1Comment l’espace urbain travaille-t-il le travail aujourd’hui et réciproquement ? Le regard sociologique sur la ville est bien sûr de longue date sensible aux évolutions productives et à leurs influences sur les territoires. La ville considérée par M. Weber est « le lieu à partir duquel s’organisent les diverses activités et se prennent les décisions de coordination » (2014). Par le travail de certaines catégories socialement dévalorisées, elle constitue, comme l’a montré S. Sassen (1994, 95) un lieu stratégique pour la globalisation économique. Plus largement, la ville pose la question des rencontres et échanges constants entre ceux qui contribuent à construire et faire vivre la ville et ceux qui l’habitent, elle est le lieu de la confrontation permanente entre la « ville » et la « cité » (Sennett, 2019).
2L’enchâssement des activités productives dans les pratiques sociales de toute nature se trouve plus particulièrement révélé dans les espaces de la rue, du quartier ou de la ville. L’espace urbain peut alors constituer un observatoire privilégié pour appréhender le travail dans sa dimension anthropologique, c’est-à-dire comme processus humain de transformation collective du monde.
3Dans le sens du tournant pris depuis quelques décennies déjà par une sociologie du travail dégagée du travail salarié de la grande industrie, nous proposons ici de nous attacher aux pratiques de travail – entendu dans une acception large, c’est-à-dire déployé aussi bien dans un cadre professionnel rémunéré que dans le bénévolat ou l’engagement politique –, à la manière dont elles sont réalisées dans la rue et à leurs significations sociales au sein d’un périmètre donné.
- 1 La ville compte seize arrondissements et cent onze quartiers. Il s’agit du quartier limitrophe au q (...)
4Le quartier « Thiers » situé dans le premier arrondissement de Marseille1 présente une activité dense, diversifiée et complexe mais sa situation géographique particulière (par rapport au centre-ville notamment) n’en a pas vraiment fait un « terrain des sciences sociales » (Zalio, 1996). Aujourd’hui pourtant, dans le cadre des transformations urbaines dont il fait l’objet, il permet de révéler les tensions constantes (exprimées, perceptibles ou non) qui se jouent sur la question même du travail entre processus de gentrification et spécificités sociales de territoire.
5L’articulation entre activités professionnelles et manières d’habiter des riverains montre que l’expérience, la pratique, les gestes du travail dans les rues constituent des épreuves sociales d’agencement des espaces, de négociations de ressources, d’échanges plus ou moins régulés. Dans ce cadre, être vu, aperçu, reconnu dans son travail constitue un véritable enjeu. Au-delà, c’est l’objet même du travail, de ses évolutions ou de ses formes légitimes qui est interrogé, et que cet article tendra de saisir à travers la matérialité des pratiques.
6Après un détour pour expliciter la démarche et caractériser le périmètre étudié, le travail dans la rue sera décrit et analysé à partir d’une opposition de deux types de rapport à l’espace : dans le premier il s’agit de traverser l’espace, de produire ou d’inscrire des activités dans le flux, tandis que dans le second il s’agit d’occuper un ou des espaces en lien avec une représentation sociale du quartier.
- 2 Isabelle Coutant (2019) a montré récemment à travers l’étude de l’arrivée des migrants de la Place (...)
7Le choix du quartier étudié n’est pas innocent. J’y réside depuis près de 25 ans, ayant occupé des appartements situés en des lieux assez contrastés dans cet espace, si l’on considère sa surface somme toute réduite (deux hectares environ). J’assiste au processus constant de sa transformation et à ma manière j’y contribue mais, longtemps, j’ai traversé ce périmètre davantage que je ne l’ai observé. L’opportunité de m’y « attacher » par le biais de la dimension du travail m’en donne un autre regard2. Il importe de restituer la démarche poursuivie dans la double perspective du travail photographique et de l’analyse, mettant en œuvre, dans ce contexte particulier, l’idée que le regard est central dans l’appréhension de la ville (Sennett, 1992).
- 3 J’ai réalisé l’ensemble des photographies de cet article, la plupart dans la perspective de sa réda (...)
8Dans une phase préalable et sans doute dans une logique d’accumulation, j’ai capturé, sur l’instant, des moments mettant en scène des « travailleurs », dans une acception classique du terme3. En regardant une première série produite (Photographie 1), je retrouve ce qu’Hélène Boccard (2016) souligne à propos des grands chantiers du Second Empire et de la Troisième République saisis par la photographie, c’est-à-dire une documentation des démolitions et constructions en cours, la mutation urbaine à l’œuvre.
Photographie 1 : Chantier du futur complexe cinématographique de la Canebière
Copyright Dominique Maillard
9Sans aucun doute, je me suis laissée prendre par le caractère théâtral et les proportions souvent monumentales de ces scènes de travail qui s’imposent dans le paysage. On ajoutera que le confort de la « prise de vue » peut jouer également puisque ces différentes photographies sont saisies dans le cadre d’une activité circonscrite par un périmètre de sécurité. Les travailleurs évoluent sur le chantier et saisir le travail ne présente alors pas de caractère d’urgence, si ce n’est de capter un geste.
