Figure 4 – Paul Mabika en train de meuler une machette, le 08 mars 2011
© Étienne Bourel
- 14 Le gilet jaune, par exemple, est un équipement qui se dégrade facilement de sorte que, en quelques (...)
14Ainsi, la veille, il s’était occupé de me montrer comment meuler une machette (fig. 4). Je venais de m’en procurer une mais celles-ci ne sont pas vendues affûtées : la partie métallique est d’une même épaisseur sur toute la largeur lors de l’achat. En l’état, elle ne peut servir et il est nécessaire d’utiliser une meuleuse (mécanique, de préférence) pour affiner l’un de ses bords afin de le rendre tranchant. Alors que cette scène se déroule en après-midi, soit au retour d’une journée de travail en forêt, la qualité de l’entretien des vêtements de travail et de sécurité de Paul Mabika est nettement perceptible puisque seules les bottes sont terreuses. Dans l’ensemble, les forestiers considèrent souvent que la propension d’un travailleur à se présenter convenablement (que ce soit à propos de la propreté de sa tenue de travail ou de son usure14) entre en écho avec ses façons d’entretenir ses outils et, par métonymie, au travail qu’il fournit. Un tel jugement est le plus souvent souvent exprimé par un ascendant hiérarchique, mais il peut aussi valoir entre pairs.
15Les premières phases de cette enquête, et les premières relations qui y furent privilégiées, mettent donc en exergue les pratiques que l’entreprise souhaite valoriser ainsi que les travailleurs tenus pour les plus exemplaires. L’apparence au travail est alors mise en relation avec la qualité des pratiques, de l’entreprise et des travailleurs exposés. Durant cette période, je suis encore peu sollicité directement pour prendre des photos.
16Au cours de mes premières semaines au Pont de la Zadié, une large part des photographies que je réalise ont lieu en forêt et concernent des opérations de travail. La visée est alors principalement documentaire et permet d’accéder à un début de compréhension de l’organisation et du déroulement du chantier. La direction de l’entreprise m’ayant donné le droit de prendre les photos que je souhaite et cette autorisation ayant été relayée par Thomas Mbdanjou aux différentes équipes, il m’est assez simple de réaliser des clichés des actes de travail.
17Sans dire que ma présence ne modifie rien aux usages des travailleurs, la photographie de l’abattage d’un arbre (fig. 5) montre qu’ils ne prennent pas de précautions particulières à mon égard puisque, sur celle-ci, Patrice Edou œuvre sans respecter les consignes de sécurité, en ne baissant ni sa visière ni son casque anti-bruit. Le suivi de telles consignes est variable, parmi les travailleurs. Il fait l’objet d’appréciations variées dans leurs discussions, la qualité du travail final ayant valeur de critère prévalant. Parmi les abatteurs, plusieurs ont alors reçu une formation (dispensée par une organisation externe à l’entreprise) à l’abattage contrôlé, soit à un ensemble de techniques permettant d’augmenter les rendements et la sécurité des travailleurs, de réduire l’impact des abattages et de mieux entretenir le matériel. Bien que certaines de ces techniques laissent des traces très visibles dans l’environnement (par exemple dans la forme des souches des arbres abattus, comme nous pouvons le voir en partie dans la fig. 6), elles ne sont pas systématiquement appliquées pour autant. Les travailleurs mettent en avant, pour justifier cela, leurs savoir-faire et leurs habitudes.
