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Comptes rendus

Le chantier photogénique ?

Note sur l’ouvrage : Photographier le chantier (Hermann, 2019)
Henri Eckert
Référence(s) :

Photographier le chantier. Transformation, inachèvement, altération, désordre, sous la direction de Jordi Ballesta et Anne-Céline Callens, Paris, éd. Hermann, 2019.

Texte intégral

Photographier le chantier. Transformation, inachèvement, altération, désordre

Photographier le chantier. Transformation, inachèvement, altération, désordre

1Si le titre est explicite : Photographier le chantier, la photo de couverture induit d’emblée une incertitude. S’agit-il d’un chantier en cours ou abandonné ? Comme ces chantiers laissés en plan après quelque aléa ou revers, inversion de la conjoncture économique ou état de guerre, par exemple, ou tout simplement faillite du constructeur ? L’incertitude est d’ailleurs entretenue par le mot inachèvement, qui apparaît parmi les quatre termes qui forment le sous-titre de l’ouvrage. Or le mot chantier, comme le rappellent les deux coordinateurs de l’ouvrage dès les premières lignes de l’introduction, se révèle ambigu tant par son étymologie que par sa polysémie, pouvant désigner « à la fois un lieu et une séquence » (p. 7), une durée, qui échappe à la photographie et un endroit délimité, borné, comme par le cadrage du photographe… Prenant acte de cette polysémie, les coordinateurs de l’ouvrage, loin de lui tourner le dos, ont, au contraire, « choisi d’investir quatre autres mots qui entretiennent avec lui une relation de proximité » et susceptibles d’en « expliciter les différentes facettes » (p. 9) : outre le mot inachèvement, les mots transformation, altération et désordre, soit les quatre mots du sous-titre. Ces quatre mots « problématisent également les travaux photographiques qui sont représentatifs de l’évolution du médium et de son rapport au chantier » (ibid.) nous disent les deux coordinateurs. Il y aurait ainsi, entre chantier et photographie, comme une affinité élective qui invite à observer l’un à partir de l’autre et vice versa.

2L’ouvrage comprend quatre « chapitres », sans lien immédiat avec les quatre mots du sous-titre. En fait de chapitres, il s’agit davantage de parties, chacune composée de plusieurs textes, auxquels s’ajoute, à la fin de chacune des deux dernières parties, un portfolio. Mais des photos sont proposées dans chacun des textes qui composent l’ouvrage : cette riche iconographie, par sa grande diversité et sa belle qualité, en constitue incontestablement l’une des caractéristiques principales et l’un de ses intérêts majeurs. Il faut dire, à cet endroit, que l’ouvrage se présente comme un livre d’art : il n’a pas l’austérité qui rime souvent avec l’aridité des publications scientifiques mais exhibe une profusion d’images et les marques du soin attentif apporté à la mise en page, qui caractérisent en général les beaux livres. Il ne faut, d’ailleurs, surtout pas hésiter à déplier le rabat de la page de couverture pour découvrir la photo qui l’occupe dans son ampleur, photo que le lecteur retrouvera dans son format d’origine à la fin de l’ouvrage, parmi les photos de lotissements à Fos-sur-Mer qui forment le portfolio de la quatrième partie. Si les photos en noir et blanc dominent, l’ouvrage comporte aussi de nombreuses photos en couleur, dont trois photos de Walker Evans, plus connu pour ses photos de paysans pauvres de l’Alabama, réalisées en noir et blanc, qui documentent ici des chantiers de démolition dans le New York du début des années 1950. Richesse donc de l’iconographie mais aussi grand soin apporté à la présentation globale de l’ouvrage : si le format du livre surprend – 21 × 27 cm, proche d’un format 4:3 en photographie – il ne lui confère pas moins une allure sérieuse, en accord avec l’épaisseur du volume !

