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Dossier

Enquêter sur une réalité sociale à partir de la fiction cinématographique

Investigating a social reality from fiction film
Grégory Cohen

Résumés

Le détour par la fiction permet-il d’enquêter sur des réalités sociales difficiles d’accès et de faire de la recherche autrement avec les enquêtés en replaçant leur parole au cœur de celle-ci ? Dans le cadre d’une recherche socio-filmique autour des jeunes et de l’amour dans un quartier populaire de la région parisienne, nous avons été amené à travailler à partir de la fiction et de l’improvisation pour aborder un tel sujet qui d’ordinaire reste dans le domaine de la vie privée. Nous avons mis en place des ateliers cinéma dans lesquels nous avons proposé à une vingtaine de jeunes, âgés de 14 à 16 ans et habitants du quartier, de réfléchir à ces questions de l’amour et des relations entre filles et garçons en jouant des scènes d’improvisations qui étaient filmées puis projetées et discutées avec eux.
S’il permettait de délier les langues, ce passage par la fiction et l’improvisation visait également à créer un terrain de dialogue et d’échange avec les enquêtés. Il s’agissait ainsi de créer des espaces de paroles et de jeu, mais aussi d’amener les jeunes filmés à une certaine réflexivité sur leur propre image, leurs conduites et leurs représentations des relations entre filles et garçons dans le quartier à travers notamment la pratique de la vidéo-elicitation. La fiction n’était donc pas seulement un moyen de restituer des connaissances sur une réalité sociale, mais également un véritable outil d’enquête.
En revenant sur une des improvisations issues de ces ateliers, les discussions et les entretiens qui en ont découlés, nous analyserons la façon dont les jeunes ont cherché à se représenter et les logiques sociales à l’œuvre dans ce processus tout en esquissant certaines réflexions méthodologiques et épistémologiques soulevées par ce travail d’enquête à partir d’une réalité imaginaire.

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Texte intégral

  • 1 Parmi les ethnofictions de Jean Rouch nous pourrions citer : La Pyramide Humaine (1959), Moi un Noi (...)

1Le détour par la fiction permet-il d’enquêter sur des réalités sociales difficiles d’accès et de faire de la recherche autrement avec les enquêtés en replaçant leur parole au cœur de celle-ci ? Si dans sa référence au cinéma documentaire, le film est souvent mobilisé par le chercheur en tant qu’outil d’enquête ou de recueil des données, il l’est beaucoup moins lorsque celui-ci tend vers la fiction. En dehors de quelques expérimentations, telles que les ethnofictions de Jean Rouch1, jusqu’ici assez peu de sociologues ou d’anthropologues visuels se sont emparés de la fiction pour mener leurs enquêtes. Dans le champ du cinéma, l’écriture fictionnelle, par son penchant romanesque, semble plus encline à la restitution d’une pensée ou à la remise en scènes de situations observées pendant une phase d’enquête. Pourtant, loin de se limiter à la mise en images et en sons d’une histoire préalablement écrite, le film de fiction dans ses frottements avec les réalités filmées peut aussi être l’occasion d’explorer le monde et de l’étudier.

  • 2 Cette recherche, entre sciences sociales et cinéma, recherche et création, a été réalisée dans le c (...)

2Dans le cadre d’une recherche socio-filmique autour des jeunes et de l’amour dans les quartiers populaires2, nous avons été amené à travailler à partir de la fiction et de l’improvisation pour aborder un sujet qui, d’ordinaire, reste dans le domaine de la vie privée. Face à des jeunes qui parlaient difficilement de leurs sentiments, et cherchaient à contrôler leur image afin de s’assurer une conformité aux normes de leur groupe de pairs, la fiction a ouvert un espace de dialogue et de réflexion sur un sujet perçu comme tabou par les enquêtés.

  • 3 Nous avons commencé cette recherche par une enquête de terrain basée sur des entretiens, des observ (...)
  • 4 Comme l’ont déjà souligné différents chercheurs-cinéastes, le film, parce qu’il est une écriture se (...)

3Cette utilisation de la fiction a pris plusieurs formes. Après une première partie de la recherche menée sans caméra3, nous avons mis en place des ateliers cinéma dans lesquels nous avons proposé à une vingtaine de jeunes, âgés de 14 à 16 ans et habitants des quartiers populaires de la ville des Mureaux, de réfléchir à ces questions de l’amour et des relations entre filles et garçons en jouant des scènes d’improvisation qui étaient filmées puis projetées et discutées avec eux. Dans ces ateliers, le passage par la fiction visait surtout à analyser comment les enquêtés souhaitaient se représenter. Les scènes d’improvisation servaient ainsi de support pour alimenter les discussions en confrontant les enquêtés à leurs propres choix de mise en scène. Les ateliers ont été poursuivis par le tournage d’un film entre fiction et documentaire, La Cour des murmures, dans lequel nous avons proposé à un groupe de jeunes habitants des Mureaux d’improviser leur vie à partir d’un scénario écrit à partir des ateliers. Dans cette partie de la recherche, nous avons affiné notre dispositif filmique autour de l’improvisation et cherché à ce que le film devienne lui-même le terrain d’un dialogue entre le chercheur et les enquêtés. Tout en restituant certains des résultats de notre recherche, il s’agissait de prolonger l’enquête filmique en laissant les filmés improviser les dialogues et des situations de jeu. Le film était donc utilisé à la fois comme outil d’enquête et comme mode d’écriture de la recherche4.

4S’il permettait de délier les langues, le passage par la fiction et l’improvisation visait donc à créer un terrain de dialogue et d’échange avec les enquêtés. Il s’agissait de créer des espaces de parole et de jeu, mais aussi d’amener les jeunes filmés à une certaine réflexivité sur leur propre image, leurs conduites et leurs représentations des relations entre filles et garçons dans le quartier.

5Ce qui nous intéressait dans cette recherche n’était pas d’écrire notre propre fiction sur les jeunes et l’amour dans la cité, mais de trouver des moyens pour que la fiction vienne des filmés, pour que celle-ci les aide à exprimer leur rapport au monde. L’enjeu de la fiction n’était pas de restituer un discours « sur », mais plutôt de réfléchir en dialogue « avec » les filmés. C’est la polyphonie qui était visée.