- 4 On retrouve ici appliquée à la réalité sociale et symbolique du travail dans la rue, l’effet techni (...)
10À côté ou autour de ces scènes spectaculaires qui attirent le regard et semblent polariser la question du travail, se déploie toute une série d’autres activités qu’il convient d’aller chercher dans l’instantanéité de leur réalisation4.
11Dans la photographie du travail dans la rue telle que je l’avais envisagée initialement, il n’est guère possible d’éliminer du champ individus ou objets, si ce n’est en recadrant l’image. Il n’était pas question non plus d’ordonnancer les personnages à la manière dont la photographie a longtemps restitué du travail en lui conférant une forme d’officialisation, voire en produisant une forme spécifique du « travail photographié » (Leroux, 1996, 128).
12Il faut alors porter une attention différente aux gestes et aux activités, changer d’échelle et de rythme. Qu’il s’agisse de photographier le travail ou d’en évoquer la portée sociale, le choix du point de vue et de la focale se révèle essentiel, mais c’est dans la pratique photographique régulière comme une pratique de terrain (Moras, 2017) qu’a pu s’engager une manière renouvelée de penser la question du travail dans cet espace.
- 5 Je les remercie vivement ici de m’avoir accordé un temps pris dans l’urgence de leur travail, leur (...)
13De mes observations, j’ai recensé près d’une centaine d’activités repérables dans l’espace public. Entre novembre 2019 et novembre 2020, j’en ai photographié un grand nombre. Des entretiens – d’un quart d’heure à une heure – réalisés dans le même temps auprès d’une dizaine de personnes (livreur de colis, cantonnier, facteur, colleur d’affiches, livreur de boissons, prostituée, agent de sécurité, kiosquier, fleuriste, livreur, bénévoles associatifs5) sont venus en complément des observations de terrain.
14Pour accéder aux formes concrètes de l’activité dans ce contexte territorial spécifique, il faut à présent les replacer dans les différents dispositifs techniques et matériels mais aussi les relier à des constructions plus impalpables, qu’elles soient sociales ou historiques.
- 6 Le commissariat de police et la caserne des marins-pompiers se trouvent en bordure de la zone.
- 7 Trois théâtres et Conservatoire National à Rayonnement Régional.
15Limitrophe de quartiers dotés d’une forte notoriété (gare Saint-Charles, Noailles, la Plaine, Cours Julien), « Thiers » constitue une enclave au statut urbain composite, mal défini. Pourtant, son caractère patrimonial est indéniable et il se caractérise par une présence forte de l’État et de différents services publics. On y recense en effet des établissements scolaires (notamment le lycée Thiers), la faculté de droit et de science politique, le bureau de proximité de la mairie de secteur, le centre information jeunesse, la caisse primaire d’assurance maladie, le commissariat de police6 et de nombreux lieux de pratiques culturelles ou associatives y sont implantés7.
16La diversité topographique de ce périmètre (artères passantes, espaces de déambulation, ruelles, opposition entre les rues du fait d’une importante déclivité) en fait plutôt une zone de transition entre des quartiers plus résidentiels à l’ouest et l’hyper-centre-ville (Canebière et Vieux-Port) (Illustration 1). La Canebière structure une grande partie de l’activité et monopolise le regard. Elle sert de justification aux politiques d’aménagement qui se sont succédé depuis près de trente ans (Hernandez, 2013). Portées par le discours de la « requalification », les principales évolutions du quartier se sont d’ailleurs concentrées sur ce segment au cours de la décennie 2000 avec respectivement l’installation de la faculté de droit, celle du commissariat de police en 2006, les travaux du tram à partir de 2007 dans la perspective de Marseille capitale européenne de la culture. L’action municipale a jusqu’ici poursuivi deux logiques, l’une patrimoniale et culturelle, l’autre commerciale (mise en œuvre d’un périmètre de sauvegarde du commerce et de l’artisanat). La démolition de la mairie de secteur pour mettre en chantier un grand complexe cinématographique synthétise les deux logiques.
Illustration 1 : Le Quartier « Thiers »
Le quartier est délimité d’un trait noir, le rond orange situe le 100 la Canebière.
Source : https://www.geoportail.gouv.fr/carte.
17L’ancienne équipe municipale a engagé une politique dite de « réappropriation » du centre-ville par les Marseillais. Celle-ci s’est notamment traduite à partir de 2017 par l’organisation d’événements spectaculaires (parades, déambulations, concerts, etc.).
18L’activité de plein air des marchés s’est modifiée au gré des politiques municipales. Le traditionnel marché aux santons de la Canebière a d’abord été remplacé par une fête foraine, elle-même renvoyée plus loin dans l’hypercentre. Les bouquinistes installés devant le conservatoire ont été déplacés sur la Canebière mais seuls deux s’y sont durablement installés et y travaillent quotidiennement, rejoints le samedi par des brocanteurs. La tentative d’un marché bio à cet endroit a été de courte durée et les marchands ont été repoussés un peu plus haut, côtoyant le marché aux fleurs bihebdomadaire.
