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Comptes rendus

Benjamin Carle (scénario) & David López (dessin), Sortie d’usine. Les GM&S, la désindustrialisation et moi

Paris, Steinkis, 2021, 110 pages
Jean-Paul Géhin
Référence(s) :

Benjamin Carle, David López, Sortie d’usine. Les GM&S, la désindustrialisation et moi, Paris, Steinkis, 2021, 110 pages.

Texte intégral

1La plupart des Français ont découvert l’existence de l’entreprise de sous-traitance automobile GM&S, implantée à La Souterraine et longtemps principal employeur privé de la Creuse, lorsque les médias en 2017 ont fait leur une sur la menace des salariés de faire sauter leur usine pour lutter contre sa fermeture. Benjamin Carle, jeune journaliste et réalisateur de documentaires, après s’être intéressé aux délocalisations industrielles, au made in France, à la fabrication d’un sandwich ou encore à la rivalité franco-britannique, décide d’aller voir de plus près ce qui apparaît d’abord comme un fait divers inquiétant et de suivre sur la durée les acteurs de ce conflit. Avec la participation de David López au dessin et à la couleur, ce long et sérieux travail de terrain débouche sur un ouvrage graphique original et informé concernant le fort processus de désindustrialisation que connait la France depuis deux décennies.

Image 1 : Couverture de l’ouvrage Sortie d’usine

Image 1 : Couverture de l’ouvrage Sortie d’usine

© Steinkis

2Dans le contexte des Trente Glorieuses, du plein emploi et de la volonté de décentralisation de l’industrie nationale fortement concentrée dans la région parisienne, l’histoire de l’usine remonte à 1963, lorsque le directeur de la Socomec, PME de la métallurgie, décide de délocaliser sa jeune entreprise dans la Creuse pour faciliter sa croissance grâce au foncier bon marché, aux primes publiques de délocalisation et à une main-d’œuvre disponible. Pendant trois décennies l’entreprise va se développer jusqu’à atteindre 600 salariés (et beaucoup plus d’emplois indirects), se diversifier, notamment en fabricant de jouets, de trottinettes puis des pièces d’ascenseurs et se concentrer sur la sous-traitance automobile des deux grands constructeurs français. C’est la grande période de l’entreprise dirigée par des patrons certes paternalistes mais compétents et présents, et marquée par des salariés engagés, productifs et organisés syndicalement, en particulier par la CGT.

  • 1 Au gré des crises, des dépôts de bilan et des reprises, l’entreprise a changé de noms de nombreuses (...)

3Ce qui frappe dans cette bande dessinée, c’est l’important travail de terrain réalisé par Benjamin Carle qui a suivi pendant plusieurs années la lutte des GM&S1 tant sur le site de La Souterraine que dans leurs manifestations locales comme nationales, et surtout leur travail d’organisation et de sensibilisation des acteurs locaux, des médias, des politiques… Il participe aux actions de mobilisation, aux assemblées générales, au quotidien des militants et des leaders syndicaux, dans l’usine ou dans le cadre de leurs loisirs ou de leur vie familiale.

4Benjamin Carle multiplie les témoignages des divers acteurs en interviewant les leaders syndicaux, leur conseiller juridique, les anciens dirigeants. Il constitue ainsi une histoire industrielle et sociale du site, faite de crise économique due à la fluctuation des commandes des deux donneurs d’ordres que sont Peugeot et Renault, de luttes sociales plus ou moins spectaculaires, d’interventions des pouvoirs publics, de dépôts de bilan, de reprises par un nouveau propriétaire : « cette routine “reprise-redressement-liquidation-nouvelle reprise” est devenue lassante et démontre un fonctionnement complexe de l’industrie et particulier dans la filière automobile » (p. 63).

5Ce travail de terrain est complété par des réflexions économiques et sociales permettant de comprendre cette longue crise d’un site industriel local dans un processus macroéconomique de mondialisation des échanges et de délocalisation tous azimuts, en particulier de la construction automobile vers l’Asie et l’Amérique latine. Cette bande dessinée a le souci d’articuler micro et macro, biographies individuelles et destinées collectives qui conduisent l’auteur à dégager sept explications concrètes éclairant la dynamique perverse dans laquelle est tombé ce site industriel à partir du début des années 2000 : les repreneurs successifs n’investissent pas ; ils ne diversifient pas ; ils manquent de fonds ; ils assèchent au contraire par divers procédés la trésorerie ; l’argent public donné aux repreneurs est gaspillé. Il faut ajouter à cela non seulement le désengagement des donneurs d’ordres qui cherchent à localiser les sous-traitants vers les lieux de fabrication, de plus en plus hors de France et font de leurs anciens sous-traitants locaux une variable d’ajustement, mais aussi la mauvaise image d’un site résistant et organisé qui fait peur aux repreneurs.