3Venons-en donc aux contenus du livre. Le premier chapitre, intitulé Donner à voir les devenirs, inscrit le chantier dans ses anticipations, dans un entre-deux, entre ce qui a été mais s’efface peu à peu et ce qui en prend la place, qui s’impose petit à petit. Les photos de chantiers de démolition, réalisées par Walker Evans et présentées aux pages 49 et 51, suggèrent comme une énigme : on voit, sur l’une d’entre elles, des ouvriers démolir un ancien hôtel à coups de masse. Leurs silhouettes se découpent sur le fond du ciel tandis qu’ils détruisent le mur sur lequel ils paraissent juchés ; au risque d’être emportés par leur action ? À la page suivante, un ouvrier au volant d’un bulldozer pousse les débris d’une démolition et dégage la place pour ce qui adviendra bientôt. Anne Bertrand, autrice de l’article, pose alors la question : « Qui sait si les démolisseurs aiment vraiment démolir ? » (p. 55). Marie-Madeleine Ozdoba relève davantage la puissance évocatrice et rassurante du chantier, capable dans un monde incertain, de favoriser « la projection volontariste d’un devenir commun » (p. 64). La photo permet ainsi de documenter la prospective urbaine (Anne-Céline Callens) tandis que le photographe de chantier se mue en témoin de ces évolutions (Charlotte Leblanc), grand témoin de la modernité en acte (Clément Paradis). Les photographies présentées par Anne-Céline Callens donnent alors à voir cette modernité à travers les photos réalisées par Ito Josué à Firminy et Saint-Étienne dans les années 1960 : elles montrent l’irruption de la modernité dans un monde qui sort de la ruralité et de la tradition et soulignent l’uniformité et la parfaite symétrie d’une architecture fonctionnelle.

4Le deuxième chapitre nous emmène, comme l’indique son titre, au-delà du lieu et du temps de la construction, lorsque l’inachèvement du chantier se prolonge et ouvre à des interventions fragmentaires, aléatoires. Le photographe est alors amené à interroger cette incomplétude : c’est ainsi que, s’intéressant à la Cité « Climat de France » à Alger, construite dans les années 1950, avant l’indépendance du pays, Stéphane Couturier s’est engagé, dans les années 2010, « dans un chantier photographique extrêmement long » (p. 143), qui a duré cinq ans. Ses images ne manquent pas de renvoyer le lecteur de l’ouvrage, surtout si celui-ci accepte de se laisser aller à une sorte de vagabondage, aux photographies d’Ito Josué dont il a été question plus haut. Symétrie et uniformité paraissent comme humanisées par le foisonnement des marques d’usage des lieux, du linge séchant sur les balcons aux tapis posés sur les rampes des balcons, des objets amoncelés dans les cours ou sur les toits aux constructions sauvages insérées dans les interstices… La lente élaboration des photos réalisées par Stéphane Couturier, qui parle de les « reconstituer à la façon d’un puzzle » au cours d’un entretien avec Jordi Ballesta (l’entretien clôt ce chapitre), en accentue l’effet. « Le chantier, c’est la vie ! » rappelle Patricia Limido, même si les chantiers peuvent apparaître comme des « symptômes morbides » (Catherine Chomarat-Ruiz, référant au photographe Robert Smithson). Éliane de Larminat, s’intéressant aux photos d’immeubles en démolition dans le Chicago des années 1950-1960, commente l’une des photos de Paul d’Amato où la démolition de l’immeuble en révèle fugacement l’intérieur coloré.

