- 1 Olivier Lambert et Thomas Salva, « La nuit oubliée – 17 octobre 1961 », Le Monde, rubrique société, (...)
- 2 Originellement un hypertexte multimédia. Des données de toutes origines (textes, chiffres, images f (...)
1Le 17 octobre 2011, deux webdocumentaires commémoratifs ont été mis en ligne à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’événement et ont rencontré un certain succès pour ce type de créations. La Nuit oubliée (LNO) et 17.10.61 abordent, selon des perspectives diverses, la répression du 17 octobre 1961, un des événements majeurs de la fin de la guerre d’indépendance algérienne en métropole1. LNO et 17.10.61 tirent profit des potentialités du Web pour proposer une écriture hypermédia et intègrent des éléments fictionnels au sein d’une approche résolument documentaire2. Cet article prend pour objet la place de la fiction au sein de ces deux webdocumentaires selon une analyse « pensée par cas » (Passeron & Revel, 2005). À partir de ces deux dispositifs, il s’agira de s’interroger sur la façon dont ces formats de médiation du passé natifs du Web produisent un déplacement des interférences entre fiction et réalité, tant au niveau du processus de création que de la perception qu’en ont les spectateurs.
- 3 LNO a été archivée automatiquement par Internet Archive et la BnF. À cela s’est ajoutée une demande (...)
- 4 Le questionnaire a été distribué auprès de vingt-sept étudiants en septembre 2020, les données coll (...)
2L’analyse de ces transformations se fonde sur un corpus de sources, majoritairement nativement numériques : les deux webdocumentaires consultés en ligne et dans les archives du Web3, les contenus communicationnels diffusés par les créateurs y compris sur les réseaux socionumériques (RSN) et, dans une moindre mesure, des traces de la réception. À ce corpus s’ajoutent deux entretiens menés auprès des réalisateurs et un questionnaire dédié à l’expérience de consultation de 17.10.61 auprès de vingt-sept étudiants de niveau Master4. Entre enjeux narratifs, quête de véridicité, dynamiques commémoratives et mémorielles, cet article s’intéresse aussi à l’intérêt d’explorer la place de la fiction concernant l’étude des relations qu’une société entretient avec son passé et la mise en récit de l’histoire sur la Toile.
3Afin d’étudier comment le webdocumentaire transforme l’articulation fiction/documentaire, LNO et 17.10.61 seront mis en perspective historique au regard de la dynamique propre à la diffusion de l’événement dans l’espace public depuis 1961. La mémoire des victimes de la répression a en effet donné lieu à de nombreuses productions culturelles et médiatiques qui constituent un héritage pour les jeunes réalisateurs de ces deux webdocumentaires en 2011 (1). Ensuite, nous verrons que les deux webdocumentaires mobilisent la fiction selon des registres différents, ce qui s’explique par deux univers de références distincts (2). Outre ces divergences, les deux dispositifs témoignent du nouvel imaginaire documentaire qui naît du croisement entre la tradition du documentaire historique et la culture numérique (3). Enfin, le dernier point ciblera davantage 17.10.61 en proposant une esquisse de la perception des internautes qui sont au cœur des webdocumentaires et qui mettent eux-mêmes en débat la relation entre histoire et fiction (4).
4L’analyse des deux webdocumentaires 17.10.61 et LNO s’insère initialement dans une réflexion portant sur la fabrique numérique des mémoires de l’immigration maghrébine sur le Web français dans le cadre d’un doctorat (Gebeil, 2015). L’objectif était d’étudier la mise en visibilité des récits publics en ligne qui sont liés à ce passé stigmatisé en prenant le Web et ses archives comme matériaux pour une histoire nativement numérique (Gebeil, 2021). Selon cette perspective, les deux webdocumentaires constituaient des sources pour une histoire du phénomène mémoriel dans les années 2000, la mémoire, ici prise dans un sens large, désignant la pluralité des mises en récit publiques du passé (témoignages, commémorations, usages du passé, mémoire historique, etc.).
5L’événement médiatisé ici s’inscrit dans le contexte de la guerre d’indépendance algérienne en métropole (1954-1962). Le 17 octobre 1961, en réponse à l’appel du Front de libération nationale (FLN) dénonçant le couvre-feu imposé aux seuls « Français musulmans d’Algérie » par le préfet Maurice Papon, les populations algériennes, principalement installées dans les hôtels meublés de la ville et dans les bidonvilles de la périphérie, se sont rassemblées dans le centre de Paris pour manifester leur soutien à la lutte pour l’indépendance. La répression menée par les forces de police, notamment par les forces de police auxiliaires (FPA), n’est pas, selon les historiens Jim House et Niels MacMaster, une simple bavure, mais doit être considérée comme un « massacre colonial en plein Paris » (House & MacMaster, 2008) faisant plus de cent vingt morts au cours d’un cycle de violences de plusieurs jours tandis que les autorités ne reconnurent officiellement que trois morts.
6Jusqu’aux années 1980, la mémoire des victimes de la répression, exprimée dans des formes diverses, est peu présente dans l’espace public (House, 1997). Les souvenirs des manifestants et des témoins circulent d’abord de façon souterraine et certains récits font l’objet d’une transmission au sein des sphères militantes anticolonialistes (Pierre Vidal-Naquet), du mouvement antiraciste (MRAP) puis dans le cadre des luttes immigrées (Mouvement des travailleurs arabes) tandis que la gauche radicale en pleine recomposition mobilise davantage la mémoire des assassinats de Charonne (8 février 1962). Le « mouvement beur » et le militantisme antiraciste des années 1980 ont réinvesti symboliquement le 17 octobre 1961 notamment lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. La décennie suivante est marquée par l’émergence de groupes qui portent l’événement sur la scène publique, dans un contexte d’affirmation du « devoir de mémoire » à propos de l’extermination des populations juives d’Europe durant la seconde guerre mondiale. Ainsi l’association Au nom de la mémoire, fondée par Mehdi Lallaoui, Samia Messaoudi et Benjamin Stora en 1990, milite pour la reconnaissance publique de la répression et l’ouverture des archives. Elle est soutenue par le MRAP et le journaliste Jean-Luc Einaudi, auteur d’un premier livre sur le 17 octobre paru en 1991. Le procès de Maurice Papon, qui débute en 1997 pour complicité de crime contre l’humanité en lien avec son rôle durant l’Occupation, leur ouvre un espace médiatique. En effet, les controverses autour du « procès Papon » mettent également en exergue son rôle de préfet de police dans la répression de 1961. Les militants œuvrant pour la reconnaissance officielle des violences subies par les victimes de la répression se saisissent de la médiatisation du procès pour porter leurs revendications et dénoncer la responsabilité de l’ancien préfet. Ces accusations amènent la défense de Maurice Papon à intenter un procès à Jean-Luc Einaudi pour diffamation, ce qui donne la possibilité à des témoins de la manifestation (Cherhabil Hachemi, Ahcène Boulanouar) de raconter pour la première fois les violences subies devant un tribunal de la République. Le 12 février 1999, le procureur général qualifie la répression de « massacre » et d’« injustice majeure », ce qui constitue une première victoire importante et correspond à un tournant dans la reconnaissance de l’événement, mais aussi dans le regard porté par les pouvoirs publics qui, jusqu’alors, maintenaient le bilan officiel de trois morts (Thénault, 2000).
- 5 Philippe Bernard, Christine Garin, “Le massacre du 17 octobre 1961 obtient un début de reconnaissan (...)