6Les jeunes ont été particulièrement réceptifs à ce travail à partir de la fiction et à cette possibilité de parler de soi et de son quotidien à partir d’histoires inventées. Ce procédé a permis à chacun des jeunes de se construire des personnages à la fois proches et distants d’eux pour narrer leur vie. Le jeu de masque entre leur vie quotidienne et une vie jouée pour la caméra a véritablement libéré leur parole.

7Cette approche réflexive nous a permis en retour d’analyser de manière plus complexe les conduites des jeunes et les discours qu’ils produisaient sur ces conduites. Nous avons notamment pu constater combien leurs pratiques et leurs paroles dépendaient de l’analyse qu’ils faisaient de la situation sociale dans laquelle ils se trouvaient et du contexte ou des personnes avec qui ils interagissaient.

8En revenant sur une des improvisations issues des ateliers cinéma, sur les discussions et sur les entretiens qui en ont découlés, nous allons analyser la façon dont les jeunes ont cherché à se représenter et les logiques sociales à l’œuvre dans ce processus de mise en scène de soi. Qu’est-ce que le jeu de la fiction et de l’improvisation nous dit du jeu social des filmés au sein de leur groupe de pairs ? Comment interroger une réalité sociale à partir d’éléments imaginaires ? Mais aussi dans quelle mesure le jeu du cinéma nous donne à entendre le point de vue des filmés et nous permet d’explorer avec eux la manière dont ils se représentent le social ?

Des films qui documentent la réalité qu’ils créent

  • 5 Bills Nichols propose cinq modes de représentation documentaire, qui ne s’excluent pas les uns les (...)

9Avant de nous pencher sur l’expérience d’ateliers cinéma menée dans les quartiers populaires des Mureaux, nous allons chercher à resituer dans le champ des représentations cinématographiques le dispositif filmique expérimenté dans cette recherche. Celui-ci s’oriente vers la catégorie de film que le théoricien du cinéma Bill Nichols qualifie de « documentaires performatifs5 », c’est-à-dire des films qui créent leur propre réalité ; une réalité cinématographique qui ne renvoie pas à une réalité préexistante au film. Ce qui nous intéressait c’était que les histoires que nous inventions avec les filmés soient l’occasion d’apprendre quelque chose d’eux, et pas seulement un moyen de restituer nos analyses ou de remettre en scène des histoires de vie. L’enjeu n’était pas de faire jouer aux filmés une histoire prédéterminée, mais plutôt de les laisser imaginer des façons de se raconter. Il s’agissait de travailler autour d’une réalité en devenir, qui se révèle dans l’interaction, dans le jeu des improvisations. Dans ce schéma, le jeu, l’invention de situations deviennent des outils d’enquête et d’exploration du monde, des outils de connaissance.

10On notera que tout en s’appuyant sur des lectures théoriques et des entretiens, les analyses réalisées dans cette recherche se basaient donc sur l’étude d’une réalité imaginaire purement cinématographique. Les observations de terrain réalisées lors des ateliers et du tournage du film partaient d’éléments inventés, et les situations filmées étaient produites pour la caméra. Ces dernières reposaient néanmoins sur un réel vraisemblable.

11Comme le fait remarquer Roy Scranton au sujet de la série télévisée The Wire, la fiction s’adosse à un réel vraisemblable plutôt qu’à un réel factuel :

  • 6 Scranton R. (2010) « Going outside The Wire: Generation Kill and the failure of detail », City, vol (...)

« Parce qu’il s’agit de fiction et non de reportage, la question de la précision est secondaire. La vraisemblance est une technique de fiction, pas sa raison d’être. Passer par la fiction éloigne délibérément de la réalité ; l’entrée dans le royaume de l’imaginaire, dans la création et dans l’illusion, nous fait passer du critère journalistique de la vérité vers celui, plus flou, de la signification. La question que nous devons nous poser n’est pas de savoir si l’histoire est vraie, mais ce que signifie cette histoire6. »

12Ainsi, tout en étant imaginaires, les situations filmées à l’occasion du film et des ateliers se sont avérées particulièrement signifiantes et nous ont permis de produire de l’intelligibilité sur les relations entre filles et garçons et les manières d’être des jeunes dans le quartier.

  • 7 Morin E. (1956) Le Cinéma ou l’homme imaginaire, essai d’anthropologie, Paris, Minuit (Arguments), (...)

13Edgar Morin a en effet déjà souligné combien « Le réel n’émerge à la réalité que lorsqu’il est tissé d’imaginaire qui le solidifie, lui donne consistance et épaisseur, autrement dit le réifie7. »

14Pour affiner la caractérisation du dispositif filmique mobilisé, nous pourrions faire référence aux travaux d’Aline Caillet qui établit une distinction entre des pratiques représentatives et des pratiques performatives :

  • 8 Caillet A. (2014) Dispositifs critiques, Le Documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Press (...)

« Là où les premières imitent/copient — au sens de représenter — et par là même postulent un réel transcendant auquel elle se réfère — […] les secondes jouent […] une réalité inventée produite par et pour la situation […]. Ces formes artistiques ne sont en ce sens ni à proprement parler des documentaires — au sens où elles rendraient compte d’une réalité existante antérieure —, ni à proprement parler fictionnelles — au sens où elles seraient dépourvues de référentialité et où leurs personnages seraient imaginaires — : elles sont performatives8. »

15Les films qui s’inscrivent du côté des pratiques performatives documentent une réalité purement cinématographique, qui naît de l’expérience du tournage, alors que les films qui sont plutôt du côté des pratiques représentatives sont tournés en référence à une réalité préexistante ou une histoire écrite en amont. Bien entendu, cela n’exclut pas que certains films travaillent des métissages entre ces deux pratiques. Cette distinction permet par ailleurs de sortir d’une distinction d’essence entre fiction et documentaire. Les pratiques performatives mêlent fiction et documentaire. La réalité se joue sous l’effet de la fiction. On ne sait plus où finit la fiction et où commence la réalité. De leur côté, les pratiques représentatives renvoient aussi bien à des films documentaires qu’à des films de fiction, ou même à des films entre fiction et documentaire.

  • 9 Dans ce film, la réalisatrice fait appel à des actrices pour rejouer les entrevues entre profession (...)

