Je tiens à remercier Johanna Siméant-Germanos, Sophie Béroud, David Hamelin ainsi que les deux relecteurs anonymes de la revue Images du travail, travail des images pour leurs remarques qui m’ont permis d’améliorer une première version de ce texte.
1 Si les représentations associées au mouvement ouvrier sont innombrables, rares en revanche sont celles qui éclairent son rapport à l’argent. La dimension financière fait en effet l’objet d’une véritable occultation dans les représentations militantes et syndicales : l’argent est le « nerf honteux de la guerre sociale » (Pigenet, 1995). Disqualifié d’un point de vue moral, au nom de l’engagement désintéressé et d’un certain ascétisme militant, il l’est également d’un point de vue tactique : pour maintenir le patronat dans l’obscurité quant aux réserves financières de la Confédération générale du travail (CGT), un syndicaliste du textile conseillait ainsi dès 1906 de ne « pas crier trop haut ce que l’on possède et encore moins ce que l’on ne possède pas » (Rist, 1933, 438). Les images que cet article se propose d’étudier occupent donc une place particulière parmi les représentations visuelles du syndicalisme : si elles portent sur l’une de ses activités principales – la grève –, c’est toutefois pour en décrire la dimension financière souvent occultée. Plus précisément, on s’intéressera ici à la pratique des caisses de grève, c’est-à-dire à la collecte et à la répartition d’argent pour soutenir des grévistes engagés dans des conflits longs et coûteux. En analysant plusieurs expériences récentes, on éclairera la manière dont une même contrainte de recherche de fonds amène pourtant les organisateurs des différentes caisses à produire des dispositifs de sensibilisation (Traïni, 2009) spécifiques, destinés à chaque fois à un public déterminé.
- 1 Magazine satirique (1901-1936), initialement de sensibilité anarchiste.
2 Profondément ancrée dans le répertoire d’action ouvrier et syndical depuis les révoltes de canuts des années 1830, la pratique des caisses de grève a pourtant subi d’intenses fluctuations au cours des deux derniers siècles, alternant les heures de gloire et les longues périodes d’éclipse. Cette intermittence est sans doute ce qui explique qu’elles n’aient que rarement fait l’objet de représentations graphiques. Parmi les quelques images qui en ont toutefois été produites, les deux exemples suivants permettent de saisir l’une des dimensions centrales : séparées par plusieurs décennies et issues de contextes sociaux fondamentalement différents, toutes deux abordent la caisse de grève comme occasion de porter un discours politique sur les enjeux du moment pour le mouvement ouvrier. La plus ancienne est une œuvre de Théophile Alexandre Steinlen dans L’Assiette au beurre1.
3Inspirée de la longue grève des mineurs de Montceau-les-Mines en 1901, elle n’évoque la caisse de grève que pour tourner en dérision les espoirs suscités par la récente nomination de ministres radicaux. Une assemblée de grévistes compacte, avec femme et enfants, y est ainsi regroupée autour du trésorier de la caisse de grève : en lisant le journal, ce dernier leur apprend que les nouveaux ministres n’enverront pas d’argent pour soutenir la grève, mais plutôt l’armée pour la réprimer. L’approche satirique est ici mise au service de la critique anarchiste, dans une cruelle dénonciation des illusions alors en vogue au sein du mouvement ouvrier. Quant à la deuxième image, elle date de mai 1968 et provient de l’université autonome et populaire de Caen.
Image 2 : Affiche de l’université autonome et populaire de Caen, mai 1968
Consultable sur le site : https://www.millon.com/lot/91713/9046145 ?offset =740&
4Elle représente une main brandissant un tronc de collecte, barré de l’inscription « soutien aux grévistes ». Mais le détail le plus frappant est sans aucun doute la menotte qui enserre cette main : évoquant l’attaché-case des commis voyageurs du patronat, ce lien contraignant suggère symétriquement une fidélité indestructible des étudiants envers les ouvriers grévistes. Sur le plan symbolique, elle prend ainsi le contre-pied de la méfiance alors encouragée par le Parti communiste français (PCF) et la CGT à l’encontre des étudiants considérés comme gauchistes. Il est plus difficile de trouver des représentations concernant les caisses de grève pour la période postérieure aux années 1970. Après une longue période d’éclipse, elles ne sont en effet revenues sur le devant de la scène que très récemment : les trois ans qui séparent les mouvements interprofessionnels de 2016 contre la loi Travail et de 2019 contre la réforme des retraites ont même occasionné un véritable renouveau des pratiques militantes et des productions graphiques s’y rapportant.
Encadré 1 : Un corpus combinant matériaux « indigènes » et productions ethnographiques
Cette contribution s’inscrit dans une recherche doctorale en cours sur la pratique des caisses de grève dans l’histoire du mouvement ouvrier français. S’appuyant sur la réalisation d’entretiens semi-directifs avec leurs protagonistes récents, sur l’exploitation d’archives syndicales et sur l’immersion ethnographique au sein de différents milieux grévistes, cette enquête fait également suite à une expérience militante d’établissement à la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) pendant une dizaine d’années, ce qui a notamment rendu possible l’accès aux coulisses de certaines de ces expériences.
Le corpus étudié ici est centré sur les principales expériences récentes de caisses de grève en région parisienne (Info’Com CGT, cheminots notamment de la gare Saint-Lazare, postiers des Hauts-de-Seine, métro parisien, hôtellerie), et combine deux types de matériaux distincts. Il s’agit, d’une part, d’affiches militantes combinant image et texte, et appelant à la solidarité financière avec les grévistes (images 1 à 15) : principalement produites par des organisations syndicales, elles ont ensuite été diffusées (et donc collectées) surtout via les réseaux sociaux. D’autre part, ce corpus mobilise également des photographies (photos 1 à 9) et schémas (schémas 1 à 3) produits par nos soins comme outil d’enquête (Meyer et Papinot, 2017), et correspondant à des scènes observées dans le cadre d’immersions ethnographiques : ces images représentent les moments principaux où s’expriment des mises en scène du rapport à l’argent (collectes, remises de chèques, versements).
- 2 Traduction Jean-Gabriel Contamin.
- 3 Le destinateur est l’auteur du message linguistique adressé à un destinataire (Le Robert).
