1Dans une temporalité marquée, à l’échelle nationale, par l’augmentation du taux de syndicalisation dans les années 1968, puis, dans les années 1980 et 1990, par le morcellement des luttes, une fragilisation de la représentation syndicale et un processus de « désyndicalisation », notre objectif est de questionner la manière dont les syndicats donnent à voir leurs actions et même cherchent à les médiatiser (Giraud B. et al., 2018 ; Machu L., 2019).
2Pour appréhender les mises en scène de cultures syndicales, notre choix s’est orienté vers trois études de cas qui portent sur des conflits usiniers menés principalement par la CGT et, implicitement, révèlent des processus de co-construction entre les producteurs d’images et les acteurs sociaux en grève. En effet, même si les reportages télévisés sont de très courte durée, ils sont les traces de temps de filmage plus longs auprès des ouvriers en grève qui permettent aux journalistes de comprendre les revendications.
- 1 Film super 8 déposé à la Cinémathèque des pays de Savoie et de l’Ain.
- 2 Idem.
3Le film Grève à Ugine en 19681, en couleur et sonorisé, réalisé par Robert Amprimo, cinéaste amateur et militant ouvrier à la CGT, retrace les moments ordinaires de l’occupation de l’usine dans le mouvement contestataire de mai-juin 68. Jossermoz, usine occupée, réalisé en 1978 par Pierre Todeschini, responsable de l’Unité audiovisuelle du Centre d’action culturelle d’Annecy, retrace au quotidien l’action militante d’ouvriers s’engageant dans une longue lutte contre les licenciements collectifs et pour le maintien de l’outil de travail2. En troisième lieu, un corpus de reportages diffusés dans les journaux télévisuels de FR3 Auvergne (puis France 3 Auvergne) porte sur deux conflits salariaux menés dans l’usine des Ancizes en 1989 et 2003.
4En outre, situés à trois moments différents – l’épisode mai-juin 68, la fin des années 1970 marquée par les effets de la désindustrialisation et à partir de 1989 le surgissement d’une médiatisation conflictuelle dans l’usine Aubert et Duval des Ancizes –, ces supports audiovisuels offrent l’intérêt de mener une approche comparatiste et diachronique.
- 3 Entretien mené en 2012 à Ugine auprès du protagoniste Robert Amprimo ; entretiens auprès des travai (...)
- 4 L’usine d’aciers spéciaux, la Société Paul Girod, créée en 1908, employait 3 600 personnes en 1968.
- 5 Elle comptait 1 047 employés. Le nombre d’adhésions au syndicat CGT (créé en 1963) est en augmentat (...)
- 6 L’aciérie Aubert et Duval en 1991 occupe 1 700 salariés et représente 70 % du total des emplois rég (...)
5D’un point de vue méthodologique, ces images animées doivent être l’objet d’une exploration minutieuse du réel qui passe par une microanalyse s’articulant autour de trois registres : le verbal (voix off, interviews, prises de parole spontanées…), le visuel (le corporel et le matériel) et le sonore (De France C., 1989 et 1994). Elles sont croisées à des sources syndicales et à des témoignages émanant des acteurs du mouvement social pour questionner ce qui se joue au-delà des images, autrement dit ce qui est masqué3. D’un point de vue épistémologique, il importe d’éprouver leur apport sur les mises en scène syndicales lors des moments de grèves et d’occupation d’usine. Encore faut-il au préalable définir l’expression « mise en scène de cultures syndicales » qui se réfère à une double construction. D’une part, elle renvoie à la fabrication par les syndicalistes d’un répertoire d’actions (grèves, manifestations, meetings et AG, blocage des usines, moments de négociation…) et de pratiques symboliques telles que l’écriture de tracts, banderoles, allocutions, chants et slogans (Champagne, 1990). D’autre part, elle est liée aux procédés et choix filmiques mis en œuvre pour visualiser et signifier « la geste syndicale ». Encore faut-il souligner que cette mise en scène s’inscrit dans des cultures syndicales d’entreprises particulières : une longue tradition syndicale dans les aciéries d’Ugine (Savoie), fusionnées avec le groupe Kulhmann4 ; un processus de syndicalisation depuis les années 1960 dans l’entreprise Jossermoz, fabricant de menuiserie industrielle à Annecy, absorbée par Saint-Gobain depuis 19725 ; a contrario, une difficile implantation syndicale dans l’aciérie Aubert et Duval, entreprise de stature internationale, dominant un large bassin d’emploi dans les Combrailles6 (nord-ouest du Puy-de-Dôme).
6Dans cette constellation de situations usinières, le corpus de sources offre un déploiement visuel et sonore de cultures syndicales (majoritairement cégétistes), ainsi qu’une représentation de la culture de résistance et de contestation de populations ouvrières.
7Ces supports audiovisuels donnent-ils une vision réaliste ou déformée de la structuration de mouvements syndicaux et du « travail syndical » ? Le langage syndical contestataire – verbal, gestuel et sonore – change-t-il face à des caméras « militantes » et télévisuelles ? A contrario, comment le dispositif télévisuel s’adapte-t-il aux contraintes de la situation usinière et reflète-t-il une co-construction entre grévistes, militants syndicaux et reporters ?
8Pour répondre à ce faisceau de questions, il s’avère primordial d’identifier les acteurs engagés dans le processus de production des images pour ensuite procéder à l’analyse des deux mises en scène – du point de vue des acteurs – de l’occupation d’usine et enfin étudier la mise en scène syndicale lorsqu’elle est enserrée dans le dispositif du reportage audiovisuel.
9Pour appréhender les mises en scène syndicales, nous procédons donc à l’« archéologie » de deux films militants visant à appréhender les motivations des militants, les conditions du tournage et les choix faits au moment du montage. Dans le cadre « normé » des reportages télévisuels de 1989 et 2003, l’interrogation porte davantage sur les modalités de la rencontre entre les reporters, les représentants syndicaux et les militants.
- 7 On peut citer un autre film amateur intitulé Occupation d’usine en mai-juin 68 à Ugine réalisé par (...)
- 8 Entretien mené à son domicile le 18 juin 2012 (durée 1 h 56).