Figure 5 – Abattage d’un arbre, le 24 février 2011
© Étienne Bourel
18Progressivement, des relations intersubjectives se nouent et les travailleurs expriment de plus en plus leurs valeurs à travers les photos que je prends. Datée seulement du lendemain, celle de Thierry Nkolo (fig. 6) est, en ce sens, significative : juste après la chute d’un arbre, elle le montre en tant qu’abatteur ayant réussi sa tâche, avec un regard très assuré. Nous pouvons noter que, outre la sciure inévitable en pareille circonstance, son gilet jaune et son T-shirt sont assez sales et usés. Alors qu’il s’agirait d’un motif de critique envers d’autres manœuvres ou ouvriers (comme nous l’avons vu à propos de Paul Mabika), la grande connaissance du métier d’abatteur de Thierry Nkolo lui permet de faire fi de tels critères et ainsi de refléter son implication au travail et envers la ressource ligneuse dans ses vêtements dégradés. Si lui ne porte pas de bleu de travail en tant que tel, il est tout de même possible de voir dans sa posture un écho à une remarque rapportée par Anne Monjaret dans son article sur cette tenue symbole de l’ouvrier masculin, à savoir que seuls les ouvriers se salissant le plus mériteraient d’être appelés des cols bleus (Monjaret, 2012, 51). Par ailleurs, il ne porte pas les gants fournis par l’entreprise mais des mitaines et son casque est décoré d’inscriptions personnelles (dont nous pouvons supposer les visées apotropaïques), comme ont l’habitude de le faire les conducteurs de camion sur leurs véhicules. L’ensemble de sa tenue témoigne donc tant de sa condition ouvrière que de sa propre subjectivité : comme par antiphrase, la saleté devient l’expression de qualités et la possibilité de travailler en étant sale, celle d’une reconnaissance d’un savoir-faire.
Figure 6 – Thierry Nkolo après avoir fait tomber un arbre, le 25 février 2011
© Étienne Bourel
19De plus en plus sollicité directement par les travailleurs, je me rends compte que les photos que je réalise s’orientent tendanciellement vers des portraits frontaux et de plain-pied. Ces derniers peuvent encore prendre place pendant les journées de travail en forêt, comme pour celui sur un engin de débardage (fig. 7), les motivations des travailleurs s’avèrent de plus en plus personnelles. Les exemples suivants témoignent ainsi d’un basculement d’une orientation vers les actes de travail à un intérêt premier pour les personnes photographiées.
Figure 7 – Portrait sur un engin de débardage, le 25 mars 2011
© Étienne Bourel
20Ainsi, lorsqu’Antoine Issanga, employé comme aide d’un chauffeur-grumier, me demande de le photographier un midi, nous sommes au camp de la Zadié et il se place à proximité d’un ibiscus (fig. 8). Comme je m’intéresse à sa posture, il m’explique que lorsque je lui aurais donné un exemplaire de la photo, il pourra la faire voir à des fins de séduction. Si son poste ne l’expose pas à beaucoup de salissures, il n’a, pour autant, pas été dérangé à l’idée d’être photographié en bleu et avec des chaussures de chantier, envisageant même les bénéfices d’être montré en conditions de travail. Il rejoint ainsi l’histoire des ouvriers ayant porté ces vêtements avec fierté (Monjaret, 2012, 52-53). Même s’il occupe un poste d’aide et non de chauffeur, nous pouvons noter qu’Antoine Issanga appartient au corps de métiers qui est le plus rémunérateur dans le secteur, du fait de sa dangerosité entre autres (ce qui lui assure un salaire assez élevé pour son grade), et que les ouvriers qui en relève sont en fait peu nombreux à travailler dans cette tenue. Il fait donc un choix délibéré et finalement assez peu contingent en posant ainsi. Considérée sous cet angle, cette photo reflète à sa manière le caractère liminal du travail forestier au Gabon : s’il s’agit d’un domaine d’activité tenu (objectivement et subjectivement) pour difficile, il peut également constituer une voie de considération parmi les classes populaires (Siblot et al., 2015).
Figure 8 – Antoine Issanga, le 14 mars 2011
© Étienne Bourel
21Enfin, la photographie que Fabien Nzengue me demande de prendre avec ses enfants fin mars (fig. 9) est expressive pour plusieurs raisons. Si elle indique un rapprochement dans notre relation et d’un détachement d’avec les motifs officiels de ma présence dans l’entreprise, elle exprime aussi, et par le vêtement toujours, ce en quoi le travail forestier est bien un mode de vie à part entière. Alors qu’elle est prise plusieurs heures après la fin de la journée de travail et qu’elle est amenée à être conservée longtemps par Fabien (qui ne dispose pas d’appareil photo par ailleurs), il fait le choix de continuer à porter sa veste de travail, une sorte d’évidence face à l’artificialité qui aurait consisté à se changer pour l’occasion. Plusieurs points peuvent ainsi être précisés à propos de ce cliché : le fait que Fabien Nzengue continue à porter son vêtement de travail après la fin de ses heures d’emploi montre que, pour des personnes aux ressources modestes, les fournitures données par l’entreprise constituent aussi des vêtements en tant que tels et non pas simplement des contributions fonctionnelles à la réalisation des actes laborieux. Comme il porte sa veste ouverte, cela donne à cet instant un caractère plus léger qui correspond à l’ambiance, familiale et détendue, de cette fin de journée. Enfin, son intention a priori de conserver cette photo longuement permet d’entendre ses choix de mise en scène comme une forme de témoignage, en l’occurrence celui d’une époque de la vie de sa famille.
