Nord Paradis, un film improbable dans la carrière de Christophe Lamotte. Et un support improbable dans la formation à l’enquête de terrain en sciences sociales ?
Texte intégral
1Christophe Lamotte est scénariste et réalisateur. Après des études de cinéma, il fait ses premières armes avec plusieurs courts-métrages, Les Solitudes (1994), Ève-Transit (1995), La Valise (1997), Mathilde (1997) et Une rencontre imprévue (1998). En 1998, il tourne un documentaire pour Canal +, HEC, derrière la porte étroite. En 2000, il obtient le prix spécial du jury au festival d’Angers avec son premier long métrage pour le cinéma, Un possible amour, dans lequel il décrit le parcours d’une jeune femme qui retourne chez elle après sa sortie de prison. Au début des années 2000, il réalise deux films pour Arte qui confirment la place singulière qu’il occupe dans le monde de la télévision : Dérives qui obtient le FIPA d’or du meilleur scénario en 2001 et Ravages en 2007. Il y interroge les thèmes de l’adolescence difficile et de la famille, parlant en creux de sa propre jeunesse accidentée.
2En 2009, il réalise un deuxième long métrage, Nord Paradis, un film singulier qui le ramène à Boulogne-sur-Mer et à ses origines. En 2015, il réalise son troisième long métrage pour le cinéma, Disparue en hiver, avec Kad Merad dans le rôle principal. Puis il revient à la réalisation pour la télévision en travaillant sur des séries pour TF1 et France Télévision, enchaînant plusieurs succès d’audience. Notamment en 2017 avec Je suis coupable, en 2019 avec La Part du soupçon, inspiré de l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès, et en 2021 avec Une affaire française à propos du meurtre du petit Grégory.
3Avec Nord Paradis, Christophe Lamotte réalise un film au statut hybride, entre documentaire et fiction. Ce film de cinéma met en scène une sociologue au travail, jouée par une actrice, Aurélia Petit, dans l’investigation d’une famille de ferrailleurs dont elle explore les différentes activités : le dépannage automobile, la casse, la vente de pièces détachées, le tri de déchets issus de chantiers du bâtiment. Elle reconstitue à cette occasion les liens de parenté, d’alliance et de descendance qui tiennent ensemble, autour de la figure de Marie-Rose, toutes les personnes qui y travaillent. Le film peut être vu comme une enquête de terrain filmée quasiment de bout en bout et être montré à des étudiants de sciences sociales pour les former à la recherche. C’est un modèle par moments, un contre-modèle à d’autres. Les écarts avec la pratique des chercheurs n’ont rien de totalement surprenant puisque le personnage de la sociologue n’a pas été pensé en vue d’un usage pédagogique du film : il a été diffusé en salle de cinéma pour tout public. En revanche, le premier point peut intriguer et inviter à réfléchir à comment les dispositifs mis en œuvre par Christophe Lamotte pour réaliser son film, pour s’approcher des personnes filmées, révèlent d’étonnants échos avec les bricolages de l’enquête de terrain en sciences sociales. Et le recours qu’il fait à des dispositifs propres à la fiction est aussi une interpellation aux chercheurs ethnographes sur les modes de fictionnalisation du réel que leurs investigations au plus près des situations, au frottement des acteurs sociaux, leur permettent : pour réfléchir aux enjeux de leur démarche.
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Comment commence le cinéma pour toi ?
