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Introduction

Le travail dans la rue : aperçu/inaperçu ?

Henri Eckert et Arnaud Mège

Texte intégral

1Sortir, plonger dans la ville, en photographier les façades d’immeubles ou les monuments, les grands boulevards ou les rues étroites, les jardins publics… Saisir à la sauvette les passants pressés ou les consommateurs attardés aux terrasses des bars, les enfants qui jouent, les errants, les marchands ambulants ou les laveurs de carreaux… Appréhender quelque chose de l’agitation moderne, de la confusion des allées et venues de ceux que les premiers clichés effaçaient ? Alors que la pose longue n’a pas éliminé, au contraire, le cireur de chaussures et son client, étrangement seuls à l’angle du Boulevard du Temple ! Car, la photographie réalisée par Louis Daguerre en 18381, bien qu’elle ne restitue rien de l’excitation urbaine ou, plus exactement, parce qu’elle n’en restitue rien, est sans doute la première photographie de personnes actives – entendre : dont l’une au moins travaille, au sens usuel de ce mot – et qui ne posaient pas pour un photographe, dont ils ignoraient vraisemblablement la présence, là-bas à sa fenêtre.

Photo 1 : Boulevard du temple

Photo 1 : Boulevard du temple

Louis Daguerre, 1838 / Domaine public.

2Formidable paradoxe : alors que la technique photographique de l’époque ne permettait pas de saisir le mouvement ou, du moins, de figer le mouvement des personnes mobiles ou des calèches, elle nous permet d’apercevoir quelque chose que, dans les villes aujourd’hui, le passant ne remarque souvent pas ou ne discerne plus dans l’agitation ambiante. Sur la photographie de Daguerre : un enfant, au vu de sa petite taille, en train de lustrer les bottines d’un bourgeois. Car la majorité des passants, d’autant moins qu’ils sont désormais plus pressés que jamais, n’aperçoivent pas ou, tout simplement, ne prêtent plus attention à toutes ces situations, souvent fugaces mais qui font parfois obstacle à ses déplacements, dans lesquelles un travail est accompli là, dans la rue, par des individus au bénéfice d’autres individus ou de la collectivité dans son ensemble. L’image de Daguerre ne montre d’ailleurs pas seulement le petit cireur occupé à lustrer les bottines du bourgeois : elle en dit quelque chose de plus. Elle donne, dans le même temps, à voir un rapport social, celui qui préside à la réalisation du travail, l’organise et normalise la situation. Ici l’échange d’un service contre rémunération. Un rapport social déséquilibré et, sans doute aussi, une activité précaire même si la catégorie « travail précaire » n’existait pas alors, en cette période où l’avènement de Louis-Philippe, qui se prétendait « roi des Français », favorisait l’expansion d’un capitalisme financier débridé.

  • 2 Vu les droits liés à cette photo, nous ne pouvons que la décrire et renvoyer à l'ouvrage dans leque (...)
  • 3 Voir l’ouvrage sobrement intitulé Doisneau, de Peter Hamilton, publié à l’occasion de l’exposition (...)