- 6 Association 17 octobre contre l’oubli, http://17octobre1961.free.fr, version du 20 octobre 2001, Ar (...)
7En 2001, les commémorations du 40e anniversaire de l’événement atteignent une ampleur inégalée, sur fond de débats sur la torture durant la guerre d’Algérie à l’occasion du procès d’Aussaresses. Les initiatives et les polémiques quant à la reconnaissance du rôle de l’État français concernant le 17 octobre sont relayées par les différents médias. Une plaque commémorative est déposée à l’initiative du maire de Paris Bertrand Delanoë sur le pont Saint-Michel5. Les archives du Web permettent de retrouver les traces du déploiement de ce moment commémoratif en ligne, à l’image du site de l’association 17 octobre 1961 contre l’oubli qui donne alors accès à des témoignages sonores de manifestants victimes de la répression6. Pour autant l’événement reste clivant politiquement et socialement. Les revendications en faveur de la mémoire des manifestants, principalement portées par l’immigration algérienne en France et des militants antiracistes, se heurtent à la pluralité des mémoires du conflit, en particulier celles des harkis ou des anciens Français d’Algérie (Stora, 1991).
- 7 Selon les termes de Pascal Cesaro : « Aujourd'hui, la frontière entre fiction et documentaire est d (...)
- 8 On peut bien sûr également citer l’ouvrage de Paulette Péju, Ratonnades à Paris, paru en novembre 1 (...)
- 9 “It is certainly no accident that in the story historians, journalists, documentary filmmakers, and (...)
- 10 Citons par exemple l’adaptation cinématographique de Meurtres pour mémoire par Laurent Heynemann en (...)
- 11 C’est le cas notamment de Vivre au Paradis, sorti deux ans après Mémoires d’immigrés et réalisé par (...)
8Ce mouvement d’émergence progressif du 17 octobre 1961 dans l’espace public s’est accompagné de la production d’œuvres culturelles ou médiatiques, au sein desquelles le recours à la fiction était fréquent, relevant plus largement d’une solide tradition dans les modes de médiation de l’histoire7 (Delacroix et al., 2010, 315-325 ; Ferro, 1993 ; Veyrat-Masson, 2008). Dès les premiers mois ayant suivi l’événement, plusieurs productions culturelles ont vu le jour, visant principalement à contester le « mensonge d’État », à l’image du documentaire filmique Octobre à Paris de Jacques Panijel et dont la diffusion fut alors interdite. Produit par le comité Maurice Audin et tourné quelques semaines après le massacre, Octobre à Paris se compose principalement de témoignages d’Algériens victimes de la répression policière, de photographies (notamment d’Élie Kagan) et de reconstitutions filmées au sein desquelles les témoins rejouent les préparatifs de la manifestation8. Durant cette période, la fiction est alors le vecteur le plus efficace pour s’attaquer au récit du massacre9. En 1967, le roman Élise ou la vraie vie de Claire Etcherelli constitue également une étape supplémentaire dans la médiatisation d’un contre-récit par la fiction, notamment avec l’adaptation filmique réalisée par Michel Drach. Qu’il s’agisse d’œuvres littéraires portées à l’écran ou de créations originales, le cinéma et la télévision ont également joué un rôle en portant dans l’espace public la répression du 17 octobre 1961 depuis les années 197010. Ces œuvres sont principalement conçues par des réalisateurs engagés à gauche puis, dans la continuité du « mouvement beur », par des enfants de manifestants et des Français descendants de l’immigration algérienne qui contestent le récit officiel11. L’ensemble de ces productions, depuis 1961, forme ainsi un « répertoire contre-mémoriel avec ses symboles et ses personnages (…) ses tropes » (Kaplan, 2014).
9Par conséquent, lorsqu’en octobre 2011 s’ouvre le cycle de commémoration du cinquantième anniversaire, le 17 octobre, loin d’être un événement caché, est alors « en passe de devenir un sujet rebattu (Blanchard, 2013) ».
10LNO et 17.10.61 contiennent des éléments fictionnels de natures diverses et des modalités différenciées que l’observation permet de décrire. Outre les webdocumentaires eux-mêmes, cette analyse prend appui sur les sources complémentaires offrant des informations sur les réalisateurs, leurs intentions et leurs conditions de production.
11Le webdocumentaire 17.10.61 a été réalisé par Raspouteam, un collectif anonyme de jeunes artistes urbains de Paris (street art), avec le soutien du CNC et de la société Agat Film & Cie. La page d’accueil donne à l’internaute la possibilité de cliquer sur une carte de Paris où les lieux de la manifestation sont localisés. Dans le registre supérieur de la page (figure no 1), une série de portraits renvoie à des personnages visant à rendre compte de la pluralité des acteurs de l’événement (un travailleur algérien, un policier harki, un cadre du FLN, un membre des forces de police auxiliaires…).
Figure no 1 : page d’accueil de 17.10.61, https://raspou.team/1961/
- 12 Ces documents sont de natures diverses : entretiens filmés avec des historiens et des historiennes, (...)
12À ce stade, aucun indice ne signale à l’internaute qu’il s’agit de personnages fictifs et non de témoins, même si un usager averti reconnaîtra les visages d’acteurs du cinéma français contemporain grâce à l’implication de la société Agat Film & Cie : Simon Abkarian, Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Jean-François Guerlach, Hammou Graïa, Sabrina Ouazani, Lyes Salem et Robinson Stévenin. Ces personnages idéal-typiques jouent un rôle structurant dans le dispositif, car, quel que soit le mode d’accès depuis la page d’accueil (lieux ou portraits), le massacre est abordé au prisme des huit individus donnant à voir huit expériences de l’événement. Une fois un personnage sélectionné, le webdocumentaire ouvre sur une frise chronologique animée (timeline) inaugurée par une vidéo d’une dizaine de minutes qui en dresse le portrait. Défilent ensuite de nombreux documents hétérogènes12 et des « annexes » jusqu’au menu renvoyant vers les visages des sept autres personnages.
13Créée par Thomas Salva (photographe) et Olivier Lambert (journaliste et réalisateur), LNO est positionné en une du site LeMonde.fr le 17 octobre 201113 (figure no 2).
- 14 Brèves de trottoir donne à voir des portraits filmés de « personnes prises au hasard » dans la rue. (...)
- 15 Entretien réalisé avec Olivier Lambert le 23 juin 2014. Enregistrement déposé aux Archives de la ph (...)
14Contrairement au webdocumentaire de Raspouteam, le recours à la fiction n’est pas structurant, il est davantage explicite : la navigation est organisée par thématiques visibles sur le registre supérieur de la page d’accueil et qui restent accessibles durant le parcours de consultation. Ces thèmes embrassent différentes dimensions de la répression : « 1. Dans la manifestation », « 2. En coulisse », « 3. Un événement de la guerre d’Algérie » et « 4. Se souvenir ». Ces quatre parcours sont principalement composés de témoignages et d’entretiens filmés, le binôme poursuivant ainsi l’exploration du portrait, après un premier webdocumentaire intitulé Brèves de trottoir14. À cela s’ajoutent des cartes, des photographies, des archives numérisées, ou encore une frise chronologique, réparties dans les quatre rubriques destinées à offrir une « prise de recul15 » sur l’événement, autant d’indices du réel qui augmentent le degré de documentarité (Beauparlant, 2017).