Avec La Fureur de vivre de Nicholas Ray et La Nuit américaine de Truffaut. En fait, à travers ces deux films que j’ai vus au moins trente ou quarante fois chacun, j’ai eu une révélation en me disant : « je veux faire le métier que Truffaut montre dans son film, mais en faisant les films que fait Nicholas, en faisant La Fureur de vivre. » Cela a déterminé toute ma carrière jusqu’à aujourd’hui. J’ai presque envie de dire qu’inconsciemment, c’est là qu’est né le style de cinéma que j’aime et que je défends : un mélange d’âpreté, de lyrisme, de réalisme et de complexité des sentiments. Donc à partir du moment où j’ai vu ces deux films, je me suis dit : « c’est ça que je veux faire : un cinéma qui est une affaire de mélanges, entre le réel et la fiction. »
Sauf que j’avais fait un cursus… (rires) en économie ! À partir de là, j’ai réussi à rejoindre la fac de Paris VIII, à Saint-Denis, qui était très engagée, avec des professeurs très célèbres. Il y avait des gens, comme Philippe Garrel, qui donnaient des cours… Par exemple, j’avais un professeur, Denis Guedj, qui était un écrivain très célèbre, un mathématicien aussi, et qui donnait des cours de scénario en soulignant comment prendre des enquêtes réelles pour les introduire dans la fiction. Par exemple, il disait : « voilà, vous voulez raconter une histoire, c’est important de se documenter. Donc si vous voulez faire une histoire sur des, je sais pas, des gens qui cultivent le vin, il faut savoir comment se fait le vin, et pourquoi et comment, parce que ça peut nourrir la dramaturgie. » C’est un cours qui m’a énormément marqué. Toujours ces allers-retours avec le réel et avec cette idée que le cinéma se nourrit de la vie. Et donc, comme j’ai eu une vie assez accidentée et qu’il m’est arrivé plein de choses, à un moment donné, je me suis dit : « Eh bien, je vais me raconter. »
Le cinéma m’a énormément appris dans la vie et je me suis construit à travers lui. Le cinéma m’a appris même les rapports, je vais dire presque amoureux, les rapports de domination, les rapports de pouvoir. Et donc, évidemment, j’avais envie que tout ce que je ressentais sur ma place dans le monde, par rapport aux gens, par rapport aux femmes ou à mes parents… se cristallise aussi dans le cinéma. Une sorte d’aller-retour comme cela, comme si le cinéma pouvait être une sorte de filtre pour dire la vie, voilà. D’où l’importance de La Fureur de vivre pour moi : par rapport à mes parents, par rapport à l’école, par rapport au monde, par rapport aux copains, par rapport à tout quoi. Comment faire sa place ? Comment devenir soi ? En fait, c’est cela aussi qui se pose. Comment devenir soi-même dans ce monde. Et donc, très vite, il y a eu cette envie de me raconter. Donc de raconter ma famille, de raconter d’où je venais et de quelle manière. Et c’est pour cela qu’il existe des images d’archives dans Nord Paradis, qui sont filmées en noir et blanc et en 16 millimètres.
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Tu commences à faire des images rapidement ?
J’ai fait mes premières images sur ma famille. Et sur ce lieu qu’était la casse de voitures et qui, pour moi, était magique. C’était un lieu d’enfance, où j’ai appris la vie, où on faisait des courses de voitures, de stock-car, où on écrasait des voitures avec les grues, où, comme je le raconte dans le film, on cassait des ampoules pour récupérer le laiton et où Marie-Rose, ma tante, nous donnait de l’argent en échange de ce laiton pour acheter des bonbons… Donc, très vite, j’ai voulu filmer les miens et essayer de trouver ma place à l’intérieur de ça. Comme pour me réattribuer une place à l’intérieur de ma famille, pour dire quelque chose du secret de famille, des choses comme cela. Voilà, c’est parti de là.