10Le film Grève à Ugine en 1968 s’inscrit dans la collection des films amateurs réalisés en mai-juin 68 par des travailleurs en grève qui, conscients de vivre un moment exceptionnel et voulant garder une trace de leur mobilisation, tentent de capter les grands moments de l’action et/ou les scènes festives de l’occupation7. En cherchant à « faire un récit mémoriel des témoins », à montrer « la cohésion du groupe » et donner à voir « l’enthousiasme du mouvement » (Layerle, 2008), ils produisent des films dits de « mémoire », destinés à être vus dans le cadre d’une union locale ou départementale (Perron T. et Pigenet M., 2011). Nul doute en effet que ce film répond à ces caractéristiques. Néanmoins, pour restituer au mieux les intentions et les conditions de tournage et de montage, le témoignage rétrospectif de R. Amprimo a fourni de précieux éléments explicatifs8. Issu d’une famille militante, secrétaire du syndicat CGT pendant vingt ans (entre 1964 et 1984), il est devenu le porteur de la mémoire ouvrière locale. Dès son enfance, il a fréquenté le cinéma installé au sein de l’usine dans le Phalanstère conçu dès le début du xxe siècle. En 1968, le comité d’entreprise a fait l’achat de caméras pour réaliser des films en super 8 sur « les ateliers de production » et « les gens qui travaillent », mais la Direction interdit le projet.
- 9 « Dans ce domaine-là, on était toute une équipe bien d’accord sur l’objectif », R. Amprimo, entreti (...)
11Ainsi, en mai 68, R. Amprimo et ses camarades cégétistes, soudés par un objectif mémoriel, ont décidé de filmer l’occupation de l’usine : « on voulait que ce soit inscrit et puis que cela reste dans les faits et dans l’Histoire. » Dans leur esprit, le film doit démontrer aux jeunes ouvriers la nécessité du combat pour défendre les « avancées sociales », et transmettre la « mémoire de 36 »9. Le goût pour l’Histoire, fondé sur les moments forts de l’action militante ouvrière et entretenu par la lecture de La Vie ouvrière, a sans doute conforté le désir de produire un film inscrit dans le cinéma militant de mémoire.
12Son témoignage révèle aussi les recommandations faites aux jeunes camarades cinéastes amateurs :
Il faut faire toute une série d’images pour rester dans l’avenir. Vous filmez tout… À l’époque, il y avait beaucoup de camarades qui prenaient des photos. L’appareil photo était populaire déjà. Donc on a des photos, ça restera, mais on voudrait quelque chose de « parlant » et de vivant. Alors, il y avait les caméras, ça tombait à pic, et on a donné le mot d’ordre de faire quelque chose pour que cela reste dans l’histoire.
- 10 Témoignage du 18 juin 2012.
- 11 Discussion avec le directeur de la cinémathèque des pays de Savoie et de l’Ain en 2012.
13Quant aux « dessous » du montage, dans l’état actuel de nos investigations, ils ne sont pas totalement éclaircis. R. Amprimo a participé au montage réalisé par des ouvriers de l’usine, proches du Cinéma éducateur communal, une association culturelle d’Ugine. Il a donné des instructions pour supprimer les images « troublées » (c’est-à-dire floues et/ou bougées), dues à « l’inexpérience ». Grâce à une bande-son 6, 35 mm (Layerle, 2008), il a ajouté un commentaire off, des discours syndicaux et des extraits de musique – provenant de sa discothèque personnelle – pour illustrer actions syndicales et animations culturelles. Le film traduit donc la marque politico-syndicale du militant syndical R. Amprimo, mais, de manière exceptionnelle, donne aussi à entendre un deuxième commentaire, critique et transgressif. Il s’agirait de Roger Avocat (né en 1934), militant plus radical voulant poursuivre la grève à l’instar d’une minorité d’individus jugés « révolutionnaires » par R. Amprimo10 . Il semble que lors d’une projection privée ou publique dans les années 1970, l’enregistrement de cette seconde voix – dissonante – se soit produit (intentionnellement ou non)11. Quoiqu’il en soit, ce regard critique fait émerger une partie invisible de la scène syndicale, autrement dit les dissensions militantes survenues à la fin du mois de mai.
- 12 Le Directeur fait appel à l’ATAC (Agence technique pour l’action culturelle) inscrite dans le résea (...)
14L’auteur du film réalisé lors du mouvement d’occupation de l’usine est Pierre Todeschini qui, proche de Bruno Muel et des groupes Medvedkine, s’inscrit dans le cinéma engagé « sur et avec » la classe ouvrière. Dans le contexte culturel contestataire annecien (Callé P., 2008), il a été recruté au milieu des années 1970 en tant qu’animateur audiovisuel par Daniel Sonzini, directeur de l’association Annecy Action culturelle (créée en 1971)12. Avant même l’occupation de l’usine qui débute le 12 juillet 1977, il a rencontré, notamment dans les manifestations, des ouvriers militants cégétistes de l’usine Jossermoz. Cette interconnaissance va lui permettre de filmer les débuts de l’occupation d’usine et en particulier les réunions syndicales.
- 13 Témoignage de Jean Petit, 11 juin 2012. Né en 1945, il entre à l’usine en 1963 en tant que menuisie (...)
- 14 « Il n’y a jamais eu une demande de la CGT de faire un film », entretien du 11 juin 2012 avec Jean (...)
15Le film est donc l’aboutissement d’un processus et non le fruit d’une commande de la part du syndicat13. Il s’explique par l’éclosion de relations fortes entre l’animateur audiovisuel et les militants ouvriers, et par le projet personnel de Pierre Todeschini de faire des reportages sur les actions qui vont ensuite devenir des éléments constitutifs du film. Nulle ambition de faire un film de mémoire, mais le désir de faire « des reportages au jour le jour », de capter « la réalité de ce qui a été vécu ». L’animateur se fond dans l’action : « Pierre Todeschni a toujours été avec nous, dans les actions ! C’était pas quelqu’un d’extérieur, c’était pas du voyeurisme14 ». Accepté comme un des leurs, il filme donc librement tout en respectant l’esprit des militants, notamment le sens de leur action puisque les images reflètent, de façon inattendue, le discours rétrospectif de nos témoins. Les militants insistent par ailleurs sur l’absence de scénario préétabli et sur l’idée d’un vécu dénué de fiction ou de reconstitution. Effectivement, le film s’assimile à une chronique émaillée de cartons indiquant les dates, assorties parfois de titres-événements.