- 16 Didier Daeninckx, Mako, Octobre noir, Anthy-sur-Léman, Éditions Ad Libris, 2011.
15L’interface d’accueil a pour fond un mur de briques sur lequel se superposent les éléments textuels (titre, menu) et deux dessins issus de la bande dessinée Octobre noir16 qui constituent à première vue le seul type de matériau d’ordre fictionnel au sein du dispositif (figure no 2).
Figure no 2 : La Nuit oubliée en une de la rubrique Société du site LeMonde.fr le 17 octobre 2011
Capture d’écran extraite de la page archivée par Internet Archive : https://web.archive.org/web/20111018134548/http://www.lemonde.fr/societe/visuel/2011/10/17/la-nuit-oubliee_1587567_3224.html#ens_id=1586465
- 17 Si LNO n’est plus en ligne, les vidéos qui composent le webdocumentaire sont accessibles sur la pla (...)
16Sur la gauche, un personnage masculin rappelle l’oubli de l’événement et son occultation dans une bulle de texte. Sur la droite, la vidéo d’introduction a également pour miniature une vignette de la bande dessinée Octobre noir représentant la manifestation17. Visibles dès la page d’accueil, ces personnages sont également présents à chaque nouveau menu. Ils et elles semblent incarner des manifestants du 17 octobre même si aucune information n’est immédiatement précisée à ce sujet. Les planches de Marko issues du même album sont également insérées à l’intérieur des témoignages et des entretiens filmés, principalement comme plans d’illustration.
- 18 Olivier Lambert et Thomas Salva, après avoir réalisé les webdocumentaires Brèves de trottoirs et La (...)
- 19 Entretien avec David DUFRESNE, « La commune de Paris », 19 mars 2011, OWNI, Archives de l’Internet, (...)
17Pour mieux comprendre les modalités du recours aux éléments fictionnels, il faut se pencher sur les conditions de production et les intentions des créateurs (enquête orale, sources nativement numériques, sources médiatiques). Olivier Lambert est journaliste, formé à l’Institut français de presse et Thomas Salva a suivi des études de cinéma avant d’intégrer l’École des Gobelins18. Du côté du collectif anonyme Raspouteam, il compte trois grapheurs diplômés en histoire, en graphisme et en design qui revendiquent une démarche esthétique19. Les deux webdocumentaires s’inscrivent dans deux traditions distinctes, LNO relevant davantage du monde journalistique tandis que 17.10.61 s’inscrit dans l’univers cinématographique et de la création numérique. Malgré ces dissemblances, les caractéristiques sociologiques des créateurs des deux webdocumentaires sont assez proches puisqu’il s’agit dans les deux cas d’hommes, âgés de moins de 30 ans en 2011, avec un niveau de qualification allant de trois à cinq ans d’études supérieures après le baccalauréat.
- 20 « Each writer or researcher consequently goes through a process of discovery of the event and its m (...)
18Une autre similitude réside dans la perception de l’événement comme ayant été « oublié ». Cette rhétorique de l’oubli est aussi présente lors des entretiens donnés à la presse par les concepteurs et dans les éléments de communication qui accompagnent la diffusion en octobre 2011, malgré une médiatisation ancienne qui s’est accrue depuis 2001. Le sentiment de redécouvrir un « événement oublié » est d’ailleurs une constante chez celles et ceux qui s’intéressent au 17 octobre, objet d’une « redécouverte individuelle de l’événement pour chaque nouveau venu qui s’y intéresse » (Kaplan, 2014, 378) 20.
19L’usage différencié de la fiction reflète l’ancrage dans deux univers distincts, l’un cinématographique, l’autre journalistique. Examinons à présent dans quelle mesure les caractéristiques du format webdocumentaire, notamment la narration délinéarisée et l’état spectatoriel spécifique, influent sur la fonction attribuée aux éléments fictionnels au sein des deux créations.
20Le recours à la fiction au sein des deux webdocumentaires est révélateur de la reconfiguration des modes de mise en récit de l’événement, entre emprunts des formes de médiation antérieures et impératifs propres au caractère délinéarisé et interactif des formats web-natifs.
21Le webdocumentaire est « un documentaire réalisé en vidéos, en bandes-son, en textes et en images, dont la scénarisation tient compte de l’interactivité dans la fragmentation des récits et dans l’interface graphique, et qui s’insère dans un dispositif personnalisant la communication avec l’internaute (réseaux sociaux, commentaires, etc.) » (Broudoux, 2011). Il s’agit d’un format web-natif, c’est-à-dire, né avec le Web et dont le mode d’écriture en exploite les potentialités. Les webdocumentaires disposent de leurs propres lieux de légitimation (festivals, sites dédiés) tout en étant souvent englobés dans des catégories plus larges et mouvantes : « nouvelles écritures » audiovisuelles pour France TV ou « nouveaux médias et créations numériques » pour le CNC par exemple.
- 21 « On peut ainsi envisager une gradation, pour le moins, différents niveaux d’interactivité, de la n (...)
22Contrairement à ce que le terme même laisse à penser, un webdocumentaire n’est pas une simple « extension d’un film documentaire linéaire sous une forme informatisée et connectée » (Chatelet, 2016). Il s’agit d’une création hypermédia à replacer dans un « répertoire de formes d’écriture numérique » dont le caractère computationnel reconfigure les « systèmes techniques de production et de manipulation qui agit sur la nature même de la connaissance » (Crozat et al., 2011). Les webdocumentaires sont donc considérés comme des architextes, c’est-à-dire des « objets informatiques qui sont en position de régir l’écriture, de lui donner ses formats et ses ressources […]. Un architexte est l’écriture de l’écriture, une écriture qui conditionne d’autres écritures » (Tardy & Jeanneret, 2007, 24). Or, en tant qu’architexte, le webdocumentaire « autorise des formes d’écritures prédéterminées par son concepteur, il est à son tour réinvesti par des usages sociaux en relation avec une activité » (Brito Fichefeux, 2020). Ainsi, le Web est le lieu de créations non linéaires, interactives dans lequel le spectateur, de fait internaute, est invité à intervenir selon différents degrés (choix de lecture, action sur la narration, dialogue avec les créateurs). À travers une interface, il ou elle est appelé par ses actions à recomposer un récit fragmenté tout en adhérant à la narration proposée, produisant ainsi un régime spectatoriel spécifique (Beauparlant, 2017). Le principe de la navigation est ainsi intégré au récit, et les créateurs doivent envisager des angles de présentation de l’événement, par personnages, par périodes ou par lieux, tout en imaginant ce que l’internaute devra faire (Rouquette, 2017). LNO et 17.10.61 proposent de naviguer au sein de différents parcours narratifs prédéterminés, ce qui correspond à une interactivité limitée dite « fermée21 ». Ce régime spectatoriel fondé sur la participation de l’internaute nécessite, pour les créateurs, de maintenir son attention et de favoriser son engagement lors de l’expérience de consultation en mobilisant les ressorts classiques du documentaire et les codes de la culture numérique (Beauparlant, 2017).
23La dimension hypermédia du webdocumentaire permet d’agencer des matériaux divers (images, sons, musiques, films, textes, dessins) renvoyant à autant de traces du passé : archives administratives ou médiatiques, témoignages, œuvres d’art, photographies, productions culturelles. D’un point de vue documentaire, l’intérêt est « d’ouvrir l’entrepôt de l’historien » (Mounier, 2014) et ici du réalisateur, qui peut ainsi mettre en avant les archives et les sources les plus saillantes.