3Les deux auteurs de ces lignes, s’ils avaient eu antérieurement connaissance de la photographie de Daguerre, ne s’étaient pas penchés sur elle comme ils l’ont fait après avoir lancé l’appel à articles en vue de la réalisation du dossier de ce numéro d’Images du travail, travail des images, consacré au travail dans la rue. Mais là était bien l’idée qu’ils avaient derrière la tête : inviter des photographes de rue et/ou sociologues à appréhender volontairement ce que la rue donne à saisir du travail qui s’y effectue et interroger les rapports sociaux que ces activités laissent entrevoir ou révèlent. Faire en toute conscience ce que Daguerre a fait un peu malgré lui ! Nous n’irons pas jusqu’à faire de ce dernier le premier photographe de rue ou – puisque le terme anglais a été largement popularisé en France – de l’affubler du titre de premier « first street photographer » ! Il n’en reste pas moins possible d’avancer que Daguerre a esquissé, en réalisant cette photographie de rue, le programme d’une sociologie visuelle du travail dans la rue. Programme certes resté, depuis le départ, comme dans l’ombre même si telle photo, celle, par exemple, de Robert Doisneau2 intitulée Les deux couronnes, Marseille, 19553 montre elle aussi des hommes au travail. On y voit, dans l’angle en bas à droite deux hommes et une femme, occupés à réparer des filets ; l’un des deux hommes et la femme sont actifs tandis que le deuxième homme, debout, semble guider le travail des deux autres, celui de l’homme assis sur une petite caisse et de la femme appuyée sur un genou. Un peu en retrait, sur la gauche de la photo, s’apprêtant à dépasser les trois autres sur le quai, un homme porte deux couronnes mortuaires, sans qu’on sache où il les emmène. À l’arrière-plan, dans des tons plus clairs, se dresse un immeuble moderne, toujours là sur le quai, en bordure du Vieux-Port. Il y a comme un contraste entre la modernité hiératique de l’immeuble et les personnes au travail, dans l’ombre du premier plan, contraste souligné par l’opposition sombre/clair entre les deux plans de la photo. Comme si le photographe avait, consciemment ou non, interrogé la place du travail dans le monde nouveau, en gestation au début des années 1950.

4Ce sont quelques perspectives de ce programme amorcé par Daguerre et poursuivi ici ou là par les photographes de rue, qu’ont exploré les contributeurs au dossier de ce numéro. Les sociologues ont de plus en plus de mal à entrer dans les lieux de production, ces « laboratoires secrets de la production » pour reprendre une formule de Karl Marx, dont les accès sont de plus en plus contrôlés. Or la rue offre une grande diversité de situations dans lesquelles des individus exercent leurs activités sous les regards de tous, pour peu que ceux-ci veuillent bien les voir et s’intéresser à eux. C’est ainsi que Dominique Maillard nous entraîne dans les rues de son quartier, dans le centre de Marseille. L’espace urbain, nous dit-elle dès les premières lignes de son texte, constitue « un observatoire privilégié pour appréhender le travail dans sa dimension anthropologique, comme processus humain de transformation collective du monde ». Elle nous invite dès lors à nous pencher sur ces activités, réalisées tant « dans un cadre professionnel rémunéré que dans le bénévolat ou l’engagement politique » afin de cerner la diversité de ces pratiques et de saisir leurs significations sociales. L’auteure s’attache dès lors à privilégier le foisonnement d’activités, guère assignables aux métiers traditionnels, dans une ville en évolution constante, fragmentée et redessinée par les rapports sociaux que révèlent les activités observables. Au foisonnement des activités répond la richesse des analyses proposées par l’auteur, justifiant à elles seules la production d’un dossier sur le travail dans la rue. Mais les autres articles ne sont pas en reste. Irène Jonas, sociologue et photographe nous invite sur les quais de la Seine, parmi les bouquinistes, vieux métier d’un certain point de vue mais activité menacée. La beauté des photos livre quelque chose d’une nostalgie d’un temps révolu où le livre avait encore une place prépondérante. Émilie Aunis et Hélène Stevens, par contre, nous confrontent à cette activité nouvelle des livreurs de repas, témoignant de la transformation des rapports sociaux que les activités urbaines révèlent. Autre lieu de foisonnement d’activité : les frontières qu’abordent Delphine Mercier et Guillaume Roux. En l’occurrence la frontière entre le Mexique et les États-Unis, où la mondialisation contribue à structurer de nouvelles activités dans des espaces inédits, liés aux va-et-vient des travailleurs entre Nord et Sud, centre et périphérie du monde moderne. Mais ces activités posent aussi des questions relatives tant à l’analyse des activités de travail elles-mêmes qu’aux exigences de la formation à ces activités. C’est l’aspect qu’abordent Olivier Liaroutzos et Dominique Vial. Leur propos nous montre que les statistiques sur les activités ou les formations ne permettent guère, du moins pas à elles seules, de penser les activités elles-mêmes et les formations y menant.

