- 1 Il s’agissait du cours « Problématiques et méthodes » délivré entre 2013 et 2018 et adressé aux étu (...)
- 2 Les récits biographiques ne sont pas présentés ici même si les images y ont aussi une dimension imp (...)
- 3 Cette réflexion a été présentée à l’occasion du séminaire coordonné par Pierre Fournier et Pascal C (...)
1Le film de fiction, et non pas le documentaire et le docu-fiction habituellement mobilisés en anthropologie sociale et culturelle, fut utilisé à un moment charnière d’une recherche portant sur les paternités dissimulées résultant de relations sexuelles sans aide à la procréation. Inspirée par des faits divers qui défrayaient la chronique en France dans les années 2000, l’étude s’engagea de manière progressive, tout d’abord comme un chapitre de cours1 portant sur les nouveaux dispositifs scientifiques permettant de contester ou d’établir une paternité, puis par l’organisation d’une série de séminaires pluridisciplinaires autour de la notion « d’enfants adultérins », une catégorie juridique aujourd’hui datée, mais toujours très opérante dans les représentations contemporaines. Cette approche comparative de l’enfant dit « illégitime », incluant la lecture de travaux scientifiques portant sur les métamorphoses de la parenté dans les sociétés occidentales, fut suivie de l’analyse d’un petit corpus littéraire composé de romans et d’autobiographies2. L’objectif de ce premier travail sur corpus (étendu à des articles de presse, des émissions télévisées, des documentaires, des séries et films de fiction) était de mettre au jour les représentations et les ressorts socioculturels des « secrets de famille » qui entourent la naissance des enfants et de commencer à en formaliser les structures sous-jacentes. Ces échafaudages périlleux faits de « dénis » et « non-dits » permettant de maintenir sur des décennies, voire des générations durant, ces « petits » arrangements familiaux autour de la naissance des enfants se sont très vite imposés comme la matière principale de l’enquête3.
2Le film de fiction m’aida à déterminer les forces en jeu autour de ces secrets, mais aussi à incarner, devant divers publics, la recherche de terrain qui était projetée. Cette incarnation de l’objet de recherche par le jeu des acteurs, les affects mobilisés mis en exergue par les réalisateurs, furent au final la clef du laboratoire. L’enquête ethnographique, en effet, était la condition sine qua non de la recherche et devait, dans mon programme d’investigation, clôturer la collecte des données grâce à laquelle serait peut-être atteint l’objectif de rendre visible la face cachée d’un système de parenté occidental dit monogamique. Les témoignages biographiques et romanesques, ou encore médiatisés confirmaient la récurrence des faits et des dispositifs, mais ils ne pouvaient en aucun cas suffire à l’analyse.
- 4 Il s’agit du cours « Problématiques et méthodes » délivré entre 2013 et 2018, réservé aux étudiants (...)
3Le « terrain », prévu et annoncé dès la conception du projet, ne fut malgré tout pas simple à mettre en place. Sans que cela soit vraiment anticipé, la projection d’images de fiction s’est révélée être la solution pour l’entrée en enquête, telle une catharsis venant purger la crise d’angoisse de l’enquêteur face à sa page blanche en libérant la parole des enquêtés qui se sont reconnus, ou qui ont reconnu des tiers, dans l’imagerie des affects véhiculés par la fiction cinématographique. Je m’étais faite à l’idée qu’il faudrait sans doute patienter avant qu’un premier « cas » ne s’offrît à moi, mais le temps commençait à me paraître long. Six années auront été nécessaires pour que le verrou qui m’empêchait de passer du texte au contexte ne finisse par sauter. Motivée par la conviction intime qu’il fallait persévérer malgré les retours de mes collègues pointant gentiment du doigt l’enlisement méthodologique, je tenais malgré tout « la barre », espérant que se profile enfin un premier entretien. Il finit par arriver, mais ce que je compris plus tard, c’est que durant tout ce temps-là, au fur et à mesure des projections commentées en cours4 et en séminaire, et étayées de travaux scientifiques, de façon sourde, indirecte, le terrain s’était mis discrètement en place. Il est clair aujourd’hui que la vidéo-élicitation, bien que théorisée a posteriori, fut un support pédagogique, mais aussi une véritable méthode d’enquête ( Fournier P. & Cesaro P., 2020).
4Dans ce tâtonnement méthodologique, j’étais néanmoins convaincue de deux choses. La première était que la recherche devait laisser du temps au temps. Il était comme évident que cette étude ne pourrait se faire qu’à son rythme, lent, qu’elle en dicterait elle-même le tempo. J’avançais en parallèle d’autres travaux afin d’optimiser néanmoins mon temps de travail. J’étais habitée par une sensation étrange qu’au bout de ce long cheminement, quelque chose adviendrait qui me permettrait d’avancer mes recherches et de clôturer cette anthropo-analyse du secret de famille et des paternités dissimulées. La seconde conviction était d’ordre technique et relevait de la population à investir. Il était devenu manifeste que ce terrain ne devait pas être déterminé en amont, quadrillé, échafaudé, aux prismes des catégories socio-professionnelles, socio-culturelles, générationnelles, de genre, de lieux géographiques ou autres. Pas d’a priori, pas de questions finement problématisées sur lesquelles il aurait fallu se focaliser, rien de contraignant ne devait orienter les premiers entretiens au-delà du « simple » énoncé de la dissimulation des paternités biologiques, et de la découverte fortuite (ou pas) des « vérités » savamment dissimulées. Ayant repéré dans les romans et dans les films de fiction l’importance du tissu relationnel, j’avais néanmoins incorporé l’idée que « tout » ce qui viendrait à moi serait « données d’enquête ». « L’indice », aussi ténu soit-il, me mènerait à la « scène ». Le témoin indirect, le bruit de couloir, le commentaire « off », le ragot seraient la matière noble de l’étude et non pas la marche d’approche. Un jour, peut-être, quelques éléments me seront offerts, me disais-je, et le terrain commencera « vraiment ». Il s’agira au final d’une anthropologie de l’Autre à portée de chuchotements, du très proche, y compris de moi-même comme le déroulement de ma vie finira par le dire.