- 22 Voir par exemple les travaux sur l’extrait du film La Chute (2004, réal. Oliver Hirschbiegel) et do (...)
24Du côté des créateurs, la réalisation implique, en plus de la collecte ou de la numérisation éventuelle de documents, des phases de tournage et de montage filmiques ainsi que la conception d’un scénario par parcours narratif au moyen d’un logiciel (W3DOC pour LNO) ou d’un développement Web spécifique, réalisé par MRM Paris pour 17.10.61. Le caractère numérique des matériaux mobilisés rend techniquement aisés leur agencement et leur modification. Cette malléabilité donne lieu, depuis la fin des années 1990, à une sorte de banalisation du partage, de la retouche d’image, produisant une culture numérique caractérisée par le mixage (mash-up) et le détournement des documents, en particulier iconographiques22 (Doueihi, 2008 ; Gunthert, 2015). Dans les formats natifs, les éléments fictionnels s’insèrent donc dans un ensemble documentaire plus large et prennent place dans une interface graphique souvent imaginée pour l’occasion. La narration en rhizome permet de mettre en lumière les documents en leur accordant une scénographie spécifique, en étant peu contraint comme c’est le cas pour un livre ou dans un film. Ainsi la consultation en intégralité de chaque webdocumentaire nécessite entre trois et quatre heures.
25Dans LNO et 17.10.61, outre les contenus audiovisuels créés par les réalisateurs (films courts, interviews filmées, photographies) et l’interface graphique, les webdocumentaires contiennent des archives telles que les fonds photographiques d’Élie Kagan, mais empruntent aussi au répertoire contre-mémoriel évoqué précédemment, à l’image du film Nuit noire d’Alain Tasma (2005) mobilisé dans 17.10.61 et de la bande dessinée Octobre noir présente au sein de LNO. Ces éléments fictionnels, dont relève aussi l’interface graphique, contribuent à mettre en évidence la violence de la répression, considérée par les réalisateurs comme ayant été oubliée. Cet aspect constitue un double défi en raison du faible nombre de sources audiovisuelles, mais aussi parce que la brutalité des images ou des récits peut avoir un effet répulsif.
26Pour le collectif Raspouteam, le traitement de la violence des luttes passées est une thématique privilégiée, déjà explorée dans un webdocumentaire dédié à la Commune de Paris en 2011. Celle-ci est palpable au sein des courts films biographiques, à l’image de celui de Lucien qui évoque des scènes de torture et de viol tandis qu’une photographie d’archive donne à voir une femme nue aux mains de deux soldats, sans qu’une information ne soit donnée concernant la source ou le contexte de ce cliché. La dimension numérique du webdocumentaire permet aussi de jouer sur l’interface qui, loin d’être neutre, renforce le caractère violent dans 17.10.61. Le recours au rouge, employé en contraste avec le fond noir met en abyme le caractère sanglant de l’événement, également renforcé par l’habillage sonore. La Seine dessinée en rouge renvoie aussi aux personnes mortes noyées dans le fleuve durant le cycle de répression, comme le rappelle le graffiti devenu iconique « Ici on noie les Algériens ». Ainsi, dans 17.10.61, comme dans les dispositifs en ligne en général, « l’interface joue également un rôle dans l’interprétation des contenus documentaires de nature multimédiale » (Beauparlant, 2017).
- 23 Un fonds Élie Kagan est conservé à La contemporaine, bibliothèque, archives, musée des mondes conte (...)
- 24 Le chercheur Philippe Brand note d’ailleurs que ce dernier est lui-même interviewé et présent dans (...)
27Dans LNO, les planches des bandes dessinées sélectionnées et intégrées dans les vidéos donnent à voir les blessures des manifestants. Les dessins des blessés de Mako s’appuient bien souvent sur les photographies d’Élie Kagan23 et de Georges Azenstarck24. Le plan montrant un visage ensanglanté issu d’une archive de l’INA, repris dans la vidéo introductive de LNO et intercalé avec une planche d’Octobre noir inspirée de l’image, illustre ce phénomène (figure no 3).
Figure no 3 a : Trois extraits de l’introduction de LNO dans l’ordre à 1’14. Extrait 1
Figure no 3 b : Trois extraits de l’introduction de LNO dans l’ordre à 1’14. Extrait 2
Figure no 3 c : Trois extraits de l’introduction de LNO dans l’ordre à 1’14. Extrait 3
https://www.dailymotion.com/video/xlormv ; consulté le 19 mars 2020.
28Par la représentation, le réel fictionné renforce ici l’affirmation de la violence subie tout en constituant une sorte de transition par le dessin vers la photographie du visage ensanglanté. Cependant, dans LNO, la fiction est secondaire au regard des témoignages filmés qui sont au centre du webdocumentaire. La parole des témoins évoque la violence de la répression avec pudeur et en tant qu’expérience vécue, loin de l’atmosphère sanglante de 17.10.61. En somme, dans les deux créations, les éléments fictionnels viennent renforcer la dimension violente de l’événement, mais selon des degrés distincts. Contrairement au film documentaire Octobre à Paris (1962) dans lequel le spectateur visionne, non sans heurts, des témoignages filmés relatant des scènes de torture avec précision, la violence est ici davantage suggérée et figurée.
29Si le mélange entre éléments fictionnels et documentaires n’est pas nouveau, les formats web-natifs transforment les modes d’agencement : les éléments fictionnels sont éparpillés, superposés et insérés dans une interface graphique au même titre que tout autre document. Dans ces dispositifs interactifs, ils sont également mobilisés pour incarner la pluralité des acteurs de l’événement et favoriser l’engagement de l’internaute.
- 25 Nous pensons ici plus particulièrement aux romans Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx (1983) (...)
30Dans les deux webdocumentaires, les personnages fictifs donnent vie et corps aux actrices et aux acteurs de l’événement, produisant un effet d’incarnation, à travers les visages des comédiens chez Raspouteam et les manifestants dessinés par Marko. Ces derniers rappellent, par exemple, à l’internaute que les témoins qui prennent la parole dans les vidéos ont été de jeunes femmes et de jeunes hommes au cœur de l’action. Le recours à ces personnages fictifs contribue également à mettre en scène la diversité des récits, dans la continuité de plusieurs productions culturelles pré-Web25 telles que la bande dessinée Octobre noir. L’événement y est raconté à travers les yeux du personnage fictionnel de Vincent/Mohand, témoin de la répression policière puis à la recherche de sa sœur Khelloudja après la dispersion. La mobilisation du ressort fictionnel n’est pas une nouveauté pour Didier Daeninckx, qui avait notamment dans Meurtres pour mémoire (1983), l’une des fictions les plus populaires prenant pour cadre le 17 octobre 1961 (House & MacMaster, 2008, 232), fondé son récit sur trois personnages fictifs se retrouvant pris dans l’événement. Ces personnages tenaient déjà lieu d’idéal type en incarnant un manifestant, sa fiancée, et un enseignant d’histoire-géographie. Au sein des webdocumentaires, la narration délinéarisée fondée sur des contenus multimédias proposant des outils de personnalisation et d’implication des internautes est mobilisée pour mettre en visibilité la pluralité des récits, sans hiérarchisation ni contrainte linéaire apparente, et ce sur un seul et même écran.