16Fruits d’une démarche collective ou d’un cinéaste-militant culturel, ces deux films s’appuient donc sur un tournage apparenté à une « prise sur le vif » d’actions. Dans les reportages audiovisuels de FR3 Auvergne, on peut aussi s’interroger sur une éventuelle co-construction.
- 15 Entretien Dominique Rossignol, 26 février 2021.
- 16 Archives personnelles de D. Rossignol.
- 17 Témoignage de D. Rossignol.
17Dans cette grande entreprise située à une quarantaine de kilomètres de Clermont-Ferrand en moyenne montagne, peu marquée par la conflictualité dans les années 1970 et 1980, deux conflits salariaux éclatent en 1989 et 2003. Selon le témoignage de Dominique R., porte-parole interviewé pour la première fois en 1989 par le journaliste Jean Levin, la venue des journalistes à l’aciérie des Ancizes était rare. Or, confrontés à une faible syndicalisation, les dirigeants de la CGT ont conscience que dans la bataille idéologique et la conquête de l’opinion publique, les médias construisent l’événement politique et social. Ainsi, en amont, les discussions entre reporters, délégués syndicaux et grévistes sur la situation dans l’entreprise contribuent à la construction de relations cordiales, fondement de la libre circulation des journalistes parmi les grévistes, du consentement aux interviews et des choix visuels et sonores opérés au moment du montage15. Par exemple, en 2003, on peut noter une similitude frappante entre les images du reportage et des photographies, prises par un militant syndical, montrant à la fois le délégué syndical (G. Semme) et le reporter en train de le filmer16. De plus, la tonalité du discours journalistique en voix off reflète l’appropriation des éléments du discours syndical dans une forme de « reportage compréhensif » (Ponsard, 2014), si ce n’est engagé du côté des grévistes, d’autant plus que les journalistes ne sont jamais reçus par la Direction comme ils le soulignent de manière récurrente à la fin de leurs reportages. On retrouve ici les notions de « comptes rendus orientés », de « proximité sociale », « de complicité objective » (Champagne, 1990). Néanmoins, le temps accordé à l’écoute et à la compréhension des discours des grévistes et porte-paroles contraste avec le format du reportage n’excédant jamais trois minutes sur un journal télévisuel d’une trentaine de minutes17.
18Ainsi, par leur durée (moyens métrages), la qualité des producteurs (ouvriers cinéastes amateurs et cinéastes militants culturels) et le regard interne porté sur l’occupation, il nous a semblé pertinent d’analyser conjointement les mises en scène des deux films, Grève à Ugine en 1968 et Jossermoz, usine occupée, même si elles révèlent des conceptions syndicales différentes.
19Dès les premières images, le cadre de l’action syndicale est fixé : la caméra procède à un arrêt sur image sur le panneau Ugine puis sur l’entreprise à travers le grillage et les panneaux (propriété privée/entrée interdite).
Image 1 : Les Aciéries d’Ugine
Grève à Ugine en 1968, Robert Amprimo, 1968, Super 8 mm, sonore. Collection archives départementales de Savoie.
20Elle s’appesantit ensuite sur les grilles gardées par des piquets de grève et où sont accrochées des pancartes mentionnant l’occupation et les revendications.
Image 2 : La représentation des revendications
Grève à Ugine en 1968, Robert Amprimo, 1968, Super 8 mm, sonore. Collection archives départementales de Savoie.
Image 3 : Les grévistes sur la porte de l’usine occupée
Grève à Ugine en 1968, Robert Amprimo, 1968, Super 8 mm, sonore. Collection archives départementales de Savoie.
- 18 On pense à la photographie intitulée Grèves aux usines Renault le 28 mai 1936 (Fonds le Journal – M (...)
21Ces arrêts sur image témoignent de la prégnance de certaines photographies du Front populaire18 et de l’intention d’inscrire le conflit dans l’histoire du mouvement ouvrier. En effet, alors que la caméra se fixe sur les grilles de l’usine occupée, le discours off, celui du secrétaire syndical (R. Amprimo), oppose l’usine (« le trust qui réglemente l’économie de la région ») et les travailleurs s’incarnant dans les luttes « pour le pain, la paix et la liberté ». Et, pour lui, le combat de mai 1968, dernière lutte d’un long chapelet, participe au mouvement national des grandes entreprises en grève telles que Renault, Saviem ou SNR.
- 19 « L’usine avait permis à deux générations de vivre et de maintenir les “pluri-actifs paysan” : l’us (...)
22Cette insistance sur les grilles souligne aussi le souci du secrétaire syndical d’éviter toute incursion de personnes extérieures. Il s’agit de préserver l’outil de travail et de montrer leur attachement à l’usine19, mais aussi de freiner toute relation entre ouvriers et étudiants gauchistes considérés comme « des révolutionnaires » et des « irresponsables ».
23L’irruption du politique est d’ailleurs manifeste à travers les images de la manifestation du 28 mai à Albertville où la caméra s’attarde sur les banderoles « L’unité des forces de gauche ».
Image 4 : Manifestation à Albertville (près d’Ugine)
Grève à Ugine en 1968, Robert Amprimo, 1968, Super 8 mm, sonore. Collection archives départementales de Savoie.
Image 5 : Manifestation à Albertville (près d’Ugine)
Grève à Ugine en 1968, Robert Amprimo, 1968, Super 8 mm, sonore. Collection archives départementales de Savoie.
- 20 On pense par exemple au film de Jean Renoir, La Vie est à nous (1936).
24Le sens du combat est donné : l’aspiration à un gouvernement populaire fondé sur un programme commun. Mais, juste après le défilé, dans le sillage des films d’éducation et de propagande20, la voix off (le discours syndical) revient sur le 22 mai, date du début de l’occupation d’usine, pour en expliquer la maîtrise et affirmer le pouvoir syndical.
Image 6 : Le pouvoir syndical
Grève à Ugine en 1968, Robert Amprimo, 1968, Super 8 mm, sonore. Collection archives départementales de Savoie.
25Le rôle du comité de grève est défini : « être l’interprète des travailleurs auprès de la direction, défendre leurs revendications », « veiller au bon déroulement de la grève dans le calme et la dignité, être vigilant, éviter les provocations, dénoncer les alarmistes … ».