Figure 9 – Fabien Nzengue et ses enfants, le 29 mars 2011
© Étienne Bourel
22Comme le note Brice Le Gall à propos de la recherche qu’il a mené dans la cadre du mouvement social des Gilets jaunes , la photographie permet ici de :« mettre en valeur des moments de l’existence jugés “importants” […]. Ces “choix” rappellent sa fonction de solennisation et d’éternisation des temps forts de la vie collective en même temps qu’ils participent à la construction d’une mémoire collective. […] Ce que les photographes appellent le “respect” des personnes photographiées conduit pratiquement à se plier à la mise en scène de soi du sujet photographié, c’est-à-dire à se soumettre aux règles de l’étiquette sociale qui lui est propre. Le photographe occupe alors une position de “passeur”, au service du groupe, chargé implicitement de porter son “message” » (2021, §16).
23Un nombre important des photographies liées à cette enquête est donc issu de moments partagés et relève d’une co-construction. Celle-ci trouve notamment sens dans le fait que je m’engage à développer un certain volume de ces photographies lorsque je sors de forêt pour retourner à Makokou ou à Libreville. Le temps passant, ce sont d’autant plus les femmes des travailleurs qui me sollicitent pour prendre des clichés, souvent avec leurs enfants. Je deviens alors le photographe du camp et du village. Il est fréquent que les personnes rencontrées ne m’adressent la demande : « tu nous fais la pose ? ». Je donne environ quatre cents photos imprimées durant les mois de ma présence. Avant de partir, j’arrive à graver également plusieurs CD-Roms de sélection des meilleures photos et quelques DVD afin que certaines personnes au moins possèdent l’intégralité des photos que j’ai prises, avec la possibilité éventuelle de dupliquer ces disques.
24En discutant avec les travailleurs et les personnes présentes au camp des raisons pour lesquelles ils portent de l’intérêt à mes photos, différents arguments ressortent. Tout d’abord, et pour faire directement le lien avec les portraits présentés dans la partie précédente, ces photos constituent des souvenirs. Ce n’est pas forcément le cas de tous les travailleurs mais plusieurs parmi eux n’ont jamais été photographiés sur leurs lieux de travail ou au camp. De manière générale, il y a peu de mémoire ouvrière dans le secteur de l’exploitation forestière. Certains vont plus loin et évoquent la possibilité qu’ils auraient ainsi de parler de leur travail à leurs enfants, dans le futur. Apparaît ici une possibilité de transmission d’un patrimoine.
25Pour certains travailleurs, l’obtention de photos les montrant à l’œuvre prend une importance particulière car elle peut servir de preuve du fait qu’ils ont effectivement travaillé en entreprise forestière. La photo leur permettra ainsi d’être valorisés au moment où ils rentreront dans leurs villages, parfois éloignés de plusieurs centaines de kilomètres, et de pouvoir prouver qu’ils ont eu un métier, qu’ils n’ont pas fait le banditisme pendant leur absence. Toutefois, d’autres souhaitent prendre des poses pour se valoriser mais en opérant un détournement : soit en posant avec un outil dont ils ne font pas usage habituellement (fig. 10), soit en posant avec des jeunes filles dont ils ne profitent pas des charmes. Ils entrent de cette façon dans une mascarade (Monjaret, 2015, 76) ou un jeu d’illusionnisme à propos de leur propre image que nous pouvons rapprocher de celui qu’opèrent les sapeurs de Brazzaville, comme a pu le montrer Justin Daniel Gandoulou (1992).
Figure 10 – Un travailleur posant avec des outils dont il n’a ni la responsabilité ni l’usage, le 30 mars 2011
© Étienne Bourel
- 15 Un père avancé en âge.