- 5 L’évolution juridique du statut de l’enfant né hors mariage a connu des transformations aux XIXe, X (...)
- 6 Notion qui s’est développée au prisme des revendications des enfants adoptés et pupilles de l’État (...)
5L’objet de la recherche s’est focalisé en première instance sur la notion « d’enfant adultérin »5 qui fait écho à des représentations sociales contemporaines toujours très ancrées, concernant des enfants nés de relations sexuelles jugées « illégitimes », car enfreignant un engagement public explicite ou implicite de l’un des conjoints. Le point de vue de l’enfant s’est très vite imposé à l’analyse. La question essentielle qui se posait, au-delà de la revendication d’une filiation rectifiée, était de découvrir le « mystère » de la naissance derrière les mensonges institués. De la levée de ce mystère dépend, dans les récits, la reconstruction identitaire des personnes impactées. La focale de l’étude s’est donc portée sur la « quête des origines »6 des enfants eux-mêmes. Le travail fut ensuite élargi aux parentèles impliquées et au jeu des relations entre les uns et les autres dans la fabrication, le maintien et la révélation du « secret ». Pourquoi leur a-t-on menti ? Qui savait ? Comment ces enfants ont-ils su ? Quels furent les premiers indices qui mirent la « puce à l’oreille » ? Les preuves, les aveux ? Derrière les faux-semblants, qu’ils ont dû identifier, quelle est la véritable histoire de leur naissance ? Quels ressorts ont été mobilisés pour trouver la force de s’affronter à la parole maternelle ? Révéler la trame sous-jacente de ces nasses à secrets immergées en eaux troubles fut le fil d’Ariane de mon travail, dont on devine les difficultés pour en suivre la trace et pour trouver des alliés dans cette entreprise.
- 7 À peu près 60 % des enfants naissaient hors mariage en 2017 et 2018, pour 40 % en 1996 (données Ins (...)
6L’adultère (c’est-à-dire une sexualité tenue secrète sur fond de passion amoureuse et/ou de « droit de cuissage » sous couvert de pseudos-consentements qui se déploie en parallèle d’un couple constitué, marié ou non)7 n’en reste pas moins un axe fort de la problématique. Les conséquences de ces relations sexuelles « discrètes » vont bien au-delà de la dernière rencontre, puisqu’en cas de naissance, un système de dissimulation et/ou de légitimation de l’enfant, partagé ou non par les amants, devra être échafaudé. Dans les études conduites par les historiens, les sociologues et les psychologues, l’infidélité des conjoints est généralement envisagée sous l’angle de l’infidélité du mari qui jouit d’une liberté culturellement et historiquement bien ancrée (Vatin, 2002). L’infidélité de l’épouse est comparativement moins évoquée jusqu’à des travaux récents (Nagy, 2005). Les « enfants adultérins », quant à eux, sont peu envisagés, si ce n’est comme « éléments » du dossier lorsqu’il y a divorce ou succession (Nagy, 2005, 76-83). La synthèse bibliographique fait ressortir que si la « bâtardise » de l’enfant sans père et les « filles-mères » sont des problématiques bien investies en histoire et en démographie, par contre, l’enfant adultérin (intégré dans une famille) n’a pas donné lieu à des études spécifiques en anthropologie ou en sociologie. Ce statut singulier, pourtant relativement fréquent (Mégarbané, 2002 ; Bellis, 2005), est brièvement évoqué dans les travaux qui portent sur les lois bioéthiques comme relevant d’un « bricolage » permettant de contourner « ni vu ni connu » la stérilité du mari (Théry, 2009, 2010 ; Salazar 2009). Le recours à l’amant pour pallier la stérilité du mari est sans aucun doute une solution accommodante qui fut mise en œuvre à de multiples reprises, mais il serait réducteur de se borner à cette vision très fonctionnelle des choses. Le mari n’est pas forcément stérile, et l’amant n’est pas un donneur « quasi anonyme » de semence, instrumentalisé par un couple, profitant tout au plus de la situation pour son plaisir personnel. L’amant est bel et bien un partenaire sexuel, partageant la vie affective de sa maîtresse et s’engageant lui aussi dans la vie de son enfant, selon des modalités singulières certes, souvent « en creux », c’est-à-dire silencieusement, allant même parfois jusqu’à s’effacer littéralement pour « le bien de l’enfant ». Il arrive bien entendu qu’il y ait des dénis de paternité, mais ce n’est pas la règle, et il ne faut pas confondre déni de paternité et abnégation de paternité. L’enfant n’est pas non plus un « accident ». Les amants connaissent les conséquences possibles de leurs amours. Les enfants, sans être désirés au sens strict de façon systématique, sont pour le moins envisagés, par l’un ou l’autre, ou par les deux.
- 8 « Naturel » en ce qu’il implique des relations sexuelles.
7 La question des « origines » pensée au prisme des paternités dissimulées résonne avec d’autres problématiques qui ont été investies par la communauté des chercheurs au début des années 2000, notamment avec les questions bioéthiques soulevées par l’anonymat des dons de gamètes dans le cadre de la procréation médicalement assistée (Théry, 2009, 2010). « L’origine » des enfants nés d’un engendrement « naturel »,8 mais dissimulé fait partie du même faisceau de questionnements que ceux qui se posent aux enfants nés de dons de gamètes. À l’instar du statut du « donneur anonyme », l’amant d’une épouse peut être considéré comme un « donneur d’engendrement » (Théry, 2009, 94) pour différentes raisons. Comme le « donneur d’engendrement » dans le cadre d’une PMA, l’amant peut être lui aussi acculé à l’anonymat. L’amant géniteur a néanmoins bel et bien une place dans le processus d’engendrement, aussi absent, effacé ou écarté qu’il puisse être de la filiation à l’enfant. Dans un cas comme dans l’autre, l’engendrement fait intervenir plusieurs personnes et relève de part et d’autre d’une certaine forme de « pluriparentalité », les parents d’intention ou socialement reconnus, le ou les donneurs et donneuses de gamètes, le corps médical ou le réseau d’amis et de parents mis dans la confidence… Qu’est-ce qui distingue, au final, du donneur d’engendrement l’amant enfermé dans le placard ? Il est possible de répondre que l’amant a eu de son côté une « histoire » d’amour sexuelle avec la mère, ce qui n’est pas le cas du donneur de sperme, dont « l’histoire » avec le corps médical et le couple receveur est singulièrement différente. En outre, le « père biologique », comme le nomment les enquêtés, peut développer un déni total de paternité certes, mais il sait pertinemment qu’il est le « père biologique » d’un enfant identifié (ce qui arrive aussi dans le cadre des dons de sperme amicaux). Cette paternité singulière, non dite, non visible, en marge pourrait-on dire, n’en est pas moins une « paternité » en ce qu’elle est projetée sur un enfant particulier et qu’elle se manifeste par une multitude de comportements spécifiques.