19La majorité des commerces est située sur la Canebière. En dehors des quelques commerces ou pizzérias emblématiques de la rue, les commerces témoignent du caractère excentré de cette zone : petites boutiques de proximité (alimentation, magasins spécialisés, notamment de la téléphonie en forte croissance ces dernières années), snacks, bars, restauration rapide. Ces boutiques sont essentiellement tenues par une immigration maghrébine installée à la faveur de la désertion immobilière des années 1970 (Zalc, 2010). L’installation récente, et côte à côte, de deux magasins d’enseignes spécialisées dans l’alimentation (dont l’une bio) ou encore celle d’une agence immobilière témoigne des évolutions sociales de la population. La réputation d’un quartier populaire voire dangereux reste forte dans les imaginaires ; ainsi, les scènes de violence de la série Plus belle la vie ont été tournées à proximité du conservatoire de musique.
- 8 Toutes les données qui suivent sont des données infra-communales issues des recensements, cf. https (...)
20D’un point de vue sociodémographique, le quartier se distingue au sein du premier arrondissement. La population résidente était de 5360 habitants en 20158, c’est-à-dire en très légère progression depuis 1999. Cette situation lui confère une certaine vitalité au regard de la plupart des quartiers du centre-ville, en véritable déclin démographique. Le quartier rajeunit ; la part des plus de 60 ans baisse et se situe en 2015 à 17 %. De ce fait, le taux d’activité de 70 % cette même année est en nette évolution, en comparaison à la moyenne communale. Ouvriers et employés représentent 37 % de la population active (49 % sur l’ensemble du territoire), les cadres et professions intellectuelles supérieures sont 25 % (18 % pour Marseille), en progression de 6 points depuis 1999. La gentrification à l’œuvre dans le quartier est donc susceptible de produire de nouvelles formes urbaines dans lesquelles se recompose le travail, son organisation et ses rapports sociaux.
21À l’instar de nombreux espaces urbains, le quartier étudié est saturé de mouvements mais ceux-ci sont de formes ou de natures très diverses. Cette pluralité est liée autant avec sa topographie et sa configuration d’espace intermédiaire qu’avec son statut social en transition, tel qu’évoqué précédemment. Dans la perspective adoptée, les différents flux de personnes, de marchandises, de biens ou de services ne renvoient pas uniquement à la question de la mobilité mais traduisent les évolutions du quartier ou de la ville et sont une métaphore des relations sociales dans un moment où la « trajectoire » du quartier n’est pas encore définitivement arrêtée. Parmi les flux observés, deux formes seront opposées ici. La première met en scène le travail discret et le plus souvent solitaire réalisé dans l’urgence de la livraison, la seconde s’exerce dans le flux des « passions » collectives qui s’appuie sur le groupe, le nombre et la visibilité dans l’espace public.
22Point sensible des politiques urbaines, la question de la « mobilité » est encore ici en évolution puisque les travaux d’aménagement en cours tendent à organiser de grands axes de passage au périmètre de la zone afin de fluidifier les déplacements motorisés. Par ailleurs, contrairement à la première partie de la Canebière devenue piétonne en 2019, la seconde partie au centre du quartier est largement empruntée par les véhicules à moteur. À côté de ces axes, d’autres rues beaucoup plus étroites constituent des voies de raccordement et sont donc également fréquentées. Quasiment tout l’espace public considéré est pour ainsi dire traversé ; véhicules à moteur, véhicules plus légers trottinettes électriques, vélos, transports publics (bus et même tram) mais aussi piétons se partagent le territoire et construisent une hiérarchie viaire du flux dans laquelle la question du travail est centrale.
- 9 Les chauffeurs de taxi ou conducteurs de bus ou de tram par exemple. Ces métiers ont donné lieu à d (...)
23Telle piste cyclable par exemple ne débutera qu’après le stationnement du bus (Photographie 2), l’espace de stationnement ou de circulation est un objet constant de négociations. Parmi l’ensemble des professionnels qui traversent le quartier, nous avons fait le choix – tout à fait arbitraire – de ne pas considérer ceux qui sont à bord d’un véhicule et dont l’activité ne nécessite pas, sauf imprévu, d’en descendre et d’être directement au contact de la rue9.
Photographie 2 : Rue Thiers, 8 h du matin
Le terminus du bus est situé sur la piste cyclable. La circulation est ici ralentie par le passage d’un camion de la voirie qui nettoie la chaussée.
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- 10 En revanche, un livreur de bières d’une brasserie dans le quartier utilise un camion aux couleurs d (...)
24Les analyses qui suivent sont tirées d’échanges avec un livreur de colis pour le compte de la Poste et d’observations de son activité. Celui-ci travaille dans le quartier depuis cinq ans environ, la Poste ayant décidé de sous-traiter cette activité dans les arrondissements du centre-ville. À l’instar d’un grand nombre de livreurs, il utilise une camionnette de location, ce qui l’anonymise dans le cadre de sa tournée10. S’il choisit le modèle le plus adapté à la zone qu’il dessert, celui qu’il conduit quand je le rencontre est légèrement plus grand que le précédent. À présent, quand il ne trouve pas de place, il doit arbitrer entre deux manières de se garer, la première empêche les voitures de passer, la seconde gêne les piétons. De manière générale, l’interconnaissance avec la police municipale peut alors jouer comme une ressource lorsqu’il est stationné à certains endroits très précis de la rue. Pour autant, les échanges avec les policiers contiennent encore des points irrésolus, par exemple autour du sujet de la « livraison » : des horaires, des lieux, voire des gestes qui témoignent de l’activité en question.