26Suit le long discours d’un responsable syndical sur l’occupation tandis que la caméra filme les ouvriers attentifs et rassemblés autour de leur porte-parole, qui reste invisible.
Image 7 : Vote à main levée des grévistes
Grève à Ugine en 1968, Robert Amprimo, 1968, Super 8 mm, sonore. Collection archives départementales de Savoie.
27Après avoir rappelé le rôle des négociations comme moyen de pression pour faire céder la Direction, la voix off présente les revendications nationales (droits syndicaux et démocratie dans l’entreprise, augmentation des salaires, garantie de l’emploi, avancement de l’âge à la retraite, réduction du temps de travail) ainsi que celles des travailleurs de l’usine Ugine Kuhlmann : « Création d’une commission de travail chargée de régler les problèmes, notamment les révisions de classement et classifications suivant un programme défini ». Elle réaffirme la force de la classe ouvrière :
- 21 Retranscription du discours syndical.
Camarades, notre lutte est admirable. Par votre sérieux, votre discipline, vous avez donné une leçon à ceux qui prétendent que la classe ouvrière est incapable de prendre des responsabilités, contre ceux qui disent que les ouvriers ne sont bons qu’à exécuter, à ceux qui reléguaient aux travailleurs le rôle de productifs. Au seuil du mois de mai, chacun a la certitude : l’avenir nous appartient.
Vive notre unité !
Vive la classe ouvrière21 !
28Au cœur du film se situe donc le discours du secrétaire syndical, donnant le sens du mouvement social, réaffirmant la dignité, la capacité d’action et de réflexion de la classe ouvrière. Mais l’essentiel est ailleurs : dans ce temps d’occupation – un temps suspendu – qui transfigure le monde du travail puisque l’espace usinier devient l’espace du collectif, de la culture politico-syndicale en action et surtout le lieu possible de l’utopie. En effet, l’usine se métamorphose en un lieu de pratiques culturelles éclectiques. L’appropriation de la culture folklorique régionale est manifeste avec le groupe Les Pastourians d’Ugine à l’instar des fêtes militantes cégétistes et communistes construites sur le modèle de la fête de l’Humanité (Gérôme et Tartakowsky, 1988).
Image 8 : L’entrée du groupe folklorique dans la cour de l’usine
Grève à Ugine en 1968, Robert Amprimo, 1968, Super 8 mm, sonore. Collection archives départementales de Savoie.
- 22 On a pu identifier la Symphonie no 10 en mi mineur de Chostakovitch ainsi que Bernie’s Tune de Gery (...)
29Le film donne longuement à voir des productions musicales : un guitariste interprétant la chanson des grévistes sur l’air populaire de La Rirette et un orchestre composé d’un accordéon et d’une batterie. Il montre combien la cour de l’usine devient l’arène des démonstrations sportives qui mobilisent les associations locales (gymnastique avec l’Amicale laïque d’Ugine, danses russes, matchs de handball) « réalisant le vieux rêve du sport à l’entreprise » ainsi que le terrain de longues parties de pétanque. Parallèlement, le commentaire en voix off évoque les représentations théâtrales du Libre Élan (troupe de théâtre amateur) qui « apporte au cœur de l’usine cette culture dont le droit est contesté aux travailleurs » et la projection de films prêtés par l’UFOLEIS. Cependant, au-delà des traces de la culture festive ouvrière et populaire, l’insertion d’extraits de musique classique et de jazz en dit long sur l’intention de R. Amprimo de donner à entendre des éléments de sa culture musicale personnelle22, acquise en autodidaxie au cours des années 1960.
- 23 « Alors là ce sont les camarades qui à 10 h et à 6 h se rendent à la prise de parole. Vous les voye (...)
- 24 23,5 % des grévistes ont voté la poursuite du mouvement après la déclaration des acquis.
30Ainsi, pour ce délégué, le travail syndical consiste à savoir organiser l’occupation de l’usine dans le calme. Or, l’irruption d’une seconde voix off, « révolutionnaire », interfère sur le discours syndical, concourant à le désavouer. Elle rejette la dimension festive de l’occupation et se moque du manque de combativité des ouvriers et des porte-paroles qui, censés représenter la classe ouvrière, œuvrent à sa passivité. Elle stigmatise également ces prises de parole syndicales qui ne seraient pas de réels moments de participation ouvrière23. Cette voix dissonante semble celle d’un militant cégétiste et communiste, plus « révolutionnaire », qui a sans doute voté la poursuite du mouvement24.
- 25 « Ils obtenaient entre autres : l’indemnisation à 50 % des jours de grève, le paiement intégral des (...)
31La fin du film reflète la position de la CGT : en voix off, le délégué syndical énonce les acquis25 sur des images portant sur les moments cruciaux de formation syndicale. Il affirme que « la CGT fut la cheville ouvrière de ce vaste mouvement » et dénonce « l’aventurisme » de la position gauchiste de la CFDT.
32L’aspiration à la démocratie directe et à l’autogestion semblent absentes du discours syndical cégétiste à Ugine en 1968 alors qu’à la fin des années 1970, dans l’usine Jossermoz, le conflit porte la marque d’un désir d’autonomie ouvrière.
- 26 Elle prévoit la création de la « Société nouvelle Jossermoz » sous le contrôle de Ballancy-Briard ( (...)
33À la fin des années 1970, Pierre Todeschini filme le conflit usinier visant à la sauvegarde des emplois contre le projet de Saint-Gobain (la solution Balancy-Briand26) : il met l’accent sur les formes collectives d’action et de réflexion.
34En premier lieu, le cinéaste filme les manifestations, expression d’une colère ouvrière publique tournée contre Saint-Gobain, firme multinationale accusée d’être le « fossoyeur » des salariés de Jossermoz suite à la vague de licenciements. Le film s’ouvre donc sur la pancarte « Jossermoz usine occupée. Non au chômage ».
Image 9 : Affiche Jossermoz usine occupée
Jossermoz, usine occupée, Pierre Todeschini, 1978, U-matic, sonore. Collection cinémathèque des Pays de Savoie et de l’Ain.
35Il se poursuit par un long cortège qui, au son des cloches, s’apparente davantage à un enterrement tant les hommes en costume sombre marchent avec solennité et gravité. Au cœur du défilé, un cercueil symbolise les 1 047 victimes de Saint-Gobain fossoyeur, s’inscrivant dans l’héritage des défilés carnavalesques subversifs visibles dans les cortèges ouvriers de 1936.
