Thierry Roche et Guy Jungblut, Jean-Pierre & Luc Dardenne, Seraing
Thierry Roche et Guy Jungblut, Jean-Pierre & Luc Dardenne, Seraing, Crisnée (Belgique), Yellow Now
Texte intégral
1Cet ouvrage s’inscrit dans un projet éditorial visant à relier une œuvre cinématographique à une ville qui a participé à sa construction, ceci en croisant deux regards, celui de Thierry Roche, anthropologue et professeur de cinéma, et celui de Guy Jungblut, photographe et éditeur. Après avoir analysé le cinéma d’Antonioni, inspiré par la ville de Ferrare, il s’agit ici de rendre compte de l’œuvre des frères Dardenne, qui ont tourné la quasi-totalité de leurs films documentaires comme de fiction à Seraing, une ville industrielle en fort déclin économique située en Belgique, à proximité de Liège. Le plan du livre s’organise autour des trois séjours (printemps 2017, hiver 2017, printemps 2018) réalisés par Thierry Roche et Guy Jungblut à Seraing. Tous deux, bons connaisseurs de l’œuvre des Dardenne, ont échangé sur leurs sensations et croisé leurs points de vue en circulant dans la ville : déambulation, ballade… Une sorte d’errance urbaine, à l’image de la plupart des personnages des Dardenne toujours en déplacement et en mouvement.
2Grâce à la sidérurgie, à la métallurgie et aux nombreuses usines qui s’alignaient sur la rive de la Meuse, Seraing a connu une période de prospérité marquée par une classe ouvrière qualifiée et combative puis, à partir des années 1980, un long déclin qui laisse de profondes traces dans le tissu urbain. Une part croissante de la population est touchée et s’enfonce dans la pauvreté, la précarité voire la violence. Les frères Dardenne ont fait leurs études secondaires dans une institution catholique de Seraing, ville qu’ils connaissent donc bien et de longue date. Ils y sont restés fidèles en en faisant le décor de leurs récits documentaires puis de leurs films de fiction mettant en scène des personnages paupérisés et désorientés. Pour comprendre l’étroite relation qu’entretiennent l’œuvre et la ville, Thierry Roche émet l’hypothèse que par leur fidélité à ces lieux, les frères ont façonné un paysage à la fois géographique et social dans lequel le travail et son évolution jouent un rôle déterminant.
3Si la ville est très présente, elle n’est jamais le sujet principal, juste un décor dans lequel se meuvent les personnages : « chez les Dardenne, les lieux existent donc dans une relation croisée entre les corps qui les traversent et les actes qui s’y déroulent » (p. 33). De même, contexte économique et crise sociale ne sont que des indices de la précarité et de la difficulté de vivre des individus. Le rapport au travail apparaît en revanche comme une dimension beaucoup plus centrale dans leur cinéma, moteur orientant souvent les actions et les pensées des personnages principaux, que ce soit la mémoire de Léon dans l’un de leurs premiers documentaires (Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois), que ce soient les angoisses et les obsessions de Rosetta ou encore les tentatives et la volonté de Sandra pour récupérer son emploi dans Deux jours, une nuit.
4Entre les premiers documentaires et les fictions qui ont fait connaître les frères Dardenne, le rapport au travail s’est profondément modifié.
Les documentaires traitent d’une période maintenant lointaine, celle où les ouvriers battaient le pavé dans un climat insurrectionnel ; les fictions parlent des lendemains amers des défaites accumulées. Comment retrouver la voix des ouvriers dans une rue qu’ils ont laissée aux victimes du libéralisme ? Comment raconter l’histoire du travail dans une ville livrée à la précarité ? Comment articuler cette histoire ouvrière à la notion de paysage ? [p. 32]
5Ces questions formulées brillamment par Thierry Roche lors de ses errances urbaines, les frères se les sont sans doute posées, et tout au long de leur cinéma, une réponse se dessine, s’affirme : donner la primauté aux individus. Ainsi, dans les documentaires réalisés entre 1978 et 1983, ils ne cherchent pas à décrire et analyser le mouvement social, mais « tentent de comprendre comment il a été vécu par ceux qui en ont été les acteurs » (p. 46). Dans les films de fiction qui ont fait leur succès et leur reconnaissance internationale, de La Promesse (1996) au dernier, Le Jeune Ahmed, présenté à Cannes en 2019, ils se centrent sur les corps de quelques individus, plus ou moins solitaires et marginaux : des individus qui se débattent dans leur vie, qui sont englués dans « la misère du monde », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Bourdieu (1993), et qui sont tout entiers mobilisés à se sortir des pièges de la société.
Le collectif s’est délité et les individus ne sont plus accompagnés, ils ne grandissent plus au sein du groupe. En traversant le paysage tête baissée, Rosetta se prive de toute possibilité d’apprentissage et de mémorisation. [p. 35]
6Dans La Promesse, Igor, bien que doué en mécanique abandonne son apprentissage. Dans Le Fils, Olivier, le père, et Francis, le jeune assassin de son fils, sont tout entiers absorbés par leurs ressentiments et leurs angoisses… Comme Bruno dans L’Enfant, d’abord incapable de se dégager de la logique de ses petits trafics quotidiens. Le cinéma des Dardenne nous plonge dans l’intimité de personnages déterminés par leur position sociale et leur inscription dans l’espace.
