1. Profession : changeur de devises.
Frontière Mexique-Guatemala
Guillaume Roux
1En 2013 nous décidons de traverser toutes les frontières d’Amérique centrale, en parcourant un tronçon de la fameuse route Panaméricaine, celui qui va de Mexico à Panama. Parcours de 8000 kilomètres aller et retour, nous avons traversé les frontières du Mexique-Guatemala-Salvador-Honduras-Nicaragua-Costa Rica et Panama en faisant varier les points de passage à l’aller et au retour. Espaces ponctués par des paysages splendides, montagneux, les frontières sont conçues comme des lieux de passage dans des reliefs souvent accidentés de l’Amérique centrale.
2. Les routes d’Amérique centrale entre montagnes et nuages.
Guatemala
Guillaume Roux
2Plus la frontière est difficile à passer, plus l’industrialisation du passage est forte (Peraldi, 2008). On peut donc en déduire que la frontière et la gestion de ce passage, quels que soient les individus qui la traversent, sont devenues une économie visible dans les rues des frontières et invisible dans les rouages de l’exception. La suspension officielle de l’immigration économique permanente a en effet renforcé l’économie du passage. Les travaux qui indiquent l’émergence ou la résurgence ainsi que la consolidation de figures professionnelles qui organisent le passage sont moins nombreux, car ils exigent d’articuler une historiographie des professions du colporteur au broker avec une sociologie des migrations, des professions et du travail ; c’est un véritable champ de la recherche à constituer. Nés de la gestion de la clandestinité, de l’économie informelle et de la gestion de l’exception, ces « professionnels » constituent aujourd’hui de vrais intermédiaires.
3Depuis les dernières décennies du XXe siècle jusqu’à nos jours, l’un des impacts les plus évidents sur l’articulation du creuset des économies présentes dans les Espaces frontaliers centraméricains avec les économies étatsuniennes et asiatiques et leurs liens avec les ports de l’Atlantique et les zones franches qui s’y trouvent, a été la transformation et l’augmentation des structures spatiales et des matérialités associées au commerce. L’émergence de zones franches ou de régimes fiscaux alternatifs a créé en quelques décennies un scénario intense de circulation des personnes et des biens dans la région. Ce scénario a une dynamique asymétrique, car si la mobilité et la libre circulation des personnes et des objets ne sont pas du tout équivalentes dans le monde d’aujourd’hui, il a également montré une diversification des articles commerciaux et des itinéraires sociaux et de travail dans les pays où elle est observée (Mercier, 2007, 2009, 2010). Ces processus sont cristallisés dans divers espaces frontaliers, qui ont pour caractéristique commune la situation d’inégalité structurelle par rapport à leurs centres nationaux, et leur articulation historique en tant que jalons ou pôles de développement local et/ou régional dépendant presque exclusivement des différentiels économiques présents de part et d’autre de la frontière internationale (El Miri et al., 2020).
- 1 « L’industrie shanzhai désigne un mode de production apparu dans la zone économique spéciale de She (...)
4Dans le cas spécifique de l’Amérique centrale, ce scénario a entraîné une augmentation et une transformation exponentielles des espaces orientés vers le commerce et les foires et de leurs files d’attente. Des efforts et tentatives de formalisation de cette économie issue de ces dispositifs, et dont l’objectif a été de mettre fin à l’exonération fiscale et à la manière d’accéder à l’espace public que ce commerce possède ont été recensés. Il y a environ deux décennies, de nouveaux délits se sont ajoutés liés à des marchandises qui tentent de porter atteinte aux droits de propriété intellectuelle internationalement protégés, qu’il s’agisse d’imitations ou de « shanzhai »1. Ce type d’activité criminelle représente une menace réelle sur le territoire des États qui ont signé des traités contraignants en la matière, les obligeant à se spécialiser dans les questions de marques pour les policiers et les agents de contrôle des frontières. En effet, bien que nous parlions de dynamiques qui ne sont pas du tout nouvelles et qui sont caractéristiques des rapports de force complexes liés à la fiscalité et aux douanes en tant qu’éléments déterminants dans l’établissement d’un type de frontière, nous le faisons également par rapport à la tendance mondiale dans laquelle le contrôle contemporain des frontières des personnes et des choses est soutenu par un appareil bureaucratique, militaire et de plus en plus monétisé (Medina, 2001), et dans laquelle la biotechnologie dans ses pratiques de contrôle a atteint une importance centrale.
3. Contrôle parasitaire des véhicules.
Frontière Guatemala-Salvador
Guillaume Roux
5Dans une première partie, nous nous focaliserons sur celles et ceux qui travaillent, circulent dans cet Espace/Route Frontalier Panaméricain. Ensuite, dans une deuxième partie, nous prendrons un peu de distance historique pour mieux comprendre l’origine de ce monde du travail strié prenant ses racines dans une économie de comptoirs. Et enfin, nous verrons que ce vent de mondialisation qui couvre et découvre les frontières au cours du temps s’articule aux zones rurales, urbaines et aux zones productives d’exception.
6Du point de vue du contexte, c’est à partir de 2001, dans le cadre du renforcement des frontières, que ces intermédiaires sont redevenus visibles. Le renforcement des frontières a impliqué également la superposition et la démultiplication de cercles de règles dont l’interprétation est de plus en plus complexe. Aux règles des nations se superposent les règles des marchés, les règles fiscales, les règles des espaces politiques et économiques communs, accompagnées d’une liste d’exceptions, créant un rapport d’interprétation de plus en plus complexe. Ce mille-feuille est visible aux frontières, comme le sont les strates dans les zones de rupture géologique, comme le sont les tarifs dans les zones de rupture économique, comme les marchandises dans les zones de rupture de charge dans les ports. Cette complexité implique l’augmentation des qualifications des intermédiaires ou des entrepreneurs de la frontière pour pouvoir comprendre, appliquer, détourner ces règles. Ces « professionnels », ou plutôt réseaux de professionnels, doivent mobiliser ces différents cercles et se mettre à jour des changements. C’est le double régime mis en œuvre depuis 2001, fluidité d’un côté et blocage de l’autre, qui a impliqué la multiplication des intermédiaires.