8Les paternités dissimulées ne sont donc pas nécessairement, et même loin de là, des dénis de paternité, ou encore autrement dit des « paternités sous X » (selon l’expression réservée aux mères qui ne veulent pas, ou ne peuvent pas, reconnaître leur lien à l’enfant), mais plutôt des contrats de discrétion, faisant des pères biologiques des pères de l’ombre, taisant leurs liens publiquement, mais organisant néanmoins toujours une transmission à l’enfant qui atteste de l’essence qui les unit. Ces attentions, aussi ténues soient-elles (un colis envoyé sur le front en 1914, un vieux livre offert par un « ami » ayant appartenu en fait à la mère du père biologique, une sortie à la cafétéria, des moments partagés à la piscine, un encouragement amical, une invitation au cinéma, des attentions filiales sous couvert de soins médicaux), restent la plupart du temps indéchiffrables par les enfants sans l’aide de leur mère ou d’un tiers, mais aussi imperceptibles soient-elles, ces minuscules petites choses sont bel et bien des fils tendus entre pères biologiques et enfants. Ces aspects relationnels, essentiels, sont toujours évoqués dans les récits romanesques et dans les autobiographies, comme dans les entretiens.
9Afin de sensibiliser les étudiants à la flexibilité de la notion de paternité, à la problématique de la naturalisation de la filiation et à la notion de pluriparentalité (Fine, 2001 ; Théry, 2010), ainsi qu’aux revendications contemporaines du « droit aux origines » (Martial, 2009 ; Théry, 2009 et 2010), le film Starbuck, présenté sous forme d’extraits successifs, fut un support idéal qui permit de montrer que les procréations médicalement assistées, comme celles qui sont issues d’une relation sexuelle tenue secrète, faisaient écho aux mêmes faisceaux de questionnements anthropologiques tout en s’en distinguant par des aspects spécifiques.
Image 1 : Starbuck. Paternité dissimulée
© Starbuck, Ken Scott, 2012.
10Starbuck est une fable contemporaine dans laquelle les cinq-cent-trente-trois enfants biologiques de « Starbuck » (pseudonyme du donneur anonyme de gamètes) finissent par identifier leur donneur d’engendrement après une longue errance juridique, et être finalement entendus par leur père biologique, de façon informelle, à l’issue d’une longue bataille judiciaire que les enfants avaient pourtant perdue en première instance. Curieux et désemparé par ce qui lui arrive, Starbuck assiste anonymement à une réunion d’enfants nés de ses dons.
11Le recours aux images de fiction comme méthode pédagogique fut vite maîtrisé. La ligne de conduite fut de mettre en série des extraits portant sur « la révélation du secret », moment cathartique du récit, là où tout bascule, ainsi que des passages récurrents relatifs aux enquêtes conduites par les protagonistes. Cette focale sur les moments de tension dramatique fut sans nul doute le premier ancrage de la démarche ethnographique grâce aux émotions véhiculées (chagrin, joie, stupéfaction, sidération, colère…). Afin de présenter comment le passage de la préenquête à l’enquête s’est opéré, et quelle place a occupé le film de fiction dans ce pont méthodologique, quelques vidéogrammes ont été incorporés au propos, comme autant d’arrêts sur image reflétant les extraits projetés en classe ou en séminaire.
12Les romans sont très nombreux dans lesquels l’intrigue est soutenue par un « désordre » en filiation, qui occasionne toujours des désordres sociologiques et psychologiques. Afin de présenter les problématiques soulevées par les données rassemblées lors de la préenquête, j’ai pris l’habitude d’utiliser quatre films de fiction : Starbuck de Ken Scott, ainsi que trois textes adaptés au cinéma, Pierre et Jean de Guy de Maupassant, Rue des Prairies de René Lefevre et la Maison assassinée de Pierre Magnan. Il y en aurait beaucoup d’autres à citer, bien évidemment, mais il ne s’agissait pas d’une mise en série exhaustive des œuvres ayant pour ressort dramatique une paternité dissimulée (il y en aurait énormément), mais plutôt une première matière à travailler au prisme d’une approche structurale afin de faire ressortir les motifs récurrents du discours, les tensions, les oppositions symboliques, les variantes. J’ai travaillé ces récits fictionnels pour la valeur de vérité exprimée par l’artiste. Quand il s’est agi de partager mes analyses avec les auditeurs, j’en ai mesuré l’intérêt pédagogique : un anonymat garanti, des histoires éventuellement connues par une partie de l’assistance, faciles à mettre en partage grâce à l’image. Le choix des références obéissait aux critères de complémentarité (expressions des différentes quadrangulaires, différentes époques…), mais aussi à une certaine commodité.