16Le dispositif filmique expérimenté dans cette recherche se distingue donc d’un certain nombre de films entre fiction et documentaire qui se situent plutôt du côté des pratiques représentatives. On pourrait citer, par exemple, les grands films néoréalistes italiens comme La Terre tremble (1948) de Visconti ou Le Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio de Sica, qui sont tous les deux tournés en immersion avec des acteurs non professionnels. Si les choix de mise en scène et les méthodes de tournage rendent ces films très proches du vécu des personnes filmées, ils restent néanmoins tournés en référence à une histoire écrite et déterminée par leurs auteurs. Il en va de même pour des films plus proches des réalités sociales abordées dans cette recherche comme L’Esquive (2003) d’Abdellatif Kechiche, The We and the I (2012) de Michel Gondry ou L’Atelier (2017) de Laurent Cantet. Tous ces films sont très empreints des réalités sociales décrites, néanmoins, ils sont tournés en référence à un scénario écrit en amont. On pourrait aussi mentionner les reconstitutions documentaires ou les films qui cherchent à remettre en scène des situations qui ne sauraient être saisies sur le vif, à l’instar du film Les Bureaux de Dieu (2008) de Claire Simon9. Ce film tire sa force d’un certain ancrage documentaire, mais laisse peu de place à l’expérience du tournage qui reste très fidèle au scénario et aux dialogues écrits par Claire Simon. Dans son film Vers la tendresse (2016), Alice Diop filme des situations jouées par des comédiens non professionnels pour nous donner à entendre trois expériences amoureuses de jeunes hommes habitants de quartiers populaires. Encore une fois, fiction et documentaire se mêlent puisqu’une bande-image fictionnelle est imaginée à partir d’une bande-son composée de témoignages documentaires, néanmoins, l’emploi de la fiction s’inscrit du côté des pratiques représentatives, et ne vise pas à faire émerger une nouvelle réalité ou à provoquer la parole des personnes interrogées.

17La dimension performative de la recherche menée se rapproche plus d’une démarche comme celle de Jean Rouch et Edgar Morin dans Chronique d’un été (1961). Dans ce film, présenté comme une expérience de cinéma-vérité et tourné à Paris, au cours de l’été 1960, les deux auteurs s’interrogent avec des connaissances et des personnes rencontrées à Paris sur la façon dont ils se débrouillent avec la vie. La question motrice du film est : « Comment vis-tu ? » Les thèmes sont variés. Ils concernent aussi bien le travail, le logement, les loisirs que la guerre d’Algérie, l’amour ou la question du bonheur. Pour répondre à cette interrogation, Rouch et Morin ne cherchent pas à observer les personnes qu’ils filment dans leur vie quotidienne, mais à créer des dispositifs qui alimentent leurs échanges avec eux. Il ne s’agit pas d’observer le « réel » en situation, mais bien de le provoquer, de susciter une expérience qui puisse ensuite être restituée dans le film. Les deux auteurs ne sont pas dans une logique de représentation, leur objectif est de partager une expérience de vie avec les personnes qu’ils filment.

18On pourrait également faire référence à Route One/USA (1989) de Robert Kramer. Dans ce film, Kramer redécouvre l’Amérique après dix ans d’exil, en compagnie d’un acteur (le personnage de Doc), sorte d’alter ego cinématographique qui joue le rôle d’un médecin de retour au pays après de longues années d’absence. Ils parcourent ensemble la Route no 1 qui suit la côte Atlantique des États-Unis et vont de rencontre en rencontre. En sillonnant ce territoire, ils revisitent les différentes strates de son histoire. La parole documentaire des personnes croisées est tantôt suscitée par le personnage fictionnel de Doc, tantôt par Kramer, derrière la caméra. À deux, ils inventent une vie à Doc, qui vient se mêler à celles des gens qu’ils rencontrent. La fiction devient expérience de vie, des instants documentaires ou instants vécus émergent de situations créées de toute pièce. Le tournage interfère en permanence avec la réalité, qui vient le nourrir en retour.

Des ateliers cinéma comme pas de côté

19Au départ, si nous avons fait ce choix de la fiction dans cette recherche, c’est d’abord qu’il aurait été bien difficile de parler, en documentaire, de sujets aussi tabous que l’amour avec des adolescents des Mureaux. Pour nombre de jeunes rencontrés au cours de cette recherche, il était « impossible de montrer ses sentiments », car « le quartier ne fait pas de place à l’amour ». Dans cet espace peuplé de rumeurs, où tout le monde se connaît et où chacun veille à sa réputation, il est difficile d’affirmer une singularité, d’aborder des questions qui touchent à la vie privée. Or si ce qui a trait aux relations amoureuses reste habituellement tu, dès lors qu’il s’agit d’en parler de manière fictionnée — la fiction n’impliquant pas directement ceux qui en parlent —, les langues se délient. Le détour par la fiction permet en effet de se pencher sur des sphères de la vie sociale que la mise en scène ordinaire de la vie quotidienne, maîtrisée par les acteurs sociaux, empêche de rendre publiques. C’est ainsi que Krzysztof Kieslowski racontait qu’il avait abandonné la réalisation de films documentaires pour la fiction, car c’était pour lui un moyen d’aborder des questions plus intimes, des facettes de l’individu qui ne pouvaient être exposées en public. Il disait avoir besoin d’artifices pour filmer cela :

  • 10 Extrait d’un entretien avec Kieslowski dans le film Kieslowski, dialogues (1991) de Ruben Korenfeld (...)

« Tout doit être artificiel pour paraître vrai à l’écran. C’est seulement avec les accessoires et les artifices que le film prend vie. Dans la réalité, tout est bien plus intéressant, mais cette réalité-là, on n’a pas le droit de la filmer. C’est pourquoi j’ai quitté le documentaire10. »

20Par ailleurs, le détour par la fiction et par l’improvisation visait à créer un terrain de dialogue et d’échange avec les enquêtés. En effet, le désir de cinéma chez les jeunes rencontrés se situait plus du côté du cinéma de fiction que du côté du documentaire qu’ils assimilaient le plus souvent à du reportage. Pour eux, la fiction ouvrait sur un horizon des possibles. Ils avaient envie de faire un « vrai film » : un film avec « une histoire », où l’on « joue un rôle ». Le jeu de la fiction, les improvisations, le fait d’inventer des rôles et des histoires permettaient de garder un côté ludique à nos échanges tout en menant une réflexion de fond. Comme les ateliers se déroulaient hors temps scolaire, selon le principe de la libre adhésion, il nous semblait important que la réflexion passe par ce plaisir du jeu, afin que les jeunes aient le désir de s’investir dans ce projet. D’autre part, l’immersion dans des situations fictionnelles, le fait de se projeter dans une histoire potentielle étaient de bons moyens pour discuter de ces situations et amener les jeunes à regarder les relations entre filles et garçons avec plus de distance. Cela permettait à la fois de stimuler leur parole et d’amener une dimension réflexive dans nos échanges.