7La mondialisation n’est pas qu’une histoire de capitaux et d’entreprises qui se délocalisent pour bénéficier d’une main-d’œuvre bon marché, mais la mondialisation est également un processus de construction ou de consolidation de professions qui émergent ou se déclinent notamment dans l’appropriation de compétences et savoir-faire relatifs aux usages et dispositifs frontaliers. Dans le cadre de ces nouvelles règles, les individus ont pu ou ont dû renégocier des espaces professionnels ou en créer de nouveaux. Ces travailleurs, entrepreneurs de frontière, circulent ainsi entre deux espaces notamment forts en différentiel de coûts pour acheter des produits, les revendre, les faire circuler. Ce sont encore des douaniers, des fonctionnaires d’État qui connaissent les règles et jouent de leur position officielle pour faire des services à la carte créant et consolidant des pratiques clientélistes de passage de frontière au sens propre et au figuré. Bref, la liste est longue qui convoque toute une série de professions, pour certaines de l’ordre des « petits boulots » pour se sortir soi-même de la précarité (voir It’s a free World de Ken Loach). Elles se sont ainsi constituées ces dernières années autour des savoir-faire et pratiques frontalières, et plus les frontières se durcissent, plus les savoir-faire en la matière augmentent et se négocient. Ces « faiseurs de frontières » contribuant pour la plupart à fluidifier, à contourner les règles, sont pour certains devenus incontournables pour les usagers de la frontière qui sont souvent captifs en plus de ces intermédiaires. Dans le cadre de la mondialisation, un certain nombre de professions s’internationalisent ou se globalisent. Nous avons proposé par conséquent d’observer et d’évaluer en quoi et comment, derrière cette régionalisation des économies centraméricaines, se combinaient une recomposition et l’émergence des formes de régulation de la production, du travail et des capitaux sous la forme d’un processus de construction de savoir-faire spécifiques qui contribuent à constituer de nouvelles professions et même de nouvelles professionalités, que nous appelons les « faiseurs de frontières ».
4. La frontière, une rue comme les autres. Traverser fait partie du quotidien.
Frontière Mexique-Guatemala
Guillaume Roux
8Du point de vue historique, cette régulation a de tout temps été le travail d’un réseau basé sur un « quadrupède » : donneurs d’ordre, maîtres d’ouvrage, recruteurs et passeurs. Pour pouvoir étudier ces professionnels, il est nécessaire de s’extraire de deux épreuves. Il s’agit de construire des instruments d’observation qui articulent sociologie du travail, des migrations et sociologie des professions. Ce, afin de voir les éléments en évolution, notamment pour rendre lisibles les interactions, en se focalisant sur les intermédiaires, ceux qui sont entre deux mondes, dans un rapport de pouvoir et qui tentent de mettre en œuvre, de « bricoler » des arrangements contre les pouvoirs d’exploitation.
5. La frontière, une rue commerçante. Commerces de fringues, de fripes.
Frontière Mexique-Guatemala
Guillaume Roux
9La deuxième épreuve consiste à dépasser un triple biais. Le premier biais est celui qui consiste à voir la migration uniquement du point de vue de la circulation. Le deuxième biais, à voir la migration seulement depuis la société d’arrivée (Sayad, 1991) et le troisième biais consiste à envisager le travail uniquement au travers de la focale d’une société salariale, organisée comme telle depuis toujours. La question migratoire s’est complexifiée dans les pays de départ qui sont devenus des zones de transit, de contrôle et d’immigration également. On ne peut comprendre la migration issue d’Amérique centrale sans prendre en compte l’existence, à l’intérieur de ces pays, des activités transnationales qui vont contribuer à construire le modèle du travail en migration. Ces espaces-temps franchisés organisent l’activité économique de ces pays et les personnes qui y travaillent ne sont pas forcément dans une volonté de migrer.
6. La frontière une place marchande, un lieu de travail comme un autre.
Frontière Guatemala-Salvador
Guillaume Roux
- 2 Par contre il est évident que les routes criminelles croisent les routes informelles mais dans des (...)
10La volonté, depuis 2001, d’associer systématiquement la question de la migration et du passage de frontières à la question de la criminalité et non de l’informalité, impose le paradigme sécuritaire et autorise donc un traitement en termes de criminalité. Une des grandes différences entre l’industrie criminelle2 et l’industrie de l’informel est la question du territoire. Une organisation criminelle ne peut pas sortir de son territoire d’action, car elle devient visible et quand elle devient visible son pouvoir se fragilise, se délite. Alors que les organisations informelles organisent, elles, le passage d’un territoire à un autre, le passage et la mobilité.
7. Les frontières sont des espaces d’attente, de socialisations.
Frontière Guatemala-Salvador
Guillaume Roux
11L’autre dynamique en cours aux frontières a fait évoluer également le statut de ces intermédiaires. La privatisation en cours et le développement des logiques commerciales ont impliqué une nouvelle donne économique aux frontières et notamment dans l’organisation du passage. On observe ainsi une industrialisation de l’économie frontalière (Akanni-Honvo, 2003 ; Portes et Rey, 2005) basée sur des personnes, intermédiaires rémunérés à l’acte, qui font les politiques migratoires, les organisent, en profitant de l’absence de l’État. Dans le champ économique, ces individus deviennent des opérateurs de la mondialisation (Sorge, 2006). Mondialisation qui est visible et qui est accaparée par le réseau informel. Effectivement, les régimes d’emploi et les régimes flexibles du travail se superposent dans ce nouvel espace. Dans ce cadre, la question du contrôle de « l’applicabilité » du droit du travail est mise en suspens, et le droit commercial se substitue au droit du travail.
12Medina (2001) comprend que les origines de la contrebande se trouvent dans l’établissement de la frontière elle-même, qu’elle soit coloniale ou moderne. Éminemment politique, son lieu serait celui d’une confrontation « contre le collectionneur » (Medina, 2001, p. 479). Historiquement, la contrebande a été observée et représentée comme une pratique qui porte préjudice à l’État d’un point de vue fiscal.
8. Contrebande d’essence et vente informelle.
Frontière Mexique-Guatemala
Guillaume Roux
13La contrebande est comprise comme inscrite et comme le résultat d’« une manière sophistiquée, nouvelle et complexe d’enfiler, de manière intime et institutionnelle, une série de technologies, de procédures et d’affections qui poussent à la libre initiative, à l’auto-entrepreneuriat, à l’autogestion et, aussi, à la responsabilité sur soi-même » (Gago, 2014, p. 10). Elle alimente également un marché qui est validé et intensifié par la promotion d’une culture de la copie qui « apparaît comme un moyen pour les consommateurs de résister et de prétendre contrôler les significations d’un système économique en mutation » (Lin Yi-Chieh, 2011, p. 7), avec toutes les nuances que cela peut impliquer.
