Anne Monjaret, La Pin-up à l’atelier. Ethnographie d’un rapport de genre
Anne Monjaret, La Pin-up à l’atelier. Ethnographie d’un rapport de genre, Ivry-sur-Seine, Créaphis Éditions, 145 pages, 2020
Texte intégral
1Dans un petit ouvrage stimulant, illustré et réflexif, Anne Monjaret nous alerte : les images de femmes plus ou moins dénudées, les pin-ups (littéralement, punaisées en haut), sont en train de disparaître des espaces masculins comme les ateliers, les garages, les casiers des ouvriers ou encore les cabines de routiers. Il est temps de faire une ethnographie, on serait tenté de dire une histoire, d’un objet en voie de disparition et bien souvent considéré comme sexiste et vulgaire.
Image 1 : couverture de l’ouvrage
Photographie d’Anne Monjaret : hôpital, atelier plomberie, bureau, 24 juillet 2002
2En visitant le 27 octobre 2017 le musée de l’aventure Peugeot à Sochaux, l’autrice s’est aperçue que cette imagerie populaire, typiquement masculine ne figurait pas dans les reconstitutions ou, plus exactement, renseignements pris, qu’elle avait été récemment ôtée. Ce constat donnait du relief à des observations menées à la fin des années 1990 dans le cadre d’une recherche sur la fermeture de trois hôpitaux parisiens et au début des années 2000 sur ces pratiques populaires dorénavant impopulaires, en s’interrogeant sur le sens de ces pratiques et aussi de leur remise en cause.
3Un premier constat s’impose : cette pratique est ancienne, fortement ancrée dans de nombreux secteurs de la culture ouvrière et décrite par des chercheurs dans des domaines variés comme ceux de la marine, de l’armée, de l’usine ou encore de l’énergie. Cependant, au-delà des descriptions ponctuelles et souvent peu approfondies de sociologues, d’anthropologues ou d’historiens, il n’existe pas, mis à part l’ouvrage déjà ancien de Bertrand Mary (La Pin-up ou la fragile indifférence : essai sur la genèse d’une imagerie délaissée, Fayard, 1983), d’approche globale de cette pratique sociale au travail. Approche qui ne pouvait qu’être profondément réflexive.
4Il fallait, comme le rappelle Anne Monjaret, se défaire des nombreux préjugés autour de cette pratique d’affichage d’images stéréotypées et commerciales, à caractère érotique, voire pornographique, et pouvant connoter une certaine misère sexuelle.
« Attentive aux réactions que je soulevais sur le “terrain”, attentive aux différentes pratiques que je découvrais progressivement, je me suis interrogée sur le regard que ces hommes portaient sur les femmes autant que sur celui que je portais sur eux. Au-delà de ce cas de terrain, je m’intéresse aux formes d’une culture visuelle, qui plus est masculine et populaire, et aux expressions du rapport sexué qui en émanent et qui se construisent dans une relation entre proximité et altérité. » (p. 11)
5Il était alors nécessaire de décentrer le questionnement en s’intéressant moins aux images elles-mêmes qu’aux discours et aux pratiques autour d’elles. Ainsi, certains ouvriers traitent avec égard leur pin-up de papier afin qu’elles portent bonheur, comme ces menuisiers d’un musée qui avaient l’habitude de l’habiller lors des grands froids, avec des vêtements de papier spécialement confectionnés. Cette fonction de soutien est confirmée par un détour historique. Sans remonter aux figures de proue féminines de la marine à voile, les deux guerres mondiales voient fleurir ces représentations dites, à l’époque, grivoise ou licencieuse. Souvent tolérées, voire facilitées par les institutions militaires, les « Dames de cœur ou filles de joie iconiques, ces femmes de papier, entre sainte et putain, vont avoir un rôle de soutien moral, se transformant en dame de compagnie… » (p. 28)
6La paix revenue, cette tradition militaire se diffuse dans la culture ouvrière et devient une pratique soit individuelle comme dans la cabine du marin ou du routier, soit collective dans l’atelier ou le garage, acquérant au passage une dimension essentielle de la playmate (littéralement camarade de jeu) : l’étalage visible et ostensible de l’adhésion aux valeurs du groupe d’appartenance comme la virilité, le machisme, l’hétérosexualité et donc l’affichage de sa non-homosexualité.
7Cette dimension ne doit pas masquer le caractère souvent commercial de ces images non seulement compte tenu de l’importance de la fonction d’érotisation de la marchandise que mobilise la publicité, mais aussi, plus trivialement, car une des formes les plus courantes, le calendrier, permet de maintenir une relation quasi quotidienne entre les ouvriers et les fournisseurs, et ceci souvent durant de longues années, car dans bien des cas, ces femmes de papier sont fidèles, vieillissant et jaunissant sur place.