31L’absence de trame laisse donc à l’internaute le soin de mettre en relation les récits, les éléments, pour construire le sens et l’interprétation de l’événement qui sont ici fragmentés : « le spectateur participe à la création d’un récit en créant les liens manquants, dont la somme formera un monde parcellaire qui doit être vu comme étant homogène » (Beauparlant, 2017). Or, l’interactivité, certes ici limitée à des clics de navigation au sein des deux dispositifs, doit être stimulée par les créateurs qui cherchent à enrôler l’internaute dans une narration et un univers graphique afin qu’il poursuive la navigation. Dans les deux webdocumentaires, les éléments fictionnels participent de la quête d’attention de l’internaute, en rythmant la narration ou en servant de guide dans le dispositif. Cette fonction aussi discrète qu’essentielle prend des formes diverses. Les dessins de bande dessinée dans LNO guident la navigation en proposant un résumé de chaque partie, et les films biographiques de Raspouteam suscitent l’émotion, majoritairement la tristesse chez les étudiants de master interrogés (44,4 %). Ce lien recherché avec l’internaute au moyen de la fiction s’effectue à travers une interface qui fait figure de métaphore du lieu de l’événement, au sein de laquelle l’internaute est amené à découvrir les différentes facettes du massacre, tout en constituant un repère face à une narration fragmentée.
32Les éléments fictionnels des deux webdocumentaires témoignent du « nouvel imaginaire documentaire » (Beauparlant, 2017) propre aux créations web-natives : la fiction est présente selon des degrés divers (interface créée, ajouts d’extraits fictionnels, créations à base d’archives) au sein d’un palimpseste de matériaux multimédias structurés par parcours et dont l’accès nécessite l’intervention de l’internaute.
- 26 Dans le cadre du documentaire, le pacte de lecture renvoie, selon Jean-Luc Lioult, au pacte non écr (...)
33Nous venons de voir comment le webdocumentaire réagence la place de la fiction dans la mise en récit de l’événement historique, à travers une narration délinéarisée et un état spectatoriel qui place l’internaute au centre du dispositif. Cela a plusieurs conséquences sur le pacte de lecture, désignant l’ensemble des conventions qui lient le spectateur au réalisateur26. Pour l’internaute, cette relation s’appuie sur un certain nombre de croyances et d’indices qui lui permettent de percevoir le caractère documentaire du dispositif. Examinons à présent comment, dans LNO et 17.10.61, les éléments fictionnels mettent en jeu la perception de l’internaute.
34Dans un webdocumentaire, l’internaute est d’abord « sollicité pour ses compétences numériques », il doit « saisir le mode opératoire de l’interface, tout en adhérant à la narration, en accordant prioritairement son attention à la saisie des contenus documentaires » (Beauparlant, 2017). Dès lors se posent les questions de la perception et de la relation entre le spectateur et les concepteurs. Celle-ci s’effectue via la médiation de l’interface. Il est attendu de l’internaute qu’il ou elle prenne connaissance de plusieurs documents fragmentés, orchestrés par les parcours narratifs au sein de l’interface. Il doit donc s’appuyer sur un certain nombre d’indices lui permettant d’asseoir le degré de documentarité tout en adhérant aux parcours narratifs qui l’invitent à interagir, en cliquant sur différents contenus. Les éléments fictionnels, présents au sein des contenus ou dans l’interface, participent de l’enrôlement de l’internaute, ce qui s’inscrit ici dans une tradition ancienne du documentaire. Mais l’état spectatoriel propre aux narrations web-natives ajoute un degré supplémentaire dans les interférences entre fiction et réel, puisque « la possibilité de manipulation est co-originaire à la nature même du support numérique » (Bachimont, 2010, 158, cité par Paloque-Berges, 2016). La notion même de document original chère aux historiens est peu opérationnelle puisque la manipulation est intrinsèque au document numérique. Par conséquent, les représentations mobilisées par le spectateur pour identifier des indices de véracité sont constamment mises à l’épreuve.
35Les deux interfaces comportent de multiples traces augmentant le degré de documentarité. Dans 17.10.61, si l’atmosphère est dramatique, dès la page d’accueil les portraits en noir et blanc mobilisent l’effet de réel (Barthes, 1968). Ils ancrent le spectateur dans l’idée d’un temps révolu, d’une réalité historique passée. De même, le fond noir derrière la carte est composé de traits issus de traces de plis comme s’il s’agissait d’une carte qui avait été déployée. Ici, l’interface graphique, intégralement créée, participe de la construction d’un imaginaire documentaire axé sur les traces du passé. Ce procédé ressurgit dans les parcours structurés par une timeline où l’internaute découvre des documents majoritairement en noir et blanc, parfois même volontairement vieillis. Par exemple, dans le parcours de Salah, la photographie d’archive de Maurice Papon a été insérée dans un cadre qui fait écho à l’affiche du documentaire de Jacques Panijel pourtant réalisée en 2011, mais dont les contours ont été vieillis (figure no 4).
Figure no 4 a : Affiche du film Octobre à Paris (J. Panijel) retravaillée et insérée dans 17.10.61
Un filtre a jauni l’image et les bordures ont été modifiées donnant un aspect vieilli à l’affiche.
Source : https://raspou.team/1961/img/sal/2-Octobre-a-Paris.jpg
Figure no 4 b : Affiche du film Octobre à Paris (J. Panijel) telle qu’elle a majoritairement été diffusée en ligne sur des sites de cinéma ou sur Wikipédia
https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=5847.html, consulté le 14 février 2021.
- 27 « 17.10.61 propose de revivre ce 17 octobre historique à travers une carte interactive de Paris re (...)
36Ce procédé témoigne de la nécessaire harmonisation esthétique, mais aussi d’une mise en abyme, au moyen de légères manipulations numériques, du caractère documentaire du dispositif. De même, les vidéos introduisant chaque parcours et consacrées au récit de chaque personnage sont présentées dans la rubrique « À propos » comme « 8 témoignages originaux27 ». La vidéo d’introduction précise que « tous les personnages de ces films sont inspirés de vrais témoignages » (figure no 5).
Figure no 5 : Bande-annonce, 17.10.61, 1’25, https://raspou.team/1961/
37Ces récits fictionnels sont associés à des faits historiques établis, et les vidéos mobilisent pleinement l’effet de réel attribué aux archives, ancrant ainsi les témoignages dans un imaginaire évoquant une éventuelle réalité historique, tandis que les « vrais témoignages » ne sont pas fournis dans le dispositif, même sous forme anonyme. Si le chercheur Philippe Brandt les considère comme des « témoignages composites romancés », le caractère testimonial peut néanmoins être contesté. Toutefois, étant insérés dans une interface mettant en scène un univers documentaire fondé sur l’exhumation des traces du passé, l’internaute est invité à les considérer comme des témoignages originaux. Ainsi, seuls trois étudiants sur vingt-cinq identifient la présence de vidéos fictives au sein de 17.10.61.
- 28 Compléments de l’enquête orale par mail envoyés par Olivier Lambert le 11 mars 2020.