14En se référant au cas sud-américain, la littérature souligne la nécessité de comprendre la dynamique de la contrebande comme une situation spécifique de développement du travail dans les Espaces Frontaliers. Son activité jouit non seulement d’une légitimité sociale, économique et politique à l’échelle locale, en partie parce qu’elle a été instituée comme l’un des mécanismes les plus importants dans le processus de démocratisation des marchés qui y existent et a rendu possible un important processus d’ascension de groupes sociaux traditionnellement structurellement fermés par la colonisation des États centraméricains et le marché (Müller, 2015 ; Muñoz, 2018), mais aussi parce qu’elle est devenue l’un des secteurs économiques les plus importants dans la génération de nouveaux emplois pour les populations qui vivent dans les Espaces Frontaliers.
9. On trouve de tout aux frontières : des pièces de rechange, des contrefaçons…
Frontière Mexique-Guatemala
Guillaume Roux
15« Les barbares migrants sont bien entre les deux : ils vont et viennent, passent et repassent les frontières, pillent ou rançonnent, mais aussi s’intègrent et se re-territorialisent. » (Deleuze et Guattari, 1980, 272). Ces marchés du travail striés, sont ainsi organisés par les « pirates » migrants.
10. Ateliers de réparation, de récupération de pièces, tout pour l’auto.
Frontière Mexique-Guatemala
Guillaume Roux
- 3 La Fabrique de la Migration est un projet de recherche ANR réalisé entre 2010 et 2014. Le travail s (...)
16Le travail d’un trafiquant consiste à récolter le maximum d’argent, puis à se débarrasser de sa « cargaison ». Le travail d’un faiseur de frontières consiste à récolter de l’argent, négocier le passage et à s’assurer qu’une nouvelle cargaison lui soit confiée. Mais celui-ci n’organise pas seulement le passage, étape nécessaire mais pas suffisante à la totalité de cette « fabrique de la migration »3. La première figure est celle du passeur effectivement tantôt appelé coyote (coyote), pato (canard), pollero (marchand de volailles), khefi, coxer… C’est celui qui, moyennant rémunération, accompagne le migrant dans le passage de la frontière, sa réputation étant notamment liée à sa connaissance du territoire traversé (le terrain, les difficultés, les pièges, les voies escarpées). Lorsqu’il s’agit du départ du pays d’origine, il existe souvent des liens familiaux, villageois, communautaires entre le passeur et le migrant. La réputation s’ancre donc dans de l’interconnaissance. Ceux qui organisent les « migrations à usage d’autrui » comme les montagnards de Braudel, le font dès qu’il y a zone de rupture économique, doublée d’une zone de rupture de paysage (mer, désert, montagne…). Cette figure du passeur existe depuis l’histoire de l’humanité : il était appelé porteur (Fontaine, 2005) dans l’Europe du XIVe au XIXe siècle. Mais ce passeur, porteur de main-d’œuvre, n’est finalement que la partie visible de l’entreprise migratoire et n’en est en aucun cas, le commanditaire. On retrouve ce terme de porteur actuellement dans le portage salarial, c’est bien un indice de la réutilisation des mêmes outils de gestion de main-d’œuvre.
11. Les faiseurs de frontières : vendeurs, transporteurs, réparateurs.
Frontière Salvador-Honduras
Guillaume Roux
17Le commanditaire est l’architecte-entrepreneur, celui qui réalise un ouvrage, et cette figure est également inscrite dans l’histoire. Née pour la construction de grands ouvrages, la main-d’œuvre a toujours été nécessaire et insuffisante pour faire ces grandes réalisations dans les lieux concernés. Par conséquent, le faiseur de frontières est une entreprise à « quatre pattes » : le commanditaire, qu’il soit prince ou entreprise multinationale, le maître d’œuvre ; le réalisateur, qu’il soit architecte-entrepreneur ou gérant de la filiale, le maître d’ouvrage ; le recruteur, qu’il soit capitaine ou bureau de recrutement, l’intermédiaire de l’emploi ; le passeur, qu’il soit porteur montagnard, touareg ou marin.
12. Passage de marchandise et notamment recyclage de la ferraille.
Frontière Costa-Rica-Honduras
Guillaume Roux
13. Échanger de l’argent en toute confiance et acheter des contrefaçons.
Frontière Honduras-Nicaragua
Guillaume Roux
18La « colère des produits de contrefaçon », comme l’indique Lin Yi-Chieh (2011), est l’une des métaphores les plus affirmées pour représenter à la fois matériellement et symboliquement l’ampleur et l’intensité contemporaines des imitations de marchandises dans les phénomènes liés aux économies populaires et plus particulièrement à la contrebande. En effet, le néolibéralisme mondial et les nouvelles géographies économiques résultent d’articulations que les économies d’Asie de l’Est ont établies avec l’Amérique centrale depuis la seconde moitié du XXe siècle. La « colère », parce que ces phénomènes sont observés comme une activité non contrôlée et imprévisible, même dans la manière dont celle-ci est spatialisée.
19L’utilisation de cette métaphore concerne la force qui soutient une telle mobilité des personnes et des choses qui inondent les marchés alimentés par la contrebande dans la Région, dont le stock et la variété ont évolué de façon marquée au cours des dernières décennies, s’étendant à tous les genres et types, voire en inventant de nouveaux produits (Han, 2016, p. 76), reliant des milliers de personnes au travail. Ceci nous permet d’observer un phénomène économique mondial impulsif, qui n’a pas été suffisamment traité par les sciences sociales car il représente une action criminelle, c’est-à-dire une pratique pénalisée par le simple fait d’avoir été ainsi sanctionnée par des discours officiels, conformément aux lois fiscales et aux droits d’auteur.
20Ce pari analytique et épistémologique mais aussi politique permet de comprendre qu’une partie des phénomènes économiques sanctionnés sous un caractère criminel par le droit étatique sont liés et même produits par l’État lui-même (Aguiar, 2015 ; Heyman ; Smart, 1999). Par conséquent, l’approche des phénomènes économiques devrait être développée conjointement. En effet, la légitimité avec laquelle l’État revendique le monopole de la régulation des formes de commerce, est basée, précisément, sur la dé-légitimation des autres, comme le vol ou la piraterie, puisque « historiquement, la limite de l’illicite est passée d’un côté à l’autre au fur et à mesure que les bandits ont contribué à faire des États et des États aux bandits » (Abraham ; Van Schendel, 2005, p. 7).