8Pour Anne Monjaret, la pratique d’affichage d’images grossières et de mauvais goût fonctionne comme un marquage de territoire. Elle permet de maintenir un espace réservé aux ouvriers, où ne se risquent guère les regards des femmes, de la hiérarchie, des intrus et autres touristes… Se constitue ainsi un entre soi ouvrier.
« Il s’agit de s’entourer de “femmes pour s’apprécier entre hommes” (Mélanie Gourarier, Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Seuil, 2017). Il s’agit de s’entourer de collègues proches pour s’apprécier entre personnels ouvriers. Comme tout principe identitaire, la différence des autres ouvre à la reconnaissance d’un nous dans la réalisation de pratiques communes » (p. 123)
9Comme toute forme de socialisation professionnelle, ces pratiques s’apprennent et sont transmises par les anciens aux plus jeunes, apprentis ou entrants dans le métier, à travers ce que la chercheure qualifie de rites de passage. Les lieux de travail ainsi décorés s’apparenteraient à des « maisons des hommes », expression utilisée par Maurice Godelier (La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Fayard, 1982) pour désigner les bâtiments dans lesquels les Baruyas (en Papouasie) isolent les garçons pour les initier aux valeurs viriles.
Image 2 : Le coin bureau dans l’atelier de menuiserie d’un musée parisien
© Anne Monjaret, 13 février 2002.
10Depuis quelques décennies, la pratique d’affichage de filles nues construisant un entre soi ouvrier porteur de valeurs viriles et traditionnelles tend à disparaître. Les raisons en sont sans doute multiples : « Le développement de la sous-traitance, la valorisation de la polyvalence, la mobilité des personnels, l’arrivée des femmes ont eu des retentissements sur les organisations internes » (p. 127). Plus encore, les luttes pour l’égalité des femmes, la montée des diplômes chez les jeunes, le contrôle renforcé des entreprises sur l’espace de travail ont entraîné une crise des valeurs ouvrières et un brouillage des représentations genrées…
11Pour autant, Anne Monjaret souligne que les calendriers ont perduré tout en se transformant, dessinant ainsi de possibles évolutions des rapports de genre. Leur public s’est élargi vers les employés et les femmes qui sont devenues amatrices de cette pratique commerciale. Dans les dieux du stade, les rugbymen du stade français posent nus, jouant la carte esthétique de l’érotisme ; ils seront suivis par de nombreux autres, présentant en général des corps jeunes, musclés et chastement mis en scène grâce à un sous-vêtement ou un cache-sexe (serviettes, ballons, etc.). Parallèlement, d’autres calendriers de nus masculins proposent une masculinité plurielle et jouent avec les conventions traditionnelles du genre. L’exemple du « calendrier de la débauche » des ouvriers de Chaffoteaux-et-Maury reste rare mais instructif, car il déplace le calendrier de l’érotisme vers le politique et le militant. Pour lutter contre les licenciements, ils quittent leurs bleus de travail pour signifier la violence de la perte d’emploi qui est une forme de dénuement et de « perte de soi » qui touche les hommes comme les femmes.
12Parallèlement, les femmes se rhabillent, s’emparant d’attributs masculins et ouvriers comme le bleu ou des outils ; des femmes d’âge mûr n’hésitent pas à se déshabiller, retirant l’exclusivité des calendriers aux jeunes.
« La dérision et l’inversion désamorcent l’idée que le regard publicisé et sexualisé, érotisé ne peut être que masculin. L’homme devient également un homme-objet. […] La symétrie des genres n’est-elle pas en train de se substituer à la séparation des sexes, recomposant les rapports sociaux de sexe ? » (p. 134)
13En conclusion, Anne Monjaret se demande si on n’assiste pas à une remise en cause des stéréotypes qui naturalisent la distinction entre un sexe fort et un sexe faible. Mais plutôt qu’à une disparition de ces pratiques d’affichage sexiste et machiste, s’inscrivant dans des logiques individuelles et collectives, ne peut-on penser à un déplacement vers d’autres espaces et d’autres formes, notamment numériques, comme le suggère l’importance des sites pornographiques sur le Web ou encore celle des réseaux sociaux dédiés ?
Table des illustrations
Titre | Image 1 : couverture de l’ouvrage |
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Légende | Photographie d’Anne Monjaret : hôpital, atelier plomberie, bureau, 24 juillet 2002 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1529/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 72k |
Titre | Image 2 : Le coin bureau dans l’atelier de menuiserie d’un musée parisien |
Crédits | © Anne Monjaret, 13 février 2002. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1529/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 225k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Paul Géhin, « Anne Monjaret, La Pin-up à l’atelier. Ethnographie d’un rapport de genre », Images du travail, travail des images [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 20 février 2021, consulté le 20 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/1529 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.1529
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