38Dans LNO, l’interface graphique est plus sobre et participe aussi à affirmer le caractère documentaire : le fond représente un mur évoquant les lieux de la répression, les titres des rubriques sont inscrits sur du papier beige ancien évoquant l’univers archivistique dans sa représentation la plus classique. Les contenus des quatre parcours successifs renforcent le degré de documentarité. Les trois premiers sont articulés autour des témoignages filmés qui constituent le matériau central du dispositif. Ces vidéos sont assez longues, et les plans principaux sont cadrés au niveau des épaules des témoins. Le quatrième parcours, intitulé « Se souvenir », met en visibilité les traces du passé à travers l’onglet « archives » qui comprend un document recréé numériquement à partir d’archives, un mélange des genres problématique dans le cadre d’une éventuelle utilisation pédagogique (Brand, 2016). Les créateurs ont réécrit le texte de l’archive à l’ordinateur sur un fond de papier vieilli. À l’origine de LNO, Olivier Lambert nous explique ce choix : « il était plus judicieux pour nous de "créer" de nouveaux documents s’intégrant bien à notre univers graphique et présentant les données de façon plus claire et lisible28 ». La fabrication de cette « archive reconstituée » illustre la difficulté à penser la relation entre traces du réel et éléments inventés à caractère fictionnel. En effet, si l’authenticité est absente, le contenu du document s’appuie sur une trace reconstituée qu’il est possible d’identifier et de consulter. Si le document « fait semblant », il ne s’agit pour autant pas d’une invention strictement fictive. Le document réel existe, et il est reconstitué sous forme d’artefact numérique, ajoutant ainsi une strate de complexité du côté du spectateur.
39Les écritures web-natives contribuent à une complexification documentaire du fait de l’inférence des technologies numériques qui accroissent les possibilités de manipulation et d’invention. Cette complexification est encore accentuée puisque la tension entre passé/présent, histoire/ fiction est elle-même objet d’un jeu de la part des réalisateurs des deux webdocumentaires.
40Selon des approches distinctes, les deux webdocumentaires ne se contentent pas de mobiliser les outils numériques pour capter l’attention de l’internaute au sein d’un univers narratif et graphique homogène. LNO et plus encore 17.10.61 prennent le mixage documentaire, inhérent à la culture numérique, comme objet de création.
- 29 Thomas Salva, Saraï Suarez, La Nuit oubliée, “Les lieux de l'oubli – 17 octobre 1961 – 17 octobre 2 (...)
41Dans LNO, une vidéo intitulée « Les lieux de l’oubli29 » associe des photographies prises par Thomas Salva en 2011 dans les rues de Paris identifiées dans les archives consultées, des clichés d’Élie Kagan ainsi que des extraits de témoignages de victimes de la répression lus en voix off (figure no 6).
Figure no 6 : « Fouiller le passé, retrouver les traces », La Nuit oubliée
42Dans 17.10.61, ce procédé est mobilisé en revendiquant une filiation avec les démarches des installations d’Ernest Pignon-Ernest. Lors de la création du webdocumentaire, les membres du collectif ont projeté des images d’archives audiovisuelles sur des lieux de la répression et ont filmé la performance, avant d’insérer ces séquences dans le webdocumentaire. Ensuite, ils ont positionné dans les rues adjacentes des QR codes donnant à l’internaute la possibilité de visionner les extraits du webdocumentaire concernés in situ. Ces jeux de brouillage impliquant physiquement le spectateur participent d’un imaginaire documentaire spécifique, caractérisé par le recours à des éléments fictifs, inventés, recréés, imaginés, et fondés sur la participation de l’internaute. Ils invitent à considérer plus largement les transformations de l’écriture de l’histoire au sein des formats web-natifs.
43En effet, LNO et 17.10.61 proposent d’appréhender le réel, c’est-à-dire les événements qui eurent lieu le 17 octobre 1961, à travers une interface dans laquelle l’usager consulte des documents de nature multiple. Les sources, les témoignages, l’ensemble des traces à partir desquelles l’internaute découvre l’événement au fil des parcours occupent une place centrale visant à affirmer la réalité du massacre. L’histoire est alors perçue comme une mise à disposition de ces matériaux (témoignages, archives, etc.), seuls garants d’authenticité, et non comme une analyse critique. Les archives et les témoignages fragmentés dans les parcours renvoient à un lien direct avec l’événement : l’internaute écoute les témoignages de LNO mais ne dispose pas de clefs d’explication ou d’éléments de contextualisation. La médiation est faible quant à l’interprétation, contrairement à la voix off dans un documentaire classique : l’interface et les différents jeux documentaires mettent en évidence une pluralité de récits et la violence de l’événement, mais sans accompagner l’internaute sur ce qui, outre la brutalité, fait événement, dans la répression du 17 octobre 1961. L’étape de la construction du fait historique à partir des questions soulevées par les historiens et étayées par un discours sur l’événement est effacée au profit d’un rapport direct aux traces du passé dont l’exposition est ponctuée de brèves interventions de chercheurs. Or, l’histoire vise à établir des faits historiques qui sont le fruit d’une activité située dans le temps et dans l’espace, et qui passe par l’écriture. Par exemple, dans le cas du 17 octobre 1961, l’étude de Jim House et Niels Mac Master interrogeant, en 2008, la dimension coloniale de la violence d’État aboutit à décrire la répression comme étant un « massacre colonial en plein Paris ». Cette dimension interprétative et scripturale de l’histoire est, dans 17.10.61 et surtout dans LNO, mise en retrait. La délinéarisation est d’ailleurs pensée comme une opportunité et un refus de donner une ligne d’interprétation que l’internaute doit lui-même ou elle-même échafauder. Dans les deux cas, les créateurs ne prétendent pas produire de la connaissance historique, mais davantage raconter et faire connaître cet événement qu’ils considèrent comme oublié du grand public.
- 30 Lumento, LNO, « 4. se souvenir : fouiller le passé, retrouver les traces ».
- 31 Compléments de l’enquête orale par mail envoyés par Olivier Lambert le 11 mars 2020.
- 32 En 2012, François Hollande a qualifié le massacre de « répression sanglante ». Raphaëlle Branche so (...)
- 33 Notons qu’ils sont 8,7 % à le qualifier de pédagogique et 4,3 % à le qualifier d’artistique.
44En effet, l’insertion d’éléments fictionnels ou recréés s’effectue au service de la remémoration de l’événement plus que de son historicisation. Il ne s’agit pas, par exemple, d’expliciter en quoi il s’agit d’un « massacre colonial », mais avant tout de « sortir l’événement de l’oubli », en montrant les traces du passé, agrémentées d’artefacts, de récits fictifs visant à engager l’internaute à poursuivre la navigation au sein de l’interface. Dans les deux webdocumentaires, le mixage documentaire, inhérent à la culture numérique mais si problématique pour une production académique ou pédagogique, est ici mis au service d’une démarche mémorielle. La finalité n’est pas ici d’expliquer pourquoi le massacre a eu lieu à cette date et avec une telle violence, mais davantage d’enrôler le spectateur en lui conférant le statut de témoin en immersion. Certes l’internaute est invité à « fouiller le passé30 », mais cet usage privilégié de l’internaute comme enquêteur s’effectue au service de la remémoration de l’événement. Dès lors, le fait que les traces du passé soient fictionnelles, réelles ou reproduites est secondaire. Ici, c’est donc la médiation et la scénographie qui sont privilégiées face à la reproduction exacte des archives consultées comme ce serait le cas dans une perspective académique. L’entretien confirme d’ailleurs le parti pris mémoriel. Pour Olivier Lambert, la dimension didactique est secondaire : « le but premier, c’est vraiment d’abord la volonté de faire ressurgir les mémoires31 ». Cinquante ans après le massacre, la recherche historique a mis en évidence les mécanismes, les acteurs et les victimes du massacre, et les réalisateurs prennent soin de signaler que cela ne relève pas de leur fonction, mais qu’il s’agit bien du rôle des chercheurs en histoire. Insérés dans ce cadre plus large, les éléments fictionnels nourrissent l’affirmation moins de la véracité de la répression, largement connue et diffusée aujourd’hui, que l’étonnement devant les polémiques autour de sa reconnaissance officielle dans le contexte de 201132. Ici, par l’écriture numérique, c’est une invitation à peser sur la reconnaissance des souffrances des victimes. Ce choix est perçu en partie par les étudiants lors de l’enquête de réception : pour qualifier 17.10.61, ils répondent, en proportion égale (43,5 %), que le webdocumentaire est « historique » ou « mémoriel »33.