Mais tu ne trouves pas de…
Je ne trouve pas de porte d’entrée et, en fait, j’ai peur. Il faut dire les choses le plus simplement du monde : ce projet, c’est comme si c’était le premier film que je devais faire et qui, en même temps, était le moteur de tous mes films. C’est-à-dire que le film est tout le temps là, il m’accompagne. C’est comme si, n’arrivant pas à le faire, j’en faisais d’autres. Il se passe quelque chose de cet ordre-là. C’est comme écrire un livre. On se dit : « C’est le livre que je dois écrire, mon premier. » Et en fait, on écrit tous les livres à côté et on n’écrit jamais celui-là. C’est un peu ce qui se passe en fait. Je ne sais pas comment m’y prendre. Entre-temps, j’ai tourné ces images en 16 millimètres, j’ai emmené une équipe et on a tourné. J’ai tourné dans ma famille en disant : « voilà, je vais vous filmer et tout ça »…
Pour moi, cela a toujours été un moteur, mais aussi une peur. Donc, le gros problème a été de dépasser cette peur pour aller trouver le sujet de ce que je voulais raconter. Qu’est-ce que je cherche à raconter en parlant de ma famille et de moi ? Qu’est-ce que je veux filmer ? J’ai commencé à le comprendre grâce à celle qui deviendra la personne centrale de mon film, Marie-Rose, ma grande tante, qui un jour l’a formulé très nettement : « Qui dans ma famille, qui de mes enfants reprendra mon entreprise quand, moi, je vais disparaître ? Que va devenir ma famille quand moi je ne serai plus là ? » C’est là que, tout d’un coup, je me suis dit : « Eh bien oui, c’est ça ! Qu’est-ce que va devenir ma famille le jour où elle ne sera plus là ? » Donc mon désir, c’était de filmer la fin d’un monde qui, en même temps, correspondait aussi à la ville. C’était pour moi, tout d’un coup, l’idée d’un film entre une famille, une ville et une région.
Et je comprends à ce moment-là que cela fait dix ans que je fais du cinéma et de la télé, que j’arrive à une vraie charnière de ma carrière et de ma vie. C’est-à-dire que, tout d’un coup, je me dis : « Il faut que je me confronte à mes propres démons, à mes propres questions. » Et voilà. Donc je comprends d’un coup que c’est cela qu’il faut écrire. Mais, par contre, il y a un petit problème : c’est que ces gens, en fait, n’aiment pas parler d’eux, ces gens ne veulent pas parler d’eux. Donc, quelque part, je veux faire un film qui est impossible à faire !
Oui et cette sensation que tu as qu’ils ne veulent pas parler d’eux, c’est aussi toi qui ne veux pas parler de toi.
Exactement ! Et tout cela est très vicieux, en fait : je dois rendre des comptes vu que je suis payé et que, tout d’un coup, la production a fait appel au CNC. À un moment donné, il faut bien que je dépose un dossier, et il faut bien que le film se fasse si je reçois de l’argent. Du coup, ma peur ne fait que s’amplifier, évidemment. Et là, c’est terrible !
Tu as réfléchi à cette question de pourquoi ils ne veulent pas parler d’eux ?
Ah oui oui. Déjà, je crois que c’est ancré dans leur culture. Enfin, je veux dire… ce sont des gens qui n’ont pas forcément les mots pour parler d’eux. On est dans une culture qui n’est pas liée à la parole. Ils sont en partie, aussi, manouches. Ce sont des gens qui vivent en circuit fermé. Le sujet, quand même, c’est l’histoire de toute une famille qui vit et travaille dans un même endroit. Qui a un rapport à l’extérieur, évidemment, mais eux-mêmes sont en autarcie presque. C’est ça qui est important. D’où le problème de la disparition, aussi, de cette famille. Et de ces familles au sens plus large. Comme les Indiens, en fait. Je veux dire, c’est pareil. C’est-à-dire que ces familles en autarcie fonctionnaient très bien, mais, à un moment donné, le monde moderne qui est plus vif, plus rapide, les a mis en danger, entre guillemets.
Alors, comment ça se développe en matière d’écriture ? À quel moment le scénario prend-il vraiment ?