5Une autre photographie de Stéphane Couturier, page 103, attirait déjà l’attention sur les échafaudages, qui attestent ordinairement d’un chantier. Le troisième chapitre, intitulé Les anatomies du chantier, s’attache précisément à la description de celui-ci par les dispositifs divers qui le caractérisent : échafaudages donc mais aussi dispositifs de montage ou de soutènement, structures amovibles diverses mais encore entassements de matériaux ou prolifération d’outils, des plus simples aux machines les plus complexes. Ce chapitre a la particularité de comporter deux portfolios : celui qui clôt le chapitre plus un autre, qui présente des photos de Philippe Bazin et apparaît après un texte de celui-ci. Les photos de ce portfolio montrent des chantiers apparemment désertés par les ouvriers qui, par leur activité, lui donnent vie. Cette absence des ouvriers renvoie certes à l’invisibilisation du monde ouvrier qui a résulté de la désindustrialisation de la France après la crise du milieu des années 1970 ; elle tient aussi, pour reprendre les mots de Philippe Bazin, au fait que, sur les chantiers de rénovation des musées qu’il photographiait alors, « au moment où ceux-ci étaient débarrassés de leurs cimaises, où apparaissait la structure du bâti, où les objets de chantiers étaient déployés et s’arrangeaient en “figures”, l’ouvrier semblait ne plus pouvoir figurer dans celles-ci » (p. 156). Mais la quasi-disparition des ouvriers du chantier tient, du point de vue de la technique photographique, au temps de pose long choisi par le photographe, qui fait que les ouvriers disparaissent comme disparaissaient les passants dans les premières photographies, au temps où toute pose était nécessairement longue. Aux photos de Philippe Bazin répondent, à leur manière, celles de Claude Bricage, présentées par Julie Noirot. La théâtralité des chantiers apparaît, par exemple, dans la succession des trois photos des pages 188, 189 et 190, où des ouvriers « traversent littéralement les photographies » (p. 191) : ils y entrent, en sortent et laissent un espace vide qui, du fait de leurs mouvements, devient scène de théâtre. Harald R. Stühlinger présente une histoire des échafaudages, « structures auxiliaires » (p. 195), tandis que Jordi Ballesta introduit au « chantier photographique personnel » (p. 212) de Joachim Brohm, dont un portfolio clôt ce chapitre. Une série de photographies en couleurs montre des espaces intermédiaires, entre habitats précaires et amoncellement de matériaux usagés. Dans la dernière, vue en plongée, deux personnages discutent, pris dans un réseau de câbles noirs que la neige recouvre, en bordure d’un chantier…

6Le dernier chapitre, intitulé Sols et matières façonnés, s’intéresse davantage aux ressources mises en œuvre sur le chantier et à la transformation des sites. Frédérique Mocquet montre, par exemple, comment la photographie a été mobilisée à la fin du XIXe siècle pour « convaincre l’opinion publique du bien-fondé de la politique d’aménagement des massifs et des plaines » (p. 235). Laurent Hodebert se penche sur la manière dont la photographie se met au service de l’urbanisme à travers l’exemple de l’architecte et urbaniste Henri Prost au début du XXe siècle. Marta Dahò, dans un entretien avec l’architecte et photographe Jorge Yeregui, évoque un « chantier inversé » (p. 265) en ce qu’il vise à restaurer un site un temps urbanisé. Danièle Méaux cerne le regard désenchanté de Lewis Baltz photographiant le chantier de construction d’une station de sports d’hiver et pointant « les aspects destructeurs de la mutation en cours » (p. 278). Pour finir, Jordi Ballesta introduit le curieux mémoire de DEA de Fabrice Ney, soutenu en 1979, et composé essentiellement d’une série de « cent-vingt tirages photographiques en noir et blanc » (p. 287), par laquelle son auteur rend compte d’une « observation » menée dans la ville de Fos-sur-Mer transformée en « chantier gigantesque » (289). Quelques années plus tard, Lewis Baltz aussi photographiera la ville, puis d’autres encore. Mais c’est avec le portfolio de Fabrice Ney que s’achève l’ouvrage, portfolio dans lequel le lecteur pourra retrouver la photo de couverture !

7Pour conclure brièvement, si la densité de l’ouvrage risque d’abord d’effrayer le lecteur potentiel, celui-ci, pour peu qu’il s’y hasarde vraiment, n’en sortira qu’au bout du chemin. Un chemin qui lui aura fait traverser, plus que le chantier lui-même, la photographie de chantier. Traversée mouvementée, pleine de surprises, dont les textes et les photos intimement liés constituent autant d’étapes nécessaires, dont le foisonnement et la richesse le laisseront comblé !

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Table des illustrations

Titre Photographier le chantier. Transformation, inachèvement, altération, désordre
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/2078/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 82k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Henri Eckert, « Le chantier photogénique ? »Images du travail, travail des images [En ligne], 11 | 2021, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/2078 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.2078

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Auteur

Henri Eckert

Henri Eckert est professeur émérite de sociologie à l’Université de Poitiers et membre de la direction collégiale d’Images du travail, travail des images.

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