14. Commerce à la valise, les marchandises passent aussi la frontière.
Frontière Costa-Rica-Nicaragua
Guillaume Roux
21On en trouve des exemples en Amérique centrale concernant les activités informelles qui s’exercent au quotidien, pour donner vie au « marché informel » dans les espaces frontaliers partagés par le Mexique, le Guatemala, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua, le Costa Rica et le Panama (aller et retour), où dans les pratiques des personnages de la frontière on comprend que ce n’est pas un lieu de passage mais que c’est une place marchande comme une autre. Les différences économiques entre les États de la région permettent d’expliquer le commerce illégal dans les zones frontalières, ou aux abords par les vendeurs de carburant, ou se greffant sur les itinéraires que prennent les marchandises liées à l’industrie du recyclage des tissus ou sur l’action des revendeurs et les fuites permanentes de jouets, d’appareils électroménagers et de textiles d’occasion, ainsi que de papier toilette et de faux vêtements de sport, qui circulent quotidiennement.
15. Vente ambulante de papier toilette.
Frontière Honduras-Nicaragua
Guillaume Roux
22Ceci remet en question la manière dont nous pensons les frontières et les espaces, ou les régimes de travail, l’exploitation et les dynamiques ou les réglementations étatiques, mais aussi en démontrant le caractère actif, politiquement parlant, des groupes sociaux qui y vivent, en cristallisant une impressionnante capacité créative pour l’utilisation économique, politique et spatiale des ressources existantes dans l’espace frontalier à partir de l’établissement de réseaux et d’alliances. Cela nous permet également d’observer que les transformations et les évolutions des Espaces Frontaliers, en particulier celles qui se réfèrent aux trois ou quatre dernières décennies, sont conditionnées et/ou déterminées par des processus communs à diverses échelles, et qu’elles peuvent bien être comprises dans le cadre d’une rhétorique hégémonique qui sanctionne les choses et les personnes dans le néolibéralisme, tout comme la lutte contre l’illégalité, l’aporophobie en tant que discours sanctionnant la mobilité humaine contemporaine, en particulier des groupes sociaux appauvris, et la réduction des tarifs douaniers pour faciliter le transit des marchandises et les insertions économiques entre États-Unis, Asie, Amérique latine, Europe. Entre intégration et faillite, ou entre contrebande et ERFP.
23Les différents groupes sociaux, qui ont occupé ces espaces frontaliers ont développé des processus spécifiques et dynamiques d’habiter les écosystèmes fragiles, en se liant très tôt aux différents cycles économiques qui ont articulé les territoires et les populations et de manière fonctionnelle avec chacun d’entre eux. De même, grâce à des mécanismes et des stratégies spécifiques de relation avec les États coloniaux et modernes et aux dispositifs de contrôle qui y ont été installés.
16. Le véhicule passeur de frontières.
Frontière Honduras-Nicaragua
Guillaume Roux
17. Vente ambulante.
Frontière Mexique-Guatemala
Guillaume Roux
- 4 L’histoire de l’autoroute interaméricaine, une section de l’autoroute panaméricaine qui va du Mexiq (...)
24L’ERFP, qui représente une coupe spatiale de cette zone, a fait l’objet de diverses approches qui analysent les économies qui s’y déroulent, leurs formations sociales et culturelles, les flux et les mobilités qui les composent, les régimes politiques auxquels leurs espaces et leurs populations ont été subordonnés, entre autres. En ce sens, les frontières nationales actuelles ont conduit à l’exploitation de différents dispositifs ou appareils de nationalisation du territoire des États. En effet, cette route, initialement financée par les États-Unis et le Mexique, a permis de relier tous ces pays. Il est intéressant de noter que le caractère « militaire et fiscal » assumé par les contrôles frontaliers à l’heure actuelle s’inscrit dans le même processus de frontalisation des États, jetant les bases de la mobilité actuelle4.
25L’administration des quatre complexes frontaliers présents dans l’Amérique centrale est mixte, c’est-à-dire que chaque pays, à une distance différente de l’autre (environ deux à trois kilomètres) est chargé de sanctionner et de contrôler les personnes et les choses qui y circulent, en termes de migration, de fiscalité, de douane et de phytosanitaire. Il est courant d’entendre les habitants des villes, lorsqu’ils traversent la frontière, exprimer des idées sur la façon de profiter du voyage « pour faire des affaires ». La population maintient que le voyage leur permet d’apporter des produits divers, des vêtements de rechange, « toujours en petites quantités » ou « des films, des disques, des chaussures ».
18. Traversées et averses panaméennes.
Frontière Costa-Rica-Panama
Guillaume Roux
26La contrebande au sein de l’Amérique centrale est un type d’activité qui, à ce jour, est confrontée aux services fiscaux et policiers en raison de sa pratique, bien que simultanément dans ce processus, elle ait acquis une valeur locale élémentaire, fondamentalement parce qu’elle est le fournisseur d’articles électroniques fiables à bas prix, d’une part et d’autre part, parce qu’elle est capable de co-construire, de transformer et d’augmenter les espaces commerciaux dans lesquels elle a été développée et, ainsi, d’incorporer des secteurs importants de la population de l’Amérique centrale dans le monde du travail.
27En dépit des réglementations et des contrôles aux frontières, et de la politique de tolérance zéro des États à l’égard des activités criminelles de contrebande – et dont les discours se concentrent paradoxalement sur le trafic de drogue et la traite des êtres humains –, la tendance est à la hausse, en particulier dans le cas des faux vêtements ou des biens électroniques chinois, soutenue par l’existence de plus d’une centaine de foires consacrées à leur vente. De nombreuses personnes essaient de faire des affaires avec les produits qu’elles obtiennent ici à un prix très accessible.
28Si ce présent strié est ancré dans les pratiques frontalières c’est que sur la scène centraméricaine, les océans apparaissent comme la « dernière frontière », celle d’un ancien comptoir.
- 5 Nous appellerons cet Espace strié : Espace/Route Frontalier Panaméricain tout le long de l’article, (...)