5Les affiches militantes que l’on se propose d’étudier ici incarnent remarquablement les différents cadrages déployés par les organisateurs de caisses de grève : des « représentations partagées du monde et d’eux-mêmes qui légitiment l’action collective et motivent à la rejoindre2 » (McAdam, McCarthy et Zald, 1996, 6). Adressées à un public de donateurs potentiels, ces affiches se caractérisent en effet par une fonction performative : elles doivent susciter un sentiment d’identification avec les grévistes et motiver les gestes de soutien financier, participant ainsi à la production des liens de solidarité auxquels elles prétendent faire appel. Ces affiches permettent également de suivre l’évolution du cadrage au fil d’une même grève, matérialisant les réorientations tactiques ou l’appel à de nouveaux publics, et reflétant ainsi les délimitations successives d’un périmètre de solidarité. En étudiant l’alternance entre les symboles de lutte (drapeau rouge, poing levé), d’argent (pièces, tirelires) et les images de grévistes (en manifestation, souvent en tenues de travail), on mettra ainsi en lumière « la façon dont l’émetteur se représente dans l’image, la manière dont il construit en creux la figure du destinateur3, la vision du monde qu’il projette ou les valeurs qu’il mobilise » (Dézé, 2013). Quant aux photographies et aux schémas présentés ici, s’ils n’ont pas été produits par les acteurs mais par nos soins, ils offrent toutefois un aperçu de la manière dont ces expériences inscrivent le rapport à l’argent dans des configurations spatiales, sociales et narratives spécifiques, c’est-à-dire dans des mises en scène s’adressant à un public déterminé : c’est pourquoi ils constituent un matériau particulièrement riche pour analyser les stratégies syndicales.
6Mises en scène et affiches jouent donc précisément un rôle de dispositifs de sensibilisation, tels que les définit Christophe Traïni : « l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue » (Traïni, 2009, 13). Or, si le besoin de lever des fonds est commun à l’ensemble des caisses étudiées, pourquoi les dispositifs de sensibilisation déployés dans ce but divergent-ils à ce point d’une caisse à l’autre ? Le choix des acteurs et des scènes représentées, des registres picturaux ou des canaux de diffusion dépend-il de la tradition syndicale des organisateurs ? De l’échelle du conflit (local, de branche, interprofessionnel) ? Ou encore de l’identité professionnelle des grévistes (on ne pratiquerait pas la caisse de grève de la même manière selon que l’on est postier, cheminot ou femme de chambre) ? Peut-être faut-il également retourner la focale pour interroger non seulement les organisateurs de caisses, mais aussi leurs destinataires : affiches et mises en scène peuvent en effet s’adresser aussi bien aux donateurs potentiels – pour les inciter à donner et leur montrer que ce don sera utilisé de manière utile et efficace –, aux grévistes eux-mêmes – pour les rassurer sur la capacité de la caisse à compenser leurs pertes de salaire –, ou aux directions d’entreprises – pour les impressionner en affichant (ou en simulant) l’étendue des ressources disponibles.
7 En analysant ces dispositifs de sensibilisation à la lumière des données issues de l’enquête ethnographique, il s’agira précisément de les réinsérer dans leur contexte et d’éclairer leurs conditions de production : on ne peut en effet comprendre leur contenu iconographique ou scénographique sans le rapporter au public auquel il est destiné et à la scène sur laquelle il se déploie. En prenant pour objet la pratique récente des caisses de grève, cet article se propose donc de « problématiser l’organisation spatiale d’une action protestataire », en prêtant attention « à l’espace physique au sein duquel celle-ci se réalise […] ; à la distance et à la proximité sociales engendrées par la répartition, la coprésence et la dispersion spatiale des individus et des groupes mobilisés ; enfin à la façon dont l’espace géographique lui-même est constitué en enjeu de lutte et de pouvoir entre ces mêmes individus ou groupes » (Combes et al., 2011). Pour ce faire, on examinera successivement les trois principales scènes investies par les expériences récentes de caisses de grève – le lieu de travail, les manifestations et les réseaux sociaux – en se demandant ce qui fait de chacune d’entre elles la scène centrale de l’une des expériences étudiées.
8 Bien que la grève se traduise le plus souvent par une absence sur le lieu de travail, ce dernier occupe pourtant une place centrale dans les expériences de caisses de grève. À l’image d’autres éléments du répertoire d’action (Tilly, 1984) gréviste (assemblée générale, piquet de grève, occupation…), la mise en place d’une caisse implique même un véritable réinvestissement du lieu de travail : ce dernier permet en effet aux grévistes non seulement de se regrouper, mais également d’entrer en contact avec d’autres acteurs tels que les salariés non grévistes, la direction de l’entreprise, les usagers ou encore les passants. De ce fait, si le lieu de travail constitue bien l’un des lieux centraux pour les représentations des caisses de grève, ses usages diffèrent fortement selon le public auquel s’adressent les grévistes.
- 4 Syndicat CGT des salariés de l’Information et de la Communication, à l’origine de la Caisse de s (...)
9Le premier usage du lieu de travail dans les représentations étudiées est uniquement décoratif : faisant office de toile de fond, il permet le marquage social (Zelizer, 2005) de l’argent mobilisé en le rattachant symboliquement au secteur d’activité auquel il est destiné. Parmi les caisses de grève étudiées, c’est celle d’Info’Com CGT4 qui y a recouru de la manière la plus systématique. Elle a ainsi répété la même mise en scène plusieurs dizaines de fois : des représentants de la caisse remettent un chèque géant à une délégation de grévistes devant un endroit évoquant leur lieu de travail.
Photo 1 : Remise du chèque d’Info’Com CGT aux cheminots de la gare Saint-Lazare, 23 janvier 2020
Photographie réalisée par l’auteur.
- 5 Journal de terrain, 23 janvier 2020.
10Dans cette photo datant du mouvement interprofessionnel de l’hiver 2019, l’identification est permise par la façade de la gare Saint-Lazare, et elle est encore redoublée par les gilets orange caractéristiques des cheminots, les poings levés symbolisant quant à eux la volonté de continuer la lutte. Dans d’autres cas, ce rôle d’identification a pu être joué par le quai d’une station de métro ou par les marches de l’opéra Bastille, par exemple. Spécialisée dans la collecte d’argent au profit d’autres secteurs en grève reconductible, cette caisse a reversé depuis 2016 plus de 3,5 millions d’euros à cent-vingt grèves locales. En systématisant la production de photos et de vidéos des remises de chèques et leur diffusion sur les réseaux sociaux, la caisse d’Info’Com CGT s’adresse simultanément à deux publics différents : d’une part, aux autres acteurs syndicaux, l’importance des sommes collectées et reversées lui conférant un certain capital symbolique valorisable dans les luttes internes au champ syndical, et, d’autre part, aux donateurs envers qui la caisse est tributaire d’un fort impératif de transparence quant à la bonne utilisation des fonds récoltés. Bien que les ressorts en soient différents, le marquage social de l’argent remis s’avère donc déterminant pour ces deux publics. Quant aux grévistes bénéficiaires, cette remise cérémonielle représente surtout pour eux une occasion de populariser et même d’étendre la grève : la vidéo enregistrée par les grévistes de la gare Saint-Lazare se concluait ainsi d’un « Merci pour la solidarité ! Mais la solidarité la plus forte, c’est de venir à la manif et de faire grève5 ! »
11Au-delà de sa fonction décorative, le lieu de travail est également investi par les organisateurs de caisses comme tribune pour toucher les publics qu’il accueille : salariés grévistes ou non, mais aussi usagers ou passants. Pendant leur grève de 2018, les femmes de chambre du palace Park Hyatt Vendôme ont ainsi tenu quotidiennement un piquet de grève devant l’entrée de l’hôtel, ce qui leur permettait de collecter de l’argent auprès des passants et des clients de l’établissement. Le déploiement de drapeaux CGT, l’utilisation de tambours et la forte visibilité des femmes de chambre précaires et très majoritairement racisées mettaient également en scène un contraste social extrêmement fort avec le luxe indécent de la rue de la Paix et des bijouteries voisines. S’il en était besoin, une pancarte faisait même office de légende : « La lutte des classes c’est ici ! »
Photo 2 : Piquet de grève devant le Park Hyatt Vendôme, 25 octobre 2018
Photographie réalisée par l’auteur.