5Nous invitons donc nos lecteurs à plonger dans ce dossier, sans crainte des dépaysements qu’il leur imposera, que ce soit par la diversité des lieux dans lesquels les auteurs nous mènent mais aussi, surtout, par la diversité des approches et la multiplicité des questions qu’ils nous posent. En nous invitant à voir – ou, plutôt : à regarder – autour de nous ce que les activités de travail qui se déroulent dans la rue nous apprennent du travail mais aussi des transformations du monde dans lequel nous vivons. Nous en profitons pour inviter aussi nos lecteurs à consulter la rubrique « un œil, une image » qui présente, plus brièvement certes, quatre contributions à même de susciter des réflexions sur les activités professionnelles visibles dans la rue pour deux d’entre elles.

Photo 2 : Poitiers 2017, un matin d’été : l’empreinte du travail sur l’espace urbain.

Photo 2 : Poitiers 2017, un matin d’été : l’empreinte du travail sur l’espace urbain.

Henri Eckert

6Au fil d’un « grand entretien », Monique Haicault, sociologue et vidéaste, nous invite à élargir notre réflexion sur les perspectives qu’une sociologie audiovisuelle du travail ouvre à la compréhension de notre monde. C’est-à-dire à prendre en compte la dimension heuristique d’une démarche qui ne se borne pas à saisir des images du monde mais tend à restituer les situations de travail et leur complexité. Se revendiquant haut et fort d’une « sociologie de terrain », elle pointe vers « l’idée d’image-concept » : « Le poste de travail de la travailleuse à domicile est placé de telle manière qu’elle puisse voir l’enfant dans son berceau, ou dans la cuisine, la cocotte-minute qui souffle ou pas, ou l’enfant qui joue. Et je me suis dit : “voilà une image-concept.” Qu’est-ce que c’est une image concept ? Si on reprend la distinction entre signifiant/signifié, là, on a à la fois l’information du poste de travail et ce que j’appelle les rapports sociaux de sexe. Cette femme est en charge du travail domestique et du travail familial ; il faut toujours ajouter familial à domestique ; aujourd’hui, la charge mentale tient beaucoup à la charge psychologique des enfants et des adultes, elle est familiale. Ainsi l’image-concept a un aspect matériel, signifiant : le poste de travail, la femme est assise, il y a un enfant qu’on voit, qui joue. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que cette femme a organisé son espace, qu’elle dispose d’un pouvoir d’agir sur son espace de manière à voir son enfant, pour le surveiller en même temps qu’elle coud. Voilà. On a un signifiant et un signifié qui sont cohérents mais qu’il faut décoder. » Celle qui a largement contribué à donner consistance à la notion de « charge mentale » dans le travail des femmes, nous propose aussi cette autre idée, celle de l’article-vidéo : « La question que je me posais : je dis cela et je le montre, ou bien je montre l’image et je dis ce qu’elle dit. Vous voyez la différence ? Je reprends : je dis cela et je le montre. Je vais alors chercher une image qui illustre. C’est celle qui est le plus souvent admise d’ailleurs. […] Mais il y a une autre manière : je montre une image et je dis – au sens chercher à lui faire dire ce qu’elle dit du point de vue du travailleur ou du rapport social dans lequel il se trouve – ce qu’elle dit. Il s’agit alors d’un projet éducatif. On fait travailler la réflexion sur une image. D’où cette question redoutable, qui ouvre tout un champ d’avenir pour les générations à venir, de traduire la sociologie en image. C’est-à-dire faire cohabiter et se mêler deux langages, le langage de la sociologie et le langage des images. C’est toute la difficulté : la cohérence entre le signifiant et le signifié, le signifiant étant du côté de ce qu’on voit, par exemple, et le signifié du côté du langage de la connaissance, par exemple, de ce qui veut être dit… Je montre une image construite par moi, sociologue, et je vous dis ce qu’elle dit : article vidéo ! » Mais il ne s’agit là que de deux propositions choisies dans les riches propos que nous a tenus Monique Haicault.