26Certaines poses sont spontanées mais des femmes programment avec moi à l’avance ma venue afin que je réalise des photographies posées de leurs enfants dans des habits choisis. De la même manière, la prise d’une pose peut être l’occasion de mettre en avant un certain nombre de valeurs et de codes, notamment chez les jeunes dont les gestes des mains font référence à l’univers hip-hop. Pour d’autres, il s’agit de témoigner de liens d’amitié ou de parenté (poser avec la sœur, avec le « boss »15 de la famille). Certains travailleurs souhaitent mettre en avant leur appréciation de l’entreprise : en posant devant un camion, ils rappellent que l’entreprise a de l’importance car, en amenant le travail, elle amène l’argent (fig. 11). Par rétroaction ils se mettent également en valeur en montrant leur maniement d’un objet coûteux. Enfin, il m’arrive de prendre des photos afin que le tirage serve de preuve dans une procédure judiciaire, comme pour une femme que le mari a machetté au visage quelques jours plus tôt et qui souhaite porter plainte. Elle ne le fait finalement pas mais, ici et dans un premier temps, c’est l’acte photographique en lui-même qui contribue à donner l’existence sociale de cette violence. La photo, une fois développée et donnée à l’intéressée, permet surtout l’indignation et est intégrée dans les possibilités de médiation de la conflictualité que connait ce couple. Celui-ci habite dans le village (et non dans le camp) et la personne victime a un frère qui habite aussi dans le village et travaille pour l’entreprise. Cette situation montre ainsi que la prise en compte du hors-travail mène l’enquête ethnographique, en continuant ses méthodes, vers de nouveaux espaces, de nouveaux registres et de nouvelles implications dans les interactions.
Figure 11 – Reconnaissance de l’entreprise, le 05 juillet 2011
© Étienne Bourel
- 16 Au moment de l’enquête, il est relativement courant que les travailleurs disposent d’un poste de té (...)
- 17 Nicolas Flamant, à propos d'une autre situation d'ethnologie en entreprise, avait noté que « comme (...)
27Les moments où je reviens au camp avec des photos sont intéressants puisque, parmi les nombreux clichés que je réalise à chaque fois au cours des semaines précédentes, je n’ai la possibilité d’en développer qu’une partie, en veillant tant que faire se peut à ce que chaque personne reçoive au moins une photo au fur et à mesure. Les travailleurs viennent donc regarder le stock de photos que j’amène et, s’ils ne s’y trouvent pas, peuvent estimer que je suis contre eux ou penser qu’il s’agit d’une sorte de fatalité en disant : « pour moi, ça ne sort pas ». Par ailleurs, la manière dont ils s’approprient les photos fait ressortir une tendance individualiste dans les relations sociales sur le chantier : un travailleur qui a la chance de me croiser juste à mon arrivée peut consulter à loisir l’ensemble des photos que j’ai ramené et sélectionner celles sur lesquelles il figure, y compris toutes celles sur lesquelles il est présent avec d’autres collègues (ex. fig. 12) et même si, en s’attribuant ces photos, il sait que d’autres n’en auront pas. De la même manière, lorsque, très peu de temps avant de quitter définitivement le chantier, j’amène une pile de plusieurs dizaines de disques gravés16 afin de les donner, je ne peux empêcher le déclenchement d’une quasi-bagarre pour leur obtention17.
Figure 12 – L’équipe des abatteurs, le 05 juillet 2011
© Étienne Bourel
28Dans l’un de ses derniers ouvrages, Jean Copans exprime l’idée que « l’Afrique moderne semble avoir sauté l’étape qui passe par l’écriture en passant, pour l’immense majorité de sa population, de l’oralité à l’image numérique » (Copans, 2010, 113). Force est, en tout cas, de constater l’importance que les personnes avec qui j’effectue ces enquêtes de terrain accordent à ces photos et à leur restitution. À l’articulation du social et du sensible (Laplantine, 2005), celles-ci jouent différents rôles, même discrets, dans les processus de constructions/déconstructions identitaires, rappelant en cela ceux que de tels artefacts technologiques ont pu jouer en Côte d’Ivoire (Werner, 2001).
- 18 L’emploi de ces termes est très fréquent parmi les travailleurs forestiers, dont l’activité profess (...)
- 19 Le propos de cet article ne porte pas directement sur la production des masculinités. Toutefois, no (...)