En fait, c’est quand je comprends qu’il faut que je crée un dispositif. Avec mon scénariste, Pierre Chosson [avec qui j’avais écrit mon premier moyen-métrage, Un possible amour, qui parle aussi de ma jeunesse et qui est ma première sortie au cinéma en 1999], on en parle, et je dis à la production que ce sont des gens qui ne parlent pas. Il faut accepter l’idée que je peux me lancer dans un film et qu’au bout, il n’y ait pas de film. En fait, c’est ça qui est important. Je m’accorde le droit de travailler sur un film et il faut admettre qu’à la fin il n’y en ait pas. J’arrive à formuler ce que je pense depuis le début et à faire que les producteurs l’acceptent. Et là je me sens libéré. C’est-à-dire que, tout d’un coup, on me dit : « Tu as le droit à l’échec. S’il n’y a pas de film, eh bien il n’y a pas de film… » Comme, entre-temps, j’ai vu beaucoup de choses, je me suis cultivé entre guillemets, je me dis alors que l’absence de film devient aussi importante que le film. Le non-film devient aussi important que le film.
Donc, la question devient : comment filmer l’impossible ? Comment filmer un non-film ? Comment filmer un film qui peut ne pas advenir ? C’est très important cette question parce que, tout d’un coup, c’est ce mouvement que je formule et que je suis obligé d’écrire. Je ressors mes images en noir et blanc, que j’inscris comme ça dans une structure. Je commence à séparer les personnages, à tirer des fils, à voir ce que je veux raconter, et je me dis qu’il me faut un dispositif pour rentrer dans ce système, pour rentrer dans ma famille. Et donc, à un moment donné, l’idée c’est moi : « Je vais rentrer dedans et vous allez me filmer. » Mais ça m’ennuie parce que j’aime pas les documentaires filmés à la première personne… Donc, très vite, la piste de moi au milieu du film ne marche pas. Je serai très présent dans le film, mais je ne veux pas y être. Donc, comment faire ?
Comme j’avais fait le film Un possible amour avec deux acteurs que j’aime beaucoup, je me suis dit : « Et si on prenait les acteurs ? Et si je prenais un acteur pour jouer moi ? » C’est là où je trouve le dispositif. Il faut quelqu’un pour être moi au cœur du dispositif. C’est plus compliqué à mettre en place mais, en tout cas, c’est l’idée. Et après, je me dis que cela ne suffit pas : il faut aussi que quelqu’un emmène le spectateur vers ma famille. Et donc là vient l’idée, de par mes recherches autour du personnage d’Aurélia, de l’utiliser comme une chercheuse qui fait des études de sciences humaines, qui fait de la sociologie. Mais je ne voulais pas d’une petite jeune, je voulais quelqu’un qui a vécu parce qu’il fallait quelqu’un de solide. Je me suis dit : « Il faut des gens solides pour les confronter à ma propre famille vu que c’est des gens, quand même, assez particuliers : avec des caractères forts et puissants, et fermés. Il me fallait des acteurs mais des acteurs particuliers. »
Quelle place tu donnes aux comédiens dans l’écriture du film ?
Je ne les mets pas au courant. Les comédiens restent des figures d’un dispositif, et je les connais : je sais comment ils sont en tant que personnes, je sais qu’ils sont solides en tant que comédiens et je sais que ça fonctionne avec moi. Par contre, la question à l’écriture, c’est : « qu’est-ce que je mets de moi en chacun d’eux ? » J’avais deux acteurs qui jouaient moi. C’est ça qui est très étonnant ! J’ai utilisé Aurélia [Petit] comme moi qui reviens, et Jean-Michel [Fête], je l’ai chargé de ce que je suis depuis toujours : moi dans mes rapports familiaux, dans les non-dits…
Toi qui as déjà fait un documentaire et une fiction, ton scénario ressemble plutôt à l’un ? Plutôt à l’autre ? Ou on ne sait pas trop ?