Tableau 1 : Romans et adaptations filmiques mobilisés dans la démarche de vidéo-élicitation
Genre
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Titre
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Roman
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Adaptation et réalisation
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Année
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Drame
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Pierre et Jean
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Guy de Maupassant
Paul Ollendorff éd, 1888
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André Cayatte
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1943
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Mélodrame
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Rue des Prairies
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René Lefevre
Gallimard, 1955
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Denys de la Pattelière,
86 mn
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1959
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Thriller
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La Maison assassinée
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Pierre Magnan
Denoël, 1984
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Georges Lautner
110 mn
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1988
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Comédie
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Starbuck
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Martin Petit
pour le scénario
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Ken Scott
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2011
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13Les romans choisis adaptés au cinéma furent publiés entre la fin du XIXe et la fin du XXe siècle. Ils mettent en scène deux situations contrastées, la résilience du mari ou sa jalousie, situations elles-mêmes articulées autour de la présence physique (ou pas) de la mère et de son amant à l’époque de « la révélation du secret ». Les contextes sociaux reflétés par ces romans sont variés : le monde rural provençal du début du XXe siècle (La Maison assassinée), le milieu ouvrier et bourgeois de l’après-guerre à Paris (Rue des Prairies) ou encore la petite bourgeoisie de la fin du XIXe siècle au Havre (Pierre et Jean). Ces récits ont tous pour objet principal le lien entre l’enfant et son père biologique (l’amant de sa mère), mais aussi le lien entre l’enfant et son père social (le mari de sa mère), les deux variantes étant liées aux comportements de l’époux de la mère et de l’amant. La présence, ou non, de la mère sur la scène de filiation est aussi cruciale. Dans les documents retenus pour l’analyse, l’épouse-mère se caractérise par un « silence » assourdissant, morte en couches ou assassinée, ou bien condamnée à se taire par le sacrifice d’elle-même. Le corpus de référence, choisi sans critères de sélection préétablis si ce n’est que les œuvres sont connues du grand public et qu’elles ont été adaptées pour le cinéma, et donc utilisables dans le cadre de mes communications, présente essentiellement des enfants de sexe masculin. Ce fait mérite attention. Le travail de terrain a permis, plus tard, de compléter et de nuancer les données, puisque les épouses accouchent aussi de filles nées de leurs amours parallèles (bien évidemment). Il est néanmoins intéressant de noter que la filiation discrète de l’amant de la mère à son enfant biologique, dans les romans et films étudiés, se cristallise davantage sur les fils que sur les filles.
- 9 En reprenant et en adaptant la notion développée par Claude Lévi-Strauss (1958,1973).
- 10 L’amant entre de fait dans la famille de sa « maîtresse » puisqu’il engendre « pour » et « à la pla (...)
14Afin de ne pas disperser le propos, l’attention porte dans ce texte sur les situations où l’épouse engendre un enfant à l’occasion d’une relation extraconjugale. Le propos laisse de côté, pour un temps, l’extraconjugalité des hommes. Ces « fausses paternités » (Mégarbané, 2002 ; Bellis, 2005) mettent en œuvre un système relationnel qui s’articule autour de quatre pôles (ou termes) : le mari, l’épouse, l’amant et l’enfant de l’épouse ; ou bien, l’épouse, le mari, la maîtresse et l’enfant de la maîtresse et du mari. Ce qui change entre les deux, c’est la place de l’enfant qui se retrouve soit à l’intérieur, soit à l’extérieur du foyer en question. Il est commode de parler de « quadrangulaire par l’épouse » lorsque l’épouse porte un enfant qui n’est pas celui de son mari. L’enfant grandit dans la famille de sa mère. La « quadrangulaire9 par l’épouse » se distingue de la « quadrangulaire par l’époux » dans laquelle le mari enfante avec sa « maîtresse ». L’enfant vit alors à l’extérieur du foyer de son père biologique. Les problématiques liées à la paternité et à la conjugalité sont différentes, mais dans tous les cas, les données rassemblées permettent de caractériser les liens de pseudo-alliance10 entre le père biologique et le père social ou, dit autrement, les liens singuliers qui unissent l’amant et le mari. De nombreuses autres personnes viennent s’agréger à cette quadrangulaire : les frères et sœurs de l’enfant adultérin, les frères et sœurs, beaux-frères et belles-sœurs des « parents », la parentèle de l’amant ou de la maîtresse, leurs amis respectifs, etc.
15La relation mari-amant structure les récits de filiation adultérine, que ceux-ci soient romanesques ou biographiques. Lorsque l’amant est dans les « parages », le « combat » des pères (biologique et social) est une constante. La fiction en atteste. L’amant finit toujours par apparaître, requalifiant ce faisant la posture du père social (La Maison assassinée, Pierre et Jean). Lorsque l’amant a disparu de la circulation, quelle qu’en soit la raison, la lutte entre les pères n’a pas de raison d’être, et l’attention se porte davantage sur la sincérité du lien de filiation entre le père « civil » et le fils (Rue des Prairies). La reconstruction de la dignité de l’époux (que le lecteur ou spectateur sait avoir été trompé par son épouse) se fait par le truchement d’une paternité généralement exemplaire, validée par l’enfant, marquée par une attention sincère et des soins répétés. Lorsque l’enfant apprend la vérité sur ses origines, un nouveau contrat de filiation va s’établir entre l’un et l’autre. Les tensions atteignent leur paroxysme lorsque les soupçons existent mais qu’ils ne sont pas confirmés. Le point d’orgue des tensions dramatiques est alors la « vérité dite », séisme ayant pour conséquence la reconfiguration des liens selon de nouvelles tensions relationnelles.
- 11 Voir à ce propos la « Hiérarchie du cocuage » de Charles Fourier, Les Cocus, L’Herne, Carnets, 2012 (...)
16Le mari qui élève en connaissance de cause un enfant qui n’est pas « le sien », avant d’être considéré comme un père grâce à la posture de l’enfant à son égard une fois la vérité révélée publiquement, est d’abord pensé comme un mari trompé (Pierre et Jean, Rue des Prairies). Le statut de « cocu », culturellement très identifié, mais aux contours multiples, lui est attribué et son sort est peu enviable11. La liaison adultérine de l’épouse, démasquée, fragilise le lien conjugal et engendre, parfois, des violences.
17La folie du mari, confronté à la liaison amoureuse de sa femme, est justement le début de l’intrigue de La Maison assassinée. En 1896, par une nuit d’orage, toute la famille Monge (la mère, le père, le grand-père et les deux frères) est assassinée dans la ferme auberge de La Burlière (Haute-Provence). Séraphin Monge, nouveau-né de trois semaines, est le seul survivant. L’enfant grandit dans un pensionnat religieux puis travaille comme bûcheron. Mobilisé sur le front en 14-18, il revient à 23 ans dans son village natal. Il apprend à ce moment-là les crimes qui eurent lieu dans sa maison. Il commence une enquête, souhaitant venger sa famille, mais il se confronte au silence des habitants qui préfèrent se taire plutôt que de lui donner la clef. Il découvrira, après de multiples fausses pistes, que c’est le mari de sa mère qui a égorgé toute sa famille, sauf lui, le bébé adultérin. L’amant de sa mère, inquiet, est intervenu in extremis en tuant finalement l’époux en pleine crise de démence. Cet amant, qui s’avère être le « sorcier » du village, le suit depuis sa naissance comme une ombre protectrice. Séraphin, l’enfant devenu grand, apprend à la toute fin du récit que cet homme que tous désignent comme un fou est en fait son père biologique.