29Les jeux sociaux tissés autour de ces photos indiquent à quel point la technologie est prise dans une tension entre savoir et pouvoir. S’il m’arrive d’être moi-même photographié par certains des enquêtés, au moyen de téléphones portables notamment, il s’agit bien d’une technologie exogène renvoyant au contexte post-colonial des relations entre Gabon et France, et, plus largement, entre Noirs et Blancs18. Par cette phrase entendue à différentes reprises : « l’appareil là, c’est fort ! », m’est rappelé le lien entre technologie et politique mis en valeur par Alain Gras (1998). En contrepoint, les différents portraits présentés plus haut évoquent (toute comparaison esthétique mise à part) ceux réalisés en studio par Malick Sidibé (2011) par la subversion subtile de l’ordre identificatoire qui s’y donne à voir : s’ils prolongent bien une « histoire de l’habillement occidental » (Tonda, 2015, 207), ils sont aussi le fruit d’échanges, de négociations, l’expression « d’une marge de manœuvre et d’autonomie, d’une façon personnelle de se tenir, de manier des outils, de revêtir les habits de travail et les éléments de protection, de s’approprier l’espace de la photo » (Géhin, 2016, § 18)19.
- 20 Sur ce dernier critère, les personnes rencontrées font référence aux beaux livres produits par des (...)
- 21 Il serait, cependant, excessif d’affirmer que la démarche que cet article décrit permet des relatio (...)
30Finalement, les photos que je donne aux travailleurs trouvent leur propre sens, ont leur propre vie (Appadurai, 1986) et contribuent quelque peu à rendre plus égalitaire les relations d’enquête, à niveler, même modestement, un contexte marqué par la hiérarchie à bien des titres (Moulinié, 1993). À part un travailleur qui refusa que je le photographie, personne n’a vu de problème à ce que des photos soient prises, dans la mesure où garantie était donnée qu’elles ne passent pas à la télé (ni que les enregistrements audio ne passent à la radio), qu’elles ne soient pas utilisées pour se moquer des Africains une fois rentré en Europe ni pour gagner de l’argent20. Autant d’inquiétudes constituant des manières de rappeler ce contentieux non-résolu avec l’Occident, à propos de ces images sur l’Afrique et les Africains (Ganapathy-Doré et Olinga, 2011). Ainsi, tandis que l’exploitation forestière au Gabon renvoie principalement au paradigme du commandement diagnostiqué par Achille Mbembe (2000), choisir ce mode de restitution par circuit court des connaissances fabriquées en commun est une façon de jouer avec les pesanteurs des relations hiérarchiques21, cette marge de manœuvre s’obtenant d’abord par une attention aux demandes des acteurs.
31Avec les vêtements de travail en leur centre, les photographies produites et échangées au cours de ces enquêtes trouvent une place dans la subjectivation des personnes concernées. Si elles parlent d’un monde du travail difficile et liminaire, voire marginal à certains égards, elles attestent aussi de moments collectifs partagés, de fiertés ouvrières, d’affirmation de soi, de jeux avec les codes sociaux et de volontés de se souvenir. Plus encore, leurs circulations rendent possibles des réinterprétations multiples (Vium, 2020) compliquant d’autant les continuités entre « espace, lieu et culture » (Gupta et Ferguson, 1997, 33-51) . Leur caractère performatif (Langewiesche et Ouédraogo, op. cit., 8) participe donc d’une production symbolique du travail salarié (Buscatto, op. cit, 48), en l’occurrence celui d’ouvriers forestiers. Pour peu que les vêtements de travail entretiennent un rapport métonymique avec le travail effectué par la personne qui les porte (Dujarier, 2021, 96), la question de la métonymie se pose à nouveaux frais si nous nous attachons cette fois aux photos plutôt qu’aux vêtements ainsi qu’aux modalités d’existence des quelques-unes qui ont été présentées. Plus l’enquête a avancé, moins j’étais à l’initiative de celles qui étaient réalisées et si je suis l’auteur des prises de vue, les usages polysémiques (Attané, 2011, 174) de celles-ci ont été ouverts aux possibles. Cet article a ainsi tenté de montrer que la photographie peut être, ne serait-ce qu’en certaines occurrences et « par l’implication de[s] interlocut[eur.rice.s] dans [l]es pratiques photographiques » (Conord, 2000, §39), le médium d’un rapport indéterminé entre photographe et photographié.e.s.