C’est un documentaire sur ma famille et sur moi-même. Et il y a des acteurs : j’explique pourquoi dans la note d’intention. Mais la question se pose de savoir à quoi doit ressembler le document. Parce qu’il faut bien un document pour aller demander de l’argent. Donc, c’est là où Pierre est important. On s’est mis d’accord : il faut quand même qu’il y ait des séquences. Et là, je reviens à l’importance de ce qui a déjà été tourné. Je prélève toutes les images super 8, toutes les images en noir et blanc, et on les pose, comme ça, sur un papier. Voilà ce qu’on a. Je lui parle de moi, de mes souvenirs, de comment je cassais les ampoules. Je raconte les trucs de voitures, je raconte mes rapports avec mes cousins, je raconte comment sont mes cousins, comment est Marie-Rose, ce que je pense… C’est là que, tout d’un coup, j’arrive à tout formuler de ma famille, de ma mère, mon père, ma tante Marie-Rose… Toute la rue aussi, toute ma famille, tout quoi. La politique, Jacques Chirac, je raconte tout ! Pierre note, note, note…
C’est là que je me libère, et ma vie change. Ma manière de faire du cinéma, de vivre le cinéma aussi. Tout d’un coup, le rapport à la douleur change, et je mets le doigt sur plein de choses.
Alors le tournage, c’est un moment plutôt heureux ?
Alors non, le tournage, c’est l’horreur : pour moi, c’est l’horreur ! C’est-à-dire que je n’ai jamais…
Déjà, il faut que tu arrives à intégrer ton équipe et tes comédiens à la vie réelle de ces gens.
En fait, le pire, c’est avant. On écrit le sujet, on écrit le projet, on le dépose, on a l’argent. Tout cela prend du temps quand même. Cela prend un an, deux ans. Et tout d’un coup, tout marche. Sauf que j’ai oublié une chose, c’est que je ne suis pas allé voir ma famille pour leur en parler. Donc tout d’un coup, j’ai le projet, j’ai l’argent.
Mais pas leur accord.
Mais j’ai pas leur accord ! J’ai réglé tout un côté du problème mais pas l’autre. Et donc, il faut que j’aille voir Marie-Rose pour lui parler. Et pas que Marie-Rose : les autres aussi. Là, je ne peux plus reculer. J’ai l’argent, et les producteurs, et tout. Et là, c’est l’horreur. Je me dis : « bon, je pars un week-end là-bas et je leur parle ». Donc je pars et je vais voir Marie-Rose. On passe le week-end ensemble. Et le soir, elle m’invite dans un resto où elle a des potes. On parle beaucoup, de plein de choses dont on n’avait jamais parlé, je ne sais pas pourquoi. C’est marrant, d’ailleurs, ce qui se passe : c’est très intime. Et puis on se balade sur la route de Napoléon, on regarde un endroit de Boulogne où il est passé. Elle m’emmène à la déchetterie où elle venait de faire des travaux.
Le week-end passe, passe et je me dis : « Il faut que j’y aille, je peux pas ne rien dire. Ou sinon je vais repartir et j’aurai pas parlé. Qu’est-ce que je vais dire lundi à la prod, quoi ? » Comme un gamin, quoi. Comme un gamin qui a fait une bêtise et qui ne veut pas avouer sa bêtise. En fait, c’est ça : c’est exactement du même ordre. Et je dis : « Eh bien écoute, Marie, il faut que je te parle. Voilà. Je vais faire un film sur la famille. Je veux faire un film et je vais faire un film. J’ai eu l’argent pour le faire. Et voilà… J’ai un producteur, et patati et patata… » Et là, gros blanc. Elle me dit : « Mais… faire un film sur quoi ? » Eh bien, je dis : « Sur vous, sur la famille. — Mais tu veux qui ? Mais tu veux… » Et elle me dit : « bah non » (rires). Je lui dis : « Mais comment ça ? Mais pourquoi non ? ». Elle me dit « Bah non non non non. Tu sais, nous, on n’aime pas parler. » Elle me dit ce que j’attendais, en fait. Parce que je savais. « Mais tu sais, nous, on n’aime pas parler de nous. Je veux pas. » Je pense qu’il y a plein de raisons à cela : les comptes, les machins. C’est l’entreprise, aussi, il y a plein de choses. Et puis, ils aiment pas la parole, ils sont pas liés à cela. Et puis le cinéma… Voilà. En plus, il y a plein d’histoires de famille à ce moment-là : avec son fils, c’était très compliqué, comme ça l’est toujours dans cette famille. C’est dans le film, d’ailleurs. Bon, je vais voir mon cousin et je lui dis aussi. Et mon cousin me répond : « Bah non. » Enfin, en fait, tout le monde me dit non (rires). Alors, je dis à Marie-Rose : « Eh bien ouais, bon. Mais je pourrais quand même filmer… dans la casse ? » Je lui dis : « Voilà, je voudrais filmer ma caravane, mon mobil-home » qui est à moi.