Image 2 : La Maison assassinée. Séraphin détruit sa maison pierre à pierre.
© La Maison assassinée, Georges Lautner, 1988, capture d’écran, 36e minute 39e seconde.
Image 3 : L’aveu du père biologique à son fils
© La Maison assassinée, Georges Lautner, 1988, capture d’écran, 1 heure 43e minute 43e seconde.
- 12 Pierre Magnan, La Maison assassinée, Paris, Denoël, 1984, p. 328.
18C’est de manière dramatique que la révélation de la paternité est faite à l’enfant (âgé de 24 ans), à l’issue d’un combat mortel entre le père biologique et un tiers (sachant). Après une mise en tension extrême des personnages, Zorme, considéré comme le « sorcier » du village, avoue dans son dernier souffle à son fils son amour pour sa mère. Il devient dès lors un homme très romantique et sensible : « Tu es la seule chose importante à mes yeux », lui dit-il. « Tout le monde savait que tu étais le fils de Zorme », murmure celui qui vient de tirer le coup de fusil. Cet aveu laisse totalement sidéré le jeune homme qui découvre ainsi la clef du mystère qui l’empêchait de vivre. La mise en scène change alors radicalement, passant de séquences sombres et sans ligne de fuite, à la lumière, et à de nouvelles perspectives dans la composition de l’image. « Je voulais qu’elle reste à l’honneur du monde […]. Si j’avais dit la vérité, tu aurais méprisé ta mère, elle m’avait fait jurer. Je voulais que tu la gardes intacte. Je voulais que toi, au moins, tu échappes au destin12. »
19Lorsque l’amant n’est plus dans les environs, quelle qu’en soit la raison (déni de paternité, abnégation au profit d’un système de faux-semblants, contexte particulier (migration, guerre, déportation, décès…), la relation du père social à son enfant s’en trouve « simplifiée ». Cette relation reste cependant complexe et nécessite de nombreux ajustements : soit elle s’établit autour d’une reconnaissance publique après de nombreux rebondissements périlleux (Rue des Prairies) ; soit elle est actée par une validation tacite de l’entourage, non sans sacrifice (Pierre et Jean). La dimension dramatique tient aux liens, soit rompus, soit reconstruits entre le père « social » et l’enfant. Encore une fois, le film de fiction permet de partager avec l’auditoire les émotions sous-tendues par la question de la reconnaissance d’une paternité ingrate (celle du mari qui élève l’enfant d’un autre), qui bien plus qu’une filiation établie, est ici posée comme la validation d’une affection réciproque.
Image 4 : La sidération du père qui ne peut se défendre face aux accusations
© Rue des Prairies, Denys de la Pattelière, 1959, capture d’écran, 1 heure, 23e minute 34e seconde.
20En 1942, un homme revient des camps de travail en Allemagne. Il a appris durant son absence le décès de sa femme. En arrivant chez lui, il découvre qu’elle est morte en couche et que l’enfant n’est pas le sien. Accablé, mais sans la moindre expression de colère ni de violence, il garde pour lui cette « fausse paternité » et élève le bébé comme ses autres enfants. Alors qu’il s’est évertué à ne faire aucune différence entre eux, sa « fausse paternité » éclate lors d’un procès dans lequel son fils est jugé pour délinquance. Ceci expliquant cela aux yeux de la défense, il se voit accusé d’avoir donné à « cet enfant qui n’était pas le sien » une mauvaise éducation. C’est alors que le rapport de force s’inverse, le fils venant au secours de son père, et attestant au contraire de ses bons soins et de l’affection qui les unit. La révélation publique du secret de famille permet ici la reconnaissance officielle des liens entre le père et le fils. Ce secret était (comme bien souvent) « un secret de polichinelle », tous les membres de la famille étant au courant, y compris l’enfant. Le père ne savait pas que l’enfant savait, ni l’un ni l’autre n’osant mettre des mots sur la spécificité de leur relation.
Image 5 : Au tribunal, la révélation publique de la « non-paternité » du père
© Rue des Prairies, Denys de la Patellière, 1959, capture d’écran, 1 heure 23e minute 38e seconde.
21Au tribunal, la défense du père par le fils : « J’ai toujours su que je n’étais pas son fils. Mais depuis que je le connais, je sais qu’il est mon père parce que c’est lui qui m’a mis de la soupe dans mon assiette et puis des godasses aux pieds. Et puis de toutes les façons, c’est lui que j’aurais choisi, parce que c’est un drôle de mec le vieux, et puis je voudrais bien lui ressembler. »
Image 6 : L’aveu de la mère à son fils
© Pierre et Jean, André Cayatte, 1943, capture d’écran, 1 heure, 5e minute, 54e seconde.
- 13 Pierre et Jean, Guy de Maupassant.
22Pierre a découvert la vérité sur l’héritage que vient de recevoir son frère Jean. Il ne supporte plus l’hypocrisie familiale, l’aveuglement de son père et la cupidité de son frère. Pierre à son frère Jean : « Tu ne vois donc point que j’en crève de chagrin depuis un mois que je passe mes nuits sans dormir et mes jours à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais, ni ce que je deviendrais tant je souffre, tant je suis affolé de honte et de douleur, car j’ai deviné d’abord et je sais maintenant13. » Il devient très agressif. Tout lui échappe alors qu’il vient d’être admis au concours de médecine. Le secret de famille s’impose comme un principe supérieur dont le sens est de protéger l’honneur de la mère, le frère cadet, et la dignité du mari. Ne pouvant plus rester auprès des siens dans ce silence assourdissant, il s’embarque sur un navire au long cours comme médecin de bord (dans le roman), et prend le train pour rejoindre un poste de médecin aux colonies dans le film d’André Cayatte. Il dit être devenu « étranger » à sa propre famille. Ces vidéogrammes évoquent le poids moral porté par la mère, son fils aîné la torturant littéralement jusqu’à ce qu’elle avoue. Elle lui dit avoir préféré renoncer à son bonheur (de femme) pour « protéger ses enfants ». Le mari est protégé par le sacrifice de son fils « biologique ».