45La culture numérique fondée sur l’interactivité et la manipulation documentaire repose sur les compétences interprétatives de l’internaute et sur son engagement interactif. Ici nous avons montré la complexité des matériaux mobilisés, renforcée par les jeux de superposition multiples et une narration fragmentée. Nous allons voir que, du côté des internautes, l’appréhension de ces dispositifs est complexe. Pris à témoin et en proie à la violence de la répression, l’internaute peine en effet parfois à construire une interprétation de l’événement.
46Les travaux de Joeffrey Lavigne sur la réception de plusieurs webdocumentaires historiques, dont les deux qui nous intéressent ici, permettent de compléter les données récoltées grâce au questionnaire adressé à une trentaine d’étudiants concernant 17.10.61.
47Il en ressort d’abord la difficulté à appréhender la distinction entre les différents types de matériaux et à les mettre en relation. Par exemple, l’une des enquêtés souligne que la bande dessinée, visant à enrôler l’internaute, produit chez elle un décalage, car elle s’attendait à retrouver dans les vidéos les dessins de la bande dessinée. Selon un autre internaute, il manque une voix off permettant de donner du sens à la navigation et d’éviter de se perdre. De même, une partie des étudiants de master, interrogés en 2020 sur 17.10.61 afin de savoir s’ils considèrent qu’il est facile de s’y retrouver entre les différents types de contenus, ont répondu « plutôt non » (25,9 %). En revanche, la majorité des enquêtés apprécie de (re)découvrir cet événement à travers LNO et 17.10.61. Concernant ce dernier, 77,7 % des étudiants évaluent leur degré de satisfaction et de plaisir à l’issue de la consultation au-delà de cinq étoiles sur sept.
48Ce premier travail sur la réception, qui doit bien sûr être prolongé par une enquête plus large, illustre le niveau d’attentes élevé qui est projeté sur l’internaute-spectateur : ce dernier doit se situer au sein de l’interface sans se perdre et construire sa propre interprétation de l’événement. La liberté donnée par les parcours multiples mettant en scène une pluralité de points de vue exige ainsi en contrepartie de faire du lien entre ces différents matériaux afin de poursuivre l’exploration du webdocumentaire, d’identifier un fil conducteur implicite ou bien d’échafauder sa propre interprétation. Concernant 17.10.61, les questions de la présence d’un parti pris et d’une ligne d’interprétation malgré les parcours multiples sont clivantes chez les étudiants l’ayant consulté : 52 % estiment qu’ils sont libres de construire leur propre point de vue, mais 48 % pensent qu’il y a une ligne directrice qui guide leur interprétation. S’agissant de savoir qui sont les principales victimes de la répression d’après le webdocumentaire, ils cochent majoritairement la réponse « les manifestants algériens » (68 %), mais 24 % d’entre eux sélectionnent l’item « la population parisienne dans son ensemble », 8 % « les forces de l’ordre ». Les avis sont également très partagés sur l’intérêt de la présence ou de l’absence d’une ligne interprétative : ils sont aussi nombreux (25 %) à déplorer le manque de ligne conductrice que son existence. Ces résultats illustrent la difficulté à construire une interprétation avec un faible accompagnement tout en nuançant les présupposés selon lesquels les internautes apprécieraient la plus grande liberté possible quant à l’interprétation des contenus.
49Outre cette « interactivité fermée », une plus grande participation est encouragée à l’extérieur du dispositif, à destination des plateformes de partage de vidéos et de réseaux socionumériques (RSN) qui constituent ainsi des espaces d’observation de formes de réappropriation. Concernant 17.10.61, la majorité des étudiants (57,7 %) déclarent d’ailleurs avoir envie de relayer certains contenus qui en sont issus sur les RSN.
- 34 Jumez mont, Youtube, « Événement du 17 octobre 1961 : témoignage d’un soldat français. Ici on noie (...)
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50En diffusant des contenus issus des webdocumentaires, l’internaute devient de fait jalon dans la transmission de l’événement. Prenons ici un exemple de partage de contenus qui a suscité une discussion en ligne quant à la véracité du propos issu du webdocumentaire 17.10.61. La diffusion de la vidéo dédiée au personnage « Lucien, ancien soldat du contingent » illustrent la circulation et les modes de réappropriation de tout « être culturel » sur la Toile (Jeanneret, 2014). Celle-ci est en effet dans un premier temps republiée sur le compte YouTube du dénommé « Jumez mont » en intégralité dès le 11 janvier 2012 avec pour titre « Événement du 17 octobre 1961, témoignage d’un soldat français : Ici on noie les Algériens34 » (figure no 7). La vidéo est donc présentée comme un témoignage et le titre amalgame la vidéo de Raspouteam avec le graffiti « Ici on noie les Algériens » repris par Yasmina Adi pour le titre de son documentaire35. Ces usagers ne sont pas les seuls à mal interpréter le statut de la vidéo comme l’illustre, en octobre 2014, son intégration sur le site confessionnel Oumma.com36 où elle est présentée de façon catégorique comme un témoignage authentique (figure no 8).
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Figure no 8 : Portrait du personnage Lucien recontextualisé sur Oumma.com
Article publié le 14 octobre 2014 sur Oumma.com, https://oumma.com/17-octobre-1961-temoignage-dun-soldat-francais-ici-on-noie-les-algeriens-video/, consulté le 20.03.20
- 37 Nous avons fait le choix de supprimer les fautes présentes initialement dans le texte afin de facil (...)
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- 39 « Ilourmane Aissa », URL : https://www.youtube.com/watch?v=gvpYCwP8dPc.
- 40 Cette difficulté est confirmée dans l’enquête de Joffrey Lavigne, étudiant qui a travaillé sur la r (...)