  • 11 L’ensemble de ce travail de terrain aux Mureaux a été réalisé en collaboration avec Manon Ott qui a (...)

21Le point de départ des ateliers était de réfléchir avec les jeunes à l’écriture d’un film de fiction qui parlerait de leur quotidien et aborderait la question des relations entre filles et garçons dans le quartier afin de tourner une « fiction improvisée » ensemble. Montés en partenariat avec le service jeunesse de la Ville des Mureaux, ils se sont déroulés hors temps scolaire dans deux maisons de quartier différentes. Ils ont été réalisés avec Manon Ott, également chercheure et cinéaste11.

22Pendant près de six mois, nous avons rencontré une vingtaine de jeunes, âgés de 14 à 16 ans, une fois par semaine. Nous étions à chaque séance accompagné d’animateurs travaillant dans les maisons de quartier. Concrètement, les ateliers ont mêlé discussions collectives, entretiens individuels, projections de films et scènes d’improvisation impliquant les jeunes et les animateurs. Chaque fois qu’une idée de situation émergeait d’une discussion, nous la jouions en improvisation, puis nous en discutions. Les discussions et les improvisations étaient filmées en vue d’être montées et projetées aux participants de l’atelier la semaine suivante. Cette pratique de vidéo-élicitation nous a permis de confronter les enquêtés à leurs propres choix de mise en scène et de les amener à une posture réflexive sur leurs pratiques et leurs représentations.

Image 1 : Photogramme issu d’une séance d’atelier, 2014

Image 1 : Photogramme issu d’une séance d’atelier, 2014

© Grégory Cohen & Manon Ott.

Improviser autour du personnage du grand frère : s’assurer un bénéfice de conformité aux normes sociales ?

23Parmi les nombreux échanges que nous avons eus avec les jeunes de l’atelier, l’improvisation autour du personnage du grand frère illustre bien cette idée d’un espace de réflexivité ouvert par la fiction et constitue un bon exemple de dialogue avec les filmés à partir d’une réalité imaginaire, tout en montrant ses limites.

24La description ethnographique de la séance d’atelier pendant laquelle cette improvisation s’est déroulée en témoigne :

Quand nous arrivons, le centre est plus animé qu’à l’habitude. L’aide aux devoirs n’est pas encore finie, des enfants d’une dizaine d’années sont encore concentrés sur leurs cahiers, guidés par un animateur qui jongle entre les problèmes de maths et les exercices de grammaire. À côté d’eux, Noureddine (un des animateurs de l’atelier cinéma) danse devant la fenêtre qui fait miroir, écouteurs sur la tête. Justine, Amelle et Fatou, trois filles fidèles à l’atelier le regardent d’un air amusé. Un peu plus loin dans la salle, Sancou (l’autre animateur de l’atelier cinéma) raconte à deux animateurs une prise de tête avec son chef de service.

Trois garçons arrivent pour l’atelier cinéma. À ma surprise, il n’y a que Younès que je connais. Les garçons de sa bande d’amis, pourtant très enthousiastes lors de la dernière séance d’atelier ne sont pas revenus. Younès est accompagné de deux nouveaux amis que les animateurs ont l’air de bien connaître. Chacun reprend sa conversation.

Pour démarrer l’atelier, je parle aux jeunes du début de scénario imaginé avec l’autre groupe d’atelier habitant le quartier des Musiciens : une fille amoureuse d’un garçon qui doit composer avec ses dix-huit grands frères. Les jeunes se disent inspirés par cette histoire. Ils se mettent d’accord sur une trame narrative simple : un garçon apprend à un de ses copains qu’il a surpris sa petite sœur au parc en train de s’enlacer avec un garçon, une discussion avec la sœur s’ensuit.

Les rôles sont vite distribués, Younès est désigné pour le rôle du grand frère, Amelle pour celui de la petite sœur. Je laisse les jeunes se mettre d’accord entre eux pour fixer les détails du déroulé de l’histoire. Les garçons insistent pour commencer la scène autour d’une chicha. Younès va en chercher une chez lui.

L’improvisation démarre.

Younès, et Riad, deux jeunes garçons arabes sont assis sur une table de ping-pong, et fument tranquillement la chicha. Après s’être raconté leur journée, ils embrayent sur leurs études. Riad veut arrêter les cours pour s’engager dans l’armée, Younès endosse le rôle de jeune en rupture en attente d’une formation. Riad lui emboîte le pas : en écho avec une précédente improvisation, il le lance sur une histoire de trafics de préservatifs.

Quand leur conversation bifurque sur Hadji, ce dernier fait son apparition. Le jeune garçon noir les salue et ne tarde pas à informer Younès sur le fait qu’il a aperçu sa sœur sur les bords de Seine dans les bras d’un garçon : « un renoi, c’est ça le pire mon pote ! ». Younès refuse de le croire.

  • 12 L’expression signifie que tous les garçons ont envie de draguer.

Entre eux, les garçons redoublent d’assurance et construisent leurs personnages sans aucune hésitation. Sancou (un des deux animateurs jouant le rôle d’un aîné) arrive dans la conversation. Ensemble, ils débattent de l’attitude à adopter face à la sœur de Younès. Pour Hadji, il faut d’abord discuter avec elle. Mais Younès pense que les paroles ne servent à rien : mieux vaut la corriger directement. Hadji lui rétorque que s’il y a quelqu’un qui mérite des coups, c’est plutôt le garçon. Sancou le reprend aussitôt : « toi, tu sors avec les sœurs des gens ! Ça veut dire que les gens, ils auraient pas le droit de sortir avec les sœurs des gens ? ». Younès renchérit à sa façon : « Tous les humains, ils ont faim12. C’est à elle de se tenir, c’est pas à lui. »

La discussion se termine, les garçons se tournent vers nous pour nous signaler que la chicha et leur inspiration arrivent à leur fin. Dans la suite de cette scène tournée sans interruption, on passe à une scène jouée par les filles.