Image 7 : Les adieux sacrificiels sur le quai de la gare et sur l’autel des faux-semblants
© Pierre et Jean, André Cayatte, 1943, capture d’écran, 1 heure 10e minute 37e seconde.
23En portant la focale sur les liens entre les différentes personnes impliquées, on découvre une structure relationnelle très complexe qui inclut d’autres personnes : la fratrie, les ascendants et collatéraux, les alliés, les amis, les « gens ». Autant la focale est mise sur la relation père-fils dans les récits, autant la relation mère-enfant est quasi inexistante, la mère étant un état de fait, caractérisé par l’absence ou la transparence. La mère garde un double secret, le secret de sa liaison et le secret des origines de l’enfant. Ce « silence » est d’autant plus visible que d’autres relations du système quadrangulaire sont beaucoup plus « bruyantes », notamment celles de l’amant et du mari, qui s’opposent frontalement, et celle de l’enfant vis-à-vis de ses « pères » et réciproquement. Face à cet établissement des paternités, les mères restent muettes (elles sont même mortes dans les Rue des Prairies et La Maison assassinée). Elles n’apportent pas les informations que les enfants recherchent, à moins que ceux-ci ne mettent en place un véritable harcèlement (Pierre et Jean).
24C’est l’entourage qui prend généralement la parole et donne les premiers indices, influant sur la résolution du conflit lorsque les soupçons viennent ébranler le régime de confiance. Les récits recueillis rejoignent les fictions dans la mise en avant de l’entourage familial, tous les belligérants ayant chacun des amis (ou des « ennemis »), des frères et sœurs, des parents et grands-parents. Les frères et sœurs de l’enfant adultérin ont aussi un rôle particulier. Ils sont tout à la fois solidaires de leur demi-frère ou demi-sœur, mais ils se trouvent également dans un conflit de loyauté vis-à-vis de leur père et de leur mère. Le poids du secret est très lourd pour les personnes qui ont un lien de filiation directe avec les personnes concernées. Il n’est pas rare également de voir intervenir le conjoint, le ou la petite ami(e), qui sont généralement des supports moraux et portent assistance dans « l’instruction » des dossiers.
- 14 La première communication date du 16 mai 2008. Le premier entretien date du 15 avril 2014.
25Les corpus médiatiques, littéraires, et cinématographiques me permirent de déterminer les problématiques et les ressorts socioculturels des secrets de famille, mais cela ne suffisait pas à dépasser l’impasse méthodologique dans laquelle j’avais l’impression (fausse) de m’être enfermée14. Comment trouver dans la « vraie vie » les personnages qui avaient inspiré ces films et ces romans ? Comment contacter des personnes enfermées dans cette prison invisible, qui ne savaient pas encore que leur « père » n’était pas leur « père », ou qui venaient tout juste de l’apprendre ? Où trouver des tiers qui savaient ce que les intéressés ne savaient pas eux-mêmes et les convaincre de parler de ce qu’ils avaient promis de taire ? Il me faudrait trouver les mots justes pour obtenir mes premiers rendez-vous, faire comprendre la démarche scientifique (et non « journalistique » au sens du « sensationnel »), et que me soient expliqués par le menu détail les éléments de la crise. J’espérais ne pas recueillir seulement des récits narrant des histoires passées, et réglées en quelque sorte, déjà mises en mots pour d’autres que « soi ». Je souhaitais pouvoir saisir la crise elle-même. Je parle de « crise », car c’est bien ainsi qu’elle me sera finalement narrée, une apnée, un étranglement, une rage, une explosion, un corps à corps à la vie à la mort parfois, ne laissant jamais indemne. J’aurais pu essayer de passer par les institutions médicales ou juridiques pour me confronter à la matière phénoménologique de cet objet d’étude, mais je ne voulais pas prendre le risque de faire de l’institution le relais, et donc le prisme de l’enquête, comme beaucoup d’études en sciences sociales relevant du champ de la santé. En outre, ces affaires-là sont très loin de toutes passer entre les mains de la justice ou du corps médical, et c’était justement cette matière non répertoriée que je voulais appréhender.
- 15 Il m’est arrivé d’être surprise par mes émotions, ma voix trahissant une sensibilité particulière à (...)
26C’est très clairement à ce niveau que la vidéo-élicitation a eu toute son importance. Plus que le roman écrit, l’adaptation filmique suppose un acte collectif de visionnage ; comme le roman, le film de fiction autorise une appropriation différenciée par les spectateurs, mais à la différence près que le film permet un échange avant et à l’issue de la projection collective. Le texte peut être commenté bien sûr, et c’est ce que j’ai fait en présentant les faits divers, les autobiographies et les romans eux-mêmes, mais c’est autre chose qui se passe avec le film. Dans l’ordinaire de la séance cinématographique ou télévisuelle, cet échange n’a pas vraiment lieu et reste, me semble-t-il, secondaire. Dans le cas de la projection en salle de classe ou de séminaire, cet échange est attendu, programmé. Il donne le sens même de la projection qui sans les commentaires analytiques et les retours divers ne serait d’aucune utilité pédagogique, et en l’occurrence scientifique. Cet échange n’est pas seulement intellectuel, mais il se construit également sur la base d’émotions partagées avec l’enseignant-chercheur-animateur de la séance15, et cela a toute son importance, car cette intimité créée dans lequel le sensible est accueilli, et non pas rejeté comme d’ordinaire, change le statut des spectateurs. Ils s’autorisent, dès lors, à se voir comme des partenaires d’enquête.