12 D’autre part, en investissant le lieu de travail, les organisateurs de caisses de grève s’adressent également aux salariés non grévistes. Et la mise en valeur de la caisse prend alors une double signification : si elle peut inciter les hésitants à rejoindre la grève en les rassurant sur ses conséquences financières, elle permet également d’adresser un pied-de-nez aux casseurs de grèves en leur montrant l’étendue du soutien dont bénéficient les grévistes. C’est ce qui explique, par exemple, qu’immédiatement après avoir reçu le chèque géant d’Info’Com CGT, les grévistes de la gare Saint-Lazare l’aient paradé dans différents services en cherchant à convaincre leurs collègues de participer à la prochaine journée de grève, avant de l’exposer fièrement au milieu de la cantine du personnel dont les principaux usagers sont les cadres qui remplacent les grévistes.
Photo 3 : Prise de parole à la cantine SNCF de la gare Saint-Lazare, 23 janvier 2020
Photographie réalisée par l’auteur.
13 Enfin, le lieu de travail permet également de toucher un autre public décisif : les grévistes eux-mêmes. C’est notamment le cas dans les situations où la grève est intermittente et où les grévistes reprennent périodiquement le travail, à l’image de la grève menée deux jours sur cinq par les cheminots au printemps 2018. À cette occasion, la fédération CGT des cheminots a ainsi placardé dans de nombreuses gares une affichette adressée aux grévistes : il s’agissait de leur faire connaître l’existence de la caisse de grève et la marche à suivre pour en bénéficier.
Image 3 : Affichette de la fédération CGT des cheminots, été 2018
Image collectée sur les réseaux sociaux.
14Bien que cette caisse ait été créée par des intellectuels et des artistes extérieurs à la SNCF et qu’elle soit gérée de manière intersyndicale (ce qui est rappelé dans le texte de l’affichette), la CGT Cheminots cherchait ainsi à tirer un profit symbolique de l’initiative en y associant son logo. L’usage de la couleur rouge produit d’ailleurs une association entre ce logo et le mot « solidarité », pendant qu’un subtil jeu de fléchage invite les grévistes à vérifier s’ils correspondent aux critères (encadré de gauche), puis à remplir une demande sur un formulaire CGT (encadré de droite), pour enfin adhérer au syndicat (logo en bas à droite).
- 6 Entretien avec Claude Lévy, secrétaire de la CGT HPE, le 7 février 2019.
- 7 Journal de terrain, 7 janvier 2020.
15Bien que ce soit relativement rare, certaines caisses de grève combinent tous ces usages du lieu de travail et font de ce dernier leur scène centrale : c’est le cas de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles (qui aura duré du 17 juillet 2019 au 24 mai 2021). En plus de tenir régulièrement un piquet de grève devant l’hôtel, les grévistes y ont collecté de l’argent auprès des clients, reçu des dons d’autres organisations (notamment d’Info’Com CGT), et invité leurs soutiens pour des repas de fête. Mais l’activité qui les différencie le plus des autres expériences étudiées, et qui confère sa véritable centralité au lieu de travail, est l’organisation de rassemblements cérémoniels pour reverser l’argent de la caisse aux grévistes. Alors que les autres caisses leur transmettent l’argent collecté sous forme de virements bancaires ou de chèques distribués discrètement, la CGT des Hôtels de prestige et économiques (CGT HPE) organise systématiquement des moments festifs et publics devant le lieu de travail. Comme l’explique son secrétaire Claude Lévy : « En général, c’est un rassemblement : on appelle les salariés un par un à la tribune… C’est toujours le même mode opératoire6. » Après divers discours, les organisateurs de la caisse lisent la liste des grévistes, ajoutant après chaque nom la somme qui lui est versée en vertu d’un calcul basé sur les heures de travail non effectuées : « Sandra : chèque de 800 euros, contrat de 6 heures. Chèque de 1 000 euros pour Kadidjata, qui est à temps complet7. » Puis chaque gréviste vient récupérer son chèque et signe un reçu, avant de remercier le syndicat et de lancer des slogans.
Photo 4 : Versement de la caisse aux grévistes de l’hôtel Ibis Batignolles, 7 janvier 2020
Photographie réalisée par l’auteur.
- 8 Titre d’un tract de la CGT HPE.
- 9 Entretien du 7 février 2019.
16Si cette mise en scène collective permet une forme de communion du groupe mobilisé, elle s’adresse en réalité principalement aux adversaires de la grève : en affichant l’étendue des ressources disponibles et le montant des versements individuels, ce que la CGT HPE met en scène c’est la capacité des grévistes à tenir. Il s’agit de démontrer que « la grève paie mieux que les patrons8 ». C’est pourquoi le versement est organisé sur le lieu de travail, et qu’une photo ou une vidéo en est systématiquement envoyée à la direction des ressources humaines et au patron de l’entreprise concernée. Comme l’explique encore Claude Lévy : « On fait une remise officielle pour foutre les boules au patron. […] Quand tu fais un rassemblement spécial où tu remets les chèques de la caisse de grève, ça les fait chier, ça leur donne un coup au moral9. » Ici, la mise en scène de la caisse de grève acquiert donc autant d’importance que son contenu monétaire : si l’argent permet de renforcer la détermination des grévistes, la performance elle-même vise à démoraliser leurs adversaires.
17 Le second lieu fortement investi par les expériences étudiées, ce sont les manifestations : la présence de grévistes collectant de l’argent pour leur caisse sur le bord des défilés parisiens en constitue même désormais l’une des scènes les plus typiques. Ces rassemblements, notamment syndicaux, présentent en effet le double avantage de concentrer une foule nombreuse au même endroit, et d’être le plus souvent composés d’un public a priori favorable aux grévistes. Pour y collecter de l’argent, ces derniers ont toutefois besoin de faire reconnaître leur condition gréviste en se différenciant aussi bien des grévistes d’un jour que des personnes se livrant à la mendicité : c’est pourquoi les collecteurs sont équipés de drapeaux syndicaux et qu’ils revêtent même souvent leurs habits de travail, et c’est pourquoi leurs boîtes de collecte sont ornementées et rappellent souvent la durée de la grève. Il s’agit ici encore d’une forme de marquage social de l’argent : ces éléments d’identification octroient à la performance des grévistes un gage d’authenticité, rassurant les donateurs quant à la destination de leur don.