25La livraison des colis est un exemple édifiant pour caractériser le travail de flux spécifique à l’espace urbain et illustrer l’enjeu des territoires du travail. On est ici en deçà du fameux « dernier kilomètre » dont le secteur de la logistique cherche par différents moyens à réduire le coût. C’est parfois sur quelques mètres que peuvent se jouer suspensions ou blocages de la tournée, particulièrement dans le cas des rues où les aménageurs ont supprimé les trottoirs. Ces innovations apportées dans quelques rues étroites perpendiculaires à la Canebière s’inscrivent dans une ambition de requalification du secteur. Élément emblématique de l’installation de la ville nouvelle du XIXe siècle (Charpy, 2011, 28-31), le trottoir est désormais perçu comme le symbole du désordre et de l’anarchie automobile. Il est alors remplacé par un système fixe de potelets ou barrières (Photographie 3), aménageant un espace accessible seulement aux piétons.
Photographie 3 : Rue Sénac de Meilhan
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- 11 L’âge des publics auxquels s’adressent les professionnels semble régulièrement mobilisé comme une j (...)
26Que la rue appartienne exclusivement aux piétons constitue désormais un idéal dans l’imaginaire urbain. Pour autant, l’élévation du statut social des riverains s’accompagne d’un mode de consommation fortement demandeur de livraison de biens ou de services, déléguant à d’autres l’usage de la voiture. Dans ces circonstances, les professionnels de la livraison négocient la légitimité de leur activité – avec les riverains eux-mêmes parfois – ou avec d’autres professionnels. C’est notamment le cas avec les ambulanciers. Sans que le sujet ne soit forcément un objet d’échanges directs, le transport des personnes semble toujours prioritaire11, la recherche d’aménagements n’est pas toujours possible. À ce sujet, on peut aussi ajouter que le nombre des professionnels impliqués dans une transaction de l’espace viaire a son importance ; quand le livreur est seul, il doit nécessairement être plus agile tandis qu’à plusieurs il est plus facile de s’imposer. Un livreur de boissons a une autre interprétation à ce sujet ; il explique qu’être impliqué à deux dans le travail donne, peut-être à tort, l’impression d’aller deux fois plus vite et installe l’activité dans un rythme différent de celui d’une activité réalisée en solitaire.
- 12 Ce qui n’est pas forcément le cas dans le quartier.
27Le problème de la circulation motorisée a introduit il y a peu dans le quartier une nouvelle génération de livreurs issus de la « city logistics » (Photographie 4). Ayant repéré cette activité lors d’une discussion avec le livreur des colis, j’ai été saisie de certaines caractéristiques physiques du livreur à vélo (barbe et tatouages) qui laissaient supposer que parmi les critères de recrutement, certains attributs devaient renvoyer au mode de vie supposé de la clientèle12, en plus de ses aspirations environnementalistes.
Photographie 4 : Vélo de la city logistics et camionnette de livraison, deux générations
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28Si le livreur évoque en plaisantant que ces livreurs le remplaceront un jour, il est évident que les volumes qu’il transporte quotidiennement (Photographie 5) situent ce jour dans un avenir encore lointain.
Photographie 5 : Plan de tournée d’une livraison de colis en novembre 2020
Plus de 200 colis sont distribués ce jour-là.
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- 13 Si les trottinettes électriques ont eu un grand succès dans le quartier, on notera quand même que c (...)
29L’idée de la fluidité urbaine s’accompagne de nouvelles activités au sein du quartier étudié mais les individus qui les exercent occupent des positions contrastées de l’espace social. Les exemples de la réparation de vélos (Photographie 6), de la collecte de trottinettes électriques (Photographie 7) ou encore de la maintenance du parc de vélos « libre-service » mettent en scène une diversité de statuts, de rapports au travail ou encore de manières d’occuper l’espace public. Le cadre associatif de la réparation se déploie – voire s’impose – dans la rue alors que le collecteur de trottinettes, réalisant de manière acrobatique des constructions de trottinettes doit opérer dans l’urgence. La relation personnalisée ou non du service fait également une différence. En outre, mis à part le cadre aménagé des stations de location, l’instrument ou la station de travail sont issus de constructions bricolées savamment dans un cas, beaucoup moins dans l’autre. Si ces trois activités se réalisent dans un périmètre on ne peut plus resserré, les individus agissent dans des sphères séparées sans guère d’interactions13.