Oui, celui que tu filmes d’ailleurs.
Celui que je filme, oui. Il est à moi ! Donc je suis quand même chez moi. Je lui dis : « Eh bien écoute, moi, j’ai… Mais est-ce que je peux filmer aussi dans la casse, dans la déchetterie ? » Je lui dis : « Je vais filmer Boulogne de toute façon, mes souvenirs… » Je lui raconte mes images super 8, les images que j’avais en noir et blanc, que j’avais filmées, que je lui avais montrées. Entre-temps, ma grand-mère est morte. Je lui dis : « Voilà, je viens pour mamie, tout ça… » Enfin bref… elle me dit « Oui, oui, ça sans problème. Tu filmes ce que tu veux, mais pas nous. » En gros (rires). Je dis : « Bon… » Donc je rentre. À la prod, je leur dis ça (rires). Bon, comme je l’ai dit tout à l’heure, on était parti sur un non-film…
Hum, hum.
Il faut pas oublier que c’était pour cela que ça marchait. Moi, je me dis : « Ok, je m’en fous. On y va, on fait un non-film, quoi. Allons faire un non-film et on verra bien ce qui arrive. » Et donc, on décide de partir. La productrice me suit, elle avait confiance. Elle me dit : « Ok, on y va. » Je monte mon équipe, très réduite. C’est très important, les gens avec qui j’y allais.
Très réduite, tu veux dire chef op ?
Chef op, ingénieur du son, régisseur… Qu’est-ce qu’il y a d’autres ? Je crois que c’est à peu près tout…
Il y a un assistant, peut-être, avec toi ?
Non, je crois pas, j’ai… quelqu’un d’autre, je ne sais plus qui. Les deux comédiens…
Ouais, vous étiez peut-être six-sept quoi.
Ouais… Ouais, c’est ça, dans ces eaux-là. Il manque quelqu’un, mais je sais plus qui, j’ai un trou.
C’est quand même très peu par rapport à une fiction.
Oui, c’est ridicule.
Et en même temps, pour un documentaire, c’est énorme.
C’est beaucoup, c’est une équipe. On part comme sur un tournage. Location de voitures, de camions, même. Location d’un camion pour le matos, location de matos. On fait des essais. Moi, je fais des essais de caméra… On fait tout comme dans un vrai tournage.
Tu m’avais dit une grosse caméra.
Ouais, je les connais. Je les connais par cœur et je me dis : « Si je prends une petite caméra, ils vont me prendre pour un clampin. » Moi, j’ai dit au chef op : « Prends une grosse caméra, un gros truc. » Il me dit : « Mais tu te rends compte que ça va être l’enfer ? Tu vas pas être discret et tout… » Je lui dis : « Ouais, ouais je sais mais… » Et j’ai la bonne intuition. Je me suis dit : « Faut que ça pète, faut que ça ait de la gueule. » Je les connais par cœur, c’est l’avantage. Donc je prends une grosse caméra, des gros pieds. Je prends même un rail de travelling, enfin voilà quoi. Je fais… Je sors le… Le camion : je lui dis : « Prends un beau camion, un gros camion, un beau camion noir avec vitres fumées et on prend… On loue une belle maison au bord de la mer. Avec… Tu sais, les vieilles maisons du Nord sur deux-trois étages, magnifiques, en bord de mer. Des maisons familiales énormes… »
Et comment tu engages le travail, alors ?