29Malgré d’incontestables progrès économiques et politiques, l’Amérique centrale s’invite toujours à la une de l’actualité pour des raisons bien peu flatteuses. La forte recrudescence de la violence et de la criminalité, une vie démocratique pavée d’obstacles et la permanence des migrations économiques à l’intérieur et à l’extérieur de l’isthme. Une première tentative d’explication tient à la mise en lumière des modalités de transcription locales des dynamiques de globalisation économique. On apprendra que ces modalités s’inscrivent dans les sillons laissés par l’économie coloniale, et en particulier dans sa manière de façonner une territorialité écartelée/fractionnée entre les hautes terres et la façade maritime caribéenne. La situation actuelle semble indiquer une volonté de se désenclaver par une meilleure intégration économique régionale, tout en continuant d’offrir une partie de son territoire en zones de profit pour des investisseurs étrangers ou nationaux. Le fait que l’isthme centraméricain continue de se présenter comme une terre d’expulsion migratoire laisse à penser que la structuration de ses espaces productifs, urbains comme ruraux, ne répond pas d’abord à des logiques d’intégration sociale, qu’elles soient nationales, régionales ou transnationales. En somme, dans l’isthme, la globalisation provoque des dynamiques de fractionnement qui en font une interface docile dans les flux de marchandise et de capitaux, et une plateforme d’expulsion migratoire. Ce qui contribue à construire un système contenant presque uniquement des dispositifs techniques frontaliers qui contiennent les ports, les zones franches industrielles, les espaces périurbains reliés à des zones agricoles/rurales et une route, la fameuse Panamericana, qui traverse l’isthme de façon verticale.
- 6 Les travaux du CEMCA, Centre d’Études Mexicaines et Centraméricaines.
30Mais cette aire géographique a été plusieurs fois globalisée. Les travaux archéologiques6 attestent que l’Amérique centrale n’a pas attendu l’arrivée des colons espagnols pour se présenter comme une zone d’échanges et de confluences entre des populations qui ne résident pas dans l’isthme. Une première forme de globalisation y avait cours que les fouilles continuent de documenter mais qui montrent déjà le premier des deux usages d’un isthme, celui qui consiste à relier deux pans de terre entre eux. L’autre fonction isthmique, celle qui vise à relier deux océans, fut très rapidement choisie par les conquérants espagnols. Il s’agissait en l’occurrence de faire transiter par voie maritime les richesses du Pérou au travers de l’isthme panaméen. Cette vocation transocéanique de l’isthme centraméricain ne sera par la suite jamais démentie, malgré les nombreuses volontés d’intégration transcontinentale. On voit dès lors combien le processus de globalisation de la modernité est d’abord et avant tout une affaire maritime, ce qui s’est traduit par la création de deux formes majeures d’économies territorialisées, d’abord l’enclave dont les logiques se sont pérennisées, puis l’interface qui constitue aujourd’hui l’une des vocations dominantes de l’isthme.
31Si l’on reprend l’histoire centraméricaine, nous pouvons comprendre les modalités qui ont précédé à cette mondialisation. Première constatation, cette mondialisation se dessine – sans frontières – à l’aune d’un affrontement entre empires extérieurs à la zone, sans oublier leurs multiples et divers renégats. L’économie coloniale se caractérise en effet par une course entre empires dont l’objectif principal est de s’approprier des ressources considérées comme rares et précieuses. En Amérique centrale, ce privilège fut accordé à un nombre de ressources très limitées, le cacao, l’or et l’argent et surtout l’indigo qui formera autour de lui une véritable économie centraméricaine intégrée. Dans tous les cas, l’économie coloniale n’est pas seulement une économie d’extraction ou de captation de ressources mais aussi et surtout l’économie logistique et commerciale de leur mise en circulation. Dès lors, cela suppose un contrôle du territoire accru, non seulement des espaces intérieurs, ceux des vallées et des montagnes où se trouvent les ressources et la main-d’œuvre, mais aussi des espaces côtiers qui donnent accès aux routes maritimes par lesquelles se réalise la capacité de domination des empires coloniaux. Or, très vite, l’empire espagnol considère les ressources de l’Amérique centrale comme secondaires et privilégie l’isthme de Panama comme axe de transit des richesses provenant du cône sud du continent. Le découpage politique en est la traduction, puisqu’une capitainerie spécifique est créée pour le bras de terre panaméen. Le reste est alors sous le contrôle très lâche de la Capitainerie du Guatemala, chargée de collecter et de rapporter les maigres richesses centraméricaines à Cadiz, capitale commerciale de l’empire espagnol.
19. Le canal de Panama.
Panama
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32L’approche « extractiviste » des colons provoque à l’intérieur des terres une division des activités productives que l’économie de l’indigo illustre avec force : dans les terres du futur Salvador, on extrait l’or bleu ; dans les plaines environnantes (Nicaragua), on élève le bétail ; dans les montagnes et les hauts plateaux (Guatemala), on tisse et produit les aliments de base, le tout pour assurer la reproduction de la force de travail, et produire les surplus que capteront les autorités politiques établies dans la ville de Guatemala. Mais qu’il s’agisse d’or, d’argent ou d’indigo, l’économie coloniale doit dans un premier temps affronter le défi de la mobilisation de la main-d’œuvre. Devant les résistances persistantes des natifs indiens, les colons ont principalement fait appel à la « méthode » du travail forcé, quand ils n’ont pas directement transplanté dans l’isthme la technique de l’esclavage omniprésente dans les îles caribéennes, et avec elle une main-d’œuvre afro-caribéenne bien peu docile. La seule zone qui ne fut pas soumise aux structures traditionnelles de l’économie coloniale, probablement parce que décentrée par rapport aux autorités établies au Guatemala, sera celle qui deviendra le Costa Rica. Zone faiblement peuplée, exploitée sous la forme de petites et moyennes propriétés, elle s’agence en adoptant rapidement les structures du salariat agricole, sans doute encore assez traditionnelles, mais beaucoup plus réceptives aux changements techniques, et plus « libres » sur le plan social.
20. La Panaméricaine traverse le Salvador, habitation de fortune.
Salvador
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21. La Panaméricaine traverse le Nicaragua, pas seulement…
Nicaragua
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33Ce n’est que dans un second temps que l’économie coloniale se déporte sur ses façades maritimes et tente de faire circuler les richesses si durement acquises. C’est la façade caribéenne qui sera privilégiée tout en demeurant un espace difficilement contrôlable. Les Anglais en particulier y constituent de nombreux comptoirs (surtout au Honduras britannique), les pirates et flibustiers des repaires. Bref, le littoral agence déjà ses enclaves.