Photographie 6 : Structure installée par l’association Vélo sapiens pour ses ateliers de réparation
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Photographie 7 : La camionnette du « juicer »
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30Alors que le travail dans le flux décrit dans le point précédent oblige à une rapidité d’exécution et correspond le plus souvent à un exercice solitaire où il s’agit de se faire reconnaître et de s’imposer sur l’instant, d’autres activités reposent sur une occupation plus massive de la rue. Elles tirent leur légitimité du groupe et leur visibilité est inhérente à leur organisation. J’inclus aussi bien dans cet ensemble la nouvelle déambulation touristique dans le quartier, la participation à des spectacles de rue ou encore la manifestation. En dépit de modalités d’action bien différenciées, il s’agit de montrer que l’activité dans et de la rue traduit une nouvelle économie de l’espace, régulée en partie par la Ville. Le haut de la Canebière et plus particulièrement le monument aux morts, dit « des mobiles », servira ici de point de vue.
- 14 Notamment en 2010 l’incendie après un match d’une girafe géante (sculpture de 3000 livres collés) i (...)
31Ville d’accueil ou de passage, Marseille n’est pas historiquement une ville de tourisme. Les politiques urbaines développées depuis les années 1960 ont certes misé sur le développement d’activités tertiaires mais la focalisation touristique s’est essentiellement portée sur le littoral (port de croisières de la Joliette notamment). Le centre-ville (le Vieux-Port surtout) n’a été concerné que plus tard par la question touristique et le quartier que nous étudions n’y a été sensible qu’à travers l’expérience de Marseille capitale culturelle de 2013 et le développement d’une activité immobilière locative. Ceci étant, les circulations observées au sein du quartier (Illustration 2) ne relèvent pas uniquement d’intentions à destination des touristes ; il s’agit aussi d’une volonté de (re)patrimonialisation de ce territoire à l’intention des Marseillais eux-mêmes (devenant à la fois « spect’acteurs » ou « consomm’acteurs » urbains (Garnier, 2008). À travers cet investissement culturel, il s’agit non seulement de réduire l’espace aux phénomènes de rue incontrôlés issus de matchs de football impliquant directement ou non le club marseillais14 mais aussi de structurer sous un cadre commun d’intervention des acteurs professionnels ou associatifs aux intérêts variés (Illustration 3). L’exemple du bureau des guides G2013 en est une illustration :
« Sentier métropolitain de 365 km imaginé et balisé à l’occasion de Marseille Provence capitale européenne de la culture 2013, [le GR2013] est aussi un projet durable qui invite à observer, explorer, apprendre, raconter pour finalement mieux habiter un territoire. C’est un espace public qui trace une continuité physique et narrative dans l’espace métropolitain. […] Initié avec les artistes-marcheurs et les randonneurs, le GR2013 réunit aujourd’hui également de nombreux collectifs d’architectes et artistes-constructeurs qui développent une relation concrète et poétique au territoire. En proposant d’arpenter des territoires urbains ou périurbains il traverse des paysages contrastés […] et invite l’habitant, l’expert ou le visiteur à construire une relation plus intime avec les lieux15. »
32La « nouvelle urbanité » promue dans l’entreprise événementielle et culturelle est un artifice largement développé dans d’autres métropoles (Garnier, 2008) ; dans le cas présent, les opérations immobilières et financières qui la sous-tendent vont de pair avec l’évolution sociale du quartier.
Illustration 2 : Le caractère patrimonial du quartier, déambulation au Monument des Mobiles
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Illustration 3 : Nouveaux lieux de culture
Association de diffusion de créations artistiques dans les anciens locaux des « Excursionnistes marseillais », 152 La Canebière : Bureau des guides, hommage à la société des excursionnistes marseillais.
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- 16 Jusqu’à récemment par exemple un mouvement kurde manifestait tous les samedis à cet endroit.
33Alors que le monument des Mobiles est aujourd’hui un lieu patrimonial, il a été longtemps – au sein de « l’espace public oppositionnel » (Negt, 2007) –, le lieu traditionnel des départs des manifestations, qu’elles soient syndicales, sociales ou politiques16 (Photographie 8). Contrairement aux mouvements de flânerie qui montent depuis le Vieux-Port, le mouvement traditionnel des manifestants est de descendre en direction du centre. C’est l’attente avant de se mettre en marche puis le déploiement du cortège sur cet axe qui signalent l’ampleur du mouvement. À la stabilité des pratiques – étudiées scientifiquement (Fillieule, 1997, chapitre 4) ou telles que j’ai pu les observer – ont succédé depuis 2018 des formes d’occupation de la rue beaucoup moins régulées. La manifestation ne se déroule plus sur les axes habituels et des mouvements plus rapides (Photographie 9) apparaissent dans les petites rues de quartier, agrégeant des revendications multiples à des organisations de la gauche libertaire déjà installées dans le quartier de la Plaine (Kerste, 2018). L’ensemble de ces déplacements confère aux activités repérées un caractère spectaculaire et relève peut-être davantage d’une irrépressible illusion du mouvement lui-même plutôt que d’une volonté d’agir au sein du territoire urbain.
Photographie 8 : Manifestation contre la réforme des retraites en novembre 2019
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Photographie 9 : Manifestation dans les rues adjacentes à la place Jean Jaurès
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34Contrairement à la partie précédente où le travail a été analysé dans la perspective du mouvement, du flux et de la vitesse, évoquons à présent certaines activités dont la caractéristique commune est d’occuper de manière plus ou moins durable l’espace et, ce faisant, contribue à maintenir ou façonner un modèle social pour le quartier. Bien que diverses dans leur matérialité, ces pratiques visent tantôt à défendre des formes de cohésion, à agencer le social par de nouvelles pratiques mais encore à en contrôler l’ordre.