Comme tout le monde dans l’équipe est au courant qu’ils ne veulent pas parler, j’organise une sorte de plan de travail en disant que l’on va un peu rayonner en commençant par la ville. Donc j’arrive avec la grosse caméra. La caméra commence à opérer un peu son effet, et je me dis que je veux pas aller à eux : ils vont venir à moi ! Je fais ce pari fou de tourner autour. Je fais des plans de la casse, des plans vides que je sais faire par cœur parce que je les ai en tête depuis mon enfance. Et par rapport à mon scénario où je parle de moi et de mes souvenirs, je sais que, de toute façon, je fais des plans qui vont servir.
Et donc ils nous voient travailler. Je pars du principe qu’il faut le temps, et c’est là où on rejoint la sociologie, les Rouch et les autres. Comment rentrer dans une tribu ? Parce que c’est bien une tribu au fond. Et c’est là où tout ce que j’ai lu me revient en mémoire et je me dis : « Soyons autonomes, faisons ce qu’on a à faire. »
Avec ce que tu leur as dit et les recherches qu’ils ont faites, tes comédiens sont en capacité d’improviser…
Jean-Michel a pris des notes sur ce que je lui ai dit, a rempli des cahiers. Ensuite, il se crée son personnage, il se renseigne sur tout auprès de tout le monde… Ce qui va donner des choses impressionnantes dans le film. Au point que, sur le tournage, des fois, je le cherche pour tourner alors qu’il est réellement en train de travailler : il est parti avec un camion… Et des fois, quand on tourne, il est au cœur de ma famille, si bien que tout d’un coup, ma mère lui dit des choses…
Qu’elle t’a jamais dites ?
Ou qu’elle l’engueule en me parlant, en fait, à moi. Et que même mes oncles, ils commencent à lui parler comme s’ils me parlaient à moi. Mais ils oublient que c’est pas moi et qu’ils lui parlent à lui comme si c’était moi. Ce qui donne lieu à un mélange incroyable.
Comme si c’était plus facile de leur parler à lui qu’à toi ?
Exactement. C’est ce qui se passe. C’est très étrange. Et le dispositif marche au-delà de toute attente.
C’est parfois ce qui se passe pendant une conversation où on dit à quelqu’un ce qu’on n’arrive pas à dire à un autre…
C’est ce qui se passe, par exemple, avec l’ex-mari de Marie-Rose, à table, avec mon père. Il y a mon père, il y a Aurélia et Jean-Michel, et mon père parle de Jean-Michel en disant « lui, il est pas mariable, et tout ça », en parlant de moi. Il y a plein de choses comme cela qui surgissent…
Et là, la fiction, elle a un rôle fondamental.
Bien sûr, bien sûr, c’est elle qui libère. Elle permet de faire du billard à plusieurs bandes et de libérer la parole. Et c’est là où mon dispositif fonctionne au-delà de toute attente. En même temps, je demande à Aurélia d’écrire. En dehors des réunions qu’on fait tous les soirs, je lui demande d’écrire au jour le jour toutes ses impressions. Comme un carnet de route. Je crois à cela en me disant : « S’il n’y a pas de film, qu’est-ce que j’aurai au final ? J’aurai tout ce que vit Aurélia et tout ce que vit Jean-Michel. » Donc je me dis, et je dis à tout le monde : « voilà, quoiqu’il arrive, moi, j’adore les plans vides. Quoi qu’il arrive, j’aurai vous. Votre matière que vous prélevez sera mon fil. Voilà. »
Je parle aussi régulièrement à Jean-Michel le soir. Je lui dis : « Voilà, là il y a quelque chose à soulever. Mais, attention, jamais frontalement. » En même temps, n’oublions pas que je lui ai donné tous mes souvenirs d’enfance. Il est dépositaire de ma vie, de mes secrets et de mes liens. Je lui mets aussi parfois une oreillette pour lui parler en direct. Si bien que, quand il interagit avec mon cousin, tout d’un coup, il lui dit des trucs que moi seul sais. Mon cousin comprend et interagit avec lui en sachant, en se disant que c’est avec moi qu’il parle. Mais intuitivement, naturellement.