- 7 Surnom donné aux chercheurs d’or ayant participé à la Ruée vers l’or en Californie de 1849.
34Après le siècle de l’indigo, le vent porté par les indépendances au début du XIXe siècle ne modifiera pas les structures sociales de l’économie coloniale car il ne tient pas vraiment à un élan social mais surtout à la chute brutale du commerce de l’indigo. L’indigo devenu obsolète, abandonnés par la Couronne, les territoires centraméricains se réorganisent selon le bon vouloir de leurs élites locales. Les dettes et les divisions politiques (entre conservateurs et libéraux) auront vite raison des élans d’intégration régionale et la zone de se diviser en nations, conformément à l’idéologie dominante, mais sans véritables États. Elle deviendra la proie facile d’un empire naissant, celui des États-Unis, qui voit d’abord en elle une zone de transit (au Nicaragua d’abord) pour ses colons assoiffés d’or (les fameux 49ers7) puis pour ses marchandises importées et exportées (le canal de Panama).
22. Les routes d’Amérique centrale entre montagnes et nuages.
Nicaragua
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23. Nocturne sur le canal de Panama.
Panama
Guillaume Roux
35Dès lors, l’histoire de l’isthme va se trouver irrémédiablement rivée aux intérêts des États-Unis d’Amérique, consacrant progressivement leur hégémonie. Cette hégémonie, hors Panama, est d’abord le fait d’une compagnie, la United Fruit. Si l’économie bananière s’oppose en bien des points à l’économie de l’indigo, et en particulier par sa fonction de fractalisation territoriale, elle n’a pu s’implanter aussi aisément en Amérique centrale sans s’appuyer et tirer profit de ses structures sociales rigides et fortement hiérarchisées et du désintérêt des élites centraméricaines pour sa façade atlantique. Pour autant, les méthodes de travail de la United Fruit ne sont pas des plus productives. Ce qui l’est tient surtout à sa maîtrise de la chaîne logistique et de commercialisation. Ce sont ces formes économiques qui vont être déterminantes dans la construction des infrastructures ferroviaires et portuaires permettant de développer les échanges commerciaux sur la façade atlantique. Ce sont ces formes économiques qui vont contribuer à renforcer le caractère fractal du territoire et des sociétés centraméricaines.
- 8 C.A.F.T.A, Accord de libre-échange d’Amérique centrale, traité ratifié entre 2004 et 2009. Central (...)
36L’Amérique centrale a connu une croissance économique constante au cours de la décennie 2000, au-dessus même du taux de croissance moyen latino-américain. Une grande partie de cette expansion est liée aux liens de plus en plus étroits que la zone tisse avec l’économie mondiale. Ces pays ont été prompts à signer et ratifier des accords de libre-échange avec les États-Unis (accords CAFTA8), leur partenaire économique de loin le plus important. Toutefois, soucieux d’amoindrir cette dépendance, et à l’exception du Panama, les autres pays de la zone ont récemment conclu la négociation d’un accord de coopération et de libre-échange avec l’Union européenne, et, dans le cas du Costa Rica, un accord similaire avec la Chine et Singapour. Alors que la structure économique de chaque pays de la région a connu de rapides mutations, les différences entre chacun d’entre eux demeurent importantes. L’agriculture, l’élevage et la pêche sont des activités significatives pour le Guatemala, le Honduras et plus singulièrement encore pour le Nicaragua. De façon connexe, le secteur tertiaire est beaucoup plus important au Costa Rica et au Panama. Dans ce dernier pays, les industries de manufacture sont marginales mais les activités de transport, de services financiers et bancaires comptent pour près du quart du PIB. De la même manière, le type de marchandises exportées au sein de l’économie mondiale est particulièrement significatif. Ici, une nouvelle fois, le contenu des activités économiques du Costa Rica s’avère bien plus élaboré que celui de ses voisins.
37En Amérique centrale, la pauvreté et les violences liées à la criminalité constituent quelques-unes des causes majeures des migrations sans oublier les catastrophes naturelles, les inégalités de salaire entre zones riches et pauvres, les formes d’urbanisation, la réduction du coût des transports et des communications, ou encore l’établissement de réseaux d’anciens migrants dans les pays de destination. Dans tous les cas, les migrations centraméricaines ont un lieu de destination privilégié qui demeure les États-Unis, même si les nombreuses migrations internes à l’isthme montrent que les populations continuent à chercher leurs opportunités d’emploi au plus près de leur lieu de résidence, rural dans la plupart des cas.
24. La route pour les États-Unis passe par les frontières.
Frontière Mexique-Guatemala
Guillaume Roux
38Sans excepter le Costa Rica et le Panama, les phénomènes migratoires en milieu rural constituent une réalité incontournable qui indique certaines des transformations sociales que connaissent les groupes sociaux centraméricains. Pour en comprendre la teneur, il faut souligner combien les espaces productifs ruraux ne s’agencent plus seulement entre des grandes exploitations concentrées et une myriade de petites exploitations agricoles. Non seulement le travail agricole s’est complexifié par la présence d’entités économiques intermédiaires, mais ce dernier ne constitue plus le secteur d’emploi majoritaire dans nombre de milieux ruraux. Emplois de service et petites industries accueillent désormais une main-d’œuvre de moins en moins paysanne.
25. Circulation, migration, mobilités du quotidien
Frontière Nicaragua-Costa-Rica
Guillaume Roux
39Historiquement, les pays de l’isthme détenaient une agriculture similaire, principalement basée sur l’exploitation du café, de la canne à sucre, du coton ou de la banane, avec des poids respectifs variables selon les pays. Depuis les années 1980, les productions agricoles se sont très fortement diversifiées dans les fruits et légumes (ananas, avocat, papaye, citron…). Désormais, ces exportations agricoles non traditionnelles rivalisent et s’ajoutent aux produits d’exportation traditionnels de l’isthme qui maintiennent cependant leur capacité d’exportation. De tous les pays de la zone, le Costa Rica se démarque par les résultats les plus probants, fruits d’une stratégie tôt anticipée.