Image 10 : Le « cercueil », symbole des licenciements économiques, dans la manifestation à Annecy
Jossermoz, usine occupée, Pierre Todeschini, 1978, U-matic, sonore. Collection cinémathèque des Pays de Savoie et de l’Ain.
Image 11 : Le « cercueil », symbole des licenciements économiques, dans l’atelier
Jossermoz, usine occupée, Pierre Todeschini, 1978, U-matic, sonore. Collection Cinémathèque des Pays de Savoie et de l’Ain.
- 27 Tract UD de la Haute-Savoie « Solidarité avec les Jossermoz », 5 décembre 1978 (Institut CGT d’hist (...)
36À travers cette manifestation construite contre le groupe Saint-Gobain, les militants ouvriers investissent la rue pour interpeller les pouvoirs publics locaux (Préfecture et Assedic) et nationaux, mais aussi pour informer la population. Ils défendent le droit au travail « un droit élémentaire reconnu par la Constitution27 ». Ils la transforment en combat politique comme l’atteste le chant de l’Internationale entonné à la fin du parcours.
37En second lieu, le cinéaste s’attache à filmer l’action militante au quotidien. Il met en valeur la succession des réunions syndicales et des assemblées générales, autrement dit le dispositif des prises de parole, constitué de va-et-vient entre la parole syndicale individuelle et collective d’un côté, et la parole ouvrière. D’une part, ce dispositif est renforcé par la construction du film puisque le cinéaste ajoute des « cartons » précisant le type de réunions ainsi que la date. D’autre part, il renvoie au processus de syndicalisation engagé depuis la fin des années 1960 qui s’appuie sur des bulletins mensuels d’information et surtout sur des réunions régulières aboutissant à la construction d’une double légitimité syndicale et ouvrière. Autrement dit, le cinéaste donne à voir la concrétisation d’un syndicalisme plus proche des salariés et répondant à leurs aspirations.
38Ainsi, le cinéaste filme la séquence de la prise de parole du dirigeant syndical cégétiste qui, mandaté par les salariés, fait le compte rendu des réunions syndicales ou politiques, puis il focalise sa caméra sur les temps de discussions et de décisions collectives. Il privilégie par un plan d’ensemble les ouvriers et non le porte-parole.
Image 12 : Prise de parole du délégué syndical Jean Petit
Jossermoz, usine occupée, Pierre Todeschini, 1978, U-matic, sonore. Collection cinémathèque des Pays de Savoie et de l’Ain.
- 28 « Il faut savoir que c’étaient des moments particulièrement tendus parce qu’on était en conflit dur (...)
39Au-delà des tracts, il donne à voir les expressions corporelles ouvrières dans ces moments de tension exacerbés par les menaces d’agressions extérieures28. Il montre – ce qui est plus rarement consigné dans les comptes rendus de réunion – toutes les interventions spontanées surgissant comme des cris du cœur.
Image 13 : Intervention d’un gréviste
Jossermoz, usine occupée, Pierre Todeschini, 1978, U-matic, sonore. Collection cinémathèque des Pays de Savoie et de l’Ain.
40En effet, des ouvriers expriment leur sentiment d’injustice face aux licenciements, perçus comme des actes de négation de la personne humaine et du travail accompli depuis de longues années au sein de l’entreprise. Enfin, le cinéaste rend parfois visibles les moments de négociation au téléphone entre les délégués syndicaux et les services de la préfecture sur la question de la représentativité des salariés à une réunion.
Image 14 : Paul Petit en négociation
Jossermoz, usine occupée, Pierre Todeschini, 1978, U-matic, sonore. Collection cinémathèque des Pays de Savoie et de l’Ain.
41Ce film, porteur d’un regard interne sur l’occupation, révèle donc les actions publiques telles que l’organisation de manifestations, dont la dramaturgie s’appuie sur la symbolique du cercueil fossoyeur des emplois. Il met au cœur de son dispositif les discussions internes – entre syndicalistes et entre syndicalistes et grévistes – tout en restituant l’atmosphère tendue de l’occupation. Le temps long de l’observation de la lutte permet d’appréhender la profondeur de la scène syndicale, un temps qui manque au reporter télévisuel.
- 29 Conflit de 1989 (du 28 mars au 14 avril 1989) couvert par 7 reportages FR3 Auvergne ; conflit de 20 (...)
42À l’aciérie des Ancizes, le dispositif du reportage audiovisuel repose sur trois temps forts correspondant aux déplacements des journalistes sur les lieux du conflit : la grève totale aux aciéries, la situation de blocage et la reprise du travail qui clôt la séquence du conflit social29. Le reportage télévisuel donne donc une visibilité au mouvement social, mais n’offre qu’une visibilité discontinue de l’activité syndicale. En effet, l’absence des réunions et des discussions entre les militants, et entre les militants et les grévistes non syndiqués est notoire. De même, l’entrée dans la grève – les raisons, les discussions et la rédaction des tracts préparatoires à l’action – est totalement occultée. Pour dépasser cette discontinuité, une temporalité médiatique intervient à travers la voix off qui précise le nombre de journées de grève, fournit une trame narrative et explicite la situation.
43En 1989, comme en 2003, les reporters procèdent à un montage alternant des plans d’ensemble sur les manifestations et des gros plans sur les délégués syndicaux.
- 30 Nous n’avons pu obtenir les droits relatifs à la publication des images télévisées : par conséquent (...)
44Par exemple, le mercredi 29 mars 1989, le journaliste en studio présente succinctement le conflit d’ordre salarial et donne très rapidement la parole à son reporter Jean Levin qui explique : « c’est une importante démonstration du personnel de l’aciérie des Ancizes. C’est le deuxième jour de grève. » Le commentaire, évoquant les revendications salariales et le refus de négociation de la part de la Direction, s’énonce sur un plan d’ensemble axé sur la manifestation dans la rue principale de la ville. La caméra insiste sur la mise en scène syndicale : l’écheveau des slogans écrits sur des pancartes et banderoles : « Tout passe par la lutte » (en rouge), « Salaires : plus de 1 000 f ; SMIG 6 000 »30.