Et donc c’est là où le mélange avec la fiction…
C’est là que ça prend. Exactement.
Oui, mais tu abordes un secret de famille et où on comprend que les gens ne vont pas parler…
Bien sûr ! C’est l’une des bonnes idées de ce dispositif qui était intuitif. C’est que ce secret de famille devient le moteur du récit. Ces secrets de famille, plutôt : il y en a que je connais, mais d’autres que j’ignore, que je pressens seulement. Il y en a que je pressens, dont je ne parle pas dans le film et qui se sont vérifiés d’ailleurs. Je ne veux pas en parler parce que cela va trop loin. Mais ce sont de vrais liens. Comment dire ça ? Il y en a qui sont moteurs pour la narration et pour l’histoire… Je comprends très vite, aussi, que je n’ai pas besoin de tout dire pour faire comprendre. D’où l’importance du rapport de la famille à la ville et à la région. C’est pour cela que le film devient social, politique et intime. C’est triangulaire tout le temps, en fait. C’est très complexe.
Ce qui est surprenant, c’est cette capacité du dispositif, grâce à l’introduction de la fiction dans leur vie quotidienne, à faire accéder à des interactions très fortes. Des prises de parole, parfois, qui sont réservées d’ordinaire à l’intimité, au couple presque.
Mais ça, c’est le temps passé aussi. On allait au cœur des choses. Chaque journée était dense avec une montée en puissance et en densité.
Quel impact a eu le film sur toi ?
Il a changé ma vie, parce que, pour revenir à la trajectoire que je raconte, tout d’un coup, j’ai fait le film que j’aurais dû faire en premier. Un film qui était impossible et que j’ai réussi à faire. Donc cela m’a libéré de tout… Cela m’a permis d’avoir un enfant juste après, déjà ! C’est bête, mais cela m’a libéré de toutes mes peurs. C’est-à-dire que maintenant, je n’ai plus peur de rien quand je filme. Les stars ne me font pas peur. J’approche les stars de la même manière, en fait, que ma famille. Si j’ai réussi à la filmer, j’arriverai à me débrouiller avec n’importe qui !
C’est aussi pour toi être dans une capacité nouvelle d’utiliser le cinéma ?
C’est l’occasion de revenir à l’acte… Plus que de revenir à une sorte d’acte cinématographique — non pas parce que je n’y crois pas, mais parce que c’est toujours un mélange —, c’est l’occasion de revenir à l’essence même de ce que peut être le cinéma. Dans un geste poétique, politique et artistique.
Table des illustrations
Titre | Image 1 : Marie-Rose dans sa casse |
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Légende | Photogramme extrait de Nord Paradis. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1499/img-1.jpg |
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Titre | Image 2 : Archive de famille |
Légende | Photogramme extrait de Nord Paradis. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1499/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 132k |
Titre | Image 3 : Travail dans la déchetterie avec Jean-Michel Fête |
Légende | Photogramme extrait de Nord Paradis. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1499/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 120k |
Titre | Image 4 : Marie-Rose avec Aurélia Petit |
Légende | Photogramme extrait de Nord Paradis. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1499/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 144k |
Titre | Image 5. Le logement de Jean-Michel Fête dans le film |
Légende | Photogramme extrait de Nord Paradis. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1499/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 180k |
Titre | Image 6 : La casse |
Légende | Photogramme extrait de Nord Paradis. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1499/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 128k |
Titre | Image 7 : Aurélia et Jean-Michel avec les ouvriers |
Légende | Photogramme extrait de Nord Paradis. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/1499/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 60k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Pascal Cesaro, Pierre Fournier et Christophe Lamotte, « Nord Paradis, un film improbable dans la carrière de Christophe Lamotte. Et un support improbable dans la formation à l’enquête de terrain en sciences sociales ? », Images du travail, travail des images [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 20 février 2021, consulté le 21 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/1499 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.1499
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