26. Les routes et couleurs d’Amérique centrale, transport des femmes, des hommes. Entre tradition et modernité.
Routes et frontières centraméricaines
Guillaume Roux
28. De la frontière à la zone franche de petites entreprises de sous-traitance.
Honduras
Guillaume Roux
40L’apparition des acteurs multinationaux du secteur de la grande distribution (principalement Wal-Mart) et de l’alimentation industrielle (Burger King...) en Amérique centrale a contribué à installer les ferments d’une économie agricole davantage tournée vers le marché interne. La mise en place d’une chaîne de la production alimentaire contrôlée par la grande distribution implique en effet une modification en profondeur des formes de la petite production agricole. En l’occurrence, elle serait non plus seulement vivrière mais pourrait voir une partie de ses surplus s’intégrer à un circuit économique non exportateur. Il s’agit plutôt d’un cas de juxtaposition d’espaces productifs à vocation différenciée par les logiques de marché. Il est fort possible que ces multinationales de l’agroalimentaire contribuent à reconstituer une économie régionale plus intégrée, en jouant de la spécialisation de certains territoires autour de certains produits et filières agricoles, tout en contribuant à professionnaliser les pratiques des exploitants agricoles (Michelson, Reardon, Pérez, 2011). Au vu des faiblesses de formation des petits exploitants actuels, et en l’absence de toute politique de formation, le risque de migrations économiques reste important. Il faut néanmoins préciser que ces migrations sont le plus souvent saisonnières. Autrement dit, nous trouvons là l’une des logiques des migrations transfrontalières, jouant du différentiel sur des caractéristiques sociales plus ou moins connues entre pays (salaire, coût du logement, lois migratoires, par exemple), sachant que plus les différences sont prononcées, plus la migration s’avère opportune.
27. Jouer sur les différentiels frontaliers.
Salvador
Guillaume Roux
41Avec la fin des conflits armés, l’objectif premier des pays de l’Amérique centrale a consisté à se replacer dans la compétition économique mondiale, avec les garanties et les obligations afférentes que pouvaient leur accorder les grandes institutions financières internationales (FMI et Banque Mondiale principalement). En termes géographiques, il s’agit bien d’une forme de production de l’espace, non tant de l’espace national mais des espaces valorisables à l’intérieur de ses frontières. À l’échelle du territoire centraméricain, cette nationalisation des politiques d’attraction des investissements provoque une série de « courses » aux attributs les plus recherchés de la globalisation : course aux zones franches, course à la conteneurisation, course à l’énergie la moins chère, « chasse » aux touristes et enfin, se greffant à cette compétition, la course aux trafics illégaux. La caractéristique spatiale principale de ces espaces productifs n’est autre que de reprendre la figure de l’enclave tout en essayant de l’intégrer davantage à un espace national, voire régional. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une évolution vers un territoire « interface » et strié.
42Au final, les investissements étrangers qui se réalisent sur la zone sont destinés à établir des plateformes exportatrices afin de profiter de faibles coûts salariaux et d’une localisation avantageuse.
29. Pas à pas, les transporteurs certifiés de la frontière, entre attente et dédouanement.
Guatemala
Guillaume Roux
- 9 C.A.F.T.A, Accord de libre-échange d’Amérique centrale, traité ratifié entre 2004 et 2009. Central (...)
43Le modèle maquila au Honduras, au Salvador, au Guatemala et au Nicaragua, et en cela il se présente bien comme un modèle, repose sur une série de facteurs similaires : technologie industrielle limitée, liberté de rapatriement des capitaux, exemption des droits de douane et des impôts, très faible coût du travail, gestion « sous contrôle » de la main-d’œuvre, proximité d’importantes infrastructures de communication et de transport, forte sécurisation des sites. Dans le secteur du textile et de l’habillement, principal pourvoyeur de maquilas, l’implantation de ce modèle date des années 1990 et se développe franchement avec la mise en place du CAFTA9. Sur le plan opérationnel, la localisation des usines se repère aisément car celles-ci sont concentrées en très grande majorité à la périphérie des deux grandes villes de chaque pays, en général au bord de la panaméricaine, ce qui les connecte rapidement aux principaux terminaux de transports de marchandises (ports et aéroports). Sur ce point, il n’existe pas de réelles différences du nord au sud de l’isthme.
44En termes sociologiques, l’implantation de ces zones semble répondre au phénomène classique d’absorption des flux de main-d’œuvre en provenance des zones rurales paupérisées, sans la recherche d’une amélioration véritable de leurs conditions de travail et de vie. En somme, les pays de la zone et leurs zones franches comme étendards de leur développement économique, sont placés dans une situation de mise en concurrence exacerbée, dont les bénéfices sociaux sont très minces, voire régressifs dans la mesure où tout indique que ce modèle s’appuie et renforce les hiérarchies sociales historiquement conservatrices de cette région du monde, ainsi que sa dépendance envers le marché nord-américain.
45Au Honduras, les zones franches sont essentiellement concentrées dans les alentours de San Pedro Sula, capitale économique du pays. Elles y bénéficient d’un environnement très favorable en termes logistiques puisque la ville est desservie par un important aéroport et se situe à quelques kilomètres des infrastructures portuaires de Puerto Cortès. Sans conteste, il s’agit de la zone hondurienne aux flux migratoires les plus dynamiques qui s’accompagne d’une croissance du périmètre urbain voisin (Choloma, Vilanueva...).
30. De la petite usine à la campagne en passant par la frontière et ses habitations précaires.
Frontière Salvador-Honduras
Guillaume Roux
46Pays essentiellement rural, le Guatemala démontre une capacité de diversification de son économie notable, et attire depuis quelques années de nombreux investissements étrangers. Les secteurs privilégiés par les investisseurs extérieurs sont ceux de l’alimentation, du textile, des équipements automobiles, de la mine et de l’industrie forestière. L’économie des services n’est pas en reste mais se limite surtout au secteur de la sécurité et des call-centers.
31. Transport de bois de l’industrie forestière.
Honduras
Guillaume Roux
47Au sein du triangle nord, le Salvador se prête particulièrement bien à la notion d’économie d’enclave. Historiquement agricole (café et sucre principalement), l’économie salvadorienne assure désormais sa croissance (4 % annuel) à partir de secteurs non traditionnels, essentiellement liés à la maquila. Si le textile participe pour plus de 70 % à cette industrie, il faut noter que le reste correspond à la fabrication de composants électroniques. La très grande majorité des exportations salvadoriennes est dirigée vers les États-Unis, pays avec lequel le Salvador entretient une relation privilégiée. Les zones franches salvadoriennes se trouvent essentiellement dans les alentours de la capitale, sur la route panaméricaine qui mène aux villes de Santa Lucia et Santa Ana.