- 31 Tract du syndicat CGT du 22 mars 1989.
- 32 Positionnement du syndicat CGT ; tract (manuscrit) du 23 mars 1989 signé Gérard Semme.
45Le reportage rend visible la construction de la manifestation, mais non les étapes précédentes du travail syndical. En effet, dès le 14 mars 1989, dans le cadre d’un rapport de force plus favorable aux ouvriers, les délégués du personnel du syndicat CGT de l’aciérie des Ancizes ont transmis une pétition pour l’augmentation des salaires du personnel à la Direction. Celle-ci appelle à l’ouverture de négociations portant sur les salaires (une augmentation générale minimum pour tous de 1 000 francs par mois), les conditions de travail (la semaine de travail en 5 jours avec 2 repos accolés ; le maintien de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes ; le refus du travail en continu dans l’ensemble de l’aciérie) ; et enfin des embauches réalisées à partir de contrats de travail à durée indéterminée. Quelques jours plus tard, le 21 mars, une première réunion a lieu au cours de laquelle la Direction décide une augmentation générale du salaire de base de 250 francs à compter du 1er avril (augmentation qui s’ajoute à une revalorisation des salaires de 2 % obtenue pour le 1er mars) pour éviter le déclenchement de la grève. Elle repousse le travail en continu (week-end compris) et le travail de nuit des femmes. Le 22 mars, le syndicat lance un referendum pour que le personnel se prononce sur l’augmentation concédée. Les résultats du dépouillement montrent un refus de la part du personnel qui juge trop faible l’augmentation et continue de revendiquer 750 francs par mois pour la plupart des 1 155 personnes sur 1 675 qui gagnent moins de 6 000 francs nets par mois31. En outre, le syndicat CGT diffuse un tract qui avance des arguments décisifs à la demande des revendications salariales : la détérioration de la situation des salariés entre 1981 à 1989 ; la perte du pouvoir d’achat de 12,54 % par rapport à l’indice officiel de l’INSEE ; la diminution de la prime d’ancienneté ; la diminution du personnel : de 2 378 à 1 675 soit 705 suppressions d’emplois (produisant une économie importante de la masse salariale) ; la déqualification du personnel (849 personnes avec des salaires nets entre 4 500 à 5 700 francs et peu de perspectives d’évolution)32.
46Ce faisceau d’explications diffusé aux grévistes n’est donc pas médiatisé dans les journaux télévisés. Néanmoins, sur fond de manifestation, les reporters mettent en avant le discours syndical en menant des interviews auprès des délégués, les porte-paroles du mouvement.
47Ainsi, la caméra filme en gros plan le porte-parole Gérard S. (secrétaire général du syndicat CGT Aubert et Duval). S’il commence par rappeler les revendications salariales, il énonce les autres raisons du mouvement :
Non, c’est une lutte pour la dignité. Il faut savoir que le personnel a vécu dans la crainte pendant des années. Aujourd’hui, il mesure davantage le poids qu’il représente avec une organisation syndicale. Effectivement, il lutte aussi pour sa dignité et d’autres conditions d’existence, pour pouvoir s’exprimer dans une entreprise où il est particulièrement difficile de s’exprimer.
48En quelques mots, la question de la démocratie dans l’entreprise est donc posée d’autant plus que le vote des lois Auroux remonte à 1982.
- 33 Reportage du 29 mars 1989, INA, LXC3012613.
49La figure du délégué syndical, en opposition à la politique patronale, s’affirme d’autant plus que le plan suivant le montre symboliquement sur le perron de la mairie, de profil, micro en main et s’apprêtant à lire le texte de la motion adressée aux maires des Ancizes et de Saint-Georges-de-Mons (commune limitrophe). Si la voix du délégué n’est plus audible, couverte par la voix off, le pouvoir de la parole syndicale est attesté par la caméra qui produit une succession de plans en plongée sur de petits groupes d’ouvriers grévistes debout ou assis sur les premières marches, arborant ou pas le sigle CGT, mais tous très attentifs. L’avant-dernier plan en légère plongée montre même les applaudissements des ouvriers les plus proches du perron de la mairie33.
- 34 Entretien D. Rossignol, 26 février 2021.
50Dans le reportage du 30 mars 1989, Dominique R. (délégué syndical CGT), filmé en gros plan, fait le bilan d’une longue réunion qui vient de se tenir avec la Direction. Son discours est très mesuré : délaissant l’attaque frontale, il souligne la longueur inhabituelle de la réunion, ce qui traduit implicitement l’usage peu fréquent de la négociation par la Direction. Il insiste sur la nécessité de satisfaire les revendications salariales, critique la pratique des bas salaires et dénonce la politique de suppression d’emploi désastreuse « pour la région et la bonne marche de l’entreprise ». Cependant, il porte un discours syndical « raisonnable » pour contrer le discours patronal assimilant le syndicat CGT au désordre et à la contestation34.
- 35 A. D du Puy-de-Dôme, 1851 W 275, Étude sur les organisations syndicales du département.
51Par contre, lors du conflit de 2003, la situation du syndicat CGT des Ancizes est différente. En effet, l’entreprise Aubert et Duval fait désormais partie de la branche Alliages du groupe ERAMET (forte de 16 000 salariés) qui a son siège à La Pardieu (Clermont-Ferrand) et comprend, entre autres, les usines de Fortech et Interforge d’Issoire caractérisées par leur forte combativité syndicale depuis les années 196835. Le conflit démarre sur les deux sites à la suite d’une déclaration de coordination qui exige l’ouverture d’une négociation immédiate sur trois points :
- 36 Archives personnelles de D. Rossignol (délégué syndical cégétiste).
l’augmentation générale des salaires : au minimum 6 % avec 55 € par mois de plancher ceci avec effet au 1er janvier 2003 ; la mise en place d’une grille de classification avec une valeur du point unique pour l’ensemble du personnel du groupe Eramet, avec une évolution de carrière qui tiendra compte des acquis professionnels, l’exigence de 200 € d’augmentation mensuelle pour les salaires d’ADH ; la mise en place d’une négociation indépendante sur les salaires différés (versement au CE, restaurant d’entreprise, prime de transport, mutuelle…)36.