27Cette reconnaissance de valeur pour un statut particulier, celui de la personne qui partage un secret sans trop savoir qu’en faire, sans en être lui-même l’objet ni le sujet, mais le tiers, le témoin, le confident a facilité la formalisation des mécanismes de dissimulation et de révélation. Un secret, en effet, n’est jamais qu’un secret de polichinelle, puisqu’il faut qu’il y ait au moins quelqu’un qui sait, quelqu’un qui ne sait pas, et quelqu’un qui sait que quelqu’un ne sait pas. Ces trois pôles du « silence » sont également reliés à d’autres faisceaux de relations dans lesquels l’information circule d’une manière ou d’une autre. Ce statut de témoin est crucial, bien que peu étudié en tant que tel, car difficilement appréhendable. La personne qui sait sans être concernée directement n’est ni au centre ni à la périphérie de la structure. Elle est dedans, y participe, telle une porte, un rouage, reliant des mondes parallèles (des parentèles) et permettant, ce faisant, au secret d’atteindre son essence à savoir sa révélation.
- 16 C’est ainsi que mon attention a été attirée par exemple vers Wriggles, album Moi d’Abord, « Un secr (...)
28Le film de fiction s’est très vite imposé comme une illustration « incarnée » des problématiques relatives aux paternités dissimulées et aux secrets de famille. Les projections des extraits sélectionnés eurent un effet cathartique, libérateur et encourageant, car elles induisirent une ébauche de solution à l’entrée sur le terrain. L’image, une solution commode pour partager avec un grand nombre l’intention de recherche, fut également précieuse en ce qu’elle a permis une communication sensible sur le sujet (ce qui n’est pas habituel en contexte universitaire où la relation à l’objet doit être autant que possible froid et distancié, garantie d’une objectivité). Comme exposé ci-dessus, la capacité du film dramatique à émouvoir, à mobiliser les affects du public fit que certains des spectateurs eurent envie de témoigner à l’issue des projections. C’est alors que je pus enclencher un nouvel ordre de recherche, quittant l’archive et les reconstitutions romanesques pour élaborer progressivement mes propres données. Très rares sont ceux qui se sont exprimés ouvertement à propos de leurs secrets de famille, ceux-ci n’ayant pas vocation à être criés sur les toits. La chape de plomb que représente l’engagement à ne rien dire relève d’une question d’honneur très incarnée. Publiquement, il s’agissait tout au plus de propositions pour augmenter mon corpus d’œuvres artistiques autour de la notion de « secret »16. En revanche, après les séances, une fois tout le monde parti, certains sont venus discrètement vers moi, directement dans la salle ou sur le parking de l’université pour me parler en aparté de quelqu’un.e qu’ils ou elles connaissaient « en pleine crise familiale ». Des témoignages sont également arrivés « après coup » par courriel, ou même dans le cadre des examens, comme cette fois-là où le sujet portait sur « les origines personnelles, l’anonymat des dons de gamètes et les accouchements sous X », avec un texte juridique en support. Dans une copie, l’introduction du développement était un récit personnel qui m’était adressé :
« 1999, l’année où j’ai découvert le secret de mes origines. Mon papa n’était pas notre géniteur. Ce n’est qu’en 2018 que je l’ai rencontré, un simple appel, et il était là devant moi, m’aimant et me souriant. Aimée par un inconnu ne m’a pas été agréable, mais j’étais heureuse que mes questions aient eu des réponses. Ce n’était pas sans conséquence. Un secret a remplacé celui dévoilé. Cette rencontre n’est pas sue par mon papa ni par mon frère, à la demande de ma mère. Nous voilà plongés dans un cercle secret qui n’en finit plus. » Une étudiante, née en 1992, extrait d’une copie d’examen rédigé en 2018, Aix-Marseille Université.
29De fil en aiguille, d’émotions en chuchotements, j’obtins des témoignages et je pus passer du corpus fictionnel à des configurations « réelles » (qui relèvent néanmoins toujours d’un récit). À l’issue d’un séminaire par exemple, un de mes collègues, mal à l’aise, est venu me parler d’une de ses amies d’une trentaine d’années qui venait de découvrir, après une très longue enquête d’une extraordinaire violence morale, que son père n’était pas son père, et que sa mère « avait fait quatre enfants avec deux de ses amants », laissant toute la fratrie sidérée. De là s’engagea une de mes principales monographies familiales. Une autre fois, ce fut un étudiant, également ému, qui évoqua après un cours le cas de sa demi-sœur d’une vingtaine d’années encore sous le choc d’avoir découvert que son grand-père n’était pas son grand-père biologique, sa grand-mère ayant eu une histoire avec « le voisin », son propre père étant né de cet amour-là. Elle s’était fait tatouer les initiales de ce grand-père au statut subitement vacillant quelques jours après son enterrement pour lui rendre hommage. Son père, quant à lui, restait obstinément dans le déni, selon les premiers échos. J’ai également rencontré cette personne, et nous avons pu travailler longuement, comme avec les autres, sur le jardin secret des mères.
- 17 Une méthodologie qui se distingue donc de l’enquête de terrain classique de l’anthropologue qui s’a (...)
30Le dispositif de vidéo-élicitation qui s’est mis en place au fur et à mesure de mes interventions fut une « catharsis ethnographique » dans le sens où le partage des émotions dramatiques a provoqué une solution au problème, à savoir la difficulté de commencer une enquête sur le sujet même des émotions en question. L’enquête « en miroir » a engendré des réactions spontanées d’une population qui n’avait pas été rassemblée dans cette intention17. Ce sont ces réactions que j’ai cherché à analyser dans mon récit d’enquête. Toutefois, cette démarche, aussi stimulante fût-elle, a ses zones d’ombre. Le registre d’argumentations mobilisées au fil du texte en témoigne. L’expression « certains d’entre eux (ou elles) » notamment, utilisée à plusieurs reprises détonne de l’usage convenu de la liste des informateurs qui précise leurs identités socioculturelles. Je ne savais pas grand-chose d’eux, si ce n’est qu’ils offraient à mon regard une certaine homogénéité culturelle, du moins à première vue.