- 17 Pour plus de détails, se reporter au portail national de la connaissance du territoire de l’IGN, ht (...)
- 18 Valcke (2003) signale d’ailleurs qu’une partie de la sémantique urbaine emprunte au langage de la r (...)
35À l’image de la ville, le périmètre étudié connaît une fragmentation sociale avec des disparités de ressources ou de niveaux de vie (Dorier & Dario, 2019). Le découpage en zones de 400 m² fait apparaître des écarts importants entre les parties limitrophes de l’hypercentre (qui affichent entre 45 % et 50 % de ménages pauvres) et celles qui avoisinent les quartiers Longchamp ou Plaine (entre 23 % et 33 % de ménages pauvres17). Le quartier, sensible aux stratégies immobilières municipales et aux ambitions individuelles d’investissement, fait cohabiter (au moins) deux types de populations et connaît depuis 2018 les conséquences du mal-logement du quartier Noailles. Dans ce cadre, les activités de prise en charge des « indésirables » (Koepke et al., 2020), de l’attention à autrui et plus généralement du care prennent une dimension particulière. On soulignera ici que M. Rubirola candidate à l’élection municipale de juin 2020 avait assuré les électeurs d’une fonction protectrice par sa « simple présence » (Photographie 10) et qu’elle emprunta à nouveau quelques mois plus tard la métaphore du soin pour justifier sa démission de la fonction de maire18.
Photographie 10 : Colleur d’affiches durant la campagne municipale de 2020
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36Parmi les nombreuses activités qu’englobe la catégorie du care et qui sont plus ou moins visibles dans l’espace de la rue, j’en retiendrai plus particulièrement deux qui viennent se nicher dans des temps ou des lieux interstitiels.
37La première concerne les pratiques de solidarité ou de prévention sociales. Depuis 2014, Emmaüs installe chaque matin en haut de la Canebière un « food-truck » pour servir des petits-déjeuners et réaliser avec ses bénévoles un travail social de proximité. Le point de distribution initial (face à la mairie) a été déplacé au square Stalingrad, où a lieu depuis près de 20 ans une soupe populaire. Cet espace concentre et rend visible une pauvreté locale quand, à d’autres moments ou jours de la semaine, – il accueille d’autres populations aux terrasses des cafés ou au marché aux fleurs. Ces dispositifs de prise en charge fonctionnent avec une signalisation importante, qu’il s’agisse de la couleur et du message du camion d’Emmaüs (Photographies 11 et 12), du camion douche (en service depuis 2017) ou des véhicules du Samu social municipal.
Photographie 11 : La Soup’ Pierre, place Stalingrad
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Photographie 12 : Café populaire
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- 19 Le travail de l’Association Départementale pour le Développement des Actions de Prévention des Bouc (...)
- 20 L’effondrement de plusieurs immeubles vétustes a provoqué le décès de huit personnes.
38À l’opposé de cette action qui se déroule sur quelques heures au moins et nécessite pour les individus de rejoindre les points de « solidarité », des formes d’actions rapides et au contact se réalisent par le biais de maraudes. Si cette activité dans l’urgence n’est pas directement repérable19, des formes spectaculaires sont apparues dans l’espace public ces deux dernières années, suite aux événements dramatiques de la rue d’Aubagne20 et aux nombreuses évacuations d’immeubles réalisées dans le centre-ville, y compris dans le quartier Thiers (Patris, 2019, 29). L’aide apportée, largement relayée dans la presse et bien documentée (Dorier, 2020), est intéressante en ce qu’elle donne à voir – au sens littéral du terme – une action politique de collectifs citoyens désireux de prendre en charge les individus face à un pouvoir municipal défaillant.
- 21 Le sens étymologique est « mettre devant, exposer au public ».
39La seconde pratique retenue est celle de la prostitution, du fait qu’elle relève des deux registres de l’exposition21 et du care. En évoquant cette activité, on tend à placer le quartier dans la perspective de la gare Saint-Charles, épicentre des pratiques sexuelles tarifées, notamment à travers une prostitution de jeunes migrants travestis d’origine maghrébine (Gaissad, 2010). Dans la réalité « observable », cette association ne vaut que partiellement et concerne surtout une activité nocturne aux abords de l’Église des Réformés. J’insisterai davantage ici sur la prostitution inscrite dans le périmètre réduit des rues Messerer, Curiol et Sénac, répartie entre une prostitution féminine d’origine espagnole ou portugaise et une prostitution transsexuelle polynésienne. Installées pour certaines depuis plus de 20 ans, les prostituées qui travaillent là sont vieillissantes. L’une d’entre elles déclarait en 2013 :
« On va s’arrêter toutes seules, la plus jeune a 50 ans, il faut bien que ça s’arrête un jour, je ne crois pas que ça va perturber le flux de la clientèle, il n’y en a déjà pas et ça va aller encore en descendant. Ça n’est pas l’arrivée des étudiants qui va changer grand-chose. Il y a déjà une université pas loin et ça a changé quoi ? Rien. Je pense même qu’ils n’auront pas besoin de nous faire arrêter, on va toutes arrêter. » (Ballester, 2013)
40Ces femmes remplissent une autre fonction dans la rue et le quartier, rappelant par leur présence et avec d’autres signes dans la rue (Photographies 13 et 14) une histoire syncrétique de la ville.