Sur un banc éclairé d’un lampadaire, elles reviennent à leur tour sur l’épisode des bords de Seine. Amelle sait qu’elle s’est fait surprendre par un copain de Younès. Elle espère qu’il va tenir sa langue, mais Fatou et Justine sont convaincues du contraire.

La conversation patine un peu, les filles manquent d’inspiration. Fatou raconte alors sa journée de stage en école maternelle. Elle bute sur les mots, Amelle la reprend en lui faisant remarquer que ça ne lui réussit pas d’aller moins souvent en cours. Fatou réagit aussitôt : « Vas-y arrête ! Ça y est : t’es en [lycée] général, tu te sens plus… Nous, là, on est en bac pro, mais on aura un diplôme ! ».

Amelle reçoit un texto de son frère qui cherche à la voir. Ses copines s’en inquiètent, mais Amelle minimise l’histoire : au fond, quand son frère la sermonne, il n’est jamais très sérieux.

Younès ne tarde pas à arriver. Il serre la main de Justine et Fatou et invective aussitôt Amelle : « t’étais où toi hier ?... Mes potes ils m’ont dit qu’ils t’ont vue avec un mec… un bamboula… » Tendue par la situation, Amelle rigole nerveusement et feint l’innocence. Face à elle, Younès cherche à jouer les durs, mais peine à cacher un léger sourire. Amelle finit par éclater de rire, faisant perdre le sérieux balbutiant de Younès. L’improvisation est interrompue plusieurs fois par des éclats de rire. Younès comme les filles tentent bien de se conformer aux codes qu’ils supposent régir ce genre d’interaction, cependant leurs hésitations et leurs éclats de rire semblent montrer qu’ils sont peu familier de ce genre d’expérience.

L’improvisation reprend, Younès adopte un air plus agressif, tandis que les filles font bloc face à lui. Il décide d’appeler Hadji pour mettre Amelle face à ses mensonges. Il arrive quelques instants plus tard accompagné de Sancou et Riad. Les filles ne se démontent pas et tiennent tête aux garçons. Le ton monte assez vite. Younès, qui était un peu hésitant seul face aux filles, gagne en assurance, entouré de ses copains. Désormais il affiche sans hésitation une posture viriliste et sexiste. De son côté, Sancou s’en prend à Justine et Fatou et les accuse d’avoir une mauvaise influence sur Amelle : « Vas-y fermez vos gueules, sa mère, tous les mecs du quartier vous connaissent. Vous êtes là, en mode je sais pas quoi […] Tu sais pourquoi elles la défendent ? C’est parce qu’elles ont l’habitude de traîner avec des mecs, c’est tout frère. »

L’ambiance est assez cacophonique, il devient vite difficile de comprendre ce qui s’y joue. Les garçons font tour à tour leur rappel à l’ordre, sermonnant les filles sur le respect qu’elles doivent à leurs aînés. Plusieurs fois, Younès menace Amelle de la frapper. Chacun se prend au jeu de l’invective. Même Sancou, qui défendait les vertus de la discussion au début de l’improvisation, s’emporte violemment face aux filles qui lui répondent.

Image 2 : Photogramme issu de l’improvisation autour du grand frère, 2014

Image 2 : Photogramme issu de l’improvisation autour du grand frère, 2014

© Grégory Cohen & Manon Ott.

25À l’issue de cette séance d’atelier, bien que les jeunes et les animateurs semblaient contents de l’improvisation tournée, nous étions plutôt perplexe quant à la tournure prise par cette dernière. D’un côté, la situation jouée par les jeunes permettait de réfléchir avec eux sur des situations qui leur semblaient signifiantes. Mais, d’un autre côté, cette situation était réductrice par rapport à ce que nous avions pu observer des relations entre filles et garçons dans la phase d’enquête qui avait précédé les ateliers. Dans cette improvisation, leurs échanges ne paraissaient que conflictuels, violents et minés par le poids de la domination masculine. Ils ne laissaient rien transparaître de la complicité et de l’affection qu’il y avait aussi entre eux. De même les garçons redoublaient d’efforts pour afficher une attitude virile et machiste alors qu’ils ne se comportaient pas nécessairement comme ça en dehors des moments d’improvisation. Les rires d’Amelle lors des invectives balbutiantes de Younès laissaient présager qu’il s’agissait plus d’un jeu d’image auquel les jeunes cherchaient à se conformer que d’une expérience vécue qu’ils essayaient de rejouer le plus finement possible. Si le plaisir des jeunes à jouer ces rôles stéréotypés nous faisait douter des suites du tournage, il nous semblait néanmoins intéressant d’analyser avec eux ce qui les poussait à se représenter de la sorte.

26Au visionnage collectif des images, les jeunes étaient plutôt contents de la scène tournée, qu’ils trouvaient « naturelle » et pas trop surfaite, contrairement aux films de cinéma « où on en rajoute toujours ». Ils n’établissaient pas nécessairement de distinction entre la scène jouée et leur vécu des relations entre frères et sœurs dans le quartier.

  • 13 Avoir une mauvaise réputation pour une fille sous-entend avoir une morale sexuelle douteuse soit un (...)
  • 14 Cf. notamment Clair I. (2008) Les Jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin. Dans son l (...)

27En prolongeant la discussion, les garçons ont cherché à justifier leur attitude dans cette scène ; ils se disaient responsables de la réputation de leurs sœurs, garants de leur attitude vertueuse et, par voie de conséquence, de l’attitude des autres garçons envers elles, car, si ces derniers reconnaissaient leurs sœurs comme vertueuses, alors ils les respecteraient. Par ailleurs, les garçons laissaient entendre que la réputation de leurs sœurs engageait leur propre réputation. Face à ses copains, Younès se devait de réagir pour ne pas perdre la face. L’acceptation du flirt entre sa sœur et le jeune garçon risquait d’être perçue comme un aveu de faiblesse de sa part et serait venue remettre en cause son identité virile. De leur côté, les filles ne réagissaient pas trop et abondaient dans le sens des garçons. Même si elles se montraient assez critiques vis-à-vis des excès d’autorité des grands frères, elles semblaient s’accommoder de cette situation. C’était un mal nécessaire, le prix à payer pour éviter de s’exposer à des rumeurs qui courent sur leur dos, ou pire « d’avoir une [mauvaise] réputation13 ». En fin de compte, tous venaient conforter les analyses selon lesquelles les relations entre filles et garçons dans les quartiers populaires sont structurées par l’ordre du genre14. Même si la relation entre grand frère et petite sœur se fondait sur une situation de domination, chacun tirait des avantages de cette situation en matière d’image et de respectabilité : les garçons pouvaient afficher leur virilité en assurant un contrôle sur la sexualité de leurs sœurs tandis que les filles pouvaient afficher une image vertueuse gagée sur la protection de leurs grands frères.