31« Certains et certaines » étaient des étudiants inscrits en 3e année de licence d’anthropologie sociale et culturelle et suivaient un cours sur la problématisation des données d’enquête dont j’avais la responsabilité. Ils étaient nés dans les années 1990, âgés d’une vingtaine d’années, et habitaient la région PACA dont ils étaient originaires pour la majorité d’entre eux ; « d’autres » étaient des collègues présents lors des séminaires dans lesquels j’ai eu l’opportunité de présenter mon travail. Ces collègues étaient des chercheurs en histoire, sociologie et anthropologie. Ils avaient, dans les années 2010, entre 30 et 65 ans. Ces tranches d’âge ont leur importance, car selon les générations, le public avait une expérience différenciée de la question de l’anonymat des dons de gamètes par exemple (les uns étant peut-être des enfants nés de dons anonymes ; les autres des parents potentiels ayant eu recours à une PMA). Il faut ajouter qu’il n’y eut qu’une petite dizaine de « cas contacts » sur un ensemble de spectateurs-étudiants constitué d’une cinquantaine d’individus et d’une vingtaine de collègues par an (sur cinq ans).
- 18 Cet article étant le premier sur ce nouvel atelier, l’analyse proprement dite sera exposée à d’autr (...)
32Cette étude d’anthropologie n’ayant aucune intention de représentation, je ne me suis pas fixé d’objectif quant au nombre de cas. Ce n’était pas le but. Le but, déjà complexe, était de trouver des portes d’entrée pour accéder à un terrain délicat comme pour tous les sujets tabous (Dussy D. & Le Caisne L., 2007 ; Dussy D., 2013 ; Garcia, 2016, 2018). Ces premiers témoignages furent autant de clefs qui me permirent de faire sauter les verrous et d’atteindre au final des dizaines de personnes selon la méthode du ricochet (c’est-à-dire aller voir ceux et celles dont on me parlait). Ce dont j’avais besoin pour avancer, c’était de trouver l’entrée des constellations familiales pour réaliser des monographies qui constitueraient le matériel de mon étude. C’est ce que « le film au travail » en classe permit de réaliser dans les premiers temps incertains de l’enquête. Il me semble aujourd’hui avoir suffisamment de données pour en proposer une analyse18.
33Ces dénombrements apportent des éléments sociologiques sur ma « population » qui ne sont pas sans intérêt, mais ils permettent aussi de prévenir le risque d’une posture idéalisante vis-à-vis de l’usage du film de fiction dans le processus d’enquête (Ganne, 2012). Le « taux de réponse » fut, au fond, faible. Et quand bien même il serait fort, est-ce le film visionné dans un cadre partagé qui fut réellement l’élément déclencheur ? Ou bien est-ce mon propos analytique sur les dimensions socioculturelles et structurelles des paternités dissimulées ? Qui peut le dire ? Les deux façons de faire, concomitantes, y sont sans doute pour quelque chose. Le film sans l’exposé n’aurait pas eu cet effet, et pas davantage l’exposé sans le film le rendant concret. Ce qui est établi, par contre, c’est le rôle indéniable qu’ont eu, sur les quelques témoignages, les extraits de films choisis pour illustrer les moments d’intensité émotionnelle par la révélation de la « vérité ». Cette dramatisation avait pour but d’« incarner » la grammaire des émotions dans les différentes postures relationnelles (maris et amants, pères biologiques et pères sociaux, pères et enfants…). C’est le caractère bouleversant du propos qui stimula la prise de parole, mes partenaires d’enquête me disant tous à quel point les crises évoquées dans les films les avaient fait penser aux cas dont ils voulaient me parler.
34Les sciences sociales ont du mal à traduire en mots « ce que cela fait » d’apprendre un jour que l’univers relationnel parental offert à une existence n’est en fait qu’un récit fondé sur un silence/mensonge organisé par un groupe vis-à-vis d’une personne ou d’un autre groupe. La révélation des paternités dissimulées, brutale ou progressive, déclenche des séismes d’une grande violence. Les « secrets » sont recouverts d’une telle épaisseur de plomb que des vies entières mises bout à bout ne suffisent pas à en percer la chape. Quand il commence à y avoir de l’eau dans le gaz, l’explosion n’est pas loin. « Ce que cela fait », le roman et le film de fiction le disent mieux que l’anthropologue, l’historien ou le sociologue, et même que les psychanalystes ou les psychologues qui accueillent pourtant en tête à tête les souffrances et les errances (Tisseron, 2012 ; Clavier, 2013). Les étudiants-spectateurs ont reconnu dans les films les éruptions et les fissures. C’est en cela, me semble-t-il, que cette méthode a eu pour effet de corriger le sentiment d’illégitimité dont font classiquement état les enquêtés des sciences sociales (Cesaro & Fournier, 2015, 2020), et que l’image fut « mise au travail » (Géhin & Stevens, 2012) faisant parler et participer. Le film a transformé les spectateurs en témoins, et réciproquement, car les histoires de famille dont « ils n’avaient pas le droit de parler », promesses tenues par loyauté, étaient ici invitées à se dire, car repositionnées dans l’analyse anthropologique de la conjugalité, de l’extraconjugalité et de la paternité.
35L’efficacité de l’image animée n’en est pas pour autant certaine. Pour d’autres, et peut-être même pour la majorité d’entre eux, il n’est pas exclu que ces psychodrames aient eu un effet inhibiteur. J’entends encore quelqu’un me dire à travers l’amphithéâtre, agacé, que la connaissance des origines personnelles n’était pas revendiquée par tous, loin de là ! Les liens de filiation (génétiques et sociaux) relèvent d’une intimité de l’identité. La discrétion participe d’un système de valeurs qui consiste à ne pas étaler au grand jour ses affaires de famille. Le film aura pu avoir un effet repoussoir pour nombre de partenaires potentiels. Malgré toutes ces réserves qui ont pour but de ne pas fétichiser une méthode qui ne fut en fait qu’une opportunité conjoncturelle, et en même temps un laboratoire d’un grand intérêt, les films choisis pour leurs forces évocatrices furent une aide indéniable et me permirent d’entrer sur le terrain et d’y intégrer les cas contacts comme faisant partie du dispositif de dissimulation et de révélation. J’y serais très certainement arrivée autrement, mais cette vidéo-élicitation, telle qu’elle fut, fait dorénavant partie de mon matériel d’enquête.