- 10 Entretien avec Haikel, responsable de la caisse de grève de la ligne 6 du Métro, le 20 février 2 (...)
- 11 Ibid.
- 12 Ibid.
18On a pu assister à la généralisation de ces pratiques de marquage au cours des manifestations interprofessionnelles de l’hiver 2019. Si, au fil du mouvement, les boîtes ornementées se sont multipliées en même temps que les groupes de grévistes qui collectaient, c’est justement parce que ce marquage visait également à différencier les groupes de collecteurs les uns des autres : les groupes collectant au profit de caisses différentes se sont en effet retrouvés en situation de concurrence pour toucher les mêmes donateurs potentiels, et la réussite de leurs collectes dépendait donc en partie de leur capacité à se distinguer. Selon le responsable des collectes pour la ligne 6 du métro parisien10, plusieurs méthodes permettaient ainsi de se différencier et d’attirer plus de dons : il portait par exemple un masque d’Emmanuel Macron en parlant au mégaphone, organisait des chorégraphies au passage des camions-sono syndicaux, ou encore faisait des plaisanteries aux manifestants (« les gens, quand ça les faisait rire, ils donnaient11 »). Il accorde également une grande importance au placement : « on se mettait sur un point stratégique, comme les bouches de métro ou même au niveau des tourniquets, comme ça [les manifestants] étaient obligés de passer par nous12 ». C’est également le besoin de se distinguer qui explique l’effort d’originalité d’un cheminot de Mantes-la-Jolie : une pancarte artisanale représentant une locomotive de manœuvre et une poubelle de train Corail transformée en boîte de collecte. Le fait que ce cheminot porte également des habits de travail illustre fortement l’importance qu’ils revêtent : ne disposant pas d’une tenue professionnelle en tant que conducteur de train, il a dû emprunter celle d’un contrôleur.
Photo 5 : Cheminot collectant dans la manifestation interprofessionnelle du 24 janvier 2020
Photographie réalisée par l’auteur.
19Au cours des manifestations de l’hiver 2019, si quelques collecteurs procédaient seuls, la plupart évoluaient en groupes de deux ou trois identifiés par les mêmes habits de travail et se répartissant les tâches. L’un tenait ainsi la boîte de collecte, le second une pancarte ou un drapeau syndical et le troisième éventuellement un mégaphone : de cette manière, les donateurs potentiels pouvaient être sollicités visuellement et de manière auditive. Quant au petit format des équipes, il permettait à la fois une interaction plus personnalisée que face à un groupe imposant et une répartition des collecteurs d’une même caisse à plusieurs endroits de la manifestation. Enfin, plutôt que sur le bord des manifestations, ces groupes étaient le plus souvent immergés à l’intérieur des cortèges : soit de manière statique face aux manifestants, soit en marchant dans le sens du défilé pour accompagner un cortège. Le schéma suivant représente la configuration spatiale de ce dispositif de collecte.
Schéma 1 : Dispositif de collecte « Groupe itinérant »
Schéma réalisé par l’auteur.
- 13 Entretien avec Hawa, responsable des collectes pour la grève du Park Hyatt Vendôme, le 8 janvier (...)
20 En dehors des manifestations de l’hiver 2019 et de leur situation de concurrence entre caisses, les dispositifs de collecte mis en œuvre sont généralement moins omniprésents mais plus imposants : ils prennent systématiquement la forme d’un point fixe sur le bord des manifestations, avec une table garnie de tracts et d’une boîte de collecte, une banderole et une sono pour identifier les grévistes de loin, et plusieurs collecteurs pour démarcher les manifestants les plus proches. Le rôle actif de ces collecteurs est bien souligné par Hawa, femme de chambre responsable des collectes lors de la grève du Park Hyatt Vendôme : « les manifs ça rapporte, mais il faut aller vers les gens. […] C’est une vraie action : comment se positionner, comment aller en avant13. »
- 14 Traduction Jean-Gabriel Contamin.
21 Outre cette démarche proactive, les collectes réalisées en dehors des mouvements interprofessionnels font également preuve d’une forte capacité à s’adapter aux enjeux de chaque manifestation : il s’agit d’une extension de cadre (Snow, Rochford, Worden et Benford, 1986), puisque les grévistes élargissent leur discours « pour y inclure des préoccupations, incidentes par rapport aux objectifs primaires, mais qui sont supposées avoir de l’importance pour des adhérents potentiels14 ». Les grévistes de l’hôtel Ibis Batignolles ont ainsi organisé une collecte lors d’une manifestation contre les violences faites aux femmes en adaptant leur discours et leur dispositif de collecte à cette thématique, comme l’illustre la scène suivante.
Photo 6 : Collecte des grévistes de l’hôtel Ibis Batignolles dans la manifestation contre les violences faites aux femmes du 23 novembre 2019
Photographie réalisée par l’auteur.
Le point fixe est installé au bord du trottoir, quelques dizaines de mètres en aval du point de départ de la manifestation. On dresse un barnum et une banderole réversible : un côté affirme « La lutte des classes c’est ici » en impression industrielle, l’autre « Solidarité grévistes Ibis Batignolles » en écriture manuscrite. Une sono est installée. Trois grévistes revêtues de chasubles CGT HPE tiennent des boîtes à chaussures ornementées, deux autres tiennent des paquets de tracts.
Quand la manifestation arrive à notre niveau, Tiziri Kandi (permanente de la CGT HPE) prend le micro : « Solidarité avec les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles en grève depuis quatre mois. Contre les violences faites aux femmes au travail : la maltraitance dans la sous-traitance hôtelière, les heures de travail non payées, le temps partiel imposé, le sexisme des directions. » Après quelques minutes, elle passe le micro au secrétaire du syndicat, Claude Lévy qui reprend un slogan du cortège féministe voisin : « So-so-so solidarité, avec les femmes du monde entier ! », et enchaîne immédiatement : « Solidarité avec les femmes de chambre de l’hôtel Ibis… » Il entame un discours et parle notamment d’un viol commis par un manager de l’hôtel sur l’une des femmes de chambre.
L’un des grévistes présents, le seul homme, démarche les manifestantes les plus proches : « Quatre mois sans salaire pour les courageuses femmes de chambre de l’Ibis Batignolles. » Au bout d’un moment, Claude Lévy vide presque la caisse dans un sac plastique qu’il range dans sa veste, mais laisse quelques pièces dans la caisse et fait du bruit en la secouant.