32. Transport des personnels vers les zones franches. Bus en panne.
Honduras
Guillaume Roux
48La résistance de l’économie nicaraguayenne à la crise mondiale s’est essentiellement appuyée sur de solides exportations provenant notamment des secteurs agricoles et en zone franche (textile), mais surtout du flux de remises en provenance du Costa Rica, principal pays de destination de la main-d’œuvre nicaraguayenne. Les zones franches du pays se situent très majoritairement autour de Managua, le pays ne bénéficiant pas d’infrastructures portuaires conséquentes. À noter que les produits qui y sont manufacturés vont bien sûr à destination des États-Unis (69 %), mais le Mexique est également un client d’importance (22 %).
33. Le canal de Panama et ses zones sous-douanes : stocker, transporter.
Panama
Guillaume Roux
49S’il a existé et existe une certaine communauté de destin entre les pays du triangle nord et même entre ces derniers et le Costa Rica, tel ne semble pas être le cas entre le Costa Rica et le Panama. En réalité, avec la construction du canal, le destin du Panama s’est comme affranchi du reste de l’isthme. Certes, depuis la fin de la mainmise étatsunienne sur le canal, il semble que le pays se soit davantage tourné vers ses voisins centraméricains tout en continuant d’élargir ses associations avec de nombreux partenaires étrangers, la Colombie étant le principal d’entre eux. Au carrefour de deux continents, le Panama est historiquement et géographiquement une plaque tournante du transport international, à la fois maritime et aérienne, tout en étant un centre important pour le commerce, la finance et les services bancaires. Le secteur des services compte pour 75 % du PIB du pays. Le pays s’est par ailleurs engagé dans des travaux d’expansion du canal, ce qui permettra le transit de tankers bien plus grands, modifiant ainsi le trajet d’un certain nombre de marchandises. Ce projet, auquel doit s’adjoindre une augmentation des capacités d’accueil portuaire du côté Atlantique comme du côté Pacifique, ne peut que renforcer l’avantage logistique global du Panama dans l’hémisphère ouest.
34. La rue, la frontière, la conteneurisation des marchandises.
Canal de Panama
Guillaume Roux
50Le Costa Rica a très correctement affronté la crise mondiale, en s’appuyant sur un solide secteur exportateur, en particulier dans le domaine de la microélectronique et du matériel médical, tous deux situés en zones franches. Il faut par ailleurs noter la croissance du secteur des services informatiques qui incarnent la volonté de diversification et d’accroissement en valeur des biens produits dans le pays, stratégie congruente avec un secteur éducatif formant une main-d’œuvre qualifiée. Si l’on ajoute le fait que la productivité du secteur agricole, secteur encore essentiel dans l’économie du pays, est maintenue à un niveau élevé, on décèle alors les piliers du développement du pays. Spatialement, l’axe Limon-San José-Cartago marque clairement les orientations nationale et transocéanique de l’économie costaricienne, bien éloignées de certains discours d’intégration régionale.
51L’Amérique centrale demeure une région politiquement sensible, écologiquement vulnérable, socialement inégale. Son développement économique, fortement dépendant de la conjoncture mondiale et surtout étatsunienne, est encore très fragile. À ce panorama peu engageant, il faut malheureusement ajouter le développement sans précédent de la violence liée au trafic de drogue, autant d’éléments qui ne permettent pas de penser que les flux migratoires et de remises soient près de se tarir. Pour l’heure, les grandes tendances migratoires dans l’isthme sont bien connues. S’il y a environ 3 millions de Centraméricains qui migrent, principalement vers les États-Unis, les migrations intrarégionales ont toujours été très présentes.
52Les moments d’ajustement macroéconomique et de dépossession dans le monde liés aux crises économiques structurelles des années 1970, 1980 et 1990, et les plus récentes, ont constitué une matrice élémentaire pour la massification des activités typiques des économies populaires de cette région, en ébranlant et en diversifiant les groupes sociaux. Ces moments d’ajustement n’ont été rien d’autre que la manière dont le néolibéralisme et son projet civilisateur se sont spatialisés dans le monde, et dans le contexte centraméricain. Et comme ce modèle combine les inégalités et les asymétries de manière multidimensionnelle, il a produit un espace et des conditions permettant de renforcer le commerce et la contrebande dans l’Espace/Route Frontalier Panaméricain ; et face à la crise des marchés du travail urbains, de les intensifier.
53Les processus de circulation dans l’Espace/Route Frontalier Panaméricain relient des agents commerciaux présents et non présents dans une telle spatialité, provenant à la fois de pays et de régions différenciés ainsi que de secteurs économiques formels/informels, légaux et illégaux, étant entendu que ces catégories politiques ont été historiquement définies et réglementées par les élites (Ribeiro, 2007, p. 42). Ces articulations, en friction permanente tant en raison des caractéristiques du commerce que des politiques de contrôle des frontières de part et d’autre de la frontière internationale, supposent des équilibres complexes et des changements systématiques dans les stratégies employées avec le commerce de ces objets, affectant d’autres institutions sociales, comme c’est le cas de la parenté et des réseaux familiaux et professionnels, ou de la contiguïté et de la relation avec d’autres espaces portuaires de l’isthme.
54L’impact de ces réorganisations politiques et économiques dans l’ERFP produit une dynamique dans laquelle les imitations de la marchandise viennent à produire des espaces qui voient se transformer leur dynamique historique de relations sociales et d’échanges. L’introduction de nouveaux biens dans l’ERFP vient articuler une nouvelle géographie économique dans laquelle les échanges historiques ou traditionnels sont liés et subordonnés à cette nouvelle pléiade de biens, ce qui permet de nouvelles formes d’entrepreneuriat et d’articulation des frontières (Garcés et al., 2018).
55Malgré les stigmates de la contrebande, les sciences sociales doivent avancer vers des études qui traitent de la manière dont ce type de pratiques commerciales est lié à d’autres, au point de participer à des transformations radicales autour de l’espace et de la matérialité commerciale et urbaine. Ce pouvoir ne fait pas que renouveler les villes dans les ERFP, mais il les transforme aussi fonctionnellement pour la circulation et le stockage des personnes et des objets, en orientant et en adaptant les matérialités pour cela. On voit ainsi la capacité performative et déterminante que ce phénomène possède dans les modes de vie locaux (Cardin, 2014) ainsi que le caractère actif des processus de différenciation, d’inégalité et de combinaison possibles autour de l’interaction entre les dynamiques locales et multiéchelles.