6Tout ceci constitue un travail approfondi de recueil et de traitement des données qui peut être rapproché d’une enquête sociologique, d’autant plus qu’il s’accompagne d’un positionnement déontologique articulant empathie, engagement et réflexivité. Comme le titre de l’ouvrage l’annonce (Sortie d’usine. Les GM&S, la désindustrialisation et moi), Benjamin Carle n’hésite pas à se mettre en scène, à partager ses sentiments, à assumer sa subjectivité en exprimant ses sympathies et ses points de vue. On peut parler d’engagement lorsqu’il rapproche les longues assemblées syndicales de luttes à l’usine de La Souterraine avec les réunions informelles entre jeunes journalistes et pigistes parisiens (p. 44-46) :

que ce soit à La Souterraine ou à Paris, partout le travail est un problème. Au mieux cela se passe pas trop mal : ton patron n’est pas un pervers et ta supérieure n’est pas une maniaque qui envoie des mails à 2 heures du matin. On a besoin de ces soirées pour se dire que cela va aller […] On se crée de la solidarité comme on peut ? Ça ne coûte rien et ça fait du bien.

7La réflexivité de l’auteur peut prendre des formes inattendues, comme le ressenti exprimé plusieurs fois dans l’ouvrage (p. 7, 34 et 110) contre les trottinettes électriques qui encombrent les trottoirs et menacent les piétons. Même si elle renvoie à l’une des premières productions de la SOCOMEC, cette colère peut paraître anecdotique ; elle s’inscrit cependant dans un processus d’enquête sérieuse et approfondie en affichant, ici de manière un peu caricaturale, les présupposés de l’auteur.

Image 2 : Un combat comme un autre !

Image 2 : Un combat comme un autre !

© Steinkis, Sortie d’usine, planche de la page 34.

  • 2 Kowalski L. (2019), On va tout péter, 109’.
  • 3 Becker H. (2009 pour la traduction française) Comment parler de la société. Artistes, écrivains, ch (...)

8Après le film documentaire de Lech Kowalski2, quelquefois un peu manichéen, on dispose, avec l’enquête fouillée et engagée de Benjamin Carle, d’une approche compréhensive de cette longue crise sociale et industrielle qui nous parle autant de la désertification rurale que de la mondialisation capitaliste en cours. Au dessin, David López, spécialisé dans l’animation, nous propose une alternance de cases et de planches en noir et blanc et en couleurs. Le trait est vif, énergique. Les portraits sont précis, quelquefois au bord de la caricature, mais toujours respectueux des travailleurs et des travailleuses qui s’engagent et se battent pour leur survie. Souvent de grands traits verticaux encadrent les portraits et donnent à l’ensemble une remarquable dynamique. Au total, ce documentaire graphique donne à voir, à penser, à sentir. Pour reprendre l’analyse de Howard Becker3, il s’agit bien, à côté et à proximité des sciences sociales, d’une autre façon de parler de la société ou plus précisément de l’évolution actuelle du travail industriel.

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Notes

1 Au gré des crises, des dépôts de bilan et des reprises, l’entreprise a changé de noms de nombreuses fois : 30 ans de SOCOMEC, puis SER en 1991, ARIES en 1996, WAGON en 1998, SONAS en 2006, HALBERG, 2 mois en 2009, puis ALTIA en 2009, TRANSATLANTIC (15 jours) en 2014, GM&S en 2015, GMD en 2017.

2 Kowalski L. (2019), On va tout péter, 109’.

3 Becker H. (2009 pour la traduction française) Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, Paris, La Découverte, 316 p.

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Table des illustrations

Titre Image 1 : Couverture de l’ouvrage Sortie d’usine
Crédits © Steinkis
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/2608/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
Titre Image 2 : Un combat comme un autre !
Crédits © Steinkis, Sortie d’usine, planche de la page 34.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/2608/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 141k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Paul Géhin, « Benjamin Carle (scénario) & David López (dessin), Sortie d’usine. Les GM&S, la désindustrialisation et moi »Images du travail, travail des images [En ligne], 12 | 2022, mis en ligne le 05 juillet 2022, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/2608 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.2608

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Auteur

Jean-Paul Géhin

Jean-Paul Géhin est sociologue du travail, enseignant chercheur émérite à l'Université de Poitiers et membre du laboratoire GRESCO. Ses travaux de recherche portent principalement sur les formes d'articulation entre éducation et travail : formation en entreprise, éducation permanente, entrée dans la vie des jeunes, validation des acquis de l'expérience...
Il a par ailleurs participé à la conception, la mise en place et la direction de formations universitaires de documentaristes : master écriture et documentaire de création ; master documentaire animalier, nature et environnement.
De longue date intéressé par l'usage des images fixes et animées dans la recherche en sciences sociales comme par la médiation scientifique, il a fondé et longtemps présidé le festival Filmer le travail. Il a également participé à la création de la revue scientifique pluridisciplinaire Images du Travail, Travail des Images, qu’il codirige.

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