Photographie 13
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Photographie 14 : Rue Curiol, printemps 2020
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41Dans la ville, le résident peut devenir lui aussi travailleur. Dans le cadre de la gentrification déjà évoqué au sein du quartier, le cadre associatif est particulièrement propice pour tenter de conquérir ou reconquérir l’espace public, façonner des temps et des lieux et affirmer des modèles de vie. Parmi les exemples répertoriés, il s’agit d’organiser des concerts de rue, de promouvoir les relations sociales autour du jeu (Photographie 15) ou de proposer des modes de consommation alternative (associations de consommateurs en partenariat solidaire avec des producteurs locaux). Certes, les deux dernières pratiques citées se distinguent en ce sens qu’elles concernent d’une part une population large de riverains, d’autre part un relatif entre-soi de consommateurs, elles sont toutes deux effectuées dans des espaces que la municipalité a clôturés et qu’elle ne rend accessibles au public que sous conditions.
Photographie 15 : Fête nationale du Jeu, rue de la bibliothèque
L’événement se tient dans un espace public sans affectation.
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- 22 Ces plantations sont « coincées » sur le trottoir entre plusieurs containers de recyclage et un éch (...)
42D’autres réalisations viennent souligner que le travail – objet permanent d’inventions collectives et individuelles – est empreint de représentations, de lectures sociales du monde et d’un monde social urbain. Végétaliser la rue et couvrir de peintures de fleurs le rez-de-chaussée des façades est une manière de dessiner un paysage urbain et d’introduire une dimension de nature dans un environnement qui en est dépourvu. Ce travail s’inscrit de manière modeste dans l’occupation voire la prise en charge de l’espace22 (Photographie 16) ; il ne vient pas remplacer le service municipal et son résultat reste soumis au respect (aléatoire) des passants.
Photographie 16 : Végétalisation du haut de la Rue Thiers
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43Dans l’exemple du « composteur citoyen » (Illustration 4), il s’agit d’agencer, dans les éléments du mobilier urbain en place, un dispositif et un message. Ce bac en bois inséré dans une rampe repose sur l’idée ancienne de la promesse féconde du déchet tout autant qu’il propose l’idée politique d’une ville végétalisée par le concours de tous.
Illustration 4 : Le « composteur citoyen »
« Végétalise ta ville avec le compost. Mets ton compost là. »
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44Il est intéressant de souligner ici que la question des déchets et notamment du déchet organique longtemps objet de répulsion et d’angoisse au sein du territoire urbain (Corbin, 1982), constitue à la fois une épreuve de force entre résidents, passants, travailleurs dans la rue et pouvoir municipal mais aussi une ressource pour réapproprier l’espace, mettant directement en actes la « citoyenneté pour soi » (Leca, 1986).
45Pour permettre la « coprésence » de populations hétérogènes dans le quartier en tenant compte tout autant de leurs usages multiples et parfois contradictoires de la rue que des contraintes topographiques du périmètre concerné, les dispositifs et les pratiques de contrôle sont nombreux, diversifiés et particulièrement visibles dans l’espace public. La présence du commissariat en bordure du quartier se traduit par des passages fréquents des véhicules de police ou des rondes régulières de binômes d’agents de surveillance de la voie publique. Les manifestations occasionnées par le mouvement des Gilets jaunes en 2018 et celui de l’opposition aux travaux d’aménagement de la Plaine la même année se sont aussi soldées par une présence massive d’hélicoptères… D’autres dispositifs plus discrets viennent compléter l’arsenal de la surveillance, caméras bien sûr mais aussi remplacement de tout l’éclairage public ancien et défectueux (Photographies 17 et 18)
Photographie 17
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Photographie 18 : Campagne de « relamping »
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46Parallèlement à ces dispositifs, les évolutions les plus notables au sein du quartier concernent les activités de contrôle réalisées par des sociétés privées dans les circonstances les plus diverses, qu’il s’agisse de la surveillance des magasins, de la sécurité du métro, de la mairie ou de l’assurance maladie, ou encore celle relative au bon déroulement d’événements sportifs ou culturels (professionnels des « climats urbains », Boullier et al., 2012). Ces professionnels agissent soit au sein même de l’espace public, soit à la frontière de deux espaces, portant alors une attention à chacun d’eux, surtout dans le cas des commerces. Si des analyses comparatives seraient utiles ici, l’observation de terrain montre que les agents de sécurité en poste dans les mêmes lieux de manière durable construisent non seulement avec les clients ou les administrés mais aussi avec les riverains ou passants une relation de proximité tissée de la banalité du quotidien et d’une distance au rôle qui assoit leur légitimité et leur assure plus grande aisance dans le travail.