28Face à ce consensus autour de l’ordre établi entre les sexes, nous avons décidé de prolonger la discussion par des entretiens individuels. Les garçons furent les plus prompts à se prêter au jeu.

29Or, en tête à tête, leur position n’était plus la même, ils opéraient une distinction nette entre leur vécu et la scène jouée. Plusieurs d’entre eux nous ont ainsi affirmé ne jamais s’être comportés de la sorte avec leur sœur et nous ont même dit désapprouver ce genre d’attitude.

30Il y avait un décalage non seulement entre leurs discours et leurs conduites, mais également entre les discours qu’ils adoptaient en groupe et ceux qu’ils adoptaient hors de ce cadre collectif. L’image qu’ils construisaient d’eux-mêmes en présence de leurs pairs différait fortement de celle qu’ils laissaient transparaître avec le chercheur en aparté. Leurs discours et leurs conduites dépendaient de l’analyse qu’ils faisaient de la situation et des normes qu’ils pensaient être en vigueur.

31Dans la situation de l’improvisation autour du grand frère comme dans la discussion collective qui avait suivi, chacun se conformait à l’ordre du genre qui correspondait à la norme dominante de leur groupe de pairs. En revanche, quand on passait à la situation de l’entretien individuel, la pression du groupe se relâchait et les jeunes se référaient à d’autres univers normatifs. Ce double discours était un moyen de préserver leur image dans chaque situation.

32Comme tout autre individu, les jeunes du quartier naviguaient entre différents univers normatifs qu’ils avaient intériorisés à travers différentes instances de socialisation. Entre l’école, la famille et le groupe de pairs, les injonctions normatives étaient d’ailleurs souvent opposées, et c’est ce qui expliquait que la présentation de soi des jeunes et leurs propos puissent paraître contradictoires. Comme Goffman et d’autres l’ont montré, chaque individu adapte en permanence les univers normatifs dont il a hérité aux situations qu’il vit, à ce qui lui est proposé ou imposé par ces situations.

33Ainsi l’ordre du genre n’était reproduit que dans des moments critiques. L’improvisation que nous avions initiée faisait partie de ces moments ; le fait qu’elle fut filmée et put potentiellement être vue et commentée par d’autres jeunes du quartier lui donnait d’emblée un caractère public. Cela n’empêchait pas que dans de nombreuses autres situations les rapports entre filles et garçons soient plus apaisés, que les uns et les autres puissent se montrer romantiques et ne soient pas obligés de surjouer la conformité à l’ordre du genre.

  • 15 Cf. notamment Clair I. (2008) op. cit., Lepoutre D. (2001) Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob, Sa (...)

34On voit donc bien comment le dispositif d’ateliers et le détour par la fiction ont ouvert chez le chercheur et chez les enquêtés des réflexions sur la façon dont les jeunes cherchaient à se représenter et sur les logiques sociales à l’œuvre dans ce processus. S’il est indéniable que les relations filles-garçons sont structurées par l’ordre du genre et par des enjeux de réputation, comme l’ont déjà montré différentes analyses sociologiques sur les sociabilités des jeunes15, le dispositif d’enquête déployé ici nous a permis d’affiner ces analyses en montrant combien les conduites et les paroles des jeunes étaient aussi modelées par des effets de contexte et de groupe. Ce dernier aspect nous a semblé important dans nos analyses, car tout au long de notre enquête nous avons pu observer un fort contrôle social dans le quartier en raison, notamment, des liens d’interconnaissance qui y sont particulièrement développés.

35Comme sur la place du village, les rumeurs circulent, les réputations de chacun sont commentées et discutées. En conséquence, chacun doit non seulement maîtriser son image, mais également les bavardages dont il fait l’objet et l’image qui est véhiculée de lui. Une simple rumeur peut parfois venir briser une réputation pour longtemps.

36La pression est d’autant plus forte pour les jeunes dont l’essentiel de la vie sociale est en lien avec le quartier. Entre l’école, la famille et le groupe de pairs, la plupart de leurs sociabilités se déroulent dans cet espace. Les occasions dans lesquelles les jeunes sont amenés à avoir des sociabilités en dehors de cet environnement immédiat sont assez rares.

37Ainsi, il est difficile pour les jeunes de se dissimuler dans une masse d’anonymes et de laisser s’exprimer leur individualité sans tenir compte du jugement de leurs proches, comme c’est le cas dans les grands centres urbains. Les rumeurs et les commérages sont là pour leur rappeler la morale et les valeurs du groupe, et c’est pourquoi, dans l’arène du quartier, les signes de tendresse entre filles et garçons restent cachés, à l’abri des regards.

38Tout en étant fondées sur une réalité artefactuelle, les improvisations ont donc permis de s’interroger sur la façon dont les jeunes jouent avec leur image dans leurs interactions quotidiennes. Par ailleurs, ce dispositif a créé un terrain de dialogue avec eux, nous aidant ainsi à construire une réflexion partagée.

Un cinéma de recherche qui vise une forme de pensée partagée

39À la suite des ateliers, nous avons tourné un film de fiction improvisé, à partir d’un scénario, nourri du travail d’atelier, écrit par nos soins. Les improvisations qui ont eu lieu lors du tournage nous ont permis de prolonger l’enquête et de découvrir de nouveaux aspects des réalités sociales étudiées. L’enquête de terrain ne s’est donc pas limitée à des recherches préparatoires pour nourrir l’écriture du film, comme c’est souvent le cas dans les fictions documentées qui ne cherchent pas à réenvisager le film au moment du tournage. Le film, au contraire, s’est joué dans un entre-deux en allant du côté de l’écriture scénarisée pour restituer le point de vue du chercheur, tout en cherchant à se détacher de celle-ci pour faire surgir des moments documentaires et donner place aux points de vue des filmés. S’il nous a permis de restituer une partie des résultats de cette recherche, il n’a pas pour autant visé à retranscrire de manière détaillée nos analyses sociologiques sur les relations entre filles et garçons et le rapport des jeunes aux normes du groupe. L’enjeu n’était pas d’illustrer nos analyses, mais plutôt de donner à voir comment le film et la fiction ont déplacé nos façons de faire de la recherche. Ainsi, le film s’est apparenté à une enquête de sociologie en acte, à une tentative de réflexion partagée avec les concernés.