7Deux articles hors dossier, publiés dans la rubrique Varia, proposent au lecteur, pour l’un, de découvrir les techniques d’animation utilisées dans les productions filmiques de certains industriels (cf. l’article de Nadège Mariotti) et, pour l’autre, de redécouvrir le film d’Edgar Morin et Jean Rouch, Chronique dun été (cf. article de Marc-Henri Piault).

8Une dernière phrase : une note de lecture présente l’ouvrage Photographier le chantier, qui illustre à sa manière la possibilité de faire parler l’image au-delà de ses usages simplement illustratifs.

9Bonne lecture !

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Bibliographie

Février R. (2007) « Boulevard du temple, Paris (1838) by Daguerre », voir l’étude détaillée de la photo à l’adresse http://www.niepce-daguerre.com et l’article de Renaud Février, paru dans l’Obs et disponible à l’adresse https://www.instant-city.com/boulevard-du-temple-paris-1838-by-daguerre/.

Hamilton P. (1995) Doisneau, publié à l’occasion de l’exposition Le Paris de Doisneau, Musée Carnavalet, 1995, Paris, Musée / Éditions Hoëbeke.

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Notes

1 Voir l’étude détaillée de la photo à l’adresse http://www.niepce-daguerre.com et l’article de Renaud Février, paru dans l’Obs et disponible à l’adresse https://www.instant-city.com/boulevard-du-temple-paris-1838-by-daguerre/.

2 Vu les droits liés à cette photo, nous ne pouvons que la décrire et renvoyer à l'ouvrage dans lequel nous l'avons trouvée.

3 Voir l’ouvrage sobrement intitulé Doisneau, de Peter Hamilton, publié à l’occasion de l’exposition Le Paris de Doisneau, Musée Carnavalet, 1995, Musée / Éditions Hoëbeke, Paris. La photo dont il est question a bien été prise à Marseille en 1955, cf. p. 93 de l’ouvrage. La photographie humaniste, dont Robert Doisneau est un représentant éminent, offre de multiples regards sur des activités professionnelles qui se produisent dans la rue.

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Table des illustrations

Titre Photo 1 : Boulevard du temple
Crédits Louis Daguerre, 1838 / Domaine public.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/2094/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 240k
Titre Photo 2 : Poitiers 2017, un matin d’été : l’empreinte du travail sur l’espace urbain.
Crédits Henri Eckert
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/2094/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 567k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Henri Eckert et Arnaud Mège, « Le travail dans la rue : aperçu/inaperçu ? »Images du travail, travail des images [En ligne], 11 | 2021, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 20 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/2094 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.2094

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Auteurs

Henri Eckert

Henri Eckert est professeur émérite de sociologie à l’Université de Poitiers et membre de la direction collégiale d’Images du travail, travail des images. Il continue de mener des recherches au sein du Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines (GRESCO). Il s’intéresse plus particulièrement au devenir des classes populaires et à leur représentation. Il s’intéresse ainsi à l’analyse des images, leur production et leur utilisation dans le champ de la sociologie et des pratiques sociales en général.

Articles du même auteur

Arnaud Mège

Arnaud Mège est sociologue et urbaniste. Il est actuellement postdoctorant au sein du laboratoire HABITER de l’Université de Reims Champagne-Ardenne et enseignant vacataire à l’IATEUR (Institut d’Aménagement des Territoires, d’Environnement et d’Urbanisme de Reims). Il a mené des recherches sur les formes d’engagement en faveur de l’écologie radicale et la décroissance. Actuellement, ses travaux interrogent notamment la variabilité des rapports au temps qu’entretiennent les acteurs qui contribuent à mener des projets en faveur d’un urbanisme durable.
Page personnelle : https://www.univ-reims.fr/media-files/24579/mege_fiche-chercheur.pdf

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Droits d’auteur

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