Une manifestante interpelle Claude et lui dit que ce serait mieux que les femmes de chambre prennent le micro elles-mêmes. Il répond : « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Elles veulent pas. Tiens, prends le micro toi ! » La manifestante prend le micro, appelle à la grève générale et conclut en disant : « Il ne faut pas compter sur les mecs ! » Puis elle rend le micro à Claude, qui dit alors : « Je passe la parole à Valérie, une gréviste. » Cette dernière s’enfuit en riant. Il reprend, riant lui aussi : « Alors, je ne suis que leur porte-parole. Elles ne veulent pas prendre le micro, je précise avant de me faire engueuler ! »
Extrait du journal de terrain, 23 novembre 2019.
22On perçoit dans cette scène la forte interaction qui se noue entre l’activité de collecte et la manifestation à laquelle elle s’adresse. Les responsables du syndicat mettent visiblement l’accent sur les dimensions féministes de la grève : c’est ainsi qu’il faut comprendre l’insistance sur les violences faites aux femmes au travail, la mention du viol subi par l’une des femmes de chambre ou encore le fait qu’un homme gréviste s’efface devant les « courageuses femmes de chambre ». Dans le même temps, certaines manifestantes poussent justement les syndicalistes à soumettre l’organisation de la collecte à leurs propres exigences concernant la visibilité des femmes, notamment pour la prise de parole. Enfin, cette scène témoigne également de la mise en scène du rapport à l’argent : si la boîte de collecte est régulièrement vidée pour sécuriser les fonds, elle ne l’est jamais intégralement, car la présence de quelques pièces est censée faciliter les futurs dons. Quant à la configuration spatiale de cette collecte, identique à celles observées lors de nombreuses autres manifestations, si elle se caractérise par l’organisation de plusieurs interactions simultanées entre manifestants et grévistes, ainsi que par un effort notable pour se rendre visible et identifiable de loin, elle est en revanche circonscrite aux manifestants situés à l’une des extrémités du cortège. On peut la représenter avec le schéma suivant.
Schéma 2 : Dispositif de collecte « Point fixe »
Schéma réalisé par l’auteur.
- 15 Entretien avec Gaël Quirante, secrétaire de SUD Poste 92, le 4 novembre 2018.
23Parmi les caisses étudiées, une seule a fait de la collecte en manifestation sa scène centrale : il s’agit de celle des postiers des Hauts-de-Seine lors de leur longue grève de 2018-2019. Pendant plus de quinze mois, cent-cinquante postiers de différents bureaux du 92 (notamment Boulogne-Billancourt, Neuilly-sur-Seine, Levallois-Perret, Asnières-sur-Seine et Gennevilliers) ont ainsi écumé l’ensemble des défilés parisiens, faisant preuve d’une omniprésence souvent remarquée par les manifestants eux-mêmes. Pour comprendre la force de cet investissement, il faut la mettre en rapport avec l’écrasante contrainte financière qui pesait sur la grève : pour permettre aux grévistes de tenir, il s’agissait en effet de réunir 150 000 € chaque mois… Ne disposant ni d’une caisse permanente ni d’importantes réserves financières et ne parvenant pas à faire parler de leur grève dans les médias (ce qui aurait permis d’alimenter leur cagnotte en ligne), les grévistes n’ont pu accumuler cette somme que par un travail de collecte acharné. Pendant quinze mois, ils ont ainsi dédié plusieurs heures par jour à des envois de mails et à des rappels téléphoniques de l’ensemble des structures syndicales du pays, obtenant par ce biais une quantité importante de dons et de prêts. Mais c’est surtout sur les manifestations qu’ils ont concentré leurs efforts : manifestations interprofessionnelles, de cheminots ou de Gilets jaunes, défilés écologistes ou contre les violences policières, marche des fiertés LGBT… Si le perfectionnement de leur dispositif de collecte semble provenir de cette pratique intensive, il résulte également d’un volontarisme évident : comme l’explique un dirigeant de SUD Poste 92, les animateurs de la grève ont cherché tous les moyens de rendre la collecte « plus industrielle, plus organisée, plus massive »15.
Photo 7 : Collecte des postiers du 92 dans la manifestation Éducation nationale du 12 novembre 2018
Photographie réalisée par l’auteur.
24Comme on peut le voir sur cette photo, leur point fixe était particulièrement visible : décoré de nombreux drapeaux syndicaux, encadré par de grandes banderoles de chaque côté de la rue, doté d’un chapiteau pour les protéger de la pluie et du vent, et équipé du nécessaire pour offrir du café. Il était également accompagné d’une sono très puissante, d’une équipe de collecteurs pouvant dépasser la vingtaine de personnes (grévistes et militants extérieurs) et d’un tract dédié à la caisse de grève.
Photo 8 : Tract des postiers du 92 pour la manifestation Éducation nationale du 12 novembre 2018
Photographie réalisée par l’auteur.
25Lors de la manifestation Éducation nationale du 12 novembre 2018, j’ai pu participer avec eux à l’installation du point fixe, puis à l’organisation presque militaire de la collecte.
231e jour de grève. Une heure avant le départ de la manifestation interprofessionnelle, je retrouve une quinzaine de grévistes et quelques soutiens, un peu en aval sur le parcours. On vide le camion et on installe le stand : déplier le barnum, accrocher trois grandes banderoles sur des arbres, scotcher des drapeaux sur les lampadaires, disposer sur la table tracts, boîtes de conserve et calendriers à vendre… Un gréviste distribue aux présents une quinzaine de boîtes à chaussure décorées. Plusieurs grévistes enfilent des gilets, des vestes et des casquettes siglés La Poste.
L’un des animateurs de la grève demande à tout le monde de se regrouper. Un cercle se forme avec la vingtaine de présents. « Attention les camarades, la manif est assez courte, donc il faut qu’on taxe comme des chèvres ! » Rires. Un deuxième animateur enchaîne : « On ne sait pas combien de monde il va y avoir, donc il faut être hyper efficaces ! On va se répartir : une équipe avec les tracts en amont, comme ça les gens savent déjà qui on est quand ils arrivent là, et ici on collecte. On est 22, ça veut dire 2-3 personnes à la table, 7-8 avec des tracts et 1 avec des calendriers en amont, le reste ici avec des boîtes. On se répartit sur toute la ligne [la largeur de la rue]. »
Les premiers manifestants approchent : l’un des animateurs prend le micro et répète en boucle quelques phrases sur la grève, il termine par : « 231 jours de grève ! Solidarité avec les postiers du 92, victoire pour les postiers du 92 ! » Je suis immergé dans le flux des manifestants. Comme les autres, je répète : « Soutenez la grève des postiers du 92 ! Donnez à la caisse de grève ! » En passant, des manifestants mettent des pièces ou des billets dans nos caisses. Certains sourient ou nous encouragent sans donner d’argent. Quand les derniers manifestants nous ont dépassés, on se regroupe autour de la table et chacun vide sa caisse dans un grand carton.