52Le style tonitruant de la prise de parole des deux délégués d’Issoire renforce la position des syndicalistes de l’usine des Ancizes qui, non plus isolés, ont désormais accès à des données chiffrées sur la disparité des salaires selon les sites. Ainsi, Jean-Philippe Alves, représentant CGT, portant un gilet jaune sur lequel est apposé le sigle CGT, interviewé, stigmatise la faiblesse des salaires :
Il y a quand même des gens qui sont là depuis plus de 30 ans et qui ont des salaires inférieurs à 1 000 euros. C’est inadmissible. On est arrivé à un point de rupture où les gens disent : « Nous, on préfère crever en luttant plutôt que de crever en travaillant ».
53La tonalité plus radicale est confortée par la déclaration du délégué syndical Eloy Santos à Issoire :
- 37 Reportage du 21 mars 2003, « Aubert et Duval : grève et occupation d’usine », INA, LXC 12000839.
On restera à l’intérieur. On y passera le week-end s’il le faut, mais tant que la Direction ne viendra pas pour négocier, on ne bougera pas37.
54Tout est fait pour montrer la construction d’un rapport de force favorable aux syndicalistes et grévistes et permettre l’ouverture d’une négociation avec la Direction.
55Tout un ensemble de procédés de confortation de la parole syndicale sont visibles dans les reportages. Premièrement, le discours du délégué syndical est complété et valorisé par la voix off.
- 38 Reportage du 22 mars 2003, « Aubert et Duval : lettres de licenciement », INA, CL 00001264360.
Ce conflit social est d’une rare ampleur dans cette société des Combrailles. Il a démarré le 25 février sur des revendications salariales. Depuis, le conflit s’est durci avec blocage de l’usine des Ancizes depuis jeudi38.
56En deuxième lieu, au-delà même de la remise des pétitions sur le perron des mairies, suggérant le soutien de la municipalité, le combat syndical est légitimé par les prises de parole d’élus (en 1989, le maire de Saint-Gervais-d’Auvergne ; en 2003, celui du maire des Ancizes) qui font partie de la stratégie de la médiatisation comme l’atteste un tract de mars 1989 :
- 39 Tract du 29 mars 1989 signé par Gérard Semme (Archives personnelles de D. Rossignol).
Il est important que ce conflit qui porte sur des revendications professionnelles soit déplacé à l’extérieur afin que l’opinion publique soit sensibilisée au maximum39.
- 40 Lettre du conseiller régional Auvergne, secrétaire départemental PCF, Éric Durbougnoux, adressée au (...)
57Contre le pouvoir industriel, l’appel aux pouvoirs publics conduit également au soutien de conseillers régionaux en faveur du mouvement de revendication40.
58En troisième lieu, dans la cour de l’usine, au moment des débrayages de 4 heures, la présence massive des grévistes, sur un fond sonore constitué de cornes et de sifflets, joue un rôle dans le processus de renforcement et de légitimation du discours syndical. Le 26 février 2003, au moment du blocage de l’usine, Gérard S., perché sur de grosses barres de fer, micro à la main, est interviewé. Au plan d’ensemble où les salariés, mains dans les poches ou bras croisés, en bleus de travail et portant des casques bleus ou jaunes, écoutent le discours, succède un plan de demi-ensemble, suivi d’un travelling latéral sur les travailleurs. Puis, en plan rapproché, le délégué syndical rappelle la revendication de l’harmonisation des grilles salariales et met l’accent sur les profits réalisés par l’entreprise. Par opposition, toujours en plan rapproché, une femme, chargée de communication auprès de la Direction, explique :
C’est la limite au-delà de laquelle nous ne pouvons aller, compte tenu du contexte économique et des incertitudes qui pèsent sur nous.
59Cependant, cette affirmation est infirmée par le gros plan suivant suivi d’un zoom sur une fiche de paye où le téléspectateur peut lire la somme de 1 020,09 euros pour un salaire mensuel. Là, la mise en scène syndicale passe donc par la preuve matérielle de la fiche de paye filmée par les reporters.
60La parole syndicale est enfin légitimée par des interviews de grévistes (non militants) qui sont parfois menées dans la sphère privée familiale. C’est le cas dans le conflit de 1989 avec l’ouvrier gréviste présenté de cette manière par le reporter :
- 41 Reportage du 8 avril 1989, « Poursuite du mouvement de grève aux aciéries des Ancizes », INA, LXC 0 (...)
Rencontre avec René Mioche, 4 enfants, ouvrier de production. Il gagne 5 150 francs net par mois avec une ancienneté de 29 ans. Une situation comparable pour les ¾ des salariés de l’entreprise. En gros plan, l’ouvrier prend la parole : « les salaires sont bas aux aciéries des Ancizes avec du travail à la production qui est pénible, de la chaleur et de la poussière41.
61Puis, tandis qu’un plan d’ensemble se focalise sur les enfants qui font les devoirs auprès de leur mère, le chef de famille poursuit son discours :
Depuis quelques années, un climat d’énervement parmi les gens qui travaillent à la production en particulier. Les conditions de travail n’évoluent pas en fonction des salaires. Ça devient difficile pour les familles nombreuses : des annuités à payer, des charges. ça commence à devenir insupportable pour la plupart des familles ouvrières42.
62L’insertion de ces témoignages poignants et sensibles, en 1989 comme en 2003, renforce le combat syndical qui met en scène une opposition frontale à la Direction.
63Bien que les délégués syndicaux cherchent à se présenter comme d’ardents promoteurs de la négociation face à une direction sourde aux revendications, ils construisent aussi un dispositif concret de signes montrant leur détermination.
64Par leur caractère transgressif – une atteinte à la propriété privée – les blocages de l’entrée et de la sortie de l’usine sont parmi ces épisodes symboliques de l’épreuve de force mise en image par les reporters.
- 43 Reportage du 12 avril 1989, INA, CLC 8904141970.
- 44 Reportage du 26 février 2003, INA, CL 000001263774.
65Lors du conflit de 1989, grâce à un zoom arrière, le téléspectateur découvre plusieurs ouvriers grévistes – placés en ligne, bras croisés – donnant l’impression de vouloir faire barrage avec leurs corps et donc de montrer leur détermination43. La démonstration de force est encore plus accentuée en 2003. En effet, dans un climat extrêmement tendu, la mise en scène syndicale passe symboliquement par la construction d’une barrière composée de sept gros bidons de couleurs différentes sur lesquels des lettres inscrites forment le mot « GREVE »44.