  • 16 « L’approche ethnographique en milieu populaire a le mérite, dans le contexte actuel d’envahissemen (...)
  • 17 Rancière J. (2008) Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique.

40En prolongeant l’écriture fictionnelle par l’improvisation, nous sommes sortis du rapport classique entre enquêteur et enquêtés pour entrer dans un processus de recherche et de création en commun. De tels dispositifs de recherche remettent alors en jeu la question des sujets des savoirs. Ils permettent de faire entendre les paroles et les pensées des concernés — ici celles d’adolescents des Mureaux — à côté de celles du chercheur. C’est aussi ce qui confère à de telles recherches leur dimension politique, ainsi que le soulignaient déjà les sociologues Beaud et Pialoux au sujet de l’enquête de terrain16. Et au sein de cette approche ethnographique, le recours au film, en particulier, permet une écriture à plusieurs voix, une sorte de parler avec. Le passage par la fiction improvisée nous a dès lors offert cette possibilité de donner à entendre ces voix de ceux que d’ordinaire on n’entend pas, mais aussi de connaître leurs visages, leur gestuelle, leur attitude. Il nous a permis de construire d’autres « partages du sensible » au sens de Jacques Rancière17, c’est-à-dire de faire voir et entendre ceux qui jusque-là étaient toujours parlés par d’autres.

  • 18 L’extrait choisi montre bien comment à travers l’improvisation les filmés ont pu s’emparer du film (...)

Vidéo 1 : Extrait du film La Cour des murmures18

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Bibliographie

 

Caillet A. (2014), Dispositifs critiques, Le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Clair I. (2008), Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin.

Colleyn J-P. (dir) (2009) Jean Rouch, Cinéma et anthropologie, Paris, Cahiers du Cinéma/INA.

De Latour E. (2006) « Voir dans l’objet : documentaire, fiction, anthropologie », Filmer, chercher, Communications, no 80, p. 183-198.

Deleuze G. (1985) L’Image-temps. Cinéma 2, Paris, Minuit.

Garfinkel H. (2007) Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF.

Goffman E. (1973) La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit.

Goffman E. (1974) Les Rites d’interaction, Paris, Minuit.

Lapeyronnie D. (2008) Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont.

Lepoutre D. (2001) Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob.

Mohammed M. (2011) La Formation des bandes, entre la famille, l’école et la rue, Paris, PUF.

Morin E. (1956) Le Cinéma ou l’homme imaginaire, essai d’anthropologie, Paris, Minuit

Morin E. (1962) « Chronique d’un film », Chronique d’un été, Domaine Cinéma 1, Interspectacles, p. 5-43.

Nichols B. (1991) Representing Reality: Issues and Concepts in Documentary, Bloomington, Indiana University Press.

Ott M. (2019) De Cendres et de Braises. Voix et histoires d’une banlieue populaire, Paris, Anamosa.

Rancière J. (2008) Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique.

Rouch J. (1979) « La caméra et les hommes », in Claudine de France (dir.), Pour une anthropologie visuelle, Paris-La Haye-New York, Mouton, p. 53-71.

Sauvadet T. (2006) Le Capital guerrier, Paris, Armand Collin.

Scheinfeigel M. (2008) Jean Rouch [en ligne], CNRS Éditions.

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Notes

1 Parmi les ethnofictions de Jean Rouch nous pourrions citer : La Pyramide Humaine (1959), Moi un Noir (1959), La Punition (1962), Rose et Landry (1963), Jaguar (1967), Petit à Petit (1970), Cocorico Monsieur Poulet (1974).

2 Cette recherche, entre sciences sociales et cinéma, recherche et création, a été réalisée dans le cadre d’une thèse en sociologie filmique à l’université Evry Paris-Saclay sous la direction de Joyce Sebag. Elle a été soutenue en novembre 2019. La spécificité des thèses en sociologie filmique est d’être rendues à la fois sous la forme d’un film et d’un écrit, ce qui sous-entend que le film est lui-même écriture de la recherche. Le mémoire écrit issu de cette thèse s’intitule Un cinéma de recherche entre fiction et documentaire. Retour sur une expérience de film autour des relations filles-garçons avec des jeunes d’une cité HLM (274 pages), tandis que le film a pour titre La Cour des murmures (49 minutes, HD, couleur, produit par TS Productions et Flammes).

3 Nous avons commencé cette recherche par une enquête de terrain basée sur des entretiens, des observations ethnographiques et des recherches théoriques.

4 Comme l’ont déjà souligné différents chercheurs-cinéastes, le film, parce qu’il est une écriture sensible qui fait exister des corps, des attitudes, des manières d’être, des lumières, des ambiances, des silences…, invite à d’autres modes de pensée et d’autres formes d’énonciation de celle-ci, plus difficile à caractériser par les mots. C’est pourquoi au-delà des contraintes de rendu propre à l’exercice de thèse, il était important pour nous de restituer cette recherche à la fois sous la forme d’un film et d’un écrit.

5 Bills Nichols propose cinq modes de représentation documentaire, qui ne s’excluent pas les uns les autres et cohabitent souvent dans un même film : le documentaire d’exposition qui s’appuie sur des images descriptives accompagnées d’une voix off, le documentaire d’observation dans lequel le cinéaste cherche à s’effacer devant la réalité filmée pour mieux la révéler, le documentaire interactif dans lequel le cinéaste et les personnes filmées assument leur co-présence, le documentaire réflexif qui attire l’attention sur la forme du film lui-même et enfin le documentaire performatif in Nichols B. (1991), Representing Reality: Issues and Concepts in Documentary, Bloomington, Indiana University Press. On peut également se référer à François Niney qui propose la catégorie de l’interférence pour qualifier ce genre de film in Niney F. (2009) Le Documentaire et ses faux semblants , Paris, Klincksieck, p. 42-44 et p. 169-175.