7Thierry Roche et Guy Jungblut rendent bien compte de cette dimension du travail des frères Dardenne en choisissant de présenter leur filmographie à partir des personnages centraux des films, bien souvent errant entre la vie et la mort, à l’image d’un tissu industriel qui n’en finit pas de se dissoudre. Cette entrée est si éclairante d’ailleurs que l’on peut regretter qu’elle n’ait pas été mobilisée dès l’introduction de l’ouvrage. Elle aurait pu alors être érigée en fil conducteur de la filmographie et ainsi de l’analyse de la relation intense et complexe que les frères Dardenne entretiennent à la ville de Seraing et à son histoire sociale. Les lecteurs, qui n’ont pas toujours vu l’ensemble des films, auraient ainsi pu mieux comprendre les conséquences de la crise du travail sur la vie et la destinée des personnages.
Salarié ou clandestin, à son compte ou pour un groupe mafieux, en passe d’être perdu ou à reconquérir, le travail préoccupe la plupart des personnages. L’enjeu est la subsistance, travailler afin de gagner de quoi vivre. Mais plus encore, le travail donne un statut aux individus […] Il [est] rarement montré, le plus souvent évoqué, remémoré. Plus que le travail d’ailleurs, c’est l’éventualité de le perdre ou celle du déclassement au sein de l’entreprise qui préoccupe les réalisateurs. [p. 215-216]
8Ainsi, le sujet c’est d’abord l’absence de travail comme le souligne l’omniprésence des ruines industrielles. La perte est centrale dans la cinématographie des Dardenne. Les personnages sont orphelins des usines abandonnées, détruites, vidées et petit à petit reconquises par la nature. Même si elles sont rarement montrées dans les films, Thierry Roche et Guy Jungblut sont frappés dans leurs déambulations urbaines par l’immensité des ruines, cathédrales de rouille qui semblent totalement disproportionnées par rapport à la taille de la ville. S’y ajoutent les restes de nombreuses maisons individuelles qui, comme les espaces collectifs, portent « tout un pan de la mémoire ouvrière emportée par le vent. » (p. 147)
9Les Dardenne ne se répètent pas d’un film à l’autre, ils creusent un sillon. Ils s’inscrivent dans des schémas récurrents dont l’un des plus saisissants est l’articulation entre chute sociale et mort, voire meurtre dans certains cas. Mort de l’industrie, mort du travail, mort des travailleurs, mort de la classe ouvrière, de la parole des plus humbles, devenue inaudible. Leur cinéma est truffé de gens sans voix, de taiseux, à l’image de Rosetta qui ne peut communiquer qu’à travers un corps à corps douloureux avec elle-même, ou encore de Cyril (Le Gamin au vélo), d’Olivier et de Francis (Le Fils), tous incapables d’exprimer la violence de leur ressenti.
10L’hypothèse des auteurs selon laquelle les caractéristiques de la ville où a été tournée la quasi-totalité des films orientent l’œuvre des frères Dardenne semble ainsi validée. Cette « ville moche », ce « lieu de peu » que nous propose Thierry Roche en référence à l’ouvrage de Pierre Sansot (Les Gens de peu, Puf, 2002) imprègne profondément leur filmographie alors qu’elle est à peine montrée dans leurs différents films. En tous cas, la démarche de Roche et Jungblut s’avère éclairante. Le recours à une méthodologie originale sous bien des aspects mérite d’être souligné. La méthode de recueil des données de terrain, qui scande l’ensemble de la recherche, y compris l’exposition des résultats est très innovante : de longues déambulations à deux permettant des échanges fructueux sur l’œuvre cinématographique et alimentant le futur ouvrage en réflexions, en écrits et en images. La question clef de l’articulation entre photographie et texte est particulièrement pensée : ni soumission de l’une à l’autre, ni rôle illustratif de l’image, ni simple fonction de commentaire de l’écriture. Pour ce faire, les choix sont toujours faits à deux. Le texte s’organise autour de trois grands blocs correspondant aux trois grands séjours à Seraing, séparés entre eux par trois grands blocs d’images. Par ailleurs sont insérées à l’intérieur des trois grands blocs, pour les enrichir et les ponctuer, des images plus petites… Quelquefois très petites, si petites qu’elles semblent gênées d’être là.
Nous avons choisi les images et commencé à chercher en les regroupant, en les confrontant, en les juxtaposant, des associations pertinentes. Ce dialogue des images entre elles est le moment le plus important de la construction du livre. Les photos entourent les mots, elles les rassurent, les cajolent ; le plus souvent, elles suivent leur propre chemin […] Elles accréditent, renforcent, suppléent le texte. [p. 204]
11Comme le souligne Thierry Roche, cette démarche d’articulation et d’enrichissement réciproque des approches iconographiques et littéraires rappelle étrangement la démarche cinématographique des Dardenne : « Articuler une pensée et une pratique, une écriture et un regard, une forme abstraite et un savoir-faire » (p. 204).
Table des illustrations
Titre | Image 1 : Couverture de l’ouvrage |
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Crédits | © Guy Jungblut. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/2589/img-1.png |
Fichier | image/png, 579k |
Titre | Image 2 : Les personnages des films des frères Dardenne |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/2589/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 245k |
Titre | Image 3 : Usine |
Crédits | © Guy Jungblut |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/2589/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,2M |
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Paul Géhin, « Thierry Roche et Guy Jungblut, Jean-Pierre & Luc Dardenne, Seraing », Images du travail, travail des images [En ligne], 12 | 2022, mis en ligne le 05 juillet 2022, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/2589 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.2589
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