Extrait du journal de terrain, 12 novembre 2018.
26Cette scène témoigne d’un degré exceptionnel de professionnalisation dans l’organisation de la collecte : le dispositif est massif et rationalisé, les tâches sont réparties de manière collective mais aussi directive. On remarquera en particulier la volonté de présensibiliser les manifestants en amont du point fixe pour faciliter leur don quand ils l’atteignent. Cette répartition spatiale est visible dans le schéma suivant.
Schéma 3 : Dispositif de collecte des postiers du 92
Schéma réalisé par l’auteur.
27On notera également que la collecte de dons est ici complétée par des échanges de type marchand, avec la vente de divers objets : un calendrier de la grève, mais également deux modèles de t-shirt, des badges et des DVD d’un documentaire sur la grève. En regroupant sous forme de calendrier des photos de leur grève et des messages de soutien de diverses personnalités, les grévistes ont voulu jouer sur la familiarité des manifestants avec cet objet traditionnellement associé à l’image des facteurs. L’ensemble de ces moyens de collecte leur a ainsi permis d’obtenir entre 1 000 et 15 000 € par manifestation, cet écart important dépendant du nombre de manifestants et du contexte social. L’inclusion dans le collectif gréviste permise par l’observation participante m’a d’ailleurs donné l’occasion d’assister à la centralisation des fonds récoltés lors de l’une de ces collectes, alors que cette scène est traditionnellement soustraite aux regards extérieurs : les images de grévistes manipulant des liasses de billets sont en effet particulièrement rares.
Photo 9 : Centralisation des fonds récoltés par les postiers du 92 après la manifestation interprofessionnelle du 5 février 2019
Photographie réalisée par l’auteur.
28Enfin, une dernière image permet de mesurer l’importance accordée par les postiers du 92 à leur activité de collecte en manifestation. Il s’agit d’une affiche d’appel à dons, support pourtant relativement fréquent, mais dont la particularité est de représenter les grévistes non pas au travail ou en cortège, mais en pleine activité de collecte lors d’une manifestation.
Image 4 : Affiche des postiers du 92 en grève, juin 2019.
Consultable sur le site : https://twitter.com/gaelquirante/status/1132685534957133825
29Au-delà de ses dimensions joyeuse et féminisée, le choix de cette mise en abyme comme support de sensibilisation correspond à la volonté de se rappeler au souvenir des donateurs potentiels en se replaçant dans une situation qui leur est familière : après quatorze mois de présence infatigable dans tous les défilés parisiens, il s’agissait d’une manière pour les grévistes de jouer avec l’image d’éternels collecteurs qui leur collait à la peau. Ce jeu est notamment permis par la présence sur la photo de l’ensemble des objets qui en sont progressivement venus à symboliser ce groupe de grévistes : gilets siglés La Poste, badges et autocollants syndicaux, boîtes de collecte, calendrier, affiche précédente…
30 La troisième scène sur laquelle les caisses de grève déploient leur activité correspond aux réseaux sociaux : inexistante il y a encore quelques années, cette scène est rapidement devenue le principal terrain de renouvellement de la pratique des caisses de grève. La collecte y prend généralement la forme d’affiches visant à susciter des dons sur une cagnotte en ligne. À la différence des collectes physiques, cette forme de don n’est donc pas articulée à une interaction ou à une rencontre : elle relève plutôt d’un geste unilatéral et désincarné. Souvent éloignés géographiquement (mais aussi socialement), les donateurs demeurent des inconnus auxquels il est difficile pour les grévistes d’ajuster leur discours. C’est pourquoi la notion de cadrage prend ici une telle importance : devant ce public indéterminé, il s’agit en effet pour les grévistes de produire un récit d’ensemble suffisamment large pour s’adresser à tous les donateurs potentiels, mais aussi suffisamment convaincant pour emporter leur adhésion et les amener à donner de l’argent. Quand ce n’est pas le cas, les grévistes peuvent justement être amenés à modifier ce cadrage en cours de route : pour coller à l’actualité ou pour redéfinir le périmètre de solidarité.
- 16 Affiche conçue par nos soins, dans le cadre d’une enquête en observation participante à la fédér (...)
31Un premier cadrage s’impose à toutes les caisses de grève, même s’il n’est pas toujours formulé de manière aussi explicite que dans l’affiche suivante16 : il s’agit de convaincre les donateurs que leur don sera efficace et utile, c’est-à-dire capable d’aider la grève à gagner. Les grévistes doivent donc modeler leur image de manière à inspirer confiance dans leur capacité à gagner : c’est pourquoi les cheminots sont ici présentés sous leur aspect le plus combatif (cortège compact, banderoles percutantes, torche incandescente…).
Image 5 : Affiche de la fédération des syndicats SUD-Rail, mars 2018
Consultable sur le site : https://solidaires.org/SNCF-Usagers-on-vous-ment
- 17 Journal de terrain, 20 octobre 2018.
32 Mais la combativité affichée ne suffit pas : les grévistes doivent également présenter les enjeux de leur lutte de manière à obtenir du soutien. Comme le disait l’un des animateurs de la grève des postiers du 92, « il faut formuler sa lutte pour qu’elle parle aux autres17 ». C’est pourquoi le cadrage peut être modifié en cours de route, comme l’ont fait les postiers au cours de leur grève de quinze mois. Le premier cadrage sur lequel reposaient leurs appels à dons jouait sur le respect (voire l’admiration) pour la combativité et la ténacité exceptionnelles dont ils ont fait preuve. Bien qu’inconnus du grand public, ils avaient en effet acquis lors des grèves précédentes une certaine notoriété dans les milieux syndicaux, et c’est donc vers ces milieux qu’ils se sont d’abord tournés. Produite durant la première année de la grève, l’image suivante les représente ainsi en jouant sur de nombreuses références militantes : accessoires typiques (habits de travail, autocollant syndical ou keffieh palestinien) et poses caractéristiques (prise de parole au micro, cri de colère, cortège aligné).
Image 6 : Affiche des postiers du 92 en grève, mars 2019
Une version retravaillée est consultable sur le site : https://manif-est.info/13-mois-de-greve-Soiree-de-soutien-aux-postiers-du-92-a-METZ-1016.html
- 18 Artiste américain, figure centrale du Street Art, auteur notamment d’un fameux portrait de Barac (...)
- 19 Cette image est devenue l’affiche d’un documentaire sur la grève (Grêvons !, réalisation Francin (...)