6 Scranton R. (2010) « Going outside The Wire: Generation Kill and the failure of detail », City, vol. 14, no 5, p. 558-565.

7 Morin E. (1956) Le Cinéma ou l’homme imaginaire, essai d’anthropologie, Paris, Minuit (Arguments), Préface, p. XIII.

8 Caillet A. (2014) Dispositifs critiques, Le Documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 41.

9 Dans ce film, la réalisatrice fait appel à des actrices pour rejouer les entrevues entre professionnelles et usagères du planning familial faute de pouvoir filmer ces échanges trop intimes.

10 Extrait d’un entretien avec Kieslowski dans le film Kieslowski, dialogues (1991) de Ruben Korenfeld, Bonus DVD du film La Double Vie de Véronique, MK2, 2005.

11 L’ensemble de ce travail de terrain aux Mureaux a été réalisé en collaboration avec Manon Ott qui a également effectué une recherche de thèse, entre sciences sociales et cinéma, sur ce territoire. Sa recherche-création a donné lieu à la réalisation du film De Cendres et de Braises (72 minutes, produit par TS Productions) sorti en salle en septembre 2019 parallèlement à la publication d’un livre éponyme issu de la partie écrite de la thèse : Ott M. (2019), De Cendres et de Braises. Voix et histoires d’une banlieue populaire, Paris, Anamosa. Manon Ott a collaboré à notre recherche, nous avons nous-même collaboré de bout en bout à la sienne. C’est une particularité de la recherche par le film que de comporter une dimension collective forte.

12 L’expression signifie que tous les garçons ont envie de draguer.

13 Avoir une mauvaise réputation pour une fille sous-entend avoir une morale sexuelle douteuse soit une réputation d’allumeuse. Cet étiquetage peut entraîner non seulement la mise au ban du groupe de pairs, mais également un comportement irrespectueux de la part des garçons du quartier.

14 Cf. notamment Clair I. (2008) Les Jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin. Dans son livre, la sociologue propose d’utiliser la notion d’ordre du genre pour caractériser ces injonctions identitaires qui pèsent sur les filles comme sur les garçons. Cette notion articule la hiérarchisation entre les sexes avec la différenciation des sexes. L’ordre du genre sous-entend qu’il y a à la fois une hiérarchisation entre le masculin et le féminin et l’obligation sociale pour une fille ou un garçon d’adopter une attitude genrée qui corresponde à son sexe afin d’être socialement « intelligible ». Comme le fait remarquer la sociologue : « Filles et garçons encourent d’énormes risques sociaux à ne pas se conformer à l’ordre du genre : les filles plutôt selon l’axe de la hiérarchisation, les garçons plutôt selon l’axe de la différenciation. » Cette approche permet de complexifier la notion de domination masculine, en montrant notamment comment les injonctions identitaires pèsent aussi sur les garçons.

15 Cf. notamment Clair I. (2008) op. cit., Lepoutre D. (2001) Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob, Sauvadet T. (2006) Le Capital guerrier, Paris, Armand Collin.

16 « L’approche ethnographique en milieu populaire a le mérite, dans le contexte actuel d’envahissement de la logique des sondages dans les médias (mais aussi dans les appareils politiques), de poser la question plus actuelle que jamais de la légitimité de la parole des “dominés”, de la nécessité de faire entendre leur voix et de les écouter attentivement, de leur droit à imposer leurs mots sans être immédiatement tancés ou moqués par les gardiens de la parole légitime. […] En ce sens, le travail de l’ethnographe travaillant en milieu dominé paraît être éminemment politique dans la mesure où il aide à faire advenir une parole ou des expériences sociales qui sont d’ordinaire passées sous silence ou a priori disqualifiées par les faiseurs d’opinion. » Beaud S. et Pialoux M. (1999) Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, La Découverte, p. 473-474 (postface à l’édition de 2012).

17 Rancière J. (2008) Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique.

18 L’extrait choisi montre bien comment à travers l’improvisation les filmés ont pu s’emparer du film pour énoncer leurs points de vue sur les réalités sociales filmées. On notera aussi que dans cette scène, l’introduction d’éléments fictifs comme le personnage d’Emma — une personne extérieure au quartier d’un milieu social, et d’une génération différente de celle des jeunes du quartier — nous a permis de créer des situations qui faisaient rupture avec le quotidien des enquêtés, suscitant ainsi des réactions et des prises de parole de ces derniers.
Résumé du film : Dans une cité de la banlieue parisienne, un réalisateur propose à une bande d’adolescents de tourner une adaptation contemporaine du roman de Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses. Les enjeux de réputation, la place de la rumeur, les amours cachés… tout dans le roman semble un bon moyen de revisiter le décor de la cité. Mais les jeunes ne voient pas les choses du même œil : pour eux, le film est impossible car « le quartier ne fait pas de place à l’amour ! » Peu à peu un autre film s’invente, entre fiction et documentaire : la vie et le cinéma se mêlent et la parole des jeunes se libère.

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Table des illustrations

Titre Image 1 : Photogramme issu d’une séance d’atelier, 2014
Légende © Grégory Cohen & Manon Ott.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1535/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 628k
Titre Image 2 : Photogramme issu de l’improvisation autour du grand frère, 2014
Légende © Grégory Cohen & Manon Ott.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1535/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 278k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Grégory Cohen, « Enquêter sur une réalité sociale à partir de la fiction cinématographique »Images du travail, travail des images [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 20 février 2021, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/1535 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.1535

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Auteur

Grégory Cohen

Docteur en sociologie, Grégory Cohen est l’auteur d’une thèse entre sciences sociales et cinéma, recherche et création, soutenue en 2019 à l’Université d’Évry Paris-Saclay. Faisant dialoguer films, textes et photographies, ses recherches portent sur les questions des quartiers populaires, des migrations, des minorités, aussi bien que sur le dialogue entre fiction et documentaire et sur les enjeux de la recherche-création. Il est coauteur avec Manon Ott d’un livre de textes et photographies (Birmanie rêve sous surveillance, aux éditions Autrement) et de plusieurs films (Narmada, La Cour des murmures, De Cendres et de Braises…).

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Droits d’auteur

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