Photographie 19
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47Pour analyser les formes du travail dans la rue et les conditions de sa visibilité ou de sa reconnaissance sociale, j’ai choisi d’une part de circonscrire un territoire urbain suffisamment petit pour envisager d’en consigner le plus de manifestations possibles et d’autre part de ne pas limiter la question du travail à sa valeur marchande. Cette décision consistait donc à se détacher d’une analyse postulant les « métiers de la ville » (Heurgon É. & Stathopoulos N. [coord.], 1999) mais surtout des professionnels exerçant ces métiers. Privilégier l’activité humaine telle qu’elle s’observe dans sa quotidienneté permet ainsi de pointer l’extrême variété des possibilités d’action des individus ou des groupes dans l’environnement urbain. À la manière dont le géomètre place des marques visibles dans la rue (Photographie 19), j’ai accordé une importance au terrain, cherchant à lire dans les pratiques observables la délimitation d’espaces de travail, l’apparition de points singuliers ou émergents, les changements de direction où le travail s’articule à la dimension locale.
48Les différentes manières de travailler la rue ou dans la rue décrites dans cet article s’inscrivent dans des espaces de temps et de lieux « fragmentés ». Cette fragmentation correspond à des engagements professionnels, militants ou citoyens, à des expériences et observations du terrain qui produisent de manière continue des opportunités de travail. Un colleur d’affiches événementielles explique qu’ayant observé le passage des voitures, des piétons mais aussi celui de la police, il décide « d’installer » un espace de collage devenu par la suite permanent, comme s’il avait ouvert une brèche ou une voie dans l’appropriation de l’espace.
- 23 Ce qui peut assurer une fonction réputationnelle et des effets (parfois incontrôlés) sur l’image du (...)
- 24 Dans une réflexion prospective sur les métiers de la ville, certaines analyses – influencées par le (...)
49Certaines des activités présentées ne relèvent pas du strict registre professionnel et sont des activités « à côté » du travail. Elles ne sont pas pour autant du travail « à côté » tel que l’a appréhendé F. Weber (1989) dans son étude des pratiques ouvrières. Elles se caractérisent par une volatilité de l’engagement dont la matérialité ne se conserve parfois que par la photographie et sa diffusion numérique23. Pourtant, bien qu’inscrits de manière momentanée dans l’espace urbain, ces gestes impriment peut-être une marque plus permanente qu’on peut le penser dans l’imaginaire du travail des individus auxquels ils s’adressent. Cette dernière remarque ne doit pas laisser penser que la généralisation des formes d’activités urbaines se réalise en mettant de côté les rapports sociaux de travail. Au contraire, leur étude révèle de nouvelles formes de division du travail dans une entité « large » de la sphère domestique : dans le quartier étudié, l’importance prise par la livraison de repas ou d’autres biens commerciaux montre qu’il est possible de sous-traiter les activités de préparation des repas ou de manutention des courses par exemple mais ce n’est pas le cas pour l’activité du linge24. Cette remarque fait écho à des réflexions plus générales sur le « faire-faire » (Kaufman [dir.], 1995), c’est-à-dire la délégation à d’autres des tâches réalisées traditionnellement au sein de la famille. La division sociale et sexuée du travail dans la rue est tout à fait repérable mais suivant les activités, certains travailleurs pourront trouver dans la sociabilité urbaine des marges d’autonomie ou de liberté dans le travail. Importée dans le cadre du travail, cet « étranger » à la rue peut aussi tirer parti de la situation « parce qu’il n’a pas de racines dans les particularismes et les partialités du groupe, il s’en tient à l’écart avec l’attitude spécifique de l’objectivité, qui n’indique pas le détachement ou le désintérêt, mais résulte plutôt de la combinaison particulière de la distance et de la proximité, de l’attention et de l’indifférence. » (Simmel 1999, p. 55) (Photographie 20).
Photographie 20 : Le facteur dispose des clés de tous les immeubles de son secteur
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- 25 On rappellera que J.-L. Mélenchon a obtenu 41 % des voix au premier tour de l’élection présidentiel (...)
50L’analyse conjointe des activités et des lieux montre une sectorisation sociale qui se recompose en permanence, avec des formes de spécialisation des lieux (la déambulation, la flânerie, le tourisme ou la culture, la prise en charge de l’exclusion, la mobilisation ou la revendication politique mais aussi le contrôle). Dans ce périmètre socialement mouvant, le travail peut aussi constituer un enjeu local ou infralocal de mobilisation politique25. Si la rue se transforme en arène politique aux formes d’expression multiples, elle pose dans la visibilité du quotidien l’opposition jamais résolue entre conscience de classe et conditions matérielles des travailleurs (Photographie 21).
Photographie 21 : Devant le local d’une association militante associative du quartier
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51L’idée du « droit à la ville » développée par H. Lefebvre (1972) et reprise par nombre d’urbanistes, de sociologues de l’urbain, voire de réseaux militants ne devrait pas se limiter au seul usage des habitants mais intégrer la question du travail et poser ainsi les jalons d’un large programme d’une sociologie du travail de la rue et de la ville afin d’instituer, comme le préconisait Goffman (2013), le « face-à-face interactif » en véritable objet d’étude.
Photographie 22
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