33La composition de cette image et son procédé graphique (inspiré de l’effet pochoir de Shepard Fairey18) produisent même un certain effet d’héroïsation : clairement reconnaissables, bien que réduits à leurs traits essentiels, les dirigeants de la grève en deviennent des héros de film19, des working class heroes. Devant l’épuisement des ressources mobilisables dans ce premier milieu restreint, les grévistes ont toutefois été contraints de reformuler leur lutte pour élargir le périmètre de la solidarité. Au fil de la grève, un deuxième cadrage a donc progressivement pris le dessus, orienté cette fois vers un public plus large : la défense des services publics en général et du métier de facteur en particulier. Ce basculement s’est notamment manifesté dans le recours croissant aux tenues professionnelles lors des collectes ou encore dans leurs interventions médiatiques sur le thème de la perte de sens du métier de facteur. C’est également à ce second cadrage que correspond l’affiche portée par les deux grévistes dans l’image 4 (voir supra). En jouant sur l’imagerie officielle de La Poste (renommée « La Peste ») avec la couleur jaune et la reprise du slogan publicitaire ou du logo, elle s’adresse aux donateurs potentiels comme à des « usagers solidaires contre les suppressions d’emplois et la casse du service public postal ». L’élargissement du périmètre de solidarité prend donc ici la forme d’un remplacement de la figure du donateur militant par celle du donateur-usager.
34 En comparant les affiches des postiers et des cheminots, on remarque en outre un déplacement intéressant : alors que les postiers sont représentés de manière individuelle (avec une insistance notable sur les visages), les cheminots prennent au contraire la forme de figures génériques et anonymes. Ce décalage semble correspondre à la différence d’échelle qui sépare ces grèves : si la grève des postiers s’est déroulée sur une arène locale ou départementale, celle des cheminots était d’ampleur nationale. Il semble ainsi que ce soit l’échelle du conflit qui détermine le degré de personnalisation (ou au contraire d’abstraction) des appels à dons. Cette hypothèse semble également s’appliquer aux affiches produites par l’échelon encore supérieur : celui des confédérations, qui se situent en effet au niveau non seulement national mais aussi interprofessionnel. L’image produite par la confédération CGT dans le cadre de ses appels à dons représente en effet un pas de plus vers l’abstraction : ne pouvant synthétiser la diversité des profils de grévistes dans une même figure incarnée, elle recourt plutôt au registre symbolique avec une accumulation de pièces de monnaie.
35Si le choix de pièces (et non de billets) met l’accent sur la modestie des dons attendus et donc, par association, sur leur origine populaire, seuls le fond rouge et le bandeau du bas font manifestement appel à l’identité traditionnelle de la centrale. Et l’on retrouve donc ici le constat établi à propos des dessins du journal La Voix du peuple entre 1900 et 1914 : contrairement aux grèves locales, « la symbolique reprend ses droits [pour] la figuration de la grève générale » (Pigenet et Robert, 2000). De fait, le degré d’abstraction est encore supérieur dans l’affiche produite par l’Union syndicale Solidaires lors du mouvement interprofessionnel de l’hiver 2019.
Image 8 : Affiche de l’Union syndicale Solidaires, décembre 2019
Consultable sur le site : https://solidaires.org/Caisses-de-greves
36Plutôt que des représentations de grévistes ou des symboles d’argent, cette image représente des bandeaux colorés évoquant un arc-en-ciel, avec pour seul texte « Des caisses de grève ». Si les couleurs peuvent renvoyer aux différentes fédérations SUD (jaune pour SUD PTT, vert pour SUD-Rail…), elles s’articulent surtout au pluriel indéfini du texte pour évoquer une idée de pluralité. On peut ainsi comprendre cette affiche comme une subtile prise de distance avec la dynamique de centralisation des dons lors de la grève interprofessionnelle de l’hiver 2019 (Rosenman, 2020) : face au quasi-monopole de la caisse d’Info’Com CGT (qui a attiré plus de 56 % des sommes données), l’Union syndicale Solidaires rappelle ainsi qu’il existe diverses caisses de grève, c’est-à-dire d’autres caisses de grève.
37Si le marquage social mobilisé par les collectes physiques visait à faciliter l’identification des grévistes et à rassurer les donateurs sur la destination des fonds, il prend en revanche une forme et un sens différents pour les cagnottes en ligne. Le format numérique permet en effet, d’une part, d’accorder une plus grande place aux représentations symboliques, et, d’autre part, de marquer non seulement la destination des fonds mais aussi leur provenance. Une image produite dans le cadre de la grève du restaurant Mc Donald’s du boulevard Magenta en 2018 illustre bien ce recours au registre symbolique.
Image 9 : Affiche des grévistes du restaurant Mc Donald’s Paris - Magenta, mai 2018
Image collectée sur les réseaux sociaux.
38La représentation d’une tirelire très spécifique, redoublée par l’usage d’un jeu de mots astucieux, lui permet de suggérer la destination de la collecte sans même mentionner le nom de l’enseigne. Par le simple ajout d’une lettre et d’un détail graphique, l’image invite en effet à transformer un emblème de la précarité et du néolibéralisme en symbole de solidarité.
39 Quant à l’affiche produite par SUD Éducation, si elle ne mentionne « les grévistes » que de manière indéterminée, c’est parce que le marquage social ne concerne plus ici la destination des fonds mais leur provenance.
Image 10 : Affiche de la fédération SUD Éducation, décembre 2019
Consultable sur le site : http://sudeducation75.org/article1319.html
40Elle invite en effet à verser aux caisses de grève un type d’argent très particulier : l’argent des cadeaux de Noël. Cette image, illustrée par un dessin rudimentaire de sapin, s’inscrit pleinement dans le contexte mouvementé des fêtes de l’hiver 2019 ; son titre (Au pied du sapin, les caisses de grève) sonne également comme un détournement du fameux slogan de Mai 68 ( Sous les pavés, la plage). Enfin, l’affiche produite par le syndicat Solidaires groupe RATP (Régie autonome des transports parisiens) pousse encore plus loin cette logique de marquage social.
41Elle invite à abonder les caisses des grévistes de la RATP en délimitant non seulement l’origine des fonds mais aussi leur montant. Le raisonnement implicite qui traverse l’image est totalement incompréhensible à moins de le rapporter à son contexte de production : cette image répond en effet à l’annonce faite par Île-de-France Mobilités d’un remboursement des abonnements de transport (Pass Navigo) en raison de la grève. Les usagers sont donc invités à profiter de ce remboursement, pour ensuite reverser une somme équivalente aux grévistes : c’est le sens du bras (intitulé « solidarité ») déposant un Pass Navigo dans une caisse de grève. Mais à cette signification littérale s’ajoute également un deuxième niveau d’interprétation : cette image évoque de manière évidente une scène de vote (le dépôt d’un bulletin dans une urne), et le don aux caisses de grève revêt donc ici une fonction presque référendaire. Dans un raisonnement métonymique qui accompagne souvent les caisses de grève, l’ampleur des sommes données symbolise ainsi l’ampleur du soutien populaire à la grève.