66La construction du mouvement syndical par des signes visuels se poursuit à travers une forme de détournement de la grille d’usine sur laquelle est placé un panneau syndical et surtout par la construction d’une « paillote » au rond-point le plus proche de l’accès à l’usine, lieu de festivité et de solidarité permettant au conflit de tenir sur la durée.
67Au-delà de la mise en scène de ses actions et de son mouvement, le syndicat CGT, avec la participation des reporters, dévalorise l’image de la Direction de l’entreprise Aubert et Duval.
68Puisque la voix patronale est inaccessible, elle est matérialisée par l’usine selon des procédés déjà présents dans les images militantes de 1936 ou 1968. En effet, en début et en fin de reportage, les gros plans sont fréquents (suite à un zoom avant ou un zoom arrière) sur les barrières de l’usine (signalant cette fermeture concrète et symbolique de l’entreprise), le panneau « Aubert et Duval Propriété privée » ou sur l’usine perçue comme un espace clos et grillagé. À cela s’ajoute la visibilité des cheminées crachant leurs fumées : c’est le signe d’une pollution industrielle, fort dommageable pour la Direction qui commence à être questionnée sur la santé des travailleurs exposés à l’amiante. Or, cette image récurrente est bien le fruit d’une co-construction selon un délégué syndical.
69À travers ces trois études de cas, on peut donc conclure à une forme d’adéquation entre les intentions et/ou stratégies des délégués syndicaux et les dispositifs audiovisuels mis en œuvre grâce à divers modes de co-construction que nous avons mis en lumière : pour autant la dimension sonore l’emporte-t-elle sur la dimension visuelle ?
70En effet, un ensemble de signes visuels participent à la médiatisation de la structuration d’un mouvement syndical. La manifestation – l’aile marchante revendicative auréolée par la floraison de banderoles et de drapeaux rouges – révèle et constitue une première étape du travail syndical, qu’elle soit politique – lorsqu’elle illustre l’union des forces de gauche en 1968 ou lorsqu’elle dénonce les conséquences mortifères des licenciements économiques par la présence hautement symbolique d’un cercueil – ou qu’elle soit revendicative et traduise un mécontentement généralisé contre la politique salariale d’une entreprise multinationale.
71La figure du délégué syndical est un autre élément visuel marquant. En 1968, il est filmé de loin sur une estrade placée sous un arbre et écouté par l’ensemble des grévistes réunis dans la cour. En 1978, à l’intérieur de l’usine Jossermoz, il fait le compte rendu des réunions tenues avec les pouvoirs publics et anime les réunions avec les syndicalistes et les grévistes. Il n’est pourtant pas l’acteur principal. En effet, partageant leurs expériences, grâce à de longs travellings, le cinéaste militant se mélange aux grévistes et met en valeur la stratégie des syndicalistes cherchant à démontrer l’efficacité des conflits fondés sur une forme de démocratie interne, empreinte de prises de parole spontanées. Dans les conflits de 1989 et 2003, les délégués syndicaux sont par contre au cœur des reportages télévisuels. Ils sont d’autant plus visibles qu’ils doivent, pour être entendus par l’ensemble des grévistes, faire le choix d’être en position de surplomb (domination ?) – sur le perron d’une mairie ou sur un amas de barres de fer dans la cour de l’usine.
72D’autres formes visuelles se singularisent. En 1968, la durée des séquences portant sur les activités des grévistes dans la cour de l’usine d’Ugine souligne l’occupation maîtrisée de l’usine. Elle est le fruit d’une réflexion syndicale voulant produire une vision de la classe ouvrière, en rupture avec le travail usinier, mais en osmose à travers les pratiques de loisirs culturels et sportifs et en capacité de construire de manière éphémère un autre modèle de société. Et c’est d’ailleurs pourquoi cette représentation est l’objet de moquerie par des militants plus radicaux, cherchant d’abord à s’opposer aux structures capitalistes. En 1989, tout comme en 2003, lorsque le conflit usinier des Ancizes s’envenime entre la force syndicale et la direction de l’entreprise (peu encline à la négociation), le recours au blocage devient un autre signe visuel du rapport de force. Dans ce cas, constituer une barrière humaine ou procéder à un détournement de barils pour signifier la grève sont de fortes marques visuelles pour interpeller l’opinion publique et rechercher le soutien des élus.
73Ainsi, les formes visuelles de la culture syndicale en action témoignent de l’évolution des rapports de force avec les directions patronales.
74Néanmoins, la dimension sonore et même verbale est fondamentale. Dans le film Grève à Ugine en 1968, elle s’incarne totalement dans la parole syndicale omniprésente soit par le commentaire donnant le sens des actions et pratiques, soit par la restitution du discours du délégué syndical. Dans les reportages audiovisuels, la voix du présentateur ou du reporter apporte des éléments contextuels de compréhension, largement emprunts de son enquête auprès des délégués syndicaux et des grévistes. La parole syndicale est reprise : rarement le discours dans sa globalité (souvent inaudible), mais plutôt des extraits d’interviews introduits par des questions précises. Ainsi, le délégué CGT des Ancizes, habillé en civil (et non en habit de travailleur), se mue en porte-parole mesuré : de manière synthétique, mais avec détermination, il justifie posément les revendications salariales et appelle la Direction à la négociation. Par un discours persuasif, de légitimation et d’explicitation, il semble chercher autant que possible à faire échec au discours patronal discréditant un syndicalisme jugé contestataire par principe. Enfin, la parole syndicale est confortée par des extraits de discussions avec des grévistes expliquant la détérioration de leurs conditions de vie due à l’insuffisance des salaires ou affirmant leur détermination à obtenir gain de cause.
75Ces images animées contribuent donc à une représentation de la structuration chronologique de mouvements syndicaux – souvent fondée sur une co-construction dont la teneur est variable – mais occultent des aspects majeurs du « travail syndical » tels que les échanges préalables avec les reporters et cinéastes militants propices à la compréhension du conflit, la rédaction des tracts et pétitions, la teneur des réunions entre syndicalistes et grévistes et l’épreuve de force autour des tables de négociation : autant d’éléments que l’historien du social peut reconstituer grâce au croisement des sources syndicales écrites et des témoignages oraux.