52Cette recontextualisation s’accompagne de commentaires qui portent principalement sur les conflits de mémoires, mais donnent aussi à voir des discussions, certes minoritaires, sur la nature du document. Ainsi, en 2013, Manon le contextualise : « Attention, c’est un témoignage fictif réalisé dans le cadre du webdocumentaire 17.10.61 produit par Agat Films & Cie (très intéressant par ailleurs). Les personnages de ce webdocumentaire sont fictifs, certes inspirés de personnes et de faits réels, mais il faut savoir faire la part des choses.37 » Le pacte de lecture est alors discuté au sein du fil des commentaires accessibles sous la vidéo38. Certains commentaires insistent sur la dimension fictionnelle du témoignage comme discréditant son contenu, à l’image de la remarque du dénommé Lapegre : « vidéomontage : le son ne serait pas du tout comme ça même si ce qui est dit est fait pour dénoncer des vraies vérités et que le fond de cette vidéo est vrai. Arrêtez de faire passer des vidéomontages pour des originaux :). » Pour d’autres, le recours à des éléments fictifs ou créés est secondaire, la réalité des faits historiques prime : « fictifs ou pas, c’est vrai39 ». Ces fragments de la réception sur YouTube de la vidéo ainsi décontextualisée illustrent la difficulté rencontrée par les internautes désireux d’évaluer la fiabilité du document, à l’image de Léana qui partage son interrogation : « Svp j’ai un projet et je dois présenter une vidéo (témoignage) sur les événements de 17 octobre, est-ce que celle-ci est la bonne ? Et vraie ? » Les internautes cherchent des indices qui permettent de se repérer et de renouer avec le pacte de lecture40. Cependant, la présence d’éléments fictionnels, qu’ils soient perçus ou non, n’entache pas la confiance accordée à 17.10.61 dans son ensemble : les étudiants de Master l’ayant consulté déclarent toutes et tous que le webdocumentaire fournit des informations fiables sur l’événement. 87 % d’entre eux estiment d’ailleurs que l’insertion des personnages fictifs constitue un plus, favorisant une meilleure compréhension, donnant corps et voix aux acteurs de l’histoire, ou encore, car cela rend le récit dynamique. Seuls 8,7 % y voient une confusion regrettable entre histoire et fiction.
53Comme tous les formats interactifs, LNO et 17.10.61 s’appuient sur les compétences numériques des spectateurs : il est attendu qu’il ou elle parvienne à mettre en relation les matériaux consultés au fil des clics lui permettant d’y donner sens, de les interpréter. Ces brefs éléments sur la perception montrent que cet état spectatoriel spécifique induit une activité particulièrement exigeante pour l’internaute, nécessitant un véritable apprentissage.
54L’étude des différentes facettes et usages de la fiction au sein de 17.10.61 et de LNO, depuis sa création jusqu’à une esquisse des enjeux de perception, met en évidence les déplacements des relations entre imaginaire et réalité historique au sein des écritures web-natives de l’histoire.
55Ces usages gagnent d’abord à être mis en perspective avec les pratiques culturelles et les interprétations du passé héritées de la période pré-Web. Le répertoire « contre-mémoriel » donnant à voir le point de vue des manifestants victimes de la répression est ainsi largement mobilisé au sein des deux webdocumentaires, y compris dans sa dimension fictionnelle.
56Dans le même temps, les éléments fictionnels étudiés s’insèrent dans un « nouvel imaginaire documentaire » empreint de culture numérique et incluant des éléments intégralement créés et/ou recréés. La mise en scène du caractère authentique et original des traces du passé mobilisées dans les deux webdocumentaires s’effectue paradoxalement au moyen de manipulations numériques et de l’interface graphique imaginée pour l’occasion. Les éléments fictionnels sont associés à des matériaux hétéroclites. L’univers numérique déploie une palette de possibilités dans la manipulation et dans l’invention à partir des traces du passé. Par ailleurs, la délinéarisation de la narration et l’interactivité nourrissent un nouvel état spectatoriel plaçant l’internaute au centre du dispositif. Dès lors, la fiction accompagne l’internaute. Elle vise à le guider, l’émouvoir, à provoquer sa participation sous forme de clics permettant de naviguer au sein des parcours ou de diffusion d’extraits sur les réseaux socionumériques. Les jeux d’intrication entre les éléments fictionnels et documentaires produisent un brouillage entre réalité historique et imaginaire qui prend des formes inédites en ligne, du fait du caractère non linéaire de la narration et des divers degrés d’implication de l’internaute. Il ou elle découvre alors une pluralité de récits, donnant à voir majoritairement le point de vue des manifestants victimes de la répression.
57L’étude de la fiction au sein de LNO et de 17.10.61 met également en exergue les transformations du rapport au passé au sein des formats web-natifs. Du côté des créateurs, l’insertion d’éléments fictionnels est considérée comme une plus-value au service de la valeur documentaire du dispositif. Cela ne constitue pas une nouveauté, mais s’inscrit au contraire dans une tradition ancienne revendiquant l’apport de la fiction dans les écritures documentaires. Cependant en contexte numérique, les formes prises par la fiction sont multiples et doivent inclure les éléments imaginaires comme l’interface graphique qui joue un rôle prépondérant. Questionner le webdocumentaire historique par la fiction permet en outre d’interroger des catégories fondamentales comme l’archive, puisque celles-ci sont ici numérisées puis retouchées, voir recréées, atténuant encore davantage la distance entre réel et imaginaire. Les créateurs se saisissent des pratiques liées à la culture numérique pour inventer un jeu de superposition et de chevauchement d'une multitude de matériaux documentaires, tout en mobilisant les actions de l’internaute à l’image des QR code de 17.10.61. Dans cet univers documentaire, l’histoire est perçue comme l’exhumation des traces du passé et la mise en visibilité de la parole des témoins. La problématisation, l’interprétation et l’établissement des faits propres à l’écriture de l’histoire sont éludés au profit des parcours narratifs.
58Du côté du spectateur, la place de la fiction met en évidence les multiples compétences que l’internaute doit maîtriser pour pouvoir comprendre le sens donné à l’événement dans chacun des dispositifs. Il ou elle doit être capable, d’appréhender les parcours de narration, de consulter les différentes ressources à sa disposition en identifiant ce qui relève de la fiction, du document historique, de l’invention ou du faux recréé. Il ou elle doit ensuite les mettre en relation afin de pouvoir les interpréter, tout en étant invité à « se souvenir ». La perception, ici à peine esquissée, illustre le fait que l’absence de ligne directrice complexifie l’appréhension de la répression et que la navigation au sein des dispositifs nécessite un temps d’apprentissage conséquent. Par ailleurs, puisqu’il est question d’un événement historique, passé la découverte ou la redécouverte du 17 octobre 1961, l’internaute est en attente d’un « récit vrai », d’une information fiable, ce qui l’amène à s’interroger sur le caractère documentaire de certains contenus, la fiction devenant objet d’un débat visant à distinguer la réalité historique du récit imaginaire. Le spectateur est alors en proie aux transformations induites par les écritures web-natives, dont le caractère numérique et hyperlié rend aisé la manipulation, et qui par conséquent peuvent « facilement faire-semblant » (Beauparlant, 2017).
59À l’issue de cette réflexion, il apparaît que l’acquisition des compétences nécessaires à l’internaute lui permettant de mieux appréhender les webdocumentaires relève d’un véritable apprentissage. LNO et 17.10.61 sont souvent présentés, au corps défendant de l’intention initiale des réalisateurs, comme des ressources pédagogiques à destination d’un public scolaire ou estudiantin. L’étude de la fiction au sein de ces deux créations permet de formuler plusieurs axes de formation qui relèvent aussi bien de l’acquisition de connaissances historiques que de l’éducation aux médias et à l’information. En effet, l’usage de ces webdocumentaires comme ressource pédagogique ne peut se limiter à un prélèvement de connaissances sur le sujet. D’une part, face à ces créations web-natives, il s’agit d’amener les apprenants à s’interroger sur les conditions d’élaboration, les choix scénographiques, les références utilisées et la sélection des matériaux. D’autre part, la participation de l’internaute doit également être identifiée et explicitée, en relation avec l’état spectatoriel propre au webdocumentaire. C’est donc à condition de s’interroger sur la fabrique même du dispositif et sur sa réception que ces deux webdocumentaires constituent de formidables ressources pédagogiques.