42Parmi les caisses étudiées, celle d’Info’Com CGT est la seule à avoir déployé l’essentiel de son activité sous la forme d’affiches d’appel à don pour les réseaux sociaux, faisant clairement de ces derniers sa scène centrale. Cette orientation stratégique s’explique surtout par le fait qu’Info’Com CGT est un syndicat de professionnels de l’information et de la communication : la production d’images et de campagnes de communication constitue donc le cœur de métier de ses membres, ce qui en fait une structure particulièrement bien armée pour réussir des coups d’éclat médiatiques. Avant même le lancement de la caisse, c’est d’ailleurs grâce à l’une de ces créations graphiques qu’Info’Com CGT a d’abord acquis une certaine visibilité nationale : un procès lui a en effet été intenté en 2016 par le ministère de l’Intérieur, après la diffusion d’une affiche dénonçant les violences policières. En outre, à la différence de la quasi-totalité des autres caisses, celle d’Info’Com CGT ne correspond pas à des salariés en grève qui collecteraient de l’argent pour compenser leurs propres pertes de salaires : cette caisse joue plutôt un rôle de dispositif d’appariement (Naulin et Steiner, 2016), collectant les dons de manière centralisée pour ensuite les reverser aux caisses locales des secteurs en grève reconductible. Il n’est donc pas surprenant que le cadrage sur lequel repose cette caisse varie au fil du temps, en fonction des grèves qu’il s’agit de soutenir.
43 Lors du lancement de cette caisse de solidarité avec les salariés en grève reconductible, au printemps 2016, le cadrage en appelle à la volonté de généraliser la grève contre la loi Travail. C’est pourquoi la première affiche formule un objectif fédérateur (le « progrès social »), et ne représente là encore les grévistes que sous la forme de silhouettes indéterminées (la diversité de leurs profils empêchant une représentation incarnée).
Image 12 : Affiche du syndicat Info’Com CGT, mai 2016
Consultable sur le site : https://www.infocomcgt.fr/caisse-de-solidarite-financiere/
- 20 Entretien avec Romain Altmann, secrétaire général d’Info’Com CGT, le 22 janvier 2019.
44Deux ans plus tard, la caisse est réactivée avec une nouvelle campagne de collecte, cette fois en solidarité avec les grèves en cours chez les cheminots et les postiers. Si l’objectif poursuivi est là encore d’étendre la grève, ce n’est toutefois plus dans le cadre d’un mouvement interprofessionnel comme en 2016 : c’est pourquoi le cadrage est redéfini et devient beaucoup plus précis et incarné. Selon le responsable de cette caisse, les nouvelles affiches sont même déclinées « par secteur, pour personnaliser, humaniser20 », c’est-à-dire pour mobiliser les affects des donateurs potentiels.
Image 13 : Affiches du syndicat Info’Com CGT, avril 2018
Consultables sur le site : https://www.infocomcgt.fr/caisse-de-solidarite-financiere/
45Si ces photographies de postier, cheminote, infirmière et électricien en tenue professionnelle et en pleine activité de travail produisent un effet de réel (Barthes, 1968), il s’agit pourtant de véritables mises en scène : cette représentation incarnée est en réalité assurée par des acteurs en costume, entourés d’effets spéciaux.
- 21 Artiste russe, figure centrale du courant constructiviste.
46La dernière modification de cadrage pour la caisse d’Info’Com CGT correspond à la grève de l’hiver 2019 contre la réforme des retraites. Si la représentation incarnée de grévistes individuels n’est toujours pas à l’ordre du jour, s’agissant à nouveau d’un mouvement national et interprofessionnel, Info’Com CGT n’en revient pas pour autant aux silhouettes désincarnées de 2016. Les deux images suivantes occupent en effet un créneau intermédiaire : si chacune représente bien une figure individuelle, elles sont directement inspirées de références artistiques. On reconnaît ainsi dans la première le personnage d’une célèbre affiche d’Alexandre Rodchenko21 : en reprenant également la forme conique qui transforme les mots en véritables slogans, l’économie générale de l’image joue clairement avec l’imaginaire de l’Agit-Prop soviétique.
Image 14 : Affiche du syndicat Info’Com CGT, janvier 2020
Consultable sur le site : https://www.caisse-solidarite.fr/
- 22 Artiste américain, figure centrale du Pop Art.
47Quant à la seconde, elle est directement inspirée des bandes dessinées américaines (comics) et de leur reprise par Roy Lichtenstein22. Ici aussi, les mots eux-mêmes sont mis en scène : l’adresse aux donateurs potentiels (« Toi aussi, donne à la caisse de grève ! ») est ainsi attribuée au personnage grâce à une bulle.
Image 15 : Affiche du syndicat Info’Com CGT, décembre 2019
Consultable sur le site : https://www.infocomcgt.fr/caisse-de-solidarite-financiere/
48Outre le fond rayonnant évoquant les affiches de propagande maoïstes, cette image contient également un autre détail pictural intéressant : le couvre-chef du personnage. En effet, cette casquette typique des agents-départ SNCF l’associe symboliquement aux bénéficiaires de la caisse, et confère ainsi à son appel le puissant impératif moral traditionnellement réservé aux grévistes eux-mêmes.
49 Examiner les expériences récentes de caisses de grève à la lumière de leurs représentations visuelles a permis d’éclairer plusieurs processus récurrents. La centralité du cadrage, tout d’abord, qui permet l’ajustement itératif des pratiques de collecte à un public et à un périmètre de solidarité déterminés. Le recours au marquage social de l’argent, ensuite, qui amène donc les grévistes non seulement à personnaliser leurs boîtes de collecte, mais aussi à mettre en scène leur identité professionnelle grâce à des lieux ou des habits, et même à suggérer aux donateurs potentiels le type d’argent qu’ils attendent d’eux. On peut souligner, enfin, l’importance d’une représentation incarnée des grévistes, dont la possibilité décroît quand l’échelle du conflit augmente, laissant progressivement la place à l’abstraction et au registre symbolique.
50 Cet examen permet également d’établir que le choix d’une scène centrale dépend des contraintes principales pesant sur chaque grève. C’est en effet en fonction de leur stratégie de lutte et de l’origine de leurs fonds que les organisateurs de caisse s’orientent vers des publics différents : la CGT HPE vers les patrons de l’hôtellerie, les postiers du 92 vers les manifestants, Info’Com CGT vers les donateurs en ligne. Ces trois publics sont d’ailleurs les grands absents des représentations étudiées : bien qu’absolument consubstantiels à la mise en place d’une caisse, patrons et donateurs ne sont en effet jamais représentés et demeurent ainsi hors champ. Mais plutôt que de comprendre cette invisibilisation comme une occultation de leur rôle central dans la grève, on peut au contraire y voir l’assignation à une position de contre-champ implicite. Braquer les projecteurs sur les grévistes serait ainsi une manière d’interpeller patrons et donateurs pour leur signifier que la balle